Carmel

25 octobre 1892 – Poitiers

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en retirant du milieu de nous, au soir de la fêle du glorieux Archange saint Michel, pour l'introduire dans la paix des enfants de Dieu, nous en avons la douce confiance, notre vénérée Soeur Flore-Eléonore-Félicité, Marie- Elisée de Saint-Joseph, Professe de notre Communauté, âgée de 76 ans 3 mois et 13 jours, et de Religion 43 ans 2 mois et 3 jours.

Bien que notre chère Soeur nous ait suppliée, par un écrit trouvé après sa mort, de ne pas lui faire de circulaire et de ne pas faire connaître que c'est à sa demande que nous nous en abstenons, notre coeur se refuse à cet humble désir, et nous nous sentons pressée de venir nous édifier avec vous, ma Révé­rende Mère, au souvenir des vertus dont cette vénérée ancienne nous a laissé de si religieux exemples, et aussi de vous révéler quelque chose des miséri­cordes infinies de Jésus envers cette épouse toujours fidèle aux appels du Divin Maître.

Âme de foi et d'obéissance, notre chère Soeur nous pardonnera de ne tenir compte, que dans une certaine mesure, de son humble désir, si surtout au récit de sa conversion et des grâces dont elle a été favorisée, vous vous joignez à nous, ma Révérende Mère, pour bénir Dieu et chanter les miséricordes du Seigneur.

Notre chère Soeur Marie-Elisée de Saint-Joseph, destinée un jour à servir Dieu dans la sainte Religion du Carmel, ne trouva pas autour d'elle, en venant au monde, l'élément chrétien dont son âme ardente avait besoin. Son père, qui occupait une position honorable, imbu des plus mauvaises doctrines, avait

le malheur d'être très hostile à la Religion. Par son intelligence et la nature de son caractère, il exerçait un grand ascendant autour de lui. La mère de notre chère Soeur ne sut pas s'y soustraire dans la mesure où elle le pouvait et le devait. Parfaite chrétienne avant son mariage, elle en vint, par affection pour son mari et dans la crainte de lui déplaire, à quitter toute pratique religieuse. Aussi, lorsque le père abandonna le soin de l'éducation de sa fille à la sollici­tude maternelle, se réservant pour lui le soin d'élever son fils comme il l'en­tendrait, la pauvre mère ne savait plus trouver pour la formation morale de Flore d'autre recommandation que « d'être bonne ».

Plus heureuse que son frère aîné, qui dut attendre jusqu'à ses 21 ans la grâce de la Première Communion, Flore fut admise au banquet divin à l'âge permis par la sainte Église. Tout nous porte à croire qu'elle accomplit sainte­ment ce grand acte de sa vie, suivi, hélas ! par tant d'années d'infidélité. Nature ardente, imagination vive, coeur sensible et tendre, notre future Carmélite aurait aimé le monde et volontiers se serait lancée dans ses plaisirs et dans ses fêtes. Mais Dieu qui voulait cette âme toute pour lui, l'engagea miséricordieusement dans une autre voie.

L'épreuve fut le moyen dont Notre-Seigneur se servit pour détacher son coeur des choses de la terre et l'attirer à son service. Le père de notre chère Soeur, dans la position qu'il occupait, était le seul soutien de sa famille. Ravi à l'affection des siens, par une mort prématurée, quelle ne fut pas la dou­leur de la mère et des enfants, tombés tout à coup dans la plus pénible situa­tion, au milieu de cette grande capitale où ils habitaient alors et où ils comp­taient si peu d'amis! Flore, devenue sérieuse, comprit de suite ce que le devoir exigeait d'elle, et pour venir un peu en aide à ceux qu'elle aimait, elle se rési­gna à demander au travail la subsistance dont ils avaient besoin. Ce qu'il en coûta à cette nature fière et indépendante pour accepter et porter cette doulou­reuse épreuve, alors que la foi et les consolations de la Religion lui manquaient, Dieu seul le sait... Elle avouait plus tard que son amer chagrin alla presque jusqu'au désespoir. Un jour, traversant les quais de Paris, la tentation lui vint d'en finir avec la vie, et Dieu seul la retint secrètement d'y succomber. Sa bonté, du reste, ne permit pas que cette dure épreuve se prolongeât. Une inter­vention, aussi heureuse qu'inespérée, obtint à la veuve une pension et au fils un emploi honorable qui mirent la famille à l'abri du besoin; mais elle dut quit­ter Paris. Ce fut précisément cette circonstance qui donna lieu à Notre-Seigneur de faire à notre pauvre jeune fille les premières avances de sa miséricorde.

 

Déjà étant entrée, un jour de Noël, dans une église au moment de la Béné­diction du Très-Saint-Sacrement, elle avait été ravie de la beauté des céré­monies, surtout le chant de l'Exaudiat l'avait profondément émue, en mettant dans son âme un sentiment de joie dont elle ne savait pas s'expliquer la cause. Bientôt, avant de partir de Paris, elle dut aller faire ses adieux à un artiste doreur, ami de son père. Comme elle se retirait, cet homme lui demanda : « Mademoiselle, êtes-vous dévote? » Surprise de cette question, à laquelle elle ne pouvait guère s'attendre, rougissant d'avouer la vérité, elle eut la présence d'esprit de répondre ; « Mais, Monsieur, est-ce que toutes les jeunes filles ne le sont pas? » Sur cette réponse, le doreur lui remit un délicieux petit tableau de la Sainte Vierge. La visiteuse le reçut avec reconnaissance et l'emporta, non sans ressentir une impression extraordinaire dont elle ne se rendait pas compte. Ce petit tableau la suivit dans ses voyages. Elle le serra d'abord pré­cieusement dans le tiroir d'une commode, où souvent elle allait regarder la figure de cette Mère d'amour et de miséricorde, attirée chaque fois par un charme indéfinissable qui peu à peu pénétrait son âme.

Enfin l'heure de la grâce sonna. Une voix intérieure se faisait entendre de plus en plus fort, pressant cette âme en peine de revenir à son Dieu. Après de grandes luttes avec elle-même, elle se décida à aller trouver un prêtre, se jeta à ses pieds et sans plus de préambule : « Mon Père, lui dit-elle, je suis une grande pécheresse, voilà tant d'années que je n'ai pas fait mes Pâques; de­puis cette époque je ne vais plus à la Messe, je ne prie plus. » Et le Prêtre, de qui elle s'attendait à recevoir d'amers reproches, ou du moins une sévère admonestation, de lui répondre, avec l'accent de la plus sincère compassion: « Ah, mon enfant, combien durant ces années vous avez dû souffrir ! » Notre convertie, en entendant ces paroles si consolantes, ne peut répondre que par ses larmes : touchée de la plus vive émotion, vaincue par la grâce, elle est maintenant la captive de Jésus, et rien désormais ne pourra la séparer d'un si doux Maître. Elle veut l'aimer et le servir avec d'autant plus de fidélité que dans le passé elle l'a plus méconnu et oublié. C'était le 2 février, jour où la sainte Eglise célèbre la fête de la Purification de Marie et de la Présentation de Jésus au Temple. Cette date demeura toujours très chère à notre Soeur Marie- Elisée, et chaque année ce touchant anniversaire lui était une occasion où elle ne négligeait pas de renouveler ses promesses d'une plus grande fidélité à Notre-Seigneur.

A partir de ce moment, grâce à la charité du saint Prêtre qui se fit le ministre des miséricordes de Dieu envers elle, elle ne cessa pas de marcher dans le bon chemin. Il y avait immensément à faire; son ignorance des vérités de notre sainte religion était profonde el les pratiques les plus usuelles de la piété chrétienne lui étaient inconnues. Plus tard elle nous en racontait des traits presque incroyables. « Quand j'allais à l'église, nous disait-elle, les jours surtout où je devais faire la sainte Communion, j'étais la personne du monde la plus embarrassée, ne sachant pas même comment me tenir, ni à quel moment il fallait me rendre à la Sainte Table. Je n'avais d'autre res­source que de regarder les autres et de faire comme eux le moins maladroite­ment possible. Je ne savais pas dire le Chapelet, je n'osais pas en acheter un ; une brave femme m'apprit à le réciter et avec des épingles je marquais mes Ave Maria. »

La grâce triompha pleinement dans cette âme. Une fois à Dieu, elle le fut complètement, et dès le début de sa conversion elle commença cette vie austère, pénitente, qu'elle devait continuer et poursuivre jusqu'aux derniers jours de sa vie. Non contente de jeûner tout le Carême, même le Dimanche, croyant d'abord que la loi de Dieu le commandait, elle s'imposait mille mortifications dont Jésus seul avait le secret II lui vint un très grand attrait pour la prière, la sainte Communion faisait déjà ses délices. Un jour qu'aux pieds de Jésus exposé sur l'Autel elle priait avec une grande ferveur, un rayon d'amour, sorti de la Divine Hostie, vint illuminer son âme, embraser son coeur ; elle se sentit pressée de s'offrir et de se livrer à son Dieu sans réserve. Aussi, au moment où le Prêtre prenait l'Ostensoir pour bénir les Fidèles, tandis que tous les fronts s'inclinaient, notre fervente convertie, regardant avec foi et amour son Jésus caché sous les Saintes Espèces, leva la main et jura à son Sauveur et son Dieu de lui appartenir désormais tout entière et de n'aimer que lui seul.

Cependant bien du temps devait s'écouler avant qu'elle pût réaliser cette consécration de sa personne à Dieu par la profession religieuse. Elle avait encore à souffrir et à lutter avant d'aborder à ce port de salut que la grâce de Jésus lui faisait déjà entrevoir.

Pendant quelques années, celle que nous pouvons appeler maintenant, par anticipation, notre chère Soeur, se plaça comme demoiselle de compagnie dans une respectable famille. Ensuite elle retourna vivre avec sa mère et son frère à Niort. Eux aussi étaient revenus au Bon Dieu et leur piété faisait l'édi­fication de toute la ville. Avec eux notre chère Soeur partageait ses journées entre Dieu et les pauvres. Rien ne lui eût été plus doux que de fixer pour toujours sa vie auprès de ce frère tendrement aimé. Mais Dieu parla et sur son appel elle fit généreusement le sacrifice de ses plus légitimes affections. Elle s'offrit à lui en retour des bénédictions qu'elle lui demandait pour les siens, et elle eut plus tard la joie de voir combien son offrande avait été agréée du Divin Maître. Un de ses neveux se donna à Dieu tout jeune encore, avec le désir de devenir un jour Missionnaire, et à 14 ans il mourut en prédestiné dans une École Apostolique de notre ville. Une de ses nièces, Petite Soeur des Pauvres, est aujourd'hui Supérieure de l'un des premiers établissements de cette fer­vente Congrégation en Sicile.

Décidée à quitter le monde, notre chère Soeur ne voyait pas encore dans quel Ordre le Divin Maître la voulait, quand Dieu lui fit rencontrer à Niort un vénérable Prêtre, à qui elle donna toute sa confiance, et qui, discernant les attraits de son âme et en particulier sa soif d'immolation, pensa que le Carmel était le lieu qui répondait le mieux aux désirs de sa pénitente. En relations habituelles avec notre Monastère, où sa soeur avait été religieuse, il présenta sa protégée à nos anciennes Mères, qui sur son témoignage consentirent à recevoir la Postulante, malgré son âge un peu avancé. Elle avait alors 32 ans. Elle reçut en entrant le nom de Soeur Marie-Elisée de Saint-Joseph.

Avec quelle joie, entrée dans l'arche bénie du Carmel, notre chère Soeur ne renouvela-t-elle pas sa résolution de travailler, de souffrir, de se sacrifier constamment pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ! Sa nature ardente, son coeur sensible et généreux, son besoin d'expansion, d'aimer et d'être aimée, tout en elle demandait à être bien réglé par une discipline prudente, douce et ferme tout à la fois.

Elle eut pour Maîtresse des Novices notre chère Mère Aimée-de-Marie, qu'il suffit de nommer, ma Révérende Mère, pour rappeler à tous nos Monastères ce que peut faire un infatigable dévouement aux intérêts de notre saint Ordre, et dont le souvenir est toujours si vivant chez nous comme celui d'une Mère pleine de charité, dévorée du zèle de la gloire de Dieu et de la perfection de ses filles. Dès les premiers essais, la Maîtresse reconnut dans sa Novice une aptitude peu ordinaire au sacrifice et à l'immolation. Elle en profita pour ne lui ménager aucune des épreuves qui pouvaient, par la pratique du renoncement et de l'humilité, assouplir sa volonté et rendre son coeur dispos à tous les bons plaisirs de Dieu. La reprendre publiquement de fautes qu'elle n'avait pas commises, lui imputer même celles qui avaient échappé à quelqu'une de ses compagnes, lui imposer de longues stations à sa porte pour attendre le mot d'encouragement dont elle avait besoin, la renvoyer brusquement au lieu de lui donner réconfort et autres choses semblables étaient autant de moyens de réduire en elle la nature et de lui faire faire l'apprentissage de la vertu par­faite.

Du reste, longtemps après qu'elle fut devenue religieuse, investie même des fonctions de Sous-Prieure, notre chère Soeur Marie-Elisée continua d'être traitée de la même sorte par sa terrible ancienne Maîtresse devenue sa Prieure . Elle était heureuse d'être ainsi humiliée par une Mère qu'elle affectionnait sincèrement ; toute sa vie elle lui garda une profonde reconnaissance, remer­ciant Notre-Seigneur de lui avoir ainsi donné tant d'occasions de lui prouver son amour. La chère Mère Aimée-de-Marie n'était pas sans se bien rendre compte de ce que sa manière de faire avait de crucifiant pour sa fille, mais elle savait à qui s'adressaient ses apparentes rigueurs. Aussi lui rendit-elle plus tard un témoignage bien consolant. Un peu avant de mourir, se trouvant seule avec elle, elle voulut en quelque sorte réparer ce qu'elle appelait ses torts de l'avoir fait tant souffrir: « Ma Fille, lui dit-elle, vous êtes une âme qui avez toujours marché droit et n'avez jamais regardé en arrière. » Ces dernières paroles de la Mère mourante furent une grande joie à la fille et ne servirent pas peu à la ranimer dans la résolution « de donner tout à Dieu ».

Jeune religieuse, ma Soeur Marie-Elisée fut mise successivement aux différents emplois de la Communauté ; c'est surtout dans celui d'infirmière qu'elle fit paraître son dévouement, inspiré par la plus tendre charité. Il y avait alors dans notre Carmel plusieurs Soeurs âgées, infirmes ; elle leur prodiguait son temps et ses soins avec un parfait oubli d'elle-même. Sa forte constitution, jointe à une santé excellente, lui permettait de mener de front les fatigues de son emploi et l'accomplissement entier de sa règle. Elle allait plus loin. Là où es natures moins fortes et moins courageuses que la sienne eussent suc­combé, notre chère Soeur, après avoir donné à ses chères malades tous les soins exigés par la charité, trouvait encore dans son amour pour Jésus cruci­fié le secret de satisfaire sa soif d'immolation. Les jeûnes rigoureux, les veilles prolongées, les pénitences les plus austères, tout cela lui était familier, tant elle avait d'ardeur pour consoler Notre-Seigneur et réparer les outrages qu'il reçoit. Bien des fois on a pu voir les traces de ses rudes mortifications. Comme tant de Saints, en mourant, elle eût pu demander pardon à son corps de l'avoir si mal traité. Affaissé, courbé en deux, plus peut-être par l'effet de la mortification que par le poids des années, il disait assez quel cas elle en avait fait.

Une des choses dans lesquelles notre bonne Soeur Marie-Elisée fit remarquer plus particulièrement son esprit de foi, ce fut le respect religieux qu'elle eut toujours pour ses Supérieurs, en qui elle ne voulait voir que Dieu. La volonté de ses Mères Prieures était pour elle celle de Dieu même ; elle s'en remettait toujours à leur décision : « Notre Mère l'a dit. » Cette seule raison lui suffisait pour se soumettre et pour obéir, malgré les luttes de la nature et bien qu'il lui en revînt quelques humiliations. Elle aimait à redire dans les circonstances difficiles, ou dans les heures d'angoisse et de souffrance, cette grande parole : «Tout cela, c'est de Dieu. »

Son grand esprit religieux fit jeter les yeux sur notre bien-aimée Soeur pour la charge de Sous-Prieure qu'elle remplit à différentes reprises. Dans ces fonc­tions, on la vit pleine de zèle pour tout ce qui concerne l'Office divin. Elle possédait parfaitement les Rubriques et les enseignait bien. On la vit aussi toujours fort attentive à garder une étroite union avec ses Mères Prieures et à se tenir vis-à-vis d'elles dans une filiale dépendance. Elle s'ingéniait, selon ses moyens, à animer nos fêtes de famille et à composer les couplets de circons­tance, et lorsqu'elle avait trouvé moyen d'égayer un peu ses Soeurs et de les faire rire, même à ses dépens, elle en était heureuse comme d'un grand succès.

Ame d'oraison et de prière, elle trouvait trop courts les instants passés aux pieds de Notre-Seigneur : elle s'entretenait avec Lui dans de pieux colloques ; aussi, pour multiplier les heures où elle aimait à se trouver seule à seul avec Lui, ne manquait-elle aucune des retraites qui nous sont accordées chaque année et dans le courant du mois par la sainte Religion. Depuis quelques années elle avait obtenu de ses Supérieurs la permission de la Communion quotidienne ; cette grâce, dont elle se sentait si indigne, était pour elle une immense consolation.

Elle avait une très spéciale dévotion envers saint Joseph, dont elle était si heureuse de porter le nom. Chargée du soin de son Ermitage, elle mettait tout son coeur à l'orner, et si on ne l'eût retenue, on aurait vu plus d'une fois les jardins dévastés à cette intention. Aussi, lorsque nous pouvions laisser un peu plus de liberté à sa dévotion, c'était avec une joie d'enfant qu'elle cueillait fleurs et feuillages au profit de son autel.

Notre-Dame du Sacré-Coeur occupait aussi une large place dans ses affec­tions. C'est à Elle qu'elle s'adressait dans ses difficultés, qu'elle portait les intentions qui nous étaient recommandées, surtout pour les causes les plus désespérées et pour la conversion des pécheurs. Sa confiance en cette puis­sante médiatrice était si grande que cette divine Mère se plut souvent à exau­cer ses désirs.

Enfin la dévotion de notre chère Soeur s'exerçait encore avec une ardeur particulière envers les âmes du Purgatoire. Elle les invoquait avec confiance, priait sans cesse pour elles. Quel empressement ne mettait-elle pas à s'acquit­ter des suffrages réclamés pour nos Soeurs défuntes ! Elle ne se serait jamais couchée avant d'avoir rempli ce pieux devoir de charité. Nous l'avons vue dans ces derniers temps, encore bien fatiguée, ayant déjà de la peine à dire son Office Canonial, réciter jusqu'à trois Offices des Morts dans la même journée, et lorsqu'on lui demandait la cause de cet empressement alors qu'elle était si souffrante, elle répondait : « Mais, si je voyais une de mes Soeurs tomber dans le feu, est-ce que je ne me précipiterais pas pour l'en tirer ? » Notre-Seigneur l'aura récompensée, nous n'en doutons pas, pour cette grande charité envers de pauvres âmes si aimées de son divin Coeur, en abrégeant pour elle les souf­frances de ce lieu d'expiation.

Notre chère Soeur, après avoir exercé durant plusieurs années, dans notre Monastère, la charge de Sous-Prieure, fut prêtée à l'un de nos Carmels pour y remplir les mêmes fonctions. Ce fut là, ma Révérende Mère, que Notre-Sei­gneur semblait attendre son Épouse pour lui donner une part plus intime à sa Passion. Une de nos anciennes Mères, en mourant, lui avait prédit ces années de souffrances, alors que notre chère Soeur lui demandait la grâce de la suivre au Ciel. Au regret sensible de s'éloigner de son berceau religieux, vint se join­dre un affaiblissement notable de sa santé ; de fréquentes migraines l'obligeaient à un repos complet durant plusieurs jours. D'autres peines ne manquèrent pas. Pour des raisons que nous ignorons, la liberté de correspondre avec les Supérieurs qu'elle avait quittés ne lui fut pas accordée, alors qu'elle en avait un si pressant besoin. Mais surtout Notre-Seigneur se mit à l'éprouver au plus intime de son âme par des sécheresses, des désolations qui lui furent très douloureuses. Son Bien-Aimé lui devenait comme étranger, et la réduisait à la foi toute nue. Lui donnant pour les Novices qu'elle avait charge de conduire la grâce et la lumière nécessaires, il la laissait, pour ce qui la regardait, dans la nuit et dans l'aridité complète. Seule la ferveur des âmes confiées à ses soins la dédommageait de l'indifférence et de la froideur qu'elle croyait avoir pour Notre-Seigneur.

Après trois ans ainsi passés, notre chère Soeur revint à Poitiers, où six ans de suite elle put encore remplir la charge de Sous-Prieure, toujours avec la même ferveur, menant le même train de vie qu'autrefois, humble et régulière et donnant à toutes l'exemple du plus religieux esprit. Mais sa santé n'était plus la même : elle déclinait sensiblement. Combien il lui en coûtait de ne plus pouvoir observer toute la règle et d'être obligée d'accepter les adoucisse­ments imposés par l'obéissance !

Il y a dix-huit mois, lorsque nous fûmes éprouvées par l'épidémie qui nous enleva notre vénérée Mère Emilie, notre bonne Soeur Marie-Elisée fut atteinte comme les autres: son état de faiblesse et d'épuisement nous fit craindre un moment de la perdre ; mais l'heure de Jésus n'était pas encore ar­rivée. Notre pauvre Soeur s'était offerte comme victime et le Seigneur devait lentement consommer son sacrifice. Elle en avait conscience et nous faisait remarquer le travail du Divin Maître en elle. Il la dépouillait peu à peu et faisait tomber en quelque sorte pièce à pièce toute la pauvre humanité. Joyeuse et vive autrefois, elle perdit jusqu'à la facilité de suivre une conversation : bientôt ce fut son ouïe qui s'affaiblit ; puis elle eut de la peine à s'exprimer, la mémoire lui manqua. A ces causes extérieures de souffrance Notre-Sei­gneur ajoutait une purification intérieure bien douloureuse pour son âme ar­dente et aimante. Affamée d'oraison et de communion, elle qui avait si long­temps goûté Notre-Seigneur, elle n'y trouvait plus rien, ni une consolation, ni une lumière. Il lui semblait même que le Bien-Aimé de son âme venait en elle, dans la Communion, avec une certaine répugnance, et un jour elle crut l'entendre lui dire: « Il arrivera un moment où ton âme me sera tellement à dégoût que je me retirerai de toi. »Elle crut voir l'accomplisse­ment de cette parole dans les derniers jours de sa vie, alors que son état physique ne lui permettait pas de communier; elle n'osait même pas mani­fester son regret.

Il y a quelques mois, l'état de notre chère Soeur nous donna de l'inquiétude, et le médecin ne nous rassura guère en nous disant qu'en effet elle pouvait nous être enlevée rapidement. Elle put suivre cependant les exercices de la Communauté jusqu'au 14 septembre, jour choisi par le Divin Maître pour la clouer définitivement au bois de son sacrifice. Notre chère Soeur put encore assister ce 14 septembre aux Vêpres et à la Vénération de la Croix, mais elle se sentit si fatiguée qu'elle ne crut pas pouvoir rester jusqu'à la fin de l'Office. En sortant du choeur, elle nous demanda la permission de prendre quelque chose à l'infirmerie. Elle nous parut plus fatiguée qu'elle ne voulait l'avouer. Nos pressentiments ne se réalisèrent que trop promptement. Tout à coup elle fut prise de douleurs aiguës et de vomissements que rien ne put arrêter. Notre excellent docteur, appelé de suite, déclara l'état grave et pro­nostiqua un dénouement prochain. Portée à l'infirmerie, nous crûmes prudent de lui proposer immédiatement les derniers sacrements. Elle eût préféré at­tendre au lendemain, comme pour s'y mieux préparer ; mais lorsque nous lui fîmes connaître nos craintes, lui représentant combien il est consolant de re­cevoir avec toute sa connaissance les secours de notre sainte Religion, cette âme de foi embrassa tout ce que nous désirions d'elle, en nous disant : «  Ma Mère, vous avez grâce, faites tout ce que vous voudrez. »

Notre vénéré Père Supérieur, ainsi que Monsieur notre Aumônier étant absents, nous priâmes M. le Doyen du Chapitre de la Cathédrale, demeuré l'ami dévoué de notre Carmel, après en avoir été bien des années l'aumônier et confesseur, de venir visiter notre chère mourante et de la préparer à paraître devant Dieu. 11 la confessa, lui donna l'Extrême-Onction et lui parla du Ciel et du bonheur qui l'y attendait. Rien ne pouvait mieux répondre aux sentiments de la malade, qui depuis tant de temps soupirait après la vie éternelle.

Comment vous rendre, ma Révérende Mère, l'édification donnée par notre chère Soeur durant les quinze jours que Notre-Seigneur la laissa encore au milieu de nous ? Son désir d'aller se réunir à son Dieu allait toujours gran­dissant. Elle n'eut pas un instant de trouble ni d'inquiétude ; elle ne demandait rien, ne désirait rien ; autour d'elle tout respirait la paix, elle était heureuse d'entendre parler du Ciel, du bonheur qui lui était destiné. Chacune lui donnait ses commissions, elle entendait tout et promettait de ne point nous oublier, montrant pour toute sa chère Communauté une affection qui nous touchait profondément.

Le 20 septembre, elle eut le bonheur de voir notre vénéré Père Supérieur : elle put s'entretenir avec lui et lui parler de son âme. Notre bon Père la quitta heureux et édifié des dispositions de cette chère Soeur qu'il connaissait de longue date, qu'il avait toujours vue si vraiment religieuse, et qu'à ce moment suprême il trouvait si parfaitement livrée aux bons plaisirs divins. Sa vie se prolongeant un peu, elle aurait bien désiré revoir encore une fois celui qui est pour notre Carmel un Père si dévoué. Jésus ne donna pas à notre mourante cette dernière consolation, d'autres sollicitudes retenant précisément à ce moment-là loin de nous notre digne Supérieur.

Nous admirions l'humilité de notre chère Soeur jusque dans la manière dont elle témoignait sa reconnaissance pour les soins dont nous l'entourions. Nous en faisions trop pour elle qui méritait si peu, disait-elle. A l'une de nos Soeurs du Voile blanc qui se préparait à passer la nuit près d'elle, elle dit avec une expression touchante : « Oh ! oui, cette nuit ! elle vous appartient : elle sera pour vous, toute pour vous ! »

Au milieu de ses souffrances, sa pensée se reportait aussi sur les membres de sa famille, pour laquelle elle avait une si tendre affection : elle les nommait et promettait bien d'avoir pour chacun un souvenir près de Dieu. Elle avait été profondément touchée en apprenant que sa nièce la Petite Soeur des Pauvres faisait prier pour elle tous ses bons vieillards et prenait une grande confiance dans l'effet de ces prières.

Le 21, notre chère Soeur put recevoir le saint Viatique, que par un sen­timent d'humilité elle n'osait pas solliciter, mais qu'elle reçut avec une sainte joie. Elle nous disait sans cesse qu'elle n'avait besoin de rien ; Dieu seul lui suffisait; elle n'avait rien à dire. Le mardi 27 au matin, l'oppression devint si forte que nous crûmes le dernier jour venu. Monsieur notre Aumônier voulut bien lui apporter encore le saint Viatique. La journée fut plus calme que nous n'avions osé l'espérer. Le lendemain mercredi, notre chère Soeur, en raison de sa grande confiance envers notre bon Père saint Joseph, espérait beaucoup terminer ce jour-là son pèlerinage. Cette fois, elle nous supplia, en l'honneur de ce grand Protecteur des mourants, de lui faire recevoir une dernière fois le saint Viatique. Elle pensait que lorsque Jésus serait venu dans son coeur, Il l'emmènerait avec Lui au ciel. Monsieur l'Aumônier, toujours si bon et si plein de dévouement, ne crut pas devoir refuser à cette âme si fervente la grâce tant désirée. Dans la soirée, il lui apporta le Viatique des mourants. Cette Communion fortifia et consola notre chère agonisante; mais la mort ne vint pas, comme elle s'y attendait, finir son exil.

La journée du 29 fut une véritable agonie, notre chère malade s'éteignait doucement, paisiblement; sa langue embarrassée ne lui permettait plus de se faire entendre, mais elle nous souriait lorsque nous lui parlions du Ciel. Jusqu'à la fin elle conserva toute sa connaissance. A 3 heures nous fîmes appeler la Communauté pour réciter près d'elle les prières des agonisants, puis nous res­tâmes quelques-unes autour de ce lit de douleur, priant et suggérant à notre bien-aimée mourante de pieuses et saintes pensées. A 8 heures, calme et pai­sible, elle s'endormit un peu et les Soeurs se retirèrent pensant, que cet état pour-

rait se prolonger durant la nuit. Mais nous venions à peine de la quitter qu'on nous rappela auprès d'elle. Nous arrivâmes en toute hâte, juste à temps pour recueillir son dernier soupir.

Elle s'était endormie pour se réveiller dans le sein de Dieu où nous avons la douce confiance que Notre-Dame du Sacré-Coeur, saint Joseph et saint Michel l'auront introduite. Néanmoins, comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu trois fois saint, nous vous prions, ma Révérende Mère, suivant le désir de notre bien-aimée Soeur, de lui faire rendre, au plus tôt, les suffrages de notre saint Ordre. Elle avait fait le voeu héroïque et demandé qu'ils soient offerts pour les âmes du Purgatoire auxquelles il plaira à la très Sainte Vierge d'en faire l'application. Réclamant pour elle de la charité de toutes ses Mères et Soeurs: le Chemin de la Croix, l'Indulgence des six Pater, une invocation au Très-Saint-Sacrement, au Sacré- Coeur de Jésus, au Coeur Imma­culé de la Très Sainte Vierge, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse et à notre Père saint Jean de la Croix, elle vous en sera très recon­naissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec un religieux respect dans le Coeur Sacré de Jésus,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et servante.

Soeur Marie-Emmanuel,

Relig. Carmel. ind.

De notre Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Poitiers, 25 octobre 1892.

 

Retour à la liste