Carmel

26 avril 1894 – Paris rue d'Enfer

 

Ma révérende et très honorée Mère,

 

Paix et respectueux salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de nous demander encore un douloureux sacrifice en rappelant à lui notre chère Soeur Joseph-Julienne du Saint- Sacrement, professe de notre monastère et doyenne de nos Soeurs du voile blanc, pour l'admettre, nous en avons la confiance, aux joies éternelles que lui a méritées sa sainte vie. Elle était âgée de 64 ans, 8 mois et 28 jours, et avait eu le bonheur de passer en religion 39 ans, 6 mois et 17 jours.

C'était une de ces âmes simples et pures que Notre-Seigneur a marquées dès l'enfance du sceau de sa grâce. Il l'avait fait naître dans un petit village de la Franche-Comté d'une famille pauvre, mais profondément chrétienne et vertueuse. Son père surtout, dont la foi et la piété l'emportaient encore sur celles de sa mère, se hâtait de faire recevoir le baptême à ses enfants, et lorsque leur raison s'ouvrait, il se préoccupait de nourrir leurs âmes des vérités de la foi, plus encore que de leur procurer le pain matériel qu'il devait leur acquérir au prix d'un pénible labeur. 11 travaillait avec eux à cultiver une petite vigne, bien souvent ravagée par la grêle ou la gelée. Toutes les fatigues de l'année étaient alors perdues, mais on ne cessait pas pour cela de bénir et de louer le Seigneur. L'amour de Dieu, l'union des coeurs, la pratique fidèle des vertus chrétiennes, étaient les riches trésors de l'humble famille et y faisaient régner le bonheur.

Entre tous les enfants, notre chère Soeur se signalait par une piété plus tendre et plus forte. Notre-Seigneur, en effet, ne s'était pas contenté de la faire instruire par des parents vertueux et par un prêtre d'une grande piété. Elle était encore toute petite enfant, et déjà il avait agi puissamment au-dedans de son âme : un jour qu'elle priait à l'église, elle avait reçu une si forte impression de la grandeur de Dieu et du néant de la créature, que la voie qui fait les Saints lui avait été ouverte. Elle devait grandir dans une admirable innocence, dans la prière, le travail et la pauvreté, dans une soumission à ses parents que la moindre désobéissance ne devait jamais altérer : elle participait déjà à la vie que menait à Nazareth l'adorable Enfant qui voulait, dans la suite, l'unir plus étroitement à lui.

Lorsque l'appel de Dieu se fit entendre à notre chère Soeur, on ne peut dire ce qu'elle eut à souffrir pour quitter les siens. Elle, si aimante et si douce, il lui fallait déchirer le coeur de ses parents, il lui fallait renoncer à soutenir dans leur vieillesse ceux qui avaient tant travaillé pour leurs enfants, et qui alors auraient eu si grand besoin de leur secours. Elle n'hésita pas cependant, et son père n'hésita pas davantage. Accablé de douleur lorsque le pieux curé du village vint lui annoncer le choix que Notre-Seigneur avait fait de sa fille, il répondit que jamais il n'aurait consenti à se séparer d'elle pour quoi que ce soit, mais que Dieu la lui demandant, il ne pouvait la lui refuser.

L'humble jeune fille entra dans notre monastère à l'âge de 24 ans. Sa candeur et sa naïveté, unies à un jugement des plus droits, la firent aussitôt aimer de toute la Communauté. L'esprit de foi, d'obéissance et de respect était comme passé dans ses veines; elle l'avait reçu de ses parents et avait vécu selon cet esprit dès son enfance. Les grandes vertus reli­gieuses lui étaient donc comme naturelles; mais il plut à Notre-Seigneur de mêler l'amertume au bonheur qu'elle ressentait de se voir au Carmel, en l'éprouvant par les tentations les plus désolantes ; après quelques années, la paix se rétablit dans son âme qui devint vraiment comme un ciel tranquille où toutes les volontés de Notre-Seigneur étaient accomplies. Son bon esprit paraissait en toutes choses, sa docilité était grande, et sa confiance envers ses Prieures toujours pleine de foi et d'abandon. Elle aimait ses devoirs de Soeur du voile blanc ; elle en gardait humblement la place, se montrant toujours pleine de respect pour les Soeurs du choeur, sachant se taire et se tenir à l'écart dans toutes les occasions où les Soeurs du voile blanc ne doivent pas, disait-elle, se permettre de se mettre en avant. Ses forces n'éga­laient pas son dévouement et son amour pour la Communauté ; plus d'une fois elle eut à souffrir de se voir entravée dans le travail qu'elle eût voulu faire. Mais avec quel soin et quelle prévoyance elle organisait et disposait les choses pour que tous les travaux se fissent à temps et avec régularité, comme elle l'avait appris de nos anciennes Soeurs du voile blanc ! Notre bonne Soeur surmontait d'extrêmes fatigues pour y prendre part, et ce ne fut qu'à toute extrémité et non sans larmes qu'elle dut s'arrêter au début de sa longue et dernière maladie. Son bonheur était encore, à l'infirmerie, d'aider ses chères compagnes en épluchant des légumes ou en leur donnant quelque autre petit secours.

La simplicité et l'innocence étaient comme les caractères distinctifs de notre chère Soeur Julienne. On était surpris de ses charmantes et parfois presque incroyables naïvetés, et l'on admirait comment elles pouvaient se concilier avec un esprit si judicieux, et qui atteignait du premier coup le fond de questions qui auraient semblé au-dessus de sa portée. C'était vraiment une grâce de Notre-Seigneur qui, l'attirant à contempler toujours son enfance, l'y faisait en quelque sorte participer ; jusque dans la vieillesse, elle conservait ce qui charme le plus dans l'enfance. Elle avait avec Jésus une intimité et une simplicité de rapports vrai­ment touchantes, et dont ses Prieures entendaient quelques traits avec admiration. Cette union à la sainte enfance de Notre-Seigneur augmenta encore dans les dernières années de sa vie, lorsqu'un Enfant-Jésus, dont plusieurs fois nous avons eu occasion de vous parler, ma Révérende Mère, fut providentiellement amené de Guatemala à notre monastère. Elle s'enflamma pour lui d'un amour si tendre qu'elle accourait autant que possible auprès de lui, et que son coeur, nous croyons pouvoir le dire, ne le quittait point. Elle lui parlait avec une incomparable simplicité, l'appelait à son secours dans tous ses besoins et en recevait souvent des assistances très particulières et qui ne laissaient point de frapper la Commu­nauté; nous nous disions souvent que, comme notre vénérable Soeur Marguerite du Saint- Sacrement, de Beaune, mais à bien de la distance toutefois, elle avait été choisie de Notre- Seigneur pour l'épouse de son enfance. Il n'était rien qu'elle n'apprît sans aller le raconter à l'Enfant-Jésus, soit pour le réjouir par une pieuse nouvelle, soit pour le consoler si elle savait qu'on lui eût fait quelque offense ; et lorsqu'elle pensait qu'il dût avoir quelque cause de tristesse, elle cherchait à compenser ses douleurs par mille témoignages de tendresse et ne le quittait que lorsqu'elle croyait l'avoir vraiment consolé.

Quelquefois Notre-Seigneur permettait que les âmes qu'elle avait connues et qui avaient quitté ce monde vinssent lui demander des prières ou l'instruire du sein de la gloire. C'est ainsi, pour n'en citer qu'un trait qui peut être utile aux âmes, que se trouvant en retraite peu après la mort d'une de nos chères Soeurs du voile blanc, fort active et intelligente et dont la volonté avait souvent réglé les travaux de ses compagnes, elle lui dit intérieurement comme par exclamation : « Maintenant que vous savez tout, qu'est-ce que vous feriez si vous reve­niez sur la terre ! » Aussitôt cette réponse se fit entendre : « Je laisserais faire de moi tout ce qu'on voudrait, quand même on me mettrait en poussière. — Si l'on savait, lui dit encore son ancienne compagne, ce que c'est que Dieu et son amour, on s'anéantirait. »

Nous regardions comme un bonheur de posséder parmi nous cette âme si simple et si aimée de Dieu, ne doutant point qu'elle n'attirât sur notre monastère ses bénédictions, lors­que, il y a dix-huit mois, se déclara d'une manière grave l'hydropisie, compliquée de plu­sieurs accidents, qui nous l'a enlevée. Le mal parut avec tant d'intensité qu'il semblait devoir l'emmener rapidement, mais il plut à Dieu d'exaucer nos désirs de la conserver encore ; il voulait surtout, comme il se plaisait à lui faire comprendre, qu'elle fût purifiée par l'attente, l'impuissance et la souffrance, afin d'être moins longtemps séparée de lui après sa mort. Elle se livrait à Jésus enfant avec un complet abandon, lui redisant de faire d'elle tout ce qui lui plairait. Bien des fois le jour du départ sembla venu, en sorte que, il y a quelques mois, elle reçut les derniers sacrements avec une extrême consolation. En paraissant ainsi plusieurs fois sur le point de l'appeler à lui, Notre-Seigneur voulait multiplier les grâces pour cette âme qu'il se plaisait à combler de faveurs. En présence de ce danger continuel, ses commu­nions étaient presque quotidiennes, le divin Maître permettant qu'elle pût jusqu'à la fin être conduite à la tribune de l'infirmerie pour le recevoir. Ce fut de là que huit jours avant sa mort, elle eut le bonheur d'entendre la messe de Son Éminence notre Cardinal Archevêque, qui avait bien voulu venir célébrer dans notre petite chapelle la fête de notre bienheureuse Soeur Marie de l'Incarnation, et qui daigna ensuite se rendre à l'infirmerie pour lui donner sa bénédiction. Ce fut la dernière fête qu'elle célébra en ce monde. Avant-hier, elle fut prise d'une défaillance qui nous donna de vives inquiétudes, bientôt confirmées par notre pieux et dévoué docteur. Elle reçut encore l'absolution, l'Extrême-Onction et le saint Viatique dans des sentiments pleins de confiance et de joie, rendant grâce à Dieu de lui accorder tant de secours, et hier soir à 7 heures, après une agonie longue et douloureuse, mais constamment soutenue par la prière, elle nous quitta pour retourner à Dieu. Nous étions toutes réu­nies auprès d'elle, nos Soeurs n'ayant point cessé pour ainsi dire de l'assister dans ses der­nières heures.

Quoique très prévu, ce départ a été pour nous un grand sacrifice, mais nous devons nous réjouir de ce que notre bien-aimée Soeur, après une si longue attente, est allée se réunir à son Dieu.

Sa vie si pure et si religieuse nous donne la confiance qu'elle a reçu de Notre-Seigneur un accueil plein d'amour et de miséricorde ; mais comme le divin Maître exige beaucoup de ceux auxquels il a beaucoup donné, nous vous supplions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plutôt les suffrages de notre saint Ordre ; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater et quelques invocations à l'Enfant Jésus, à la très sainte Vierge, à notre Père saint Joseph. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un religieux respect et en union de vos saintes prières,

Votre humble soeur et servante,

Sr Agnès de Jésus-Maria. R. C. I.

De notre premier monastère de l'Incarnation, des Carmélites de Paris, rue d'Enfer 25, le 26 avril 1894.

 

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