Carmel

26 avril 1889 – Chambéry

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui dans ce temps où nous célébrons les joies de sa glorieuse Résurrection, vient d'appeler à Lui notre chère Soeur Louise-Françoise, âgée de 73 ans deux mois jours, et de religion 43 ans et 8 mois.  

 

Elle naquit à Saint-Franc, village du diocèse de Chambéry. Ses parents, honnêtes et bons chrétiens, élevèrent leurs enfants dans la crainte de Dieu et la soumission aux lois de la Sainte Église. La jeune Louise profita bien de leurs sages leçons et des bons exemples qu'elle avait chaque jour sous les yeux. Elle trouvait sa satis­faction dans l'accomplissement de ses devoirs, l'assiduité aux exercices religieux et un laborieux travail. Bien loin de se laisser éblouir par le faux éclat des vanités du monde, elle les méprisait, ne pouvant même comprendre comment de pareil­les futilités occupaient l'esprit de l'homme et remplissaient son coeur. Douée d'un fort tempérament et d'une bonne volonté, elle rivalisait avec ses frères, et même elle les surpassait en habileté dans les travaux les plus pénibles des champs; aussi son père disait-il avec bonheur; « Je préfère ma Louise à tous mes fils. » Et son raisonnement était juste, bien que ceux-ci ne méritassent que des éloges par leur sage conduite.

Sa mère lui servait de modèle par la tendre charité qu'elle exerçait envers les pauvres ; dans les années de disette, elle n'en renvoyait aucun les mains vides, et l'on ne pouvait comprendre comment elle trouvait tant d'aumônes à distribuer, mais sa charité la rendait ingénieuse....

Cependant la pieuse Louise, désirant se consacrer entièrement à Dieu, quitta, à l'âge de 30 ans, la maison paternelle. Son départ y laissa de vifs regrets, le frère aîné, surtout, ne pouvait se consoler de l'absence de sa chère soeur. Enfin la foi qui régnait en celle religieuse famille disposa les âmes au sacrifice, à ce sacrifice de la séparation, qui prépare pour l'éternité une gloire et des délices ineffables !...

 

Après ce grand acte, Louise vint se présenter à nos Révérendes Mères, qui la reçurent avec une joie d'autant plus vive, qu'alors elles n'avaient qu'une soeur du voile blanc, presque toujours occupée au jardin ou à l'étable ; la chère postulante fut mise à la cuisine, où elle travailla sous la direction de la Révérende Mère Elisabeth de l'Annonciation et de notre regrettée doyenne, soeur Marie-Victoire de Sainte-Anne. Par sa soumission aux enseignements qui lui étaient donnés, par son application à les accomplir, l'élève put en peu de temps satisfaire la communauté, et toujours elle sut allier, dans la préparation des mets, la charité à l'esprit de pauvreté.

Néanmoins, il lui restait un long combat à soutenir contre une certaine ténacité au jugement propre et contre son caractère naturellement impétueux et porté à la suffisance. La chère Soeur dut expérimenter, en bien des circonstances, cette maxime du divin Maître: « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il porte sa croix et me suive. » Et celle-ci: « Le royaume des deux souffre violence, et ce sont les violents qui le ravissent. »

Soeur Françoise, habituée au grand air et à la liberté des champs, ayant tou­jours vécu sans soucis, se trouvait très assujettie au couvent par la règle, par un travail assidu et plus minutieux que celui qu'elle avait laissé à ses frères. Bien que la bonne Soeur pût souvent dépenser ses forces en cultivant le terrain du clos, il fallait au premier appel quitter sa besogne, puis en cuisine se déranger à cha­que instant pour servir tantôt une chose, tantôt l'autre ; tous ces petits incidents exerçaient sa patience et lui faisaient bouillir le sang dans les veines, aussi combien de fois lui échappait-il des réparties de vivacité?... En compensation, elle s'en humiliait et ne tardait guère à demander pardon, puis elle continuait à travailler avec ardeur et dépendance, de sorte que Notre Révérende Mère Marie-Thérèse, de douce mémoire, la voyant immoler souvent ses plus chères dévotions au devoir disait : « On prendrait Soeur Françoise pour une ancienne professe qui a compris que c'est la mort qui nous fait vivre. » Cependant, aidée de la charité de ses soeurs, elle se montrait très fidèle et très exacte à reprendre ses oraisons de règle.

Notre chère Soeur étant chargée de passer la matraque le matin, et craignant de rester endormie, eut pendant quelques années un sommeil agité. La nuit, de temps en temps, elle se levait pour aller voir l'heure à l'horloge, ayant soin de se recommander aux saintes âmes du Purgatoire, et toujours elles parurent l'exaucer selon sa confiance, car jamais elle ne se trouva en retard. Cette pieuse Soeur nous disait naïvement: « Au moment où je dois me lever, j'entends quelquefois frapper deux ou trois petits coups à la porte de notre cellule; au même instant, l'heure sonne! » Et je me dis: « Ce sont ces bonnes âmes qui m'avertissent!... Alors, en témoignage de ma reconnaissance, je récite une prière pour leur soulagement. »

 

En l'année 1886, la santé de notre Soeur, jusque-là très forte, reçut une altéra­tion, l'appétit diminua et une enflure des jambes lui causa quelques incommodités. Le 14 novembre, fête des Saints de notre Ordre, elle commença à gravir la mon­tagne du Calvaire en portant sa croix à-la suite du divin Maître. Dès ce jour, elle fut retenue au lit jusqu'au mois de janvier ; à partir de cette époque, grâces à Dieu, elle put s'occuper à la cuisine. Son indisposition, néanmoins, ne la quitta pas entièrement, elle eut des alternatives de mieux et de plus mal. L'hiver passé, l'en­flure, produite par une inflammation, augmenta peu à peu, montant toujours et dégénéra en hydropisie. M. le docteur, qui vit plusieurs fois la chère Malade, dé­clara qu'elle était perdue sans ressources. Elle, comprenant bien aussi que cette maladie la conduisait à la mort, s'y préparait sans cesse par la prière, l'examen de ses fautes ; elle s'humiliait profondément devant Dieu, puis craignant son su­prême jugement, elle se rassurait bientôt à la vue des mérites infinis de Notre divin Sauveur. Cette vénérée Soeur éprouvait encore une douce consolation lorsque nous lui rappelions les nombreux prodiges de miséricorde que la Très Sainte Vierge opérait envers les plus grands pécheurs qui mettaient leur confiance en sa puis­sante et maternelle protection.

La 4e semaine de Carême, sa maladie faisant de rapides progrès, nous fîmes prier M. notre digne Confesseur d'entrer dans la clôture. Il se rendit à notre désir et vint confesser la chère malade, il lui donna aussitôt la Sainte Communion, lui administra le sacrement de l'Extrême-Onction, et l'indulgence de l'Ordre lui fut appliquée. Deux jours après, la pieuse mourante ayant encore quelques inquiétudes, nous nous empressâmes d'en faire part à ce charitable pasteur de nos âmes, qui arriva promptement pour l'encourager et la consoler. M. le Vicaire général, notre vénérable Père, lui fit aussi une visite qui la laissa dans une douce paix. Sa Gran­deur, Monseigneur notre digne Archevêque, par l'impulsion de son excessive charité, nous écrivit en ces termes: « En ces derniers jours de la Semaine Sainte, je ne puis pas espérer de trouver le temps d'aller jusqu'au lit de Soeur Françoise, pour lui donner ma bénédiction, mais veuillez lui dire que, d'ici, je la répands sur elle avec abondance comme un bon Père qui compatit â tous les besoins de ses enfants.

Notre chère Soeur renouvela ses Saints Voeux et demanda plusieurs fois pardon à la Communauté, Nos charitables infirmières lui prodiguèrent, pendant sa maladie, les soins les plus minutieux, et toutes nos Soeurs leur aidèrent avec empressement, car il fallait être de jour et de nuit, pour le moins, deux ou trois, et quelquefois quatre ou cinq à son service, la pauvre infirme étant clouée sur son fauteuil, sans pouvoir se donner, seule, un mouvement.

On fit à la vénérée Soeur toutes les prières du Manuel. On lui récita différentes litanies et beaucoup d'autres prières vocales. Elle écoutait avec satisfaction les saintes lectures qui représentaient à son esprit la passion du divin Sauveur et son amour infini pour les hommes.

Durant une quinzaine de jours environ, l'enflure diminuait par un écoulement d'eau claire sortant de ses jambes comme de petits ruisseaux. Sa chair se fondit de telle sorte que, de la tête aux pieds, il ne lui resta guère que les os, et la peau déchirée en quelques endroits. Nous éprouvions une grande compassion en la considérant en ce triste état, et pour l'animer par des paroles de foi, nous lui disions: « Ma Soeur Françoise, vous êtes avec notre divin Sauveur sur la croix, prenez courage, il faut que le corps se détruise pour ressusciter glorieux. » Elle nous répondait par un signe d'adhésion.

 

Dans la grande semaine, nous la trouvâmes très mal, et en divers évanouisse­ments qu'elle subit, nous craignîmes la voir expirer. Le Mardi Saint, elle se confessa, et le lendemain elle reçut en Viatique le céleste Médecin de nos âmes qui lui aida à supporter avec une patience admirable le poids de ses souffrances qui devenait de plus en plus pesant.

Cependant, elle nous entendit encore chanter le joyeux alleluia de Pâques jusqu'au mardi 23 courant, fête de saint Georges, où elle rendit le dernier soupir, à 3 heures et demie do l'après-midi, la Communauté et nous présentes. Elle conserva sa connaissance presque jusqu'à la fin; le temps où nous ne pûmes recevoir de réponse de sa part ne fut que d'une heure.

A cinq heures du soir, notre auguste Père Archevêque,ne pouvant contenir l'élan de sa charité, vint consoler ses chères brebis du Carmel, et mon tant auprès du lit de la vénérée défunte, il s'y agenouilla dévotement, récitant à demi-voix le psaume De profundis, puis sa Grandeur la bénit en formant avec le pouce trois fois le signe de croix sur son front.           

Notre bonne Soeur aura sans doute reçu, au moment suprême, les célestes influences de Celle que la Sainte Église nomme Vierge puissante. Étoile de la Mer, Mère de Miséricorde; mais comme son divin Fils exige un compte rigoureux de l'âme qu'il a enrichie de ses grâces, nous vous prions, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de l'Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater et celle du Via Crucis,

une invocation à la Sainte Famille et à Saint François de Sales son patron, et celle-ci: Omnes Sancti Angeli et Archangeli, Omnes Sancti et Sanctoe Dei. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce d'être,

Ma très Révérende Mère, dans les Glorieuses Plaies de Notre-Seigneur Jésus-Christ,

Votre très humble servante,

Soeur MARIE-ÉLIE de NOTRE-DAME-RÉCONCILIATRICE,

R. C., indigne

De notre monastère de Notre-Dame de Mont-Carmel et de notre sainte Mère Thérèse des Carmélites de Chambéry.

Ce 26 Avril 1889.

 

Chambéry, Imprimerie Drivet-Ginet.

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