Carmel

25 octobre 1889 – Agen

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Que la sainte volonté de Dieu soit notre force et notre consolation !

Vous avez déjà appris, par notre lettre circulaire du 8 septembre, l'épreuve douloureuse qui brisait nos coeurs, en enlevant à notre vénération et à notre tendresse filiale notre Révérende et bien-aimée Mère Thérèse Catherine du saint Coeur de Marie, âgée de 82 ans, et de religion 68 ans.

C'est sous l'impression de cette immense douleur que nous venons, ma Révérende Mère, vous entretenir de sa vie si pleine de mérites, et des oeuvres qu'il a plu à Dieu d'accomplir par elle.

Ce travail est difficile et doux tout à la fois ; nous avons la conviction que nous resterons au dessous de notre tâche. Cependant nous l'entreprenons avec confiance et amour.

Notre vénérée Mère vint au monde le 30 octobre 1807, au moment où la France travaillait de tous côtés à relever les ruines que la révolution avait amoncelées en elle. Le Carmel devait avoir sa part à cette oeuvre de résurrection et de vie, et Notre Seigneur prédestinait cette petite enfant à y coopérer dans une mesure spéciale.

C'est dans ce choix de Dieu, ma Révérende Mère, que nous aimons à trouver la cause des bénédictions divines dont son enfance et plus tard sa vie devaient être comblées.

Et d'abord, notre bien-aimée Mère eut la grâce inestimable de naître de parents très chré­tiens. Sa famille habitait la petite ville de Cuisery, dans le département de Saône-et-Loire ; elle y tenait un rang honorable et y possédait des biens dont Dieu avait toujours une large part dans la personne des pauvres.         

Notre Mère vénérée aimait à reporter ses pensées sur ses pieux parents, et nous avons péné­tré à sa suite dans ce foyer béni, pour y admirer le spectacle des moeurs patriarcales et pures qui si longtemps ont réjoui les regards du Seigneur. Les pensées de la foi dominaient tout dans cette famille privilégiée, et c'est à leur lumière qu'on envisagerait toujours les événements de la vie. Pour le Seigneur on portait avec courage le poids du jour ; et quand le soir était venu, la famille et les serviteurs se réunissaient pour la prière commune et rendaient ensemble à Dieu le tribut quotidien de la louange, de l'action de grâces et de l'amour.

Dix enfants entouraient le foyer domestique, et y répandaient le bonheur et la vie. L'autorité du père rayonnait sur eux avec une puissance douce et forte qui leur inspirait à tous une crainte respectueuse et filiale. La mère n'était que tendresse et bonté ; elle vivait dans le monde comme une sainte, et sa conscience timorée et délicate la portait à veiller sans cesse sur l'âme de ses enfants, afin d'en éloigner le venin contagieux du monde, et d'y imprimer l'amour de la vertu.

C'est dans ce sanctuaire béni que s'écouleront les premières années de notre vénérée Mère ; et c'est sa vie que nous voulons suivre, étudiant dans son enfance les premiers indices des quali­tés précieuses et des vertus, dont nous admirerons plus tard le complet épanouissement.

Elle fut la huitième enfant de la famille. On la baptisa le lendemain de sa naissance, veille de la fête de tous les Saints. Ce jour-là, l'église paroissiale, fermée depuis la révolution, s'ouvrait pour la première fois, et pour la première fois l'eau régénératrice était versée dans les fonts baptis­maux. Notre mère reçut au baptême les noms de Pierrette-Marie-Louise.

Ses frères et ses soeurs déjà grands l'entouraient de leur affection. Bientôt la petite enfant put le comprendre, et le leur rendit. On remarqua en elle un heureux naturel, un coeur tendre et sensible ; elle ne pouvait voir personne dans la peine sans répandre des larmes, et elle demandait pardon pour ses frères et ses soeurs, quand ils s'étaient attiré quelques réprimandes de leurs bons parents. Un maître intérieur semblait instruire la jeune Pierrette et commençait à captiver doucement son coeur; quand on la caressait dans la famille, elle se refusait quelquefois à ces caresses parce qu'elle y trouvait trop de plaisir.           

Elle passait indifférente à travers les petits soins ordinaires de la vie, et avait un mot qu'elle répétait fréquemment et qui dans sa bouche enfantine prenait un charme inimitable : « Oh ! je ne suis pas faite pour cela ! » disait-elle. Ses frères et ses soeurs s'inquiétaient parfois de cette réponse avec laquelle elle coupait court à leurs rêves d'avenir; sa mère lui en faisait des reproches, et Pierrette lui répondait : « Maman, je ne sais pourquoi je le dis; mais je ne puis pas m'en défendre.»

Un jour, cette enfant si naïvement fidèle, à peine âgée de 4 ou 5 ans, sentit toutes les douleurs du repentir. Elle avait menti...... Sa mère venait de poser un morceau de savon, et elle s'en était emparée pour blanchir le linge de sa poupée. Ce savon devint nécessaire un instant après ; la Mère le chercha et le demanda: « Ce n'est pas moi qui l'ai pris » répond chacun des enfants, et Pierrette, sans avoir conscience de ce qu'elle' fait, dit comme eux : « Ce n'est pas moi qui l'ai pris.... »

Aussitôt une douleur profonde la saisit. On lui a dit que le péché, le mensonge en particulier, était puni par les feux de l'enfer... Elle a commis un péché, elle a fait un mensonge, elle va être précipitée toute vivante dans ces brasiers ardents qu'on lui dépeint si terribles. Ne sachant ce qu'elle devient, ni où elle va, elle se précipité dans le jardin, se glisse dans le bûcher, et là, elle répète avec des sanglots et des larmes : « J'ai fait un péché.... Je suis dans l'enfer... Je brûle.... »

Sa mère qui n'avait pas remarqué sa sortie et qui la voit absente à l'heure du dîner; la cherche avec angoisse et envoie de tous côtés les amis et les serviteurs de la maison pour lui en apporter des nouvelles. Personne n'a aperçu la petite fugitive. Enfin le soir, la pauvre mère parcourant le jardin, pour la vingtième fois peut-être, s'approche du bûcher et croit entendre un cri plaintif. C'est bien sa fille... Elle est blottie dans l'énorme tas de bûches, et de sa voix qu'on entend à peine, de sa voix brisée par la douleur et la fatigue, elle redit encore : « J'ai fait un péché... Je suis dans l'enfer... »

On eut toutes les peines du monde à la faire sortir de sa prison volontaire, et elle ne fut pas consolée de sitôt... Il fallut appeler le curé de la Paroisse. Celui-ci qui était l'ami, l'hôte familier de la maison, et qui avait un grand ascendant sur les enfants, parla à Pierrette et l'assura, en lui donnant sa bénédiction,que le bon Dieu pardonnait sa faute et qu'il n'en demeurait plus aucune trace dans son âme. Alors seulement elle essuya ses pleurs.

Ce bon Curé de Cuisery dont nous parlons, était un moine Bénédictin que la révolution avait chassé de son cloître. Il aimait particulièrement l'enfant privilégiée à qui il venait de donner le secours de son ministère ; il pressentait qu'avec l'énergie de caractère qu'elle manifestait dans les occasions, elle serait capable de grandes choses. Et quelquefois, posant paternellement sur sa tête ses mains vénérables, il lui disait : "Petite, tu seras toute à Dieu, ou toute au diable ! »

Une institutrice de Cuisery fut d'abord chargée de l'éducation de notre Mère et de celle de ses soeurs ; mais leurs pieux parents les remirent entre les mains des Dames de la Foi, aussitôt qu'elles s'établirent dans la ville. Notre vénérée Mère avait neuf ans accomplis, et elle venait de faire sa première Communion. A cette époque de sa vie, la direction des personnes consacrées à Dieu devait lui être souverainement utile ; et certainement c'était dans un dessein de miséricorde et d'amour que le Seigneur en disposait ainsi à son égard.

Son âme s'ouvrait à des sentiments inconnus jusqu'alors. Le Dieu de l'Eucharistie avait été bien bon pour elle... Par une opération délicate et secrète de la grâce, il avait touché son coeur et elle en demeurait blessée... Elle avait faim et soif de ce pain de vie; souvent elle s'échap­pait des réunions, des fêtes de familles, pour,venir près du tabernacle adresser à l'Hôte divin des invitations pressantes de se rendre à ses désirs.       

Elle apportait à la pension ces aspirations surnaturelles, auxquelles elle alliait un aimable en­jouement, ce qui la laissait à l'extérieur ouverte, communicative, aisée dans ses manières, pleine d'entrain et de vie. Ses compagnes la voyaient profondément recueillie dans la prière, studieuse en classe, docile et soumise à ses maîtresses, ne voulant jamais leur faire de la peine. Mais quand arrivait l'heure du jeu, elle s'y ouvrait tout entière. C'était elle qui organisait les parties et qui les poursuivait avec le plus d'ardeur; on ne pouvait se passer de son concours, car elle entraînait avec un charme irrésistible.

Le bon Maître, qui la suivait du regard avec amour, et qui voulait pénétrer plus ayant encore dans sa jeune âme, lui inspira de nouveaux désirs qu'elle manifesta avec une naïveté char­mante.

 

Il est d'usage chez les Dames de la Foi que la Supérieure préside toujours le dîner. Dans la petite communauté de Cuisery on ne dérogeait point à cette règle, et quelquefois la bonne Mère, par suite de ses occupations, était en retard. Les pensionnaires attendaient dans la salle commune. Notre Mère remarquait Madame Saint-Bernard, sa maîtresse préférée, qui se retirait dans un coin de l'appartement et y demeurait plongée dans un recueillement profond. Elle la considé­rait avec envie, et s'approchant doucement, la tirant par la robe, elle lui disait : « Madame Saint-Bernard, dites-moi ce que vous faites quand vous ne faites rien... »

La bonne religieuse souriait et laissait tomber en silence sur son élève un regard maternel ; puis, vaincue par ses instances, elle finit par lui répondre : « Je fais oraison. »

Cette parole éveilla dans la jeune enfant un vif désir d'imiter sa chère maîtresse : « Madame Saint-Bernard, lui dit-elle alors, enseignez-moi à faire oraison.— Va trouver l'Esprit- Saint, lui répondit celle-ci; c'est lui qui t'enseignera. »

« Chacune de mes demandes, nous disait notre vénérée Mère, m'attirait une semblable ré­ponse, et alors je me rendis à l'église qui était près du Pensionnat, et tombant à genoux, je m'é­criai avec tout l'élan de mon coeur : On m'envoie à vous, Esprit Saint, enseignez-moi à faire orai­son.... »           

Le moment de la grâce était arrivé... Le divin Maître pouvait-il se refuser aux voeux qu'il inspirait, et rester caché à l'âme qui le cherchait? Son enfant bien-aimée, était prosternée à ses pieds ; il l'éclaira d'une lumière vive qui lui montra la laideur du péché, l'injure qu'il fait à Dieu, le mal effroyable qu'il cause à l'âme... Cette vue luì inspira les plus profonds regrets pour les légères fautes de son enfance ; elle en fut si contrite, si anéantie, qu'elle resta près d'une heure, baignée dans ses larmes et sans autre sentiment que celui de la douleur.

Madame Saint-Bernard reçut ses confidences quand elle se releva du lieu où le Seigneur l'avait si fortement saisie, et elle fut son guide et son soutien dans cette voie nouvelle que la grâce lui ouvrait.

« Depuis ce jour, nous disait notre Mère, je fis oraison. Le bon Dieu se rendait présent à mon âme, et II la tenait dans la vérité. Il m'éclairait sur les ruses de l'amour-propre qui était grand en moi et m'aurait fait prendre pour de la vertu ce qui n'était qu'imagination ou instinct naturel. »   

Elle prit dès lors l'habitude de se disséquer, comme elle le disait elle-même, et de condamner sans pitié ce qui en elle ne lui paraissait pas provenir de l'Esprit de grâce dont elle sentait l'im­pression par une touche délicate et très pure.

C'est dans ce travail intérieur, dont nous pouvons suivre maintenant le développement, et dans l'application à ses études que s'écoula sa vie de pensionnaire. Au dehors, elle demeura la même; mais cette première grâce surnaturelle produisit en son âme un surcroît de fidélité à Dieu, d'abnégation d'elle-même, de charité tendre et affectueuse pour les autres. Ses parents la rappelè­rent auprès d'eux, vers l'âge de 12 à 13 ans. Elle continua cependant ses rapports avec les Dames de la Foi, et demeura sous leur direction sage et éclairée.

Notre bien-aimée Mère rentrait au foyer paternel sans avoir senti aucun attrait particulier pour la vie religieuse. La sainte Communion était son Ciel ici-bas, et elle songeait à se dévouer pour ses parents, sans jeter des regards sur son avenir. Mais bientôt le divin Maître lui fit entendre son appel, et ce moment de sa vie, que nous allons décrire, fut pour elle une heure décisive.         

Un joyeux événement se préparait dans la famille de notre vénérée Mère Sa soeur aînée allait s'établir dans le monde, et on terminait activement les préparatifs. Jusqu'aux Jours qui précédè­rent la fête, Pierrette était demeurée la même, ne s'intéressant que par le coeur au bonheur des siens et manifestant un complet éloignement pour ces jouissances d'ici-bas. Mais en cette circons­tance, elle parait tout autre; et elle n'a pu comprendre plus tard comment ce changement s'était opéré. Elle prépare sa toilette ; elle veut, dit-elle, faire son entrée dans le monde. Sa mère, qui la considère avec crainte, veut essayer quelques remontrances; elles sont inutiles; son enfant bien-aimée, toujours si soumise et si docile, ne prête plus l'oreille à ses conseils maternels. La journée se passe ainsi; on arrive au soir. Pierrette refuse de souper et tout entière au désir et à l'impatience, elle attend les invités de la maison. Mais au moment où ceux-ci approchent, elle est entraînée par un mouvement puissant et irrésistible dans une chambre voisine ; elle en ferme la porte à clef et tombe à genoux...

Que se passa-t-il dans son âme pendant ces heures de prière.?... Dieu en a le secret. Le lendemain ses bons parents lui demandent une explication. Ils sont venus plusieurs fois, dans leur anxiété, frapper à sa porte, mais leur fille chérie ne les a pas entendus. Ils la retrouvent toute brisée des émotions de la veille, ils veulent tout savoir. Notre Mère leur parle de son désir de la vie religieuse... Et comme sa volonté, toujours prompte et ardente, ne supporte pas les re­tards, c'est tout de suite qu'elle veut entrer au Carmel.

Pauvres parents ! cette révélation les atteignait au centre même de leurs affections... Souvent, dans leurs rêves d'avenir pour les êtres aimés qui grandissaient autour d'eux, ils avaient présumé de leur vocation future. Pour Pierrette, c'était leur part à eux... Elle témoignait un grand éloigne­ment pour le monde; sa tendresse filiale était, la plus fidèle et la plus généreuse. « Elle sera, di­saient-ils, notre bâton de vieillesse ; nous la garderons pour nous... » Hélas ! le choix de Dieu a précédé le leur. Cette enfant de prédilection est la première que le Seigneur leur demandé, et c'est au sortir de l'enfance, n'ayant pas même 13 ans accomplis, qu'elle parle de les quitter pour toujours... « Ma fille, lui dit son père, tu es trop jeune. Plus tard si le Bon Dieu t'appelle vraiment à la vie religieuse, nous ne te refuserons pas notre consentement; mais pour le moment, n'y songe pas, tu es trop jeune."

Ici commencent pour notre Mère vénérée les souffrances et les épreuves. C'est d'abord l'at­tente, longue pour ses désirs, que va lui imposer la volonté de ses chers parents et quand, à force de patience, de prières, de supplications et de larmes, elle aura vaincu leur tendresse, le Carmel; objet de ses voeux, ne lui sera pas donné encore.... C'est par des années de lutte et d'angoissé qu'elle devra en acheter l'entrée.          

Pour le moment, la jeune enfant se berce dans l'espoir que son bon père cédera bientôt à ses prières, et elle se demande où elle trouvera un Carmel. Sa mère lui avait quelquefois parlé d'un Ordre cloîtré, établi en France avant la Révolution ; les Religieuses y menaient une vie pénitente et austère qui effrayait la délicatesse du monde.... C'est là la vie à laquelle le bon Dieu l'appelle elle veut revenir sur les détails qu'on lui avait donnés, et elle interroge sa mère. Celle-ci lui répond que l'Ordre où elle désire entrer n'a pas été rétabli; que c'est en vain qu'elle garderait l'espoir d'en retrouver un couvent.

« Tout le monde me trompait alors, nous dit notre bien-aimée Mère, et les Dames de la Foi, que j'interrogeais aussi, et auxquelles mes parents avaient confié leurs craintes, s'unissaient à eux pour me confirmer dans la pensée qu'il n'y avait plus de Carmel en France. Mais je gardais l'assurance intime du contraire, et je me disais: Si le bon Dieu m'y appelle, il saura bien me conduire dans une de ces Maisons bénies. »

Nous n'entrerons pas, ma Révérende Mère, dans tous les détails de la période douloureuse que va traverser notre Mère. I1 faut avoir connu tout ce que son coeur renfermait d'ardeur pour le bien, de sainte passion d'accomplir la volonté de Dieu, pour comprendre tout ce qu'elle dut faire d'instances à son père afin de répondre à l'appel de Notre Seigneur. — « Je me mourais dans le monde, nous disait-elle encore... Sans cesse attirée par Dieu et ne pouvant Le suivre, ma vie était un vrai martyre. » Aux prières qu'elle adressait à ses parents et à Dieu, elle joignit les pénitences et les mortifications; mais son père et sa mère ne se laissaient point fléchir.

Enfin les forces du corps défaillirent, et elle tomba gravement malade. Ce fut une alternative bien douloureuse pour son bien-aimé père.... Les remèdes sont impuissants à guérir son enfant!...

Mais une parole pourrait peut-être lui rendre la santé ! Dans cette conjoncture pénible, la foi du vaillant chrétien s'unit en lui à la tendresse maternelle, et le consentement désiré tomba de ses lèvres.       

Pierrette fut bientôt rétablie. En vain on voulut revenir sur la parole donnée, ou du moins lui faire attendre le complet retour de ses forces; elle ne croyait pas devoir le faire. Tout retard revêtait à ses yeux le caractère de l'infidélité; et elle voulait être si fidèle à son Maître divin !

Un soir, la famille était réunie comme d'habitude autour du foyer. La généreuse enfant, fai­sant un effort inexprimable, dit résolument: « C'est demain que je pars ! — C'est impossible, mon enfant, répondit sa mère, tu ne peux nous quitter si tôt ! » Sa chère fille n'ajouta plus rien, mais sa résolution était irrévocable. Elle passa la nuit à prier. Elle sentait le besoin de préparer son coeur à ces angoisses terribles de la séparation que le bon Dieu laisse peser si amèrement sur certaines âmes. Et le matin, après avoir embrassé son petit frère, qui ne comprenait rien à ce départ, elle ouvrit la porte de la chambre de sa mère, qu'elle dut traverser pour sortir de la maison. Celle-ci, à la vue de sa fille, se rappela la résolution qu'elle avait exprimée la veille; elle comprit le coup qui allait la frapper, et jetant un cri déchirant, elle tomba évanouie.

« Ce que j'éprouvai alors de douleur et d'angoisses, nous a dit notre Mère, le bon Dieu seul a pu en mesurer l'intensité.... Une voix intérieure me disait: Si tu te retournes, tu es perdue... Et faisant un suprême effort, je laissai ma mère, et je descendis précipitamment dans le jardin. Là je tombai à mon tour. Mon bon Ange me prêta son assistance et je pus quelques instants après continuer mon chemin jusque chez les Dames de 1a Foi. D'ailleurs tous les gens de la maison étaient accourus auprès de ma mère; personne n'arrêta ma sortie. »

Il avait été convenu, entre les Dames de la Foi et la généreuse enfant, qu'elle viendrait chez elles en quittant sa famille. Elle devait même rester dans la congrégation jusqu'à ce qu'elle pût trouver un Carmel.

Ses bonnes Maîtresses l'accueillirent avec une compatissante affection : « Tu as donc pu partir, lui dit la Supérieure en l'embrassant ? — Qui, répondit-elle, le coeur brisé et tout en, larmes ; mais j'ai tué ma mère!... »    

On envoya chez ses parents, afin de calmer ses inquiétudes ; mais ceux-ci, voulant, par une dernière épreuve, s'assurer de sa vocation, la laissèrent quinze jours entiers sans lui donner aucune nouvelle de sa pauvre mère. Après cela, voyant que sa constance était inébranlable, ils vinrent la voir et lui rendirent tous les témoignages d'affection.

Les débuts de notre Mère vénérée dans la vie religieuse se firent donc chez les Dames de la Foi de Cuisery. Après dix mois de séjour dans ce couvent, on la conduisit à Paris, selon l'usage ; elle venait d'atteindre sa quinzième année.

En arrivant dans la Maison Mère, la jeune Postulante dit à la Supérieure générale ce qu'elle disait tout d'abord, parce que c'était sa vie de le dire, en attendant que ce fut son repos de le trouver : « Je ne suis ici qu'en passant, c'est le Carmel qu'il me faut.... C'est à la vie du Carmel que je suis appelée. »        

On le savait.... Mais on désirait la garder dans la Congrégation; et les parents avaient secondé ce désir en intimant l'ordre aux Dames de la Foi de la retenir chez elles jusqu'à ce qu'elle eût atteint vingt et un ans accomplis.

Peu de temps après son arrivée à Paris, une circonstance inattendue vint enfin lui révéler l'existence des Carmélites.

La Maîtresse des novices l'avait conduite, avec quelques jeunes soeurs, dans une chapelle de la rue Vaugirard pour y être reçue du scapulaire. En entrant dans cette chapelle elle voit des grilles,- et elle est saisie d'une émotion indéfinissable.... N'est-ce pas là un Carmel ?.... Elle s'adresse à sa Maîtresse et à ses compagnes ; celles-ci lui répondent affirmativement: «Alors, dit-elle, tout le monde m'a trompée !.... »

Pauvre enfant! oui, on l'avait trompée et à ses nouvelles instances, quand elle rentrera dans sa communauté, on répondra encore par un refus.... Il faut que notre Mère bien-aimée apprenne à modérer ses désirs et à se sacrifier à la volonté de Dieu....

Mais s'il lui est pénible de marcher dans une carrière qui n'est pas la sienne, elle y trouvera un dédommagement dans l'affection qui l'entoure, dans la facilité qui lui est donnée de se livrer à la prière et à l'oraison, dans les communications intimes avec Notre Seigneur. 

Le divin Maître, dont elle est l'enfant privilégiée, va parler plus intimement à son coeur, maintenant qu'elle est éloignée du monde. C'est lui qui par l'onction de sa grâce et ses faveurs sensibles, la soutiendra dans l'épreuve qui lui est imposée. Je reçus alors de Notre-Seigneur, nous a-t-elle dit, de bien grandes consolations; dans mes oraisons et dans mes communions, j'étais inondée de larmes, causées par le bonheur que je ressentais intérieurement. Je m'en affligeais quelquefois et je désirais des souffrances. Je demandais au bon Dieu s'il se défiait de moi, s'il croyait que mon amour fût trop faible pour porter sa croix?.... Il est vrai que j'avais tort et je n'ai pas tardé à reconnaître ma folie.... Notre Seigneur sait mieux que nous ce qu'il nous faut, et nous devons nous abandonner à sa conduite adorable. D'ailleurs toutes mes demandés , ne changèrent rien aux desseins de Dieu, et pendant plusieurs années ; il ne cessa de me combler des témoignages de son amour. . . .

Cette souffrance que Dieu lui refusait, la fervente novice la cherchait dans des pénitences volontaires. Nous savons qu'elle en a pratiqué de très rudes, chez les Dames de la Foi. C'est en se faisant victime pour Dieu qu'elle modérait les brûlants transports que les faveurs divines exci­taient dans son âme. Pour elle, aimer c'était souffrir, et souffrir c'était nourrir son amour !

« Je n'ai connu que l'amour qui donne et qui donne sans cesse, disait-elle encore, et l'âme qui ne sait pas donner prouve qu'elle n'a jamais aimé.»

Pendant son Noviciat, notre Mère fut favorisée d'une grâce de contrition semblable à celle qui dans son enfance lui avait ouvert les voies de l'oraison. Comme elle était alors plus avancée, cette opération divine l'impressionna plus fortement. Sa vie passée lui fut montrée avec ses moin­dres imperfections. Cette âme si pure conçut contre elle-même une haine mortelle qui la porta à un redoublement de pénitence et d'expiation. Elle vît avec évidence que tout bien vient de Dieu et il lui devint comme impossible de s'approprier d'aucune manière les dons qu'elle en recevait.

 

Le divin Maître, par ces communications de son amour, voulait instruire et purifier sa jeune et fidèle Épouse. Sans doute aussi il posait dans son amé les fondements de la perfection ; fondements d'autant plus profonds que l'élévation devait être plus grande.          

Elle prend son essor : elle s'applique à faire passer dans sa vie les effets des dons et des lumières qu'elle reçoit du Ciel. Comme elle nous le dira plus tard, comme elle se le disait alors à elle-même, c'est par les oeuvres qu'on montre si les grâces et les joies de l'oraison sont purement de Dieu, ou si elles sont le fruit de l'imagination et de la sensibilité. Ses compagnes la voient se porter aux choses basses et humiliantes. Ces pratiques l'attirent et elle y devance les autres; elle sent que faire mourir la nature, c'est donner une nouvelle vie à son âme.

Quelques notes, écrites de sa main à cette époque, traduisent ses aspirations brûlantes vers la perfection qu'elle a entrevue : « Mon Dieu, dit-elle, je n'ai pas encore commencé à vous servir comme je le devrais, c'est-à-dire pour vous-même, sans aucune recherche de mon amour propre ; mais dès aujourd'hui, je promets de le combattre ; c'en est fait, je lui déclare une guerre ouverte dès ce moment... »

Comme conséquence, elle va à la pratique, et ajoute « Je m'entretiendrai dans la disposition habituelle de recevoir toutes sortes d'humiliations et de mortifications de la part de tout le monde ; j'affectionnerai davantage les personnes dont Dieu tout bon se servira pour me faire rentrer dans mon néant et ma misère; je prierai pour elles souvent... »

Notre-Seigneur lui donnait l'occasion quelquefois de montrer la vérité des sentiments de son âme.

Un jour, une personne de la maison, ayant conçu contre elle quelque ressentiment, s'oublia au point de lui dire des paroles désobligeantes. Notre Mère ne répondit rien d'abord; mais un instant après, elle demanda la permission d'aller trouver cette personne dans sa chambre ; là, elle se mit à genoux et la supplia, en pleurant, de lui pardonner tous les sujets de peine qu'elle avait eu le malheur de lui donner... Cet acte d'humilité toucha et désarma la coupable, qui d'ailleurs était bonne et n'avait fait que céder un moment à la tentation. Elle eut depuis pour cette Jeune Soeur un sentiment d'estime si profond qu'elle la consultait sur les besoins de son âme.

Notre Mère nous citait un petit trait qui lui arriva alors pour condamner une sensibilité naturelle dont elle n'avait pas été exempte. Le voici. Les Dames de la Foi sont dans l'usage de faire le catéchisme à leurs élèves. Pour les exercer à cet important emploi, pendant leur Noviciat, on leur fait composer sur le catéchisme de petits traités qu'elles doivent lire en présence de la Communauté.

Le tour de notre Mère arriva. elle parla de la Sainte Eucharistie qui faisait toujours ses déli­ces. Elle exposait les dispositions à apporter à la Sainte Communion, l'entretien intime du divin Maître avec l'âme fidèle, la reconnaissance que nous devons à Dieu pour un si grand bienfait, etc. Son coeur expérimentait ces choses, elle fut éloquente pour le dire. Les Soeurs trouvèrent très belle cette composition qu'elle avait lue du reste avec, une simplicité parfaite. Toute pleine de son sujet, elle ne faisait pas de retours sur le jugement que les autres en porteraient. Mais dans la journée, la Maîtresse des Novices, qui voulait prévenir dans son âme tout senti­ment d'amour-propre, la reprit sévèrement en l'accusant d'avoir fait son travail avec orgueil et dans le but de donner des leçons à ses compagnes, « ce qui ne sied pas à votre âge."

Ce reproche, nous disait notre Mère, me fut très sensible. Je n'avais pas aperçu en moi le sentiment dont on m'accusait, et il m'était pénible de voir qu'on m'en croyait coupable. Je compris dans l'oraison la cause de ma sensibilité excessive; et de toute maniéré, mon petit catéchisme me coûta bien des larmes! »

C'est dans cette fidélité généreuse à son Dieu qu'elle se préparait à embrasser la vie du Car­mel; car le Carmel demeure toujours l'unique aspiration de sa vie...

Quand elle eut atteint sa majorité, plus rien, ce semble, ne devait l'empêcher de répondre à l'appel du Seigneur. Si elle ne le fit pas, ce qui la retint fut la répugnance extrême qu'elle avait de quitter la Congrégation sans le consentement de ses Supérieurs ; et parce qu'elle gardait l'espoir que, touchés de sa soumission et de ses désirs, ceux-ci lui donneraient enfin le consente­ment tant désiré.

 

Dans ces sentiments, elle suivit à Béziers, sa Maîtresse des Novices, qui avait été nommée Su­périeure de cette maison, et qui demandait que sa chère fille l'y accompagnât. Notre-Seigneur commence à la rapprocher du lieu où son apostolat futur devait s'exercer. Peut-être aussi exauce-t-il la prière qu'elle lui avait faite, quand elle résolut de se donner à Lui : « Mon Dieu, si je me fais religieuse, envoyez-moi à deux cents lieues de ma famille... » Son coeur aimant vou­lait un sacrifice entier; ce sera sa part désormais.

Nous avons hâte de suivre notre vénérée Mère dans la solitude du Carmel, et nous passons sous silence bien des traits que le Seigneur et ses Anges recueillaient sous ses pas, et comptaient avec amour. La future Carmélite se révéla à son insu dans les débuts de la jeune maîtresse. La première, elle eut la pensée de mettre dans sa classe une statue de la Sainte Vierge qu'elle faisait orner de fleurs par les enfants; et chaque jour, avant de commencer le travail, on allumait deux cierges auprès de Marie, et par une prière courte mais fervente, on se plaçait sous sa maternelle protection. Le samedi, on récitait dévotement le Salve Regina; personne n'avait pu parler à notre Mère de cette grande et particulière dévotion de notre saint Ordre, mais son coeur l'avait deviné.

Pendant plus d'une année, elle fit dire à ses élèves la prière : Veni sancte Spiritu pour une intention particulière, leur disait-elle; c'était pour obtenir la grâce de pouvoir suivre sa vocation. Mais les difficultés ne s'aplanissaient pas ; et notre vénérée Mère souffrait et priait... Les Soeurs, qui ne pénétraient pas alors son secret, mais qui comprirent plus tard, la voyaient souvent fondre en larmes devant un tableau de la chapelle où Notre Seigneur était représenté disant à notre sainte Mère Thérèse prosternée à ses pieds : « Thérèse, si je n'avais pas créé le Ciel, je le créerais, pour toi ! » C'est là que se faisaient les épanchements de son coeur ; c'est là qu'elle, obtint enfin du divin Maître ce que les créatures lui refusaient. Dieu intervint... Ce fut d'abord un saint Jésuite qui fut son premier et puissant interprète. Ce Révérend Père visitait les Dames de la Foi, et voyait les Soeurs en particulier ; quand il eut reçu les confidences de notre Mère, il lui dit : « Partez pour le Carmel. »

L'humble Religieuse, désirant marcher dans la voix la plus droite et la plus sûre, consulta ses supérieurs ecclésiastiques, et l'Evêque de Montpellier lui envoya son grand vicaire. Après l'avoir entendue, celui-ci lui dit également qu'elle était obligée en conscience de suivre la vocation reçue du Ciel, et qu'elle devait se conformer entièrement à ce que lui prescrivaient ses confesseurs. Or, tous lui disaient qu'elle devait aller au Carmel.

Enfin, après bien des luttes déchirantes avec sa bonne Supérieure, qui voulait à tout prix la retenir auprès d'elle, un autre saint religieux de la Compagnie de Jésus, le Père Pernet, que nous retrouverons à Toulouse, lui fut envoyé comme l'Ange conducteur dans ce pas difficile de sa vie.

Après une retraite, où il avait pénétré à fond l'état de son âme, il lui dit : « Ma fille, vous avez trop tardé à vous faire carmélite ; il y a longtemps que Dieu vous attend... Je pars pour Toulouse, je vous présenterai à la Prieure du Carmel de cette ville, et la prierai de vous donner avis de votre admission. Aussitôt que vous aurez reçu sa lettre, vous ferez vos derniers préparatifs, et vous vous tiendrez prête à partir; Notre Seigneur se charge du reste. »

La lettre annoncée arrivait quatre jours après. Sur les renseignements donnés par le saint Religieux, la Mère Prieure écrivait gracieusement à la future postulante que non seulement les portes de la Maison, mais tous les coeurs lui étaient ouverts.

Celle à qui s'adressaient ces lignes les baisa avec amour, et du plus intime de son âme mon­tèrent vers Dieu les accents de sa reconnaissance et de sa joie... Il lui restait cependant un . mo­ment bien pénible à traverser. Elle sentait toute la peine qu'elle allait causer à sa bonne Supérieure; et elle nous a avoué qu'il lui en avait plus coûté de sortir de la Congrégation que de s'échapper de la maison paternelle.    

Mais l'heure était venue, et elle accomplit courageusement son sacrifice. Le soir du même jour où elle avait reçu la lettre de Toulouse, après la bénédiction du Saint-Sacrement, elle quitta sa bonne Mère et ses Soeurs, et accompagnée de son bon Ange, sous la protection spéciale de Notre Seigneur, qui guida lui-même ses pas, elle se dirigea vers la terre de "promission" que tous ses voeux appelaient.

Avant de suivre dans cet asile béni notre Mère bien-aimée, nous dirons que ses anciennes compagnes lui ont gardé un souvenir plein d'estime et d'affection. La Supérieure Générale des Dames de la Foi et sa bonne Mère de Béziers voulaient même entretenir correspondance avec/ elle en preuve de leur constante amitié. Elle s'y refusa pour mortifier son coeur trop sensible, et aussi par esprit de pauvreté.

Elle est désormais toute à son Dieu ; et le divin Maître l'ayant conduite là où II avait marqué sa place, plus rien n'arrêta les effusions de ses divines miséricordes.     

Ce fut le Mercredi des Cendres, 8 février, que notre Mère bien-aimée vit enfin s'ouvrir devant elle les portes du Carmel. Elle éprouvait en son âme une consolation indicible.... C'était la joie de l'exilé entrant dans sa véritable Patrie, et s'y ouvrant tout entier au bonheur et à la vie.

A la première récréation qui suivit son entrée, on songea, selon l'usage de l'Ordre, à lui donner un nom de religion. Après plusieurs hésitations, on s'arrêta à celui de Catherine qui était le nom de baptême de la digne Prieure, la Mère Saint-Jean de la Croix. Notre bonne Mère avait eu quelquefois le désir de se nommer Victime de Jésus, et elle s'était dit : « Si on ne me donne pas ce nom, tous les autres me sont indifférents, mais cependant je n'aimerais pas celui de Catherine.» Elle accepta joyeusement le sacrifice, se gardant bien de manifester sa répugnance.   

Comme elle était entrée le jour où nous célébrions alors dans notre saint Ordre la fête du Saint Coeur de Marie, ce nom fut ajouté à celui qu'on lui donnait; et elle s'appellera désormais : Soeur Thérèse Catherine du Saint Coeur de Marie.

« Je reconnus, en entrant au Carmel, nous a dit plus tard notre Mère, tout ce que Dieu m'avait fait pressentir dans mes jeunes années; tout de suite mon coeur fut à l'aise, et j'oubliai tout ce qui s'était passé jusqu'à cette époque, pour n'avoir plus conscience que de la vie que j'embrassais. »

 

Elle se remit comme un petit enfant entre les mains de ses supérieurs. Il y avait dans son âme quelque chose naturellement enclin à cette vie d'enfance et de dépendance absolue ; trouvant au Carmel une facilité particulière, elle s'y livra avec délices. L'Esprit de foi lui offrait des garanties si sûres ! Avoir son Dieu proche d'elle dans la Mère Prieure qui lui en tient la place ; pouvoir à chaque instant lui parler, le consulter, marcher dans la voie, notre main dans sa main : C'est l'extase continuelle de la vie religieuse » nous dira-t-elle plus tard, pour l'avoir expéri­menté et fortement senti.

Sa pauvre petite cellule, où elle est seule avec son bien-aimé, lui apparaît comme le Ciel sur la terre... C'est bien le Ciel en effet; et la fervente Novice ne se trompe pas en appréciant ainsi son bonheur. Mais si elle trouve le Ciel au milieu des délices du Thabor, son âme généreuse saura encore le trouver dans les angoisses du Calvaire ; car le Céleste Époux va la faire passer successi­vement, et souvent sans transition, de l'une à l'autre de ces deux montagnes. Elle commence donc avec courage et avec amour sa nouvelle vie. « La soeur Catherine, nous écrivait, il y a quelques années, une Soeur de Toulouse qui fut son ange à son entrée en religion, s'acquit l'affection particulière de la Communauté par sa bonne humeur, son bon esprit et tout ce qu'il y avait en elle de belles qualités ; elle faisait le charme et les délices de nos récréations ; on se plaisait à. la faire parler de Dieu et à lui entendre raconter des traits édifiants. Elle se forma à tout avec la plus grande facilité ; on aurait dit qu'elle était née au Carmel. On remarqua en elle une âme ardente et une grande bonté de coeur, elle aimait singulièrement la pénitence et la mortification, et elle en a pratiqué de très rudes : longues veilles, disciplines sanglantes, travaux pénibles, etc.. etc. Notre Mère Saint-Jean de la Croix, qui l'avait reçue, la conduisait particulièrement; c'était sa novice de prédilection, et elle l'a dirigée jusqu'à la fin... ; on lui donna le saint habit six mois après son entrée. »

La fervente novice avait pour l'Office divin un attrait tout particulier. Elle ressentait des trans­ports de joie quand la cloche l'appelait à ce saint exercice ; en entrant au choeur, son âme éprou­vait un bonheur qu'elle ne savait exprimer; il lui semblait alors qu'elle allait prendre place parmi les Anges, et avec un grand amour, elle s'unissait à eux pour chanter les louanges de Dieu. La pensée de convertir les pécheurs l'excitait puissamment à donner sa voix sans aucun ménage­ment, et la psalmodie avait pour elle un charme incomparable.

Le Carmel de Toulouse voyait dans son sein de bien belles âmes gravir avec une sainte ému­lation les sommets de la vie parfaite.

C'était un stimulant de plus pour la nouvelle novice qui rivalisait avec ses compagne», et cherchait à les devancer dans les actions humiliantes et pénibles à la nature.

On avait chargé la soeur Catherine du linge du réfectoire. Avec la ferveur qu'elle apportait dans l'accomplissement de ses devoirs, elle le tenait dans un ordre parfait. La Mère Prieure, ou la Maîtresse des novices, allait en son absence déranger ses armoires, et la reprenait ensuite de ce man­que de soin. La Novice ne s'excusait pas, et quand sa bonne Mère lui demandait ce qu'elle avait pensé de cette réprimande : « Oh ! je ne pense rien, lui répondait-elle, tout ce que fait mon bon Dieu visible est bien bon pour moi! »

Cette vénérable Mère dont nous parlons était elle-même une sainte, et bien apte à remplir les devoirs qui lui incombaient alors auprès des âmes privilégiées qui l'entouraient.. Son attrait était pour la pénitence et la mortification ; voyant des désirs semblables en sa fervente Novice, elle les seconda, et ensemble elles se livraient aux exercices de la souffrance volontaire. La Mère Saint-Jean de la Croix entrait quelquefois dans cellule et l'y trouvait tout embrasée de reconnaissance et d'amour : « Ma soeur Catherine, lui disait-elle, si le bon Dieu vous laisse toujours simple religieuse et en solitude, vous ne vivrez pas longtemps, le bonheur vous étouffe­ra... » Elle lui proposait alors une partie de plaisir, c'est ainsi qu'elle appelait leurs veilles pro­longées et leurs rudes disciplines. Elles allaient, après Matines, dans une tribune qui donnait sur la Chapelle, et là, elles s'abandonnaient à tout ce que leur amour pour Dieu, le zèle des âmes, la haine pour leur corps, leur inspirait d'immolations et de pénitences. La digne Prieure qui était âgée, et qui se devait à ses filles, mettait par devoir quelques mesures dans les siennes ; mais sa généreuse Novice obtenait des permissions illimitées, et nous ne saurons jamais jusqu'où l'a portée la soif des souffrances. Les haires, les cilices et les chaînes de fer, tous ces instruments que l'amour a inventés pour Celui qui le premier s'est immolé pour nous, lui étaient familiers depuis long­temps. Elle en a usé dans une si large mesure qu'elle-même a convenu en cela d'un pieux ex­cès. Néanmoins elle n'en était point contrite; et quand sa pensée se reportait sur ces premières années de sa vie religieuse, où les forces du corps avaient secondé les désirs de son âme, elle nous disait avec un sensible bonheur :« C'était le bon temps alors, et combien j'étais heu­reuse! » II lui arrivait quelquefois d'ajouter en souriant aimablement : « J'ai eu une brillante jeunesse!»      

Nous venons de laisser entrevoir la liaison surnaturelle qui s'était établie entre notre Mère bien-aimée et celle qui lui tenait ici-bas la place du bon Dieu. Toujours elle avait aimé ses supé­rieures, et en avait été aimée ; mais avec la Mère Saint-Jean de la Croix, l'intimité fut très grande. Un attrait de grâce semblable, une estime réciproque en faisaient le fond. La jeune religieuse res­pectait et honorait avant tout dans sa Prieure l'autorité divine dont elle était revêtue. Mais qu'il lui était doux de joindre à ce sentiment de foi, la tendresse la plus filiale, une confiance sans bor­nes, un abandon total d'elle-même... Quels désirs de lui alléger le fardeau sous lequel elle la voyait parfois accablée; et combien d'actes généreux ce dévouement du coeur ne lui fit-il pas accomplir!

La vénérable Mère, de son côté, avait compris les besoins d'âme de sa Novice, et elle sut toujours y répondre. Elle appréciait son jugement et sa vertu. Elle en fit sa secrétaire et en vint même à lui confier les ennuis et les peines dont la charge était pour elle, comme elle est pour tous hélas ! la source trop féconde. C'est ainsi que notre bonne Mère fut initiée à bien des choses dont la connaissance lui a été plus tard souverainement utile.

Dans les desseins de Dieu, l'affection dévouée de sa Mère prieure répondait aussi aux besoins actuels de son âme. Nous l'avons dit, le Carmel fut pour elle un Thabor et un Calvaire. Avant de la conduire dans cette bénie solitude, le Seigneur la combla des consolations de son amour, la soutenant ainsi dans l'épreuve du retard mis à sa vocation. Mais ce ne fut là que l'ébauche du tra­vail qu'il voulait faire dans son âme ; et ce vrai travail, dont la croix sera l'instrument, il le com­mença dès son entrée au Carmel.

Le jour même où je fus admise au noviciat, nous a dit notre Mère, Notre Seigneur me fit comprendre tout ce que j'aurais à souffrir dans ma vie.

Dès ce moment l'épreuve atteignît son âme. Elle connut les douleurs intimes du délaissement et de la, crainte, ces crucifiements intérieurs qui semblent d'autant plus douloureux que la conso­lation a été plus pénétrante et plus savoureuse. Et cet état ne sera pas passager et transitoire.

Qu'elle mène sa vie d'humble et fidèle novice au carmel de Toulouse, prévenant ses soeurs par des services affectueux, et cherchant à s'effacer au milieu d'elles ; qu'elle soit plus tard Prieure et Fondatrice; qu'elle dirige un chantier et porte la préoccupation parfois accablante des monas­tères qu'elle a fondés ; l'épreuve veille sans cesse à ses côtés; et depuis le jour oit elle a prononcé son généreux fiat, elle n'en a plus jamais été exempte.

Le divin Maître, qui proportionne ses grâces aux souffrances qu'il nous envoie, lui a donné un appui, nous l'avons dit, dans le dévouement maternel de sa Prieure. II excite aussi pour elle l'intérêt de ses supérieurs.

La communauté de Toulouse était alors sous la direction de Mgr d'Arbou qui venait de céder son siège épiscopal de Bayonne à Mgr Lacroix, et qui donnait aux Carmélites les dernières années d'une vie toute consacrée au service de Dieu. La soeur Catherine trouva dans ses conseils et ses lumières, ainsi que dans ceux du R. P. Pernet, confesseur extraordinaire de la communauté, tous les secours que réclamait son âme, surtout aux moments douloureux de la tentation et de l'épreuve.

Quand arriva l'époque de sa Profession, elle demanda d'être soeur du voile blanc ; et profon­dément convaincue de son indignité, elle exprima aussi le désir qu'on retardât sa consécration, afin de se préparer encore davantage à cet acte si solennel; mais ses supérieurs ne voulurent point se rendre à sa prière; et elle prononça ses saints voeux le 3 août, un an après sa prise d'habit.

Nous empruntons de nouveau le témoignage de la vénérée Soeur de Toulouse que nous avons déjà cité : « La soeur Catherine, dit-elle, parut après sa Profession, une âme transformée... On voyait bien sensiblement qu'elle était tout en Dieu, et que Dieu était en elle. Elle a passé pendant son noviciat, et même tout le temps de son séjour à Toulouse, par de rudes épreuves intérieures. Dieu voulant lui faire acquérir un affermissement dans la vertu, tel qu'il le fallait pour l'accomplissement de ses desseins adorables.»

Les souffrances, que Notre Seigneur ménageait à sa fidèle Epouse, n'altéraient en rien les joies pures et saintes de sa vie du Carmel. Ces premières années qu'elle y passa dans la solitude et le silence, gardaient pour elle un charme particulier, et elle nous en parlait toujours avec un accent de bonheur : « Elle était si heureuse, disait-elle, petite soeur, n'ayant à s'occuper que de son Dieu!.... » Elle eût voulu conserver, le reste de ses jours, cette meilleure part de Marie... 'Mais sans quitter les pieds du divin Maître,, il faut qu'elle montre la voie à un grand nombre d'âmes, et qu'elle édifie des temples au Seigneur. C'est dans ce nouveau champ, ouvert à son zèle, que nous devons la suivre maintenant; car elle est prête pour ces saintes entreprises.,. ;

Nous avons dit, dans la chronique de notre Monastère, la demande adressée par le Carmel d'Agen à celui de Toulouse, afin d'obtenir un sujet capable d'être mis à la tête de la communauté.

Ce n'était pas la soeur Catherine que Mgr d'Arbou et la Vénérée Mère Saint-Jean de la Croix avaient désignée tout d'abord; la pensée n'en avait pas même effleuré leur esprit. Mais, le,Seigneur se prononça... et comme nous l'avons dit encore, Mgr d'Arbou connut d'une manière si certaine la volonté de Dieu à cet égard, pendant qu'il offrait le saint Sacrifice; qu'il ne put faire aucune ré­sistance et qu'il vainquit de même celles qu'apportait la Mère Saint-Jean de la Croix.

 

Ce fut le 18 octobre 1838 que notre Mère bien-aimée franchit les portes de la pauvre petite Mai­son d'Agen, où nos anciennes Mères s'étaient réunies après la Révolution. Elle allait atteindre sa trentième année; son départ de Toulouse, auquel elle était si loin de s'attendre, le sacrifice de ses bien-aimés Supérieurs, l'isolement où cette séparation la laisse, tout cela pesait amèrement sur son coeur, et il avait fallu tout son courage pour se résigner à ces desseins de Dieu. Néanmoins elle ne fera pas sentir aux autres la douleur qui l'oppresse...

Elle fit son entrée dans la Communauté pendant la récréation du soir, et elle s'y rendit de suite. Après avoir embrassé ses nouvelles soeurs, sur leur demande, elle raconta son voyage qui avait été fécond en incidents et en inquiétudes. Sa parole facile et pleine de vie captivait... Tous les coeurs en l'entendant furent attirés vers elle; et le bon Maître les lui livra d'ailleurs dès cette heure ; elle en avait besoin pour remplir sa mission.

En quittant le Carmel de Toulouse, notre bonne Mère pensait y revenir plus tard, après un séjour momentané à Agen. On l'avait demandée, croyait-elle, pour Maîtresse des Novices, et en effet le Noviciat lui fut confiée dès son arrivée. Elle était loin de s'attendre que la charge de Prieure devait bientôt après lui créer de nouveaux devoirs et lui apporter de nouvelles souffrances.

Son élection se fit à l'unanimité, un mois après sa venue dans notre Carmel ; et ce coup, qui la brisa, fut pour nous le signal d'une nouvelle vie. Nos vénérées Soeurs anciennes n'en parlent encore qu'avec des larmes d'attendrissement et de joie. « Nous goûtions auprès d'elle, nous disent-elles, un indicible repos d'âme... les grâces coulaient à flots sur la Maison, en peu de temps tout fut transformé... »

Elle dilate les coeurs; elle montre à ses filles les voies les plus élevées de la perfection reli­gieuse ; mais sa conduite est si imprégnée d'amour maternel, de tendre intérêt pour les âmes, qu'elle n'excite autour d'elle que des sentiments de reconnaissance et de joie.

Le devoir urgent de s'établir dans une régularité parfaite lui fait entreprendre avec courage la construction d'un monastère. C'est alors que Dieu lui donne un Père, un conseiller, un ami fidèle dans M. le chanoine Baret, trésorier du Grand Séminaire ; nommé Supérieur au mois de décembre 1839, il apporte au Carmel une âme d'apôtre et de saint, et à la Mère Prieure le secours le plus dévoué.

Avec cet auxiliaire, elle entreprend son oeuvre. Elle modifie le plan d'un monastère, inséré dans l'ancien Cérémonial, dont elle a compris les proportions trop vastes ; à l'aide d'un modeste entrepreneur de la campagne, elle en trace un autre, qu'elle a perfectionné depuis, et qui lui a servi dans l'établissement de tous ses autres monastères. Le bon Dieu l'aide visiblement, car son travail, en tout point conforme à la simplicité religieuse du Carmel, se distingue par une parfaite ordonnance des lieux et une régularité entière.

Notre digne Père Baret était constamment sur le chantier pour surveiller les ouvriers ; et tous les jours, il venait rendre compte à notre Mère des travaux accomplis, concerter avec elle ceux du lendemain. C'est de ce point de départ que date son dévouement absolu au Carmel, son intime liaison avec notre vénérée Mère.

Après seize mois de travaux, les constructions s'achevèrent; il fut décidé qu'on prendrait possession du Monastère le 22 juillet 1844. Ce fut un bien beau jour pour toutes nos chères Soeurs, et particulièrement pour notre Mère bien-aimée qui était l'instrument béni de cette oeuvre de Dieu.

La translation au nouveau Couvent se fit au milieu d'un grand concours de peuple. Un nombreux clergé accompagnait processionnellement nos vénérées Soeurs ; et cette cérémonie qui fut des plus touchantes produisit de merveilleux effets dans les âmes.

Cette journée est demeurée mémorable dans le souvenir de nos chères Soeurs anciennes. Elles ne pouvaient exprimer leur émotion et leur joie, en se voyant dans un monastère régulier et qui leur paraissait si beau dans sa simplicité austère. Notre vénérée Mère renvoyait au Seigneur toute la gloire et le bénissait avec ses chères filles.

Pour elle, l'oeuvre n'est que commencée... Elle a fait disparaître les obstacles extérieurs qui s'opposaient à l'entier accomplissement de nos observances régulières ; maintenant elle va plus fortement travailler les âmes, et les faire progresser dans la sainteté du Carmel; elle va, dans une perfection admirable, exercer sa charge de Prieure et de Mère.

Nous osons le dire, elle se trouvait à la hauteur de cette divine mission ; elle était vraiment ce que tous les jours elle demandait au Seigneur de devenir la pure capacité de Dieu !

Que nous voudrions ici savoir exprimer, comme nous l'avons senti, ce qu'était sa direction maternelle. Cette direction si éclairée et si ferme, si douce et si surnaturelle ! Elle avait une vraie puissance sur les âmes; Notre Seigneur lui fit cette grâce dès le premier instant qu'elle fut en char­ge. De plus, Il avait mis en elle tout ce qui peut gagner les coeurs et entraîner les volontés. Son extérieur, habituellement digne et aisé, laissait paraître, en bien des circonstances, un reflet de l'autorité divine qui commandait le respect. Sa parole était forte, convaincue, pénétrante. Quand elle reprochait une faute, elle saisissait l'âme et l'anéantissait si profondément en elle même qu'un mot d'excuse ne se présentait même pas. Elle relevait avec la même facilité, et électrisait de nou­veau par un de ces accents du coeur que nous sentions si vrais. Néanmoins cette action gardait encore un caractère d'énergie et de force, car elle voulait des âmes virilement trempées.

Notre Vénérée Mère n'admit jamais que des postulantes qu'elle crut capables de cette direction surnaturelle. Dès le commencement, elle les mettait dans le moule de la Règle et leur montrait la perfection de notre saint Etat ; « parce que, disait-elle, quand on entre, on est sous l'influence d'une grâce très forte qui soutient l'âme, et il faut profiter de cette grâce, si on attend, elle s'affaiblit et se perd. »

Néanmoins elle commençait son travail de formation spirituelle avec tendresse et douceur. Elle imprimait fortement la foi religieuse, et, ce qui en est la conséquence, une obéissance fidèle qui nous fait livrer notre âme entre les mains de nos supérieurs. Pour encourager ce don, elle fai­sait sentir l'intérêt maternel que son coeur nous portait, son amour si tendre et si dévoué. Ici il y avait un écueil à craindre, elle le savait : « Prenez garde, ma Mère, lui avait dit le Père Pernet quand elle entra en charge ; prenez garde, vous avez beaucoup de dons naturels qui pourront attirer vos filles et les porter à vous aimer naturellement au préjudice de l'amour absolu qu'elles doivent à Dieu... »

Notre bonne Mère avait fait ses conventions avec Notre Seigneur, et obtenu de Lui la promesse qu'il n'en serait jamais ainsi. Cependant elle y veillait en surnaturalisant sans cesse nos affections, en élevant en haut nos vues et nos pensées... « Les Vierges sont les Anges de la terre, disait-elle, il faut que nous vivions au Carmel comme les Anges du Ciel ! »

Pour nous garder dans cette pureté, elle voulait que nous immolassions la nature, et elle s'en déclarait l'ennemie. Elle nous apprenait à porter, avec un mâle courage, les souffrances du corps et de l'âme ; et dans la sensibilité naturelle, que l'amour de nous-même excite et entretient, elle ne nous faisait voir que le "suintement" de l'amour-propre ; c'était son énergique expression.

Ce n'était pas sans souffrir que notre Mère bien-aimée disait ainsi la vérité aux âmes. Bien souvent nous l'avons vue pleurer en secret à cause de la peine qu'elle avait faite à quelqu'une da ses filles ; mais quand il fallait qu'elle éclairât et qu'elle reprit encore, elle le faisait avec le même courage et la même liberte.          

Le dégagement de soi-même, s'il est complet, amène la joie spirituelle, la dilatation du coeur. Notre Mère voulait voir en nous ce fruit de son travail actif dans nos âmes. Il fallait être joyeuse toujours : dans la souffrance, dans la contradiction, dans l'humiliation. Elle aimait et citait souvent cette sentence de la Sainte Ecriture: Dieu aime l'âme qui donne avec joie.

Du reste elle nous donnait l'exemple de ce qu'elle exigeait de notre part. Quelles que fussent ses épreuves intérieures, ses préoccupations matérielles ou ses souffrances du corps, son visage gardait une sérénité inaltérable. On sentait qu'elle avait la pleine possession d'elle-même et qu'elle planait dans des ré­gions plus hautes.

A la récréation, son amabilité ne peut se rendre... Tour à tour elle était ou naïve comme un enfant, en nous parlant d'elle et de ses rapports avec ses Supérieurs, ou ardente et toute de feu pour nous pousser à la vertu. Quelquefois, avec une grâce ravissante, elle faisait le portrait de la nature, et découvrait les mille ruses de l'amour-propre. Elle avait toujours un petit trait instructif pour nous le citer à l'appui d'une leçon donnée dans la journée, ou pour prévenir une défaillance qu'elle voyait sur le point de se manifester. « Je fais la moitié de mon ouvrage à la récréation. » disait-elle agréablement... En effet, son regard y pénétrait toutes nos âmes et leur donnait la lu­mière, le bonheur, la vie...

Ces scènes animées se reproduisaient quelquefois au parloir avec nos dévoués supérieurs, car notre Mère les invitait à la vie de famille. Elle avait besoin de s'appuyer sur eux, de marcher à l'unisson dans une concorde parfaite. Elle faisait vivre sous leurs regards les âmes de ses filles. Il n'était pas rare que, dans ces moments d'entretien familier si doux à nos coeurs, une apostrophe maternelle ne vînt trahir le secret d'une chute faite dans la semaine ; la petite confusion qu'en éprouvait la Soeur était bien compensée par l'intérêt paternel excité en sa faveur. D'autres fois un acte de vertu recevait un encouragement public et maintenait l'émulation des autres.

Notre vénérée Mère tenait extrêmement à ce que les récréations fussent toujours générales, et ce point, était l'objet de sa particulière vigilance. Elle ne voulait pas que l'on parlât à côté de soi et ne permettait jamais aucune infraction à cet égard, sachant les graves inconvénients qui en peuvent résulter. Cette fermeté, accompagnée d'une bonté si maternelle, épanouissait nos âmes et nous donnait la paix et le bonheur.

Une vie abondante et surabondante circulait toujours autour de notre Mère bien-aimée. On se demandé si on sentait le travail... Elle marchait si allègrement dans les voies âpres de la perfec­tion religieuse, qu'on n'osait pas après elle regarder les difficultés du chemin, ni se dire que les pieds en étaient parfois ensanglantés.

Notre Mère vénérée a toujours fait de la direction de ses filles le plus important devoir de sa charge. Le reste, elle le considérait comme accessoire et secondaire.

Nous avons fait, les premières, la douce expérience de ses soins maternels et dévoués, et quand nous nous reportons vers ces années bénies de notre enfance religieuse, un sentiment d'im­mense gratitude remplit nos coeurs. Que n'avons-nous pas senti de sa tendresse ? Que: n'avons-nous pas vu de ses héroïques vertus? de son humilité profonde, de sa mortification sur tout ?

Dans les commencements de sa charge; quand il y avait un changement nécessaire à opérer dans la Maison, notre Mère nous réunissait après la Sainte Communion dans l'ermitage de la Sainte Vierge ; et, se mettant à genoux au milieu de nous, elle nous proposait ce qu'elle croyait être la volonté de Dieu, demandant l'avis de nos soeurs anciennes et le recevait avec la plus aimable déférence, la plus sincère humilité.  Les malades étaient l'objet de sa charité la plus tendre et la plus empressée, elle veillait sur leurs besoins, le jour et la nuit. Combien elle était joyeuse quand elle pouvait leur donner un sou­lagement, leur procurer une petite douceur !    

Elle portait sa sollicitude sur nos familles, sur nos parents, voulant partager leurs peines et leurs joies, et au besoin leur procurant des secours avec un dévouement que rien ne pouvait lasser.

Il est facile de comprendre combien nous étions heureuses sous la houlette de cette Mère chérie... A cette époque si féconde en grâces pour notre chère communauté, Dieu, qui nous avait donné déjà dans la personne de notre digne Père Baret un guide si dévoué, voulut nous donner encore un autre bon Père dans Mgr de Vesins qui prit possession du siège episcopal de notre ville l'année même de notre translation au nouveau couvent.     

 Le digne et saint Evêque admirait l'activité prodigieuse de notre Vénérée Mère et l'épanouis­sement de vie qui rayonnait autour d'elle. Il nous amenait, avec un sentiment de fierté paternelle, ses amis intimes de l'Episcopat ou du Sacerdoce : « Je suis heureux, disait-il, de leur montrer mon Carmel. » Une de ces visites, par un dessein miséricordieux du Seigneur, procura la restauration de celui de Bordeaux.

Ce cher Carmel, comme l'ont raconté nos bien-aimées soeurs dans leur intéressante chronique, allait être dissous faute de sujets capables de garder nos sainte observances. Mgr Donnet avait chargé de cette pénible mesure l'abbé Morel, son grand vicaire, supérieur du Couvent.

Sur ces entrefaites, celui-ci visita Mgr de Vesins, avec qui il était intimement lié et avec lui, vint aux Carmélites. Le contraste de l'état prospère qu'il avait sous les yeux, et de son monastère désolé et désert, l'émut douloureusement. Il conçut le projet de rétablir son Carmel en portant sur ses ruines une part de la sève féconde qui avait ranimé celui d'Agen ; et il ne quitta cette ville qu'après avoir reçu la promesse formelle que notre Vénérée Mère et quelques-unes de ses filles lui seraient données pour Bordeaux.

 Avant cette demande, notre digne Prélat avait dû répondre à d'aussi vives instances de la part de l'Archevêque d'Albi. Nos Mères de Cahors, qui avaient commencé une fondation dans cette ville, se virent par suite de circonstances particulières obligées de rappeler les sujets qu'elles avaient envoyés. On en parla à notre Mère bien-aimée; mais elle ne voulut d'elle-même donner aucune suite à cette affaire, et la laissa entre les mains de ses Supérieurs. Elle était per­suadée qu'en fait de fondations surtout, la preuve la plus certaine de la volonté de Dieu, c'est lorsqu'elles sont imposées par les Supérieurs, et que l'inspiration personnelle de celle qui les accomplit n'y a aucune part. Elle n'a donc jamais voulu d'elle-même prendre l'initiative. Nous lui devons ce témoignage dont les preuves convaincantes sont entre nos mains, par les lettres échan­gées entre Nos Seigneurs les Evêques et les Supérieurs de ses divers monastères.

La fondation d'Albi, la première accomplie par notre Mère vénérée, ne manqua point de ce sceau divin: Le Vénérable Archevêque de cette ville pressa Mgr de Vesins dont il était parent, de lui donner des Sujets pour soutenir ou du moins ré-édifier son carmel. On peut voir encore, dans nos Annales, le secours offert par le Couvent de Toulouse qui désignait pour Fondatrice notre Vénérée Mère, toujours conventuelle de cette Maison. Mais, ni la volonté déclarée des Supérieurs de Toulouse, ni les prières de Mgr de Gualy, ne peuvent faire consentir Mgr de Vesins à céder notre Mère avant l'expiration de son second triennat. Il donna seulement les sujets qu'on lui de­mandait, et la soeur Madeleine de Jésus, Maîtresse des Novices à Agen, fut chargée de commen­cer la Fondation d'Albi, sous la direction et dépendance de notre vénérée Mère qui gardait son titre de Fondatrice de ce nouveau Carmel.

La restauration de celui de Bordeaux survenait après ces conventions, et en 1844, il fallut se prononcer au sujet de ces deux Etablissements.

Ce fut à Bordeaux que notre Mère dut se rendre au mois de septembre 1844. Ce Carmel était en détresse, tandis qu'Albi, après les épreuves des premiers jours, avait admirablement prospéré.

Cette oeuvre fut particulièrement laborieuse et pénible. Notre vénérée Mère y trouva de ces douleurs intimes qui crucifient une âme et l'obligent à déployer, pour en soutenir le poids, tout ce qu'elle peut avoir d'énergie, de force et d'abandon sans mesure aux volontés de Dieu. Ños chères Soeurs n'ont pu se défendre d'en dire un mot mais leur délicate charité a couvert d'un voile la plus grande partie des souffrances qui atteignirent celle dont le Seigneur avait fait son fidèle ins­trument. Nous ne soulèverons point ce voile. Nous regarderons seulement notre Mère dans la si­tuation qui lui est faite au début de sa charge : la Maison est sans sujets, sans ressources, sans provisions d'aucune sorte ; une dette de quinze mille francs pèse sur elle et l'immeuble qui en repré­sente soixante mille est menacé d'expropriation.           

Elle jette son âme en Dieu, s'appuie sur ses Supérieurs; elle marchera quand même. Que de traits de Providence récompensent sa foi ! On n'a pas de pain... Une demoiselle est pressée intérieurement de secourir les Carmélites, et elle vient offrir son assistance... Désormais elle fournira le pain à la Communauté. On a acheté des étoffes indispensables, et on est sans ressources... Le bon Maître éprouve d'abord la foi de notre bien-aimée Mère ; mais au moment fixé pour le paiement, une personne inconnue lui apporte exactement la somme voulue.       

C'est tous les jours que Notre-Seigneur pourvoit aux nécessités de ses Épouses et récompense la courageuse confiance de notre Mère. Elle reçoit des sujets qui apportent des dots considérables ; par ce moyen elle pourra éteindre, avant son départ, les dettes qu'il a fallu contracter. Elle forme ses nouvelles filles, les anime, leur donne cette vie en Dieu qu'elle a le secret de rendre si joyeuse et si libre... M. Morel verra bientôt, dans son Carmel de Bordeaux, le spectacle consolant que lui présentait le Carmel d'Agen... Ce vénérable Supérieur avait quatre-vingts ans alors, et nos Soeurs se rappellent l'avoir entendu dire à notre vénérée Mère, avec une satisfaction émue et les lar­mes aux yeux : « Oh! ma Mère, que je vous suis reconnaissant vous m'avez fait de cette communauté une communauté parfaite! »

Pendant qu'elle accomplissait ainsi l'oeuvre du Seigneur, et sur la fin de son Priorat à Bor­deaux, notre vénérée Mère fut atteinte d'une maladie très grave. Elle croyait toucher au port ; et comme elle désirait ardemment se réunir à son Dieu, elle avait fait avec une vive allégresse ses derniers préparatifs pour le Ciel. Ses filles de Bordeaux, d'Agen, d'Albi adressaient à Notre Sei­gneur des voeux ardents pour la conservation de ses jours. A la sollicitation de la Mère Prieure, qui était alors en charge dans notre Monastère, notre bonne Mère consentit à faire la prière de saint Martin : « Seigneur, si je suis encore nécessaire à l'accomplissement de vos oeuvres, je ne refuse pas le travail... » Ce cri du coeur était le sacrifice entier d'elle-même, et ce sacrifice fut agréé. Le bon Maître nous la laissait pour le bien de nos âmes; pour l'achèvement de la mission sainte qu'elle avait à remplir ici-bas.

 Nous réélûmes notre Mère bien-aimée quand ses années de charge furent expirées à Bordeaux. C'est dans ce séjour à Agen qu'elle concourut fortement à l'établissement de nos Pères Carmes dans notre ville. Mgr de Vesins ne savait rien lui refuser. Elle leur obtint son autorisation, sollicita des dons considérables auprès de ses bienfaiteurs et amis dévoués pour l'acquisition du terrain, et les pourvut de linge et d'ornements pour la sacristie.

Les sujets nombreux qui se pressaient autour de notre bonne et chère Mère pouvaient nous faire présager que nous ne la garderions pas longtemps au milieu de nous. En effet, sur le nombre des postulantes, il y en eut une que la mort de ses parents avait laissée héritière d'une grande for­tune. C'était une âme généreuse; elle réclamait pour sa part la pauvreté et les austérités du Car­mel, et remettait tous ses biens entre les mains de ses Supérieurs, en exprimant le désir qu'ils fus­sent employés en partie à la fondation d'un Carmel, mais du reste elle leur en laissait la libre disposition.

Nous attendîmes une manifestation de la volonté de Dieu. Cette même année 1852, Mgr Villecourt, évêque de La Rochelle, adresse une lettre à Mgr de Vesins, lui demandant des Reli­gieuses fondatrices pour sa bonne ville de Saintes. Il reçut une réponse favorable et notre bien-aimée Mère, sur l'ordre de ses Supérieurs, se rendit â Saintes pour commencer les travaux du monastère.          

Le 7 septembre 1854, la petite colonie fondatrice arrivait au lieu de sa destination. En foulant le sol hospitalier où leur mission réparatrice devait s'accomplir, notre vénérée Mère fut saisie d'une émotion profonde : « Cette oeuvre est grande, dit-elle à ses filles, mais que l'instrument que Dieu emploie est faible !... Il me semble entendre les âmes de ce Diocèse crier vers nous, comme autrefois vers Notre Seigneur : Sauvez-nous ! nous périssons !... elle répéta : Sauver des âmes, que cette oeuvre est grande!

Le lendemain, fête de la Nativité, 70e anniversaire du jour lugubre où la tourmente Révolu­tionnaire avait violemment chassé les premières Carmélites de Saintes, leurs nouvelles soeurs pre­naient possession du Monastère, et déposaient au pied du berceau de Marie leurs actions de grâces et leurs espérances.

 

Pour notre Mère, elle trouva dans l'élan de foi et d'amour avec lequel les pieux habitants de la ville accueillaient la restauration de l'antique sanctuaire de Sainte Colombe, une première récompense de ses travaux et de son dévouement. Le divin Maître lui en réservait d'autres. Mais celle que son coeur apprécia le mieux, ce fut la connaissance intime qu'elle fit à Saintes de Mgr Villecourt. Ce saint évêque eut de fréquents rapports avec elle ; il la vit à l'oeuvre, et lui donna des preuves du plus paternel intérêt.

Quand le Souverain Pontife Pie IX, voulant honorer sa vertu et sa science, l'éleva à la dignité de cardinal, et l'appela à Rome auprès de sa personne sacrée, il porta dans la ville éternelle le souvenir de sa chère fondation de Saintes qu'il avait quittée trop tôt, disait-il, et qui n'avait donné à son coeur que joie et consolation, et il continua à ses filles, à notre vénérée Mère en particulier, le secours de ses lumières et l'appui de sa protection.

Au mois de mars 1855, la construction du couvent fut terminée, et la clôture régulièrement établie. Notre Mère embellit l'église, organisa les offices de la maison, et s'occupa surtout à former les chères enfants que la grâce attirait dans le nouveau Carmel ; son coeur se posait tout entier dans chacun des Monastères où Dieu l'avait momentanément placée ; elle y faisait rayonner la même vie en s'y dépensant avec le même amour.

Mais ce n'est point pour elle encore le temps du repos, et une nouvelle oeuvre va l'appeler : Mgr Landriot, le nouvel évêque de La Rochelle, veut réaliser le désir de son prédécesseur, qui n'est qu'un écho du sien. En l'année 1837, après une visite régulière au Carmel de Saintes, le pieux évêque, si sympathique à notre saint Ordre, lui demanda pour sa ville épiscopale « un essaim des ABEILLES DU CARMEL. »     

Notre Mère fut surprise, et elle hésita ; i1 lui semblait qu'elle avait besoin de la solitude pour retremper son âme. Depuis 20 ans, elle portait sans interruption la charge de Prieure; était-ce bien la volonté de Dieu ? L'instrument est si faible, si incapable de servir à ces grandes oeuvres... ne vaut-il pas mieux qu'elle se retire ?... Ne vaut-il pas mieux qu'elle n'ait plus cette effrayante responsabilité des âmes, alors qu'elle craint pour elle-même et qu'elle plie sous la pression douloureuse de son martyre intérieur ?...

Ses supérieurs l'ont souvent rassurée ; mais à cette heure, ils ne sont plus là, et elle porte aux pieds du Vicaire de Jésus-Christ, son premier Pasteur et son premier Père, ses angoisses et ses doutes.

Dans une longue lettre, elle exposait à Notre Très Saint Père le Pape Pie IX, l'état de son âme, ce qu'elle avait fait dans l'Ordre, ce qu'on lui demandait encore.

Monseigneur Villecourt, qui remit cette lettre au Souverain Pontife, acheva de la faire con­naître, et voici la réponse que notre Mère reçut.        

PIE IX, A NOTRE TRES CHERE FILLE EN J.C.
SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQUE.
« Nous avons reçu dans la lettre que nous a apportée notre cher fils Clément S. R.E. le cardinal Villecourt, avec le présent que vous y avez joint, la touchante expression de votre piété filiale, de votre dévouement et de votre respect envers Nous, ainsi que celle de Vos filles. Nous Nous réjouissons de savoir que le nombre de vos filles s'est multiplié, qu'elles sont établies dans plusieurs diocèses de France avec l'agrément des Evêques et que bientôt comme vous Nous l'écrivez, elles vont fonder un nouveau monastère dans la ville de La Rochelle; mais ce qui comble notre joie et notre bonheur, c'est l'union parfaite qui règne si heureusement entre vous, et cette bonne volonté si vive qui vous porte vers les bonnes oeuvres et la pratique de toutes les vertus chrétiennes.
Nous ne doutons pas, bien chère fille en Notre Seigneur, que vous ne trouviez très lourde la charge de Prieure que vous êtes forcée de porter depuis longtemps dans votre Ordre; mais c'est la volonté de Dieu, et en vous y soumettant, vous recevrez, je vous assure, la force qui vous la fera porter avec joie; bannissez donc tout scrupule et toute inquiétude, et jetez en Dieu toutes vos pensées, puisque Dieu veille sur vous et sur votre Ordre.  
En vous remerciant, vous et vos filles, du présent que vous Nous avez envoyé, Nous voulons répondre à votre piété filiale, à Votre dévouement à toutes/ par une marque toute particulière de notre affection; Nous supplions donc humblement le Seigneur qu'il multiplie ses dons en vous et qu'il les maintienne ; nous ajoutons en conséquence à ces voeux, la bénédiction Apostolique que Nous vous donnons du fond de notre coeur; à vous, notre bien-aimée fille en Notre Seigneur Jésus-Christ, et que Nous étendons avec bonheur aux filles de tous vos Monastères.
Donné à Rome auprès de saint Pierre, le 28 novembre 1857; de notre Pontificat la 12e année.

 

Plus forte après ce puissant encouragement, notre bonne Mère s'occupa de la nouvelle fon­dation. Elle s'annonçait difficile, et les premières négociations lui occasionnèrent bien des travaux et des sollicitudes. De plus, elle n'avait en main aucune ressource et elle ne voyait pas même d'où lui viendrait le secours. Cependant ses Supérieurs lui disaient de marcher. Elle mit donc son oeuvre entièrement à la charge de la divine Providence et elle marcha.

Une maison fut louée et disposée pour recevoir provisoirement la communauté, et le 28 mai 1858, veille de la fête de la Très Sainte Trinité, notre vénérée Mère quitta Saintes, avec les soeurs qui devaient être les pierres fondamentales du nouveau Carmel, et elle se dirigea vers la demeure bénie où Dieu l'appelait.

Les premiers mois qui suivirent l'installation de nos chères soeurs furent marqués par une pauvreté absolue. C'était l'hommage exigé par Dieu, l'exercice nécessaire de leur foi. Mais bientôt le Pourvoyeur céleste commencera son office et le premier secours fut digne de Lui.

On put alors entreprendre la construction du Couvent. Ces travaux furent particulièrement difficiles à La Rochelle à cause de la disposition des lieux. Notre bien aimé Mère demeurait au chantier tout le jour, couverte de son grand voile, suivie d'une soeur qui ne la quittait jamais. Elle pressait les travaux, encourageait les ouvriers, faisait utiliser les vieux matériaux, armée de son compas de la pauvreté qu'elle présentait de si bonne grâce que les ouvriers eux-mêmes finissaient par s'en accommoder.

Quelquefois elle se plaignait amoureusement à Notre Seigneur : « Vous m'aviez promis, lui disait-elle, la solitude et le silence en m'appelant au Carmel, et voyez la vie qu'on m'y fait mener!... O mon bon Maître ! si ce n'était pas pour vous !...

 A la récréation du soir, ses chères filles 1a revoyaient aussi joyeuse, aussi sereine que si aucune préoccupation n'avait pesé sur elle. Elle remontait les courages, ravivait les coeurs, préparait les travaux du lendemain, car à l'heure de la sortie des ouvriers, la communauté allait transporter les matériaux, déblayer le sol etc..., ayant à sa tête notre infatigable Mère qui dans chacune de ses fondations avait à recommencer ces laborieux exercices.

A ces fatigues du chantier, se joignit pour elle une fièvre que le voisinage de la mer lui occasionnait, et qui ne lui laissa pas un instant de repos tout le temps de son séjour à La Rochelle. Elle fut aussi éprouvée par un redoublement de souffrances intérieures, comme nous le voyons par les lettres que lui écrivaient à cette époque Monseigneur de Vesins et le Supérieur de nos soeurs de Saintes, en qui elle avait une entière confiance. Mais ce qui mit le comble à son affliction ce fut la mort, inattendue et prompte de notre Père Supérieur, M. Baret, qui arriva au mois de septembre 1860.

Depuis 21 ans, ils travaillaient de concert à l'oeuvre du Seigneur. Il avait soutenu et porté son âme dans les moments d'épreuves, partagé ses sollicitudes, souffert de ses douleurs; cette mort laissait à notre vénérée Mère un vide qu'elle croyait ne jamais combler. Chacun des Monastères qu'elle avait établis perdait en même temps un soutien et un Père. A tous, il avait continué ses soins dévoués tant que duraient les difficultés et les épreuves. Voyant l'union fraternelle qui dès le commencement les unissait entre eux, il l'avait favorisée de tout son pouvoir, car il comprenait, ainsi que nous en avons fait la douce expérience, qu'elle serait pour nous la source des plus pures joies.       

Le sacrifice que Notre Seigneur lui avait imposé l'atteignait profondément ; et malgré la générosité avec laquelle elle l'acceptait, sa santé en reçut une grave atteinte. Ce fut ainsi au milieu des souffrances du corps et des douleurs de l'âme qu'elle termina sa chère fondation. L'oeuvre pros­pérait et l'instrument était attaché à la Croix, cette source féconde de la grâce et de tous les biens surnaturels.

 Au commencement de l'année 1862, notre vénérée Mère s'arrachait des bras de ses filles de La Rochelle, inconsolables de son départ, et se dirigeait vers Bordeaux. Cependant ce Carmel n'é­tait qu'une étape de son voyage ; c'était Albi qui la réclamait. Nos soeurs avaient un droit incontes­table à la posséder au milieu d'elles ; et dès le mois de juin de l'année précédente, leur pieux archevêque, Mgr de Jerphanion, s'était fait l'interprète de leurs droits et de leurs désirs.

Il écrivait ainsi à Monseigneur de Vesins :
« En 1842, lui disait-il, votre Grandeur eut la bonté de céder au Carmel d'Albi la Révérende Mère Catherine pour qu'elle devint Prieure de ce Monastère; je ne sais quelles circonstances firent que vous la retîntes alors à Agen.
Depuis cette époque et à chaque triennat, nos bonnes Carmélites ont exprimé le voeu que la promesse dont elles conservaient le souvenir se réalisât en leur faveur ; toujours quelque obstacle en a empêché l'accomplissement; tantôt la restauration du Carmel de Bordeaux, tantôt la fondation de Saintes, tantôt celle de La Rochelle.
Aujourd'hui ces grandes oeuvres sont exécutées, et le temps paraît venir où votre Grandeur pourra nous faire la cession à laquelle elle a voulu s'engager. La Prieure actuelle du Carmel d'Albi doit achever prochainement son second triennat ; la sainte règle ne permet pas de la réélire. De son côté la Révérende Mère Catherine est, ou sera, bientôt disponible.           
Elle a déposé la plénitude de l'esprit de sainte Thérèse dans les Maisons de son Ordre qu'elle a gouvernées immédiatement; cette plénitude, notre Monastère d'Albi ne la recevra qu'autant qu'elle en deviendra la Prieure.
Déjà les suffrages des Soeurs lui sont assurés; tous ceux qui s'intéressent à la prospérité de ce pieux établissement désirent avec ardeur qu'il soit placé, au moins pendant trois ans, sous la direction d'une si digne Supérieure. Je le souhaite vivement moi même. Votre charité, Monseigneur, ne la refusera pas à une Maison qui est proprement la vôtre, puisque vous lui avez fourni la plupart des sujets dont elle se compose. Je Vous en serai personnellement très reconnaissant.

 Sur la réponse favorable donnée au saint Prélat, l'élection de notre Mère s'était faite à l'unani­mité, et nos Soeurs la reçurent avec une piété filiale qu'il serait difficile d'exprimer ! Tous les coeurs soupiraient depuis si longtemps après son heureuse venue !... Ici, c'était le repos qui s'an­nonçait à notre digne et vénérée Mère, le couvent était bâti. Elle-même avait donné le plan et choisi le terrain ; et grâce à la divine Providence, prodigué de ses bienfaits en nos bien-aimées soeurs, des secours abondants avaient répondu â leurs nécessités.

Notre Mère se donna aux âmes comme elle savait s'y donner, attirant en haut tous les coeurs, afin de les faire marcher avec une ardeur nouvelle vers la sainteté, où elle avait l'ambition de les élever toutes.

C'est dans ce pieux et fécond travail que le sacrifice vint surprendre la chère et joyeuse famille. Notre- Seigneur appelait sa fidèle Epouse à une vie de labeur ; le repos n'était jamais long pour elle... Et c'est en vain qu'elle a essayé, quelquefois, de se soustraire à ces desseins de Dieu.

Le cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, lui demandait depuis quelque temps, ce qu'il voulait bien nommer un service : une visite à nos Soeurs de Libourne. I1 avait été témoin de la transformation de la communauté de Bordeaux, et il désirait qu'elle apportât à ses autres filles du Carmel ce rayonnement de vie surnaturelle qu'elle avait la grâce de communiquer aux âmes.

Dans le cours de cette année 1862, il écrivit trois fois à ce sujet à notre vénérée Mère. Il s'a­dressa aussi à Mgr de Vesins. Notre bon Prélat et les supérieurs d'Albi ne permirent pas qu'elle différât davantage de se rendre aux voeux du cardinal Donnet, et au mois de novembre 1862, elle dut se diriger vers Libourne. . .

 

Nous savons que nous sommes les fidèles interprètes de nos bonnes soeurs en rappelant le souvenir reconnaissant et filial qu'elles ont gardé à celle qu'elles reçurent comme l'envoyée de Dieu. Les quelques mois quelle passa auprès d'elles leur parurent bien courts... Notre Mère se donnait si véritablement et apportait avec elle une telle plénitude de vie, qu'on ne pouvait sentir battre son coeur près du sien sans en garder une impression profonde... Elle fut une Soeur dévouée pour la Mère prieure en charge, une Mère pour ses filles. Quand elle les eût quittées, leur affection reconnaissante ne pouvait assez s'exprimer.

Des circonstances semblables conduisirent notre vénérée Mère aux Carmels de Cahors et de Figeac. Ces chères Communautés ont également conservé des sentiments de filiale vénération et de vive gratitude pour notre bien-aimée Mère. Le couvent de Figeac, qu'une de ses filles gouverne depuis plusieurs années, a voulu garder avec elle d'aussi intimes rapports que si elle-même eût fondé le monastère.

De retour à Albi, notre bonne Mère dut s'occuper d'une oeuvre qu'on méditait depuis long­temps, et pour l'exécution de laquelle, on avait attendu qu'elle fut à la tête du Carmel de cette ville c'était la fondation de Castres.

La ville de Castres, aussi importante que celle d'Albi par sa population et son commerce, demandait des Carmélites, et plusieurs dignes prêtres, entre autres M. Chevalier de la Mission de Saint-Lazare, apportaient à notre vénérée Mère les voeux des habitants les plus recommandables de la ville. Elle ne se refusait point à ces propositions; mais elle attendait, pour y donner suite, une preuve certaine de la volonté de Dieu.

Cette preuve, Mgr de Jerphanion la lui apportait, le 3 février 1864. Elle était au parloir avec M. Chevalier, confesseur extraordinaire de ses filles d'Albi. Le vénérable archevêque arrive au Carmel, sonne lui-même au tour, et abordant notre Mère, il lui dit d'un ton ferme et résolu qui n'était point dans ses habitudes : « Ma Mère, je viens vous donner l'ordre, en vertu de la sainte obéissance, de partir demain pour Castres. M. Dougados (supérieur d'Albi) vous accompagnera et vous prendrez les moyens de commencer de suite la fondation. » Il dépose un billet de mille francs pour les premiers frais et se retire, la laissant aux prépara­tifs du voyage.

On peut comprendre l'étonnement de celle à qui s'adressaient ces paroles, et qui ne pensait nullement être à la veille d'un départ pour une fondation. Mais elle savait obéir, et quoiqu'elle n'eût d'autres ressources que l'aumône laissée par Monseigneur, elle partait le lendemain, pleine de confiance en son Dieu qui lui avait parlé par l'organe, de son représentant ici-bas.

 

En quelques jours son activité soutenue organisa pour ses filles une demeure régulière et le 28 février 1864, à six heures du soir, elle les recevait dans ses bras et les pressait sur son coeur maternel... ce coeur dont la vive tendresse savait adoucir pour nous toutes les amertumes, com­penser tous les sacrifices...

Le Carmel d'Albi avait donné huit religieuses et une soeur tourière ; leur Vénéré Supérieur les accompagnait. Le lendemain, 1er mars, ce bon Père célébrait le saint sacrifice de la Messe dans l'humble Nazareth, c'est ainsi qu'on appelait la pauvre petite demeure qui servait d'habitation provisoire ; et notre saint Ordre comptait une maison de plus.

Pendant dix mois, notre bien-aimée Mère donna ses soins à ses chères filles et partagea leur pauvreté absolue. De nouvelles et persévérantes recherches lui firent enfin trouver un lieu convenable pour y établir le Monastère; elle en fit disposer une partie et, avant son départ, y installa sa petite famille. Il ne lui fut pas possible alors, à son grand regret, de terminer cette oeuvre : son élection allait se faire à Bordeaux et des raisons particulières ne lui permettaient pas de différer son arrivée dans cette chère communauté.   

Chaque fois que notre vénérée Mère se séparait de ses enfants bien-aimées, elle éprouvait une vive peine. Cette peine augmenta en quittant son cher Carmel de Castres, parce qu'il était dans une plus grande nécessité. Les personnes qui avaient paru s'intéresser davantage à rétablissement du Monastère le laissaient sans secours, et les pauvres seuls partageaient avec l'humble famille du Carmel le pain de tous les jours.       

Notre Seigneur voulait que cette fondation, la dernière accomplie par sa fidèle Épouse, fut marquée plus que les autres du sceau de la Croix. 

Elle-même va la trouver de nouveau, cette Croix bénie que son âme vaillante et généreuse a toujours recherchée. « Mes enfants, nous disait-elle alors, j'ai choisi la Croix de mon divin Sauveur pour mon bâton de voyage, et nous ne pouvons plus vivre séparés."

A Bordeaux, tandis qu'elle se livrait à la joie si douce de revoir ses chères filles, de grands obstacles lui étaient suscités par suite de certaines mesures qu'elle avait été obligée de prendre pour le bien du Monastère; mais les nombreuses oppositions qu'elle rencontrait au dehors ne l'empêchaient pas de continuer son oeuvre. Elle allait droit à Dieu, s'élevant au-dessus de tout considération humaine, et ne craignant pas de s'attirer de nouvelles épreuves pour accomplir fidèle­ment les desseins du Seigneur. Joignant à des vues si pures, une forte et persévérante énergie, aucune difficulté ne l'arrêtait, et elle poursuivait constamment son but, quand la gloire de Dieu et le bien des âmes y étaient intéressés.

Ces occasions révélaient toujours sa grandeur d'âme et son parfait désintéressement d'elle-même. Les calomnies et les mauvais procédés ne la blessaient point, elle éprouvait même un redoublement de charité pour ceux qui lui occasionnaient quelque peine ; mais bien qu'elle ne fût point sensible à ce qui la touchait personnellement, et que son courage ne défaillit pas, son âme si délicate avait parfois, dans ces circonstances pénibles, des heures d'angoisse ; elle s'affligeait alors avec ses supérieurs, et s'accusait seule du mal qui pouvait résulter de tous ces bruits du monde. Aussi cherchait-elle auprès d'eux la lumière et les secours, et le bon Maître, pour l'amour duquel elle affrontait tant de souffrances, voulut que ce secours fût abondant et certain. Non seulement le cardinal Donnet et les guides de son âme a Bordeaux approuvent pleinement sa conduite, mais encore, par une aimable lettre, Mgr Villecourt vient lui-même rassurer et forti­fier son coeur. 

Nous transcrivons ces lignes qui répondaient à un épanchement intime de notre vénérée Mère, au plus fort de l'orage soulevé à Bordeaux.

« Rome, le 3 octobre 1865.
Je vous dois, ma très chère fille, une réponse prompte (au milieu de tant d'autres lettres qu'il me faut écrire de tous les côtés), d'autant plus que vous paraissez accablée d'inquiétudes et de craintes, mais je vous assure que je n'en éprouve guère moi-même à vous répondre.
Si c'était vous-même qui vous missiez en avant, pour toutes ces nouvelles maisons à fonder, je vous dirais comme saint François de Sales : Abeille volage, faites votre miel dans votre ruche et ne vous occupez pas tant de celles des autres ! Mais comme c'est le Seigneur lui- même qui vous met en mouvement, je ne puis que vous dire : Marchez à la voix de Celui qui vous appelle ! Moïse a beau dire au Seigneur : Envoyez, je vous prie, un autre personnage à ma place... il ne fait que s'attirer des réprimandes et il faut toujours qu'il obéisse.
Allez porter vos misères corporelles et même spirituelles en divers lieux tant qu'il plaira à la volonté divine. Vous pouvez bien dire comme Notre-Seigneur : Que ce calice passe sans que je le boive... mais il faut toujours ajouter : Que votre, volonté se fasse et non pas la mienne !
N'est-il pas juste que vous ayez au moins ce trait de ressemblance avec votre Mère sainte Thérèse ? On n'a pas encore dit de vous ce que l'on disait d'elle : que l'on devrait la déférer à l'Inquisition et l'enfermer comme une dangereuse visionnaire... On dit bien que vous êtes une Réformatrice et que vous mériteriez l'excommunication, mais vous savez très bien que personne n'en viendra à vous excommunier et que vous pouvez aller tous les soirs prendre votre repos tranquillement en disant : in pace in idipsum dormiam etrequiescam.
Laissez faire... quand on empêchera d'un côté un sujet d'entrer dans telle maison, il en viendra dix d'un autre.
Mais vous dites : ne ferait-on pas mieux de me jeter dans un coin comme un mauvais instrument ? Encore une fois laissez faire, laissez dire, et obéissez à la voix de Dieu et à ceux qui le représentent. Ceux qui se déclarent vos adversaires peuvent croire qu'ils ont de bonnes rai­sons de se déclarer contre vous : Dieu le permet pour vous humilier, mais cela ne prouve pas que vous devez demeurer indolente comme une tortue, quand le bon Dieu vous dit : Allez ici, ou allez là... Ne savez-vous pas que Dieu opère par le néant, et qu'il choisit pour faire ses oeu­vres ce qu'il y a de plus vil et de plus méprisable ?
Je vous bénis, très chère fille, du fond de mon coeur, ainsi que tout le personnel de votre communauté;
CLÉMENT, CARDINAL VILLECOURT » 

 

L'aimable et saint Prélat ajoutait un mot encourageant du saint Père à ces pages, où se peint au naturel le caractère humble et fort de sa direction et de sa vertu.

Notre bonne Mère n'avait pas seulement les persécutions du dehors pour exercer son courage; à elles s'unissaient en même temps les fatigues du plus considérable de ses chantiers.

La communauté avait à subir de graves inconvénients dans la maison qu'elle occupait, et de plus les habitations voisines avaient des vues sur elle. Pleine autorisation avait été donnée de changer de demeure mais on attendait l'arrivée de notre vénérée Mère à qui cette part était ré­servée partout.          

Elle dut, sur les ordres de son supérieur, commencer aussitôt la construction du nouveau couvent.

C'était le sixième qu'elle faisait bâtir; son expérience sur ce point était complète; elle dispo­sait d'un terrain libre et très étendu ; ce sera le plus achevé de ses Carmels, mais au prix de quel­les peines et de quelles sollicitudes...

Ici, Notre Seigneur semble suspendre ces secours extraordinaires qui souvent ont pourvu im­médiatement à ces nécessités pressantes. Les ressourcés dont elle disposait ont été absorbées par l'achat du terrain. Notre infatigable Mère ne s'arrêtera pas pour cela: l'ordre qu'elle a reçu l'assure de la volonté de Dieu ; elle met en lui, comme toujours, son inébranlable espérance.

Elle appelle tous les anciens ouvriers et amis de la Maison, et elle les met à l'oeuvre. Rien n'était touchant comme de la voir au milieu d'eux ! Toujours calme, sereine, les pressant à propos, parlant à chacun de ce qui l'intéressait davantage au sujet de sa famille, de l'avenir de ses enfants ; elle leur était une véritable Mère. Ces braves gens avaient pour elle une tendresse in­croyable, et ils la vénéraient comme une sainte. Le dimanche, ils arrivaient souvent, tous en fa­mille, parés de leurs plus beaux habits, lui apportant les présents des pauvres : des fruits récoltés dans leur jardin, des fleurs cueillies à la campagne, etc.. En 1870, au moment des troubles de la guerre, ils se concertèrent tous et arrivant au Carmel : « Ma Mère, lui dirent-ils d'une commune voix, vous pouvez compter sur nous... Si on vous fait de la peine, si on vient vous attaquer, nous sommes là pour vous défendre... Vous n'avez qu'à nous faire un signe, nous sommes à vous, à la vie, à la mort... »

Leur volonté généreuse n'eut pas lieu de se sacrifier; mais il était bien consolant pour notre Vénérée Mère de trouver en eux tant de reconnaissance pour le bien qu'elle leur avait fait.  Après trois ans de pénible labeur, les constructions furent terminées. Nous ne pouvons don­ner une idée plus exacte de l'appréciation portée sur ce Monastère, qu'en citant un passage du discours prononcé par le Supérieur de la Communauté de Bordeaux, devant; le cardinal Donnet, le jour où Son Éminence vint le bénir :    

« Quant à la nature des travaux qui ont été faits, à part cette délicieuse Chapelle qui n'est pas pour les Carmélites seules, on a eu pour règle dans leur exécution l'esprit de pauvreté et de simplicité... Rien de superflu, point de concessions aux fantaisies de l'art, conformité scrupuleuse aux prescriptions des saintes Règles, telle a été la mesure religieusement observée par l'intelligence hors ligne qui tient si sagement les rênes de la Communauté... Grâce à son infatigable activité qui la multipliait au besoin, tous les détails passaient par son contrôle, et les travaux ont marché avec un ensemble et une économie qui ne laissent rien à désirer. Mon rôle de Supérieur a été dès lors facile; simple témoin, conseiller quelquefois, je n'ai eu qu'à laisser faire... »

L'humble et fidèle servante du Seigneur ne s'arrêta pas longtemps à jouir d'un repos qu'elle avait cependant chèrement acheté. Au commencement de l'année 1868, elle allait à Castres au premier appel des Supérieurs, travailler à l'achèvement du Monastère, Ses chères enfants avaient été continuellement présentes à sa pensée depuis son départ de cette ville. Elle avait trouvé moyen de leur envoyer des ressources et des sujets pendant les constructions du couvent de Bor­deaux, malgré son extrême pauvreté. Elle leur donna encore une année entière : son coeur sem­blait se complaire davantage dans ce dernier petit nid formé par ses mains maternelles, parce qu'il gardait plus visiblement et plus douloureusement l'empreinte de la Croix.

 

Un doux et saint anniversaire allait bientôt réjouir la nombreuse famille de cette Mère chérie qui consacrait avec tant de dévouement ses forces, son coeur, sa vie au bonheur de ses Enfants : nous parlons du cinquantième anniversaire de son entrée en religion. Elle avait repris la houlette auprès de nos bien-aimées soeurs d'Albi, quand, le 11 avril 1872, arriva cette fête mémorable. Nous laissons nos chères soeurs en redire elles-mêmes un mot; leurs coeurs, qui en ont goûté les joies, peuvent mieux que tout autre en rappeler le souvenir.

Voici un extrait de leur pieux et intéressant écrit : Après les touchantes fêtes de la Semaine Sainte et les solennités de Pâques, qui interrompirent pour quelque temps nos joyeux préparatifs, nous les reprîmes avec une nouvelle ardeur. Nous voulions fêter solennellement cet Anniversaire, comme il est d'usage, et le fêter d'autant mieux que le cas était exceptionnel, puisqu'il s'agissait d'une Mère Fondatrice à qui nous devons tant de bienfaits.

Tous ses Carmels furent prévenus, ainsi que les dignes Pères Supérieurs de chaque Communauté et un grand nombre d'ecclésiastiques et de religieux, ses amis dévoués. Partout nos lettres provoquèrent la plus vive sympathie ; les réponses promptes qui nous arrivaient en étaient une preuve manifeste.

Nos soeurs enviaient notre bonheur et nous envoyaient des présents pour prendre part à la fête. Agen, que son titre de fille aînée rend fière, fut la première à offrir une couronne et un beau bouquet, les autres Carmels envoyèrent aussi une couronne; Bordeaux y ajouta un magnifique cierge.

Le jour de la fête, notre Monastère semblait un ciel : des guirlandes de buis entremêlées de fleurs, ornaient nos cloîtres, nos dortoirs et les escaliers; des légendes redisaient partout notre joie et le sujet de la fêté. La salle du Chapitre, où devait s'arrêter Monseigneur, avait réuni nos meilleures décorations...

 

Notre bonne Mère, absorbée dans le recueillement profond de la prière, nous laissait libres. Le bien-aimé occupait seul son âme, et cet anniversaire lui semblait un nouveau baptême, comme la sainte Profession. A neuf heures, le saint sacrifice commença ; notre vénéré Archevêque était assisté de notre bon Père Supérieur, et un grand nombre de prêtres l'entouraient. Les doux sons de l'harmonium, le chant de beaux cantiques s'unissaient aux accents de la prière et montaient au Ciel pour unir notre fête à celle que les Anges célébraient autour de l'Epoux des Vierges.

Monseigneur adressa des paroles touchantes à celle qui était l'objet de cette pieuse solennité. Notre Mère était devant la grille. Nous nous étions approchées d'elle pour soutenir au-dessus de sa tête les couronnes que ses chères filles lui avaient envoyées, symbole véritable de celle que chacune de ses fondations lui vaudra au Ciel... Nous entonnâmes ensuite le Te Deum. Ce fut un moment solennel... Monseigneur et les prêtres du sanctuaire formaient un demi-cercle autour de l'autel, et chantaient de coeur avec nous le cantique de l'action de grâce... Que de motifs de bénir le Seigneur devant ces 50 années de dévouement, d'immolation, de fidélité entière, qui ont consacré la vie de l'Epouse bien-aimée de son Dieu... Pour elle, accablée sous le poids de ses émotions, elle versait des larmes de joie. Qui pourrait exprimer ce qui se passait alors dans son âme ? Il a été permis à nos coeurs d'enfants de le deviner, il nous sera toujours impossible de le dire.

Après la visite, Monseigneur, entra dans la clôture et entendit une partie des poésies que chacune des fondations avaient envoyées pour fêter celle à qui, après Dieu, on devait le bonheur ici-bas.

Ainsi se termina cette fête, nous disent encore nos chères soeurs, laissant dans nos âmes les plus doux souvenirs. Vint enfin le moment où il nous fut donné de revoir cette Mère chérie, et de jouir de nouveau de ses soins maternels.

Nous avions dû la laisser aux oeuvres que Dieu réclamait de Sa part; mais combien nous sou­pirions après l'heure bénie où elle nous serait rendue! Elle nous revenait sanctifiée et agrandie par ses travaux et ses souffrances, et toujours mère... mère par le coeur, mère par tout son être, car ce qui dominait tout dans ses rapports avec ses énfants; c'était le cachet de la maternité. Il n'y avait qu'à voir le regard d'indicible amour qu'elle promenait sur nous quand nous nous pres­sions autour d'elle, pour comprendre les trésors de dévouement de ce coeur qui ne battait que pour Dieu et pour les âmes ; pour celles surtout dont elle était le guide et l'appui.

Dès son arrivée, un élan puissant et fort nous fut imprimé dans la pratique des vertus reli­gieuses; saintement passionnée pour notre perfection, dans ses brûlants chapitres elle trahissait l'ardeur qui la consumait. Il est impossible de rendre ce qu'elle était dans ces moments où, organe de Dieu, elle nous transmettait sa lumière et sa vérité. Jamais elle ne prépara ses instructions ; c'était de l'abondance du coeur qu'elle nous parlait. Elle voyait la vérité en Dieu, et elle trouvait des accents incomparables pour la faire passer dans nos âmes et nous déprendre de ces riens qui tendent à nous envahir et dont elle pénétrait le néant et la folie.

Ce n'était pas seulement dans les entretiens du chapitre que notre Mère nous instruisait et nous fortifiait; elle le faisait également à toutes les réunions de communauté, à la visite des Ermitages et à la récréation.

Elle condamnait énergiquement la vaine occupation de soi-même. Autant de retours sur nous, avait-elle l'habitude de dire, autant d'éloignement de Dieu.

Les points sur lesquels elle insistait davantage, c'étaient la pratique de nos saintes observances et la fidélité à nos devoirs. Plus ces pratiques étaient petites, plus elle paraissait y attacher de l'importance et voulait en impressionner nos âmes. Sur la fidélité au devoir, elle nous a dit souvent qu'elle ne pourrait croire à une occupation de Dieu qui détourne du devoir ; car Dieu ne peut pas être contraire à lui-même, et, si réellement il agit en nous, il nous portera efficacement à nous acquitter de ce qui nous est prescrit.

Enfin ce qu'elle voulait par dessus tout, c'était l'esprit de mort à toutes choses, qui nous fait vivre au Carmel, seules avec Dieu seul, sans aucun regard inutile sur les choses dont nous ne som­mes point chargées.

C'était encore l'esprit de foi à l'égard des Supérieurs ; ne voyant que Dieu dans leur personne, dans tout ce qu'ils conseillent et ordonnent. Elle nous poussait toujours vers ce centre de l'autorité où elle même avait trouvé la vie. « C'est là, nous disait-elle, le secret de votre bonheur et de votre perfection; et si vous êtes fidèles, vous suffira toujours et rien n'altérera l'union de vos coeurs et la vie de famille dont vous jouissez si heureusement. »  

Nous venons de dire un mot des principes de perfection que nous donnait notre Mère bien aimée ; nous avons aussi essayé de retracer ses oeuvres. Le foyer qui alimentait sa vie au dehors et son action au-dedans, c'était l'union intime et profonde de son âme avec Dieu et son oraison con­tinuelle ; car au milieu des chantiers, comme dans le calme du Monastère, elle communiquait familièrement avec le seul bien-aimé de son coeur.

Que nous aimions, ma révérende Mère, à apprendre d'elle la manière de faire l'oraison ! « Il n'y a rien de si facile, nous disait-elle souvent... il ne faut point se servir de son esprit, mais de son coeur, pour faire l'oraison : on parle coeur à coeur avec Notre Seigneur, on lui expose ses besoins avec la même simplicité qu'un enfant avec son père. » Elle n'admettait point qu'on pût trouver des difficultés à s'entretenir ainsi avec son Dieu; elle n'en avait jamais trouvé elle-même, et nous savons que dès qu'elle entrait au choeur, toutes les préoccupations de sa charge de Prieure, même dans le temps de ses fondations, s'évanouissaient pour laisser à son âme un libre essor vers celui auprès duquel elle reprenait force et courage.

Quant aux distractions qui viennent pendant l'oraison, elle nous enseignait à nous en détourner avec énergie et persévérance; elle appelait cela « l'oraison de combat » qu'elle préférait à tous les goûts sensibles; car c'est alors, ajoutait-elle, que vous prouvez votre amour à Notre Seigneur, tandis qu'en recevant des consolations, on n'acquiert aucun mérite. Défiez-vous de ces goûts sensibles, et ne les recherchez jamais. Ce ne sont pas les grâces extraordinaires, disait-elle encore, qui élèvent l'âme à la perfection, mais la fidélité dans les luttes de chaque jour. »

 Jusqu'à la fin de sa vie, et même trois mois avant sa mort, notre bien-aimée Mère fit exacte­ment sa retraite annuelle; un puissant attrait la faisait soupirer après ces jours de profonde solitude pendant lesquels elle trouvait au pied du Tabernacle le repos nécessaire à son âme. Elle scrutait profondément l'ingratitude du coeur de la créature à l'égard de ce Sacrement d'amour, et elle aurait donné mille vies s'il lui eût été possible, pour réparer les outrages, les profanations et les sacrilèges si souvent commis envers Jésus Eucharistie.

Ces pensées qui attristaient beaucoup son âme, l'occupaient également dans le Che­min de la Croix; elle y faisait de longues stations et répandait en secret d'abondantes larmes...

Notre bien-aimée Mère avait une grande dévotion et une tendresse toute filiale envers la sainte Vierge. Dès son"enfance, elle s'était toute consacrée à son service, et un trait charmant de cette intéressante époque de sa vie, nous prouve combien Marie était sa vraie mère.

Voulant donner à tous ses actes le mérite de l'obéissance, et désirant s'assujettir comme si elle eût été déjà dans l'état religieux, elle s'était placée dans une entière dépendance envers sa tendre Mère du Ciel. Elle allait lui demander ses moindres permissions, en s'agenouillant avec amour et confiance au pied de sa statue. La sainte Vierge devait avoir pour agréable la simplicité de son enfant, et elle se plut à la combler de ses maternelles bénédictions. Aussi notre vénérée Mère attribua-t-elle toujours à sa protection, toutes les grâces de Dieu et particulièrement le don de sa vocation.           

L'amour souverain qu'elle avait pour Notre-Seigneur l'inclinait vers les âmes et lui donnait la sainte passion de les attirer toutes vers Lui. Mais parmi elles, une part spéciale lui avait été faite : c'étaient les âmes consacrées, les âmes sacerdotales... Oh! comme elle a réalisé sur ce point le but principal de notre sainte vocation... Pour les Prêtres, elle offrait ses plus ardentes prières, ses immolations de tous les jours. Et quand un besoin lui était connu, elle ne quittait point Notre-Seigneur qu'elle n'eût obtenu l'effet de ses demandes. Dans toutes les villes où elle a de­meuré, les élèves du séminaire sont accourus nombreux, lui demandant ses conseils, le secours si efficace de ses bonnes paroles. Ils semblaient deviner la mission qu'elle avait reçue, et ils rendent témoignage de la sainte influence qu'elle a exercée sur leur vie.

 Elle s'est trouvée à même de favoriser un grand nombre de vocations pour le sacerdoce et l'état religieux, et elle a aidé les Missionnaires dont elle enviait les travaux et les souffrances.

De l'amour dont elle aimait son Dieu, notre bonne Mère aimait la sainte Eglise. Elle saisissait toutes les occasions de faire porter aux pieds du Vicaire de Jésus-Christ les expressions sincères de son dévouement respectueux et filial. Elle a souffert et elle a prié pour détourner les malheurs qui le menaçaient. Dans ces moments pénibles, ses larmes, ses exhortations brûlantes nous révélaient la blessure profonde qu'elle en avait ressentie.

Son coeur tout livré à Dieu n'était sensible qu'à ce qui intéressait sa gloire... Elle se penchait également vers les autres pour déverser tout ce qu'elle puisait de grâce, de force, d'amour auprès de son Epoux bien-aimé... Que de bien n'a-t-elle pas fait dans sa longue et sainte carrière! Les Maisons de notre saint Ordre qui, les premières, avaient droit à sa charité, savent ce qu'elles ont reçu de son fraternel dévouement.

Elle aimait à assister les pauvres ouvriers, à placer les orphelins, et elle relevait parfois avec une compatissante charité les âmes tombées que la grâce lui amenait et dont elle se faisait la cau­tion auprès de Dieu. Epouse vigilante et sage, la lampe des bonnes oeuvres brillait dans ses mains et les talents re­çus rendaient au Seigneur un fidèle retour.

Nous avons parlé de sa sainte énergie, de la généreuse intrépidité qui la caractérisait ; le feu sacré, dont elle était animée, lui avait donné dans ses travaux extérieurs une ardeur peu commune pour vaincre les difficultés. Maintenant qu'elle concentrait dans la solitude ses vertus et ses dons, elle s'efforçait plus que jamais d'instruire et de fortifier nos âmes. Avec quelle force elle nous parlait de l'amour de la souffrance, et combien ses exemples nous excitaient encore, plus que ses paroles ! Il était si beau de voir ce rayonnement de bonheur qui paraissait sur sa physio­nomie, lorsque la douleur rétreignait plus vivement. C'est alors qu'elle donnait plus de vie encore à nos récréations, et se livrait aux transports d'une joie toute céleste. Mais nous connaissions les sentiments de son coeur saintement passionné pour la Croix, et la souffrance que notre bien-aimée Mère s'efforçait de cacher à nos yeux, se révélait à son insu par ce redoublement d'allégresse.

 La douleur que lui causait le fardeau du Priorat était la seule que son âme généreuse ne pût facilement accepter. Elle avait toujours redouté le poids de la responsabilité, et sa longue expérience ne diminuait point ce sentiment qui lui devenait un tourment véritable. Aussi exprimait-elle souvent son ardent désir d'être déchargée, désir qui semblait prendre toujours une nouvelle intensité et qui fut auprès de ses Supérieurs l'objet de ses supplications et parfois de ses larmes.

Avec quel inexprimable bonheur elle vit arriver la fin de son dernier triennat, époque à la­quelle nos dignes Pères lui accordèrent la grâce qu'elle sollicitait depuis longtemps. Ce jour si beau pour notre Mère bien-aimée fut pour nous, ma Révérende Mère, rempli des plus douloureuses impressions : le fardeau, qu'elle déposait avec tant de joie, nous était imposé, et ce ne fut pas sans une émotion profonde que nous vîmes cette vénérée Mère fondatrice, qui nous avait reçue et formée à la vie religieuse, nous entourer de respect et nous donner des témoigna­ges d'une soumission toute filiale.

Elle put alors donner un libre cours à cette entière dépendance dont son âme avait besoin : « J'ai une Mère, disait-elle, oh! quel bonheur d'avoir une Mère!... » L'expression, avec la­quelle elle redisait ces paroles faisait voir toute l'étendue de la joie qui inondait son coeur. Cette grande et belle âme savait si bien se faire petite ! Comme elle comprenait et pratiquait l'esprit d'enfance et avec quelle admirable simplicité elle agissait en toutes circonstances. Nous eûmes alors sous les yeux des exemples bien touchants et qui firent souvent l'admira­tion de notre chère Communauté.

Avec quelle profonde humilité notre Mère bien-aimée cherchait à s'effacer ; là seulement elle était dans son centre; mais ce qui faisait son bonheur était une vraie souffrance pour nous ; et ne pouvant consentir à ce qu'elle se désoccupât ainsi de toutes choses, nous recevions à cet égard d'affectueuses plaintes : Nous ne la laissions pas, nous disait-elle, jouir de cette vie cachée où elle se trouvait si bien, et après laquelle elle avait si longtemps soupiré.  C'était avec une grande consolation que nous avions placé notre cher noviciat sous sa mater­nelle conduite, heureuse de voir ces jeunes âmes profiter d'une direction si éclairée.

Notre bonne Mère leur recommandait surtout cette parfaite obéissance dont elle nous avait parlé toute sa vie avec tarit d'amour. Nous l'avions si souvent entendue s'écrier : « Obéir, c'est jouir ! » et nous vîmes jusqu'à quel point elle goûtait les charmes de cette obéissance qui était sa vie et son repos. « On vogue si paisiblement, nous disait-elle, dans cette petite nacelle de l'obéissance ! il est si doux de ne répondre d'aucun de ses actes! on fait son chemin sans fatigue et sans inquiétude, et on arrive au Ciel en dormant, comme l'enfant qui repose dans les bras de sa mère. » Et la reconnaissance débordait de son âme à la pensée des précieux avantages que nous procure la vie religieuse du Carmel. C'était toujours avec une ardeur inexprimable qu'elle nous parlait de sa chère et bien-aimée vocation, de ce don inestimable qui la pénétrait jusqu'au plus intime de son être et la faisait vivre dans une perpétuelle action de grâces. Ce sentiment de reconnaissance était comme le fond de sa vie, le caractère distinctif de son âme.

Voyant Dieu dans les créatures, même inanimées, tout lui parlait de sa bonté, de son amour, et, se sentant continuellement entourée de ses bienfaits, elle ne cessait de bénir et de louer son divin Epoux... 

Enfin l'heure arriva, ma Révérende Mère, où il nous fut permis de remettre entre les mains de notre chère et vénérée Mère le fardeau qu'elle avait déposé avec tant de bonheur. Ce fut pour elle un bien grand sacrifice. Elle eût tant désiré passer les dernières années de sa vie à l'abri des préoccupations qu'impose le Priorat!... Mais nos dignes supérieurs et toutes ses chères filles voyaient notre Mère bien-aimée pleine de vigueur et d'énergie, et comprenant que Dieu ne lui donnait cette force vraiment extraordinaire à l'âge de quatre-vingts ans, que pour travailler en­core à la sanctification des âmes, nous n'hésitâmes point à la réélire de nouveau.

Cette grande grâce, si vivement appréciée de toute la communauté, fut pour notre cher Car­mel une nouvelle source de bénédictions, et le Ciel se montra envers nous prodigue de ses fa­veurs.       Les paroles de notre vénérée Mère donnaient aux âmes des lumières si vives et un élan si gé­néreux vers la perfection, qu'on ne pouvait se retrouver sous sa direction maternelle sans avancer dans les voies de Dieu.

Quelques mois après sa réélection, nous eûmes le bonheur de pouvoir lui donner un témoi­gnage de notre reconnaissant et filial amour. Nous arrivions au cinquantième anniversaire où le Seigneur avait amené pour la première fois au milieu de nous notre Mère bien-aimée; et nos coeurs éprouvaient le besoin de lui exprimer de nouveau et plus joyeusement que jamais, les sen­timents que nous causait un si doux souvenir.

Toutes les chères fondations de notre vénérée Mère s'unirent à nous, et s'empressèrent de lui donner, en cette circonstance, les marques les plus touchantes de leur amour et de leur gratitude. Chacun de ses Carmels lui redit en de pieuses et aimables poésies ce que ses filles bien-aimées de­vaient à sa tendresse, et de charmants souvenirs que chacune était heureuse de lui offrir expri­maient aussi l'affection dont cette Mère vénérée était l'objet.

Cette dernière année de la vie de notre chère et si regrettée Mère fut marquée par un redou­blement d'ardeur et d'énergie. Nous la voyions, ma Révérende Mère, aller dans tous les offices, s'occupant des plus petits détails et réglant toutes choses... Son activité, dans un âge si avancé, était le sujet de notre admiration et de notre joie. et nous faisait espérer que le Ciel ne nous la ravirait pas encore !    

Elle se dévouait pour le bien de nos âmes comme aux premiers jours où, instrument de Dieu, cette mission divine était devenue sa part. Nous remarquons seulement depuis quelque temps, un caractère de suavité et de douceur qui tempérait, sans la diminuer son action et nous saisissait plus saintement peut-être. Elle se portait vers le Noviciat avec une ardeur et une tendresse particulières. Le bon Maître se plût à augmenter le nombre du petit troupeau si cher à son coeur, et dans ces derniers mois, six postulantes vinrent se ranger sous sa houlette maternelle.

Avec quel soin et quel zèle , elle formait cette jeunesse avide de ses paroles ! et comme il était touchant de voir une Mère si vénérable, entourée de ces chères enfants, les excitant. à l'amour de leur sainte vocation et à la pratique des vertus monastiques. Combien eussions-nous désiré, ma Révérende Mère, voir nos chères Novices profiter long­temps de cette direction à la fois si douce et si ferme ; mais le souvenir des enseignements de no­tre bonne et chère Mère restera à jamais gravé dans ces jeunes, coeurs dont le début de la vie religieuse a été marquée par une si douloureuse Croix.   

Il y a quelques mois, il se fit dans la santé de notre bien-aimée Mère un changement qui d'a­bord ne nous donna point de grandes inquiétudes. Habituée à dominer son corps et à faire peu de cas de ce qu'elle endurait, elle continua à se livrer avec la même énergie à ses occupations ordi­naires. Elle souffrait cependant beaucoup ; néanmoins elle appréciait vivement la grâce de pouvoir remplir tous ses devoirs, sentant bien que, sans un puissant secours de Dieu, il lui eût été impos­sible de surmonter ainsi cet état.

Mais peu à peu ses forces la trahirent; son estomac s'alimentait difficilement; ses nuits étaient sans sommeil, et de nouvelles atteintes de la maladie de coeur, dont elle avait souffert une grande partie de sa vie, reparurent avec une nouvelle intensité. Nous fîmes appeler M. notre Docteur qui depuis de longues années est si dévoué à notre communauté, et il s'empressa de lui prodiguer ses soins.

Cependant notre chère Mère s'efforçait de dissimuler ses douleurs, voulant d'autant plus réa­gir qu'elle avait dans son âme le pressentiment de sa fin prochaine : C'est ma dernière maladie, il faut la porter vaillamment !

Pendant cette année, elle nous avait dit souvent des paroles qui semblaient nous préparer au grand sacrifice de la séparation. Mais nous n'en avions pas été très frappées, l'ayant entendue si fréquemment parler de la mort dont la pensée lui était familière. Dans plusieurs de ses derniers chapitres, elle nous entretenait avec un saint transport de l'heureux moment où notre âme ira se jeter dans le sein de Dieu ; elle mettait sans cesse sous nos regards les grandes pensées de l'éter­nité; nous les proposant comme sujets particuliers de nos oraisons.

Au commencement du mois de juillet dernier, elle reçut pendant le chapitre une forte im­pression dont elle nous rendit compte elle-même, le soir à la récréation :. « Mes enfants, nous dit-elle, je ne sais quels sont les desseins du bon Dieu... peut-être qu'il va bientôt m'appeler à Lui ; I1 me presse de travailler à votre sanctification. J'ai éprouvé au chapitre quelque chose qui n'est pas ordinaire, un redoublement d'affection maternelle pour vos âmes, un désir ardent de votre sainteté, un amour si fort que je crois ne l'avoir jamais ressenti à ce point... » Ce sentiment était accompagné d'une lumière très vive sur toutes ses chères filles, et d'une émotion profonde qu'elle eut peine à contenir.

Dans le courant du mois d'août, le mal fit des progrès ; cependant elle put encore quelquefois se rendre à la récréation ; elle ne laissait jamais paraître aucune de ses souffrances, et nous égayait comme d'habitude, parlant de Dieu et de la perfection, et semblant alors vouloir nous dédomma­ger de la privation que nous causait son séjour à l'infirmerie.

Notre Seigneur, voulant rappeler à Lui son épouse bien-aimée la veille de la Nativité de sa Très Sainte Mère, parut lui donner un avant-goût de cette fête qu'elle ne devait pas célébrer ici-bas. Nous parlant de la Sainte Vierge en la solennité de l'Assomption, elle insista beaucoup sur le désir qu'elle avait de nous voir toutes devenir de petites Marie, imitant les vertus de sa sainte enfance! Cette pensée l'occupa également' le lendemain à la sainte Communion et les jours suivants; et plusieurs fois la même recommandation nous fut faite par son coeur maternel. Nous étions loin alors de nous douter que cette petite Marie, qu'elle désirait si ardemment nous voir imiter, devait trois semaines plus tard nous ravir cette Mère chérie pour lui donner naissance au Ciel le jour même de l'anniversaire où elle avait pris naissance sur la terre !... 

La maladie de notre chère Mère faisait son cours, et nos soins les plus affectueux n'apportaient pas de soulagement à ses grandes souffrances; l'état devint grave : des" crises d'estomac très dou­loureuses se multipliaient; elle s'affaiblissait beaucoup, sa marche devenait de plus en plus pénible et cependant nous ne pouvions croire qu'elle fût près du terme si redouté par nos coeurs !

Nous l'avions souvent vue gravement malade ; le ciel s'était toujours laissé fléchir par les supplications de ses nombreuses filles; et, comprenant que nous devions à là prière seule la conser­vation d'une si précieuse vie, nous nous livrions à une confiance sans bornes dans ce secours tout- puissant. Quant à notre si bonne Mère, ses pensées étaient bien différentes ; sa conviction res­tait la même ; elle sentait bien qu'elle ne relèverait pas de cette maladie... Toutefois son tendre dévouement pour nos âmes lui faisait accepter la prolongation de ses jours, et malgré le vif désir du Ciel, dont elle fut consumée toute sa vie, et que la longueur de son exil augmentait sans cesse, elle se rendait volontiers aux voeux de ses enfants, disant qu'elle était prête à travailler encore, si telle était la volonté de Dieu.  

Notre vénéré Père Supérieur et notre bon Père aumônier, qui est aussi notre confesseur, entouraient notre chère malade de leur paternelle sollicitude et lui donnaient toutes les marques du plus entier dévouement. C'est une grande consolation, dans notre immense douleur, d'avoir de si bons Pères qui appréciaient à un si haut degré notre Mère bien-aimée, et dont l'unique désir est de maintenir toujours dans notre cher Carmel sa doctrine et son esprit.

Huit jours s'étaient écoulés sans que notre vénérée Mère pût recevoir son Dieu! Notre Père aumônier, ne voulant pas qu'elle fût privée plus longtemps d'une si grande grâce, résolut de lui porter la sainte Communion à minuit.

En faisant les préparatifs de cette pieuse cérémonie, nous fûmes frappées, nos Soeurs infir­mières et nous, de la physionomie de notre chère et bonne Mère : elle était radieuse de bonheur ; et lorsqu'on l'avertit que l'heure approchait, elle voulut se lever pour recevoir Notre-Seigneur. Elle le fit en effet si promptement, avec tant d'agilité qu'on ne l'eût point crue malade. Nous la fîmes asseoir, enveloppée dans son manteau, sur son fauteuil tout recouvert de blanc; sa figure devint encore plus rayonnante et prit une expression toute céleste.

En voyant arriver le Saint-Sacrement notre Mère eut un aimable sourire qui révélait la joie de son âme. Elle reçut son Jésus avec les sentiments de la foi la plus vive et du plus ardent amour. Nous ne perdrons jamais le souvenir de ces instants si précieux qui étaient plus du Ciel que de la terre. Nous nous retirâmes à regret, laissant auprès d'elle la soeur du voile blanc qui gardait notre chère malade.

Que de traits édifiants, ma Révérende Mère, nous pourrions mettre sous vos yeux, nous qui avions la consolation d'être toujours auprès de notre bien-aimée Mère ! Nous étions profondément touchée des nombreux actes de vertu dont elle nous donnait l'exemple au milieu de ses souffran­ces, de ce grand esprit de mort qu'elle nous avait si souvent recommandé, et qu'elle pratiquait avec une admirable fidélité ; elle n'exprimait aucun désir, ne refusait rien; et nos chères Soeurs infirmières étaient parfois confuses de voir cette vénérable Mère se livrer comme un petit enfant entre leurs mains, leur abandonnant entièrement le soin de son corps. Elle s'oubliait elle-même pour penser aux fatigues de ses bien-aimées filles qui l'entouraient, se préoccupant des ménagements à prendre à leur égard, et de leur procurer le repos. Un petit mot d'amabilité s'échappait souvent de son coeur maternel, et au milieu de ses douleurs, elle savait encore réjouir ses chères enfants qui étaient sans cesse l'objet de sa tendre sollicitude. 

Dans la nuit du 3 au 4 septembre, le mal fit de grands progrès; notre Mère demandait ins­tamment les derniers Sacrements ; mais notre digne Père aumônier ne crut pas devoir lui donner encore l'Extrême-Onction; il lui apporta seulement le Saint Viatique dans la matinée. Ce fut une cérémonie bien touchante et bien douloureuse pour nous!... La Communauté accompagnait le Saint-Sacrement; aussitôt qu'elle fut entrée dans l'infirmerie, notre vénérée Mère fit signé qu'on approchât davantage, en nous suivant toutes du regard. Pénétrant dans l'intime de nos coeurs, cette Mère chérie, qui comprenait si bien tous les sentiments que nous nous efforcions de dominer, voulut comme toujours nous élever au-dessus de toute impression naturelle, fidèle à la sainte ha­bitude, qu'elle avait de prévenir toute imperfection : « Mes enfants, nous dit-elle, soyez reli­gieuses dans votre douleur. »

Nous commençâmes les prières du Manuel, et au moment où notre bon Père allait ouvrir le Saint Ciboire, elle jeta vers lui un regard suppliant, afin qu'il lui laissât le temps de dire ce que son âme avait besoin d'exprimer. Elle réunit alors toutes ses forces pour demander pardon à la Communauté, ce qu'elle fit dans les termes les plus humbles et les plus touchants. Nous n'essaierons pas, ma Révérende Mère, de vous redire les paroles de notre Mère bien-aimée. Elle se ser­vit de ces expressions dont se servent les Saints, lorsqu'à la lumière de Dieu, ils s'anéantissent pro­fondément et s'accusent avec la plus vive et la plus sincère conviction. On fut obligé de l'arrêter, car elle se fatiguait beaucoup, élevant de plus en plus la voix et mêlant ses larmes à ses paroles...

Après avoir reçu le Saint Viatique, elle demeura calme et paisible, s'entretenant avec Celui qui avait toujours été l'unique objet de son amour et de ses désirs.

Quelques instants après, nous lui parlâmes du courage de la Communauté qui avait dû se ren­dre au réfectoire immédiatement après cette émouvante cérémonie, et nous lui dimes combien chacune dominait sa douleur. Elle en témoigna beaucoup de satisfaction, et nous dit avec la plus tendre affection : « Oh! oui, ces pauvres enfants me consolent bien !... » On ne pouvait jamais lui causer plus de joie qu'en lui faisant connaître quelqu'acte de vertu pratiqué par ses filles.

Elle était aussi très heureuse de la pensée que tous ses bien-aimés Carmels l'entouraient de leurs prières. Elle aimait si ardemment ses chères fondations pour lesquelles elle avait tant travaillé et tant souffert! Elle suivait de loin toutes ces âmes formées par elle à la vie religieuse, et qui avaient apporté une si fidèle correspondance à ses soins maternels.

C'était une joie pour elle de nous parler de ses chères Communautés ; elle nous chargeait de leur transmettre ses recommandations et ses conseils. Elle insistait particulièrement sur ce point dont elle nous avait toujours fait comprendre l'importance : ne jamais s'écarter du centre, de cette vie de famille qui est une source de bonheur pour l'âme religieuse ; ne chercher les secours spi­rituels qu'auprès de ses supérieurs et jamais au dehors, ne recourant qu'à ceux qui ont grâce et mission pour nous conduire.

Elle nous dit un mot spécial pour chacune des Mères Prieures de ses bíen-aimés Carmels, nous témoignant l'affection profonde qu'elle leur portait et son intime confiance qu'elles ne s'éloigneraient jamais des principes et des usages qu'elles avaient si bien maintenus jusqu'alors.

Une prière non interrompue montait vers le Ciel : les fondations de notre vénérée Mère, ainsi que les Carmels qui nous sont particulièrement unis, offraient avec nous leurs sacrifices, leurs pénitences et leurs voeux pour la prolongation d'une vie, qui procurait tant de gloire à Dieu. Mais le Seigneur avait résolu de récompenser les longs travaux de sa fidèle épouse, et il semblait rester sourd à nos ardentes supplications. 

Dans cette même journée du 4 septembre, notre Mère eut une faiblesse qui nous alarma, et nous jugeâmes prudent d'acquiescer au désir qu'elle avait exprimé déjà plusieurs fois de recevoir l'Extrême-Onction. Avant que notre bon Père aumônier commençât cette douloureuse cérémonie notre bien-aimée Mère demanda que toutes ses chères enfants se rangeassent près d'elle, afin de leur adres­ser ses dernières recommandations. 

« Mes enfants, nous dit-elle, je meurs tranquille, parce que je vous laisse de bons Supérieurs, bien dévoués à vos âmes ; ayez un grand esprit de foi envers eux ; soyez-leur bien soumises, et ne leur faites jamais de peine. Consolez-les, par votre ouverture de coeur, votre docilité, votre obéissance... Soyez bien fidèles aux principes que nous vous avons donnés, ne les oubliez jamais; si vous y êtes fidèles, Dieu vous bénira et vous accordera beaucoup de grâces. Conservez bien cette union et cette charité qui ont toujours existé dans cette sainte maison; ne faites qu'un coeur et qu'une âme entre vous et avec vos Supérieurs; et Dieu vous bénira. Au Ciel, je m'occuperai beaucoup de vous, je prierai pour chacune, et en particulier pour mes chères infirmières qui m'ont soignée avec tant de dévouement ! Mes enfants, je demanderai pour vous l'amour : il faut aimer Dieu et Dieu seul ! il ne faut plus s'aimer, et ne plus penser à soi, ne s'occuper que de Dieu !... » 

Nos coeurs étaient brisés d'émotion, et au milieu de nos larmes, nous donnâmes l'assurance à notre Mère vénérée que ses dernières recommandations seraient toujours gardées avec la plus en­tière fidélité.

Pendant la cérémonie, notre chère et bonne Mère était très calme et profondément recueil­lie, elle était comblée de grâces... Quand nous eûmes terminé les prières du Manuel, que nous récitâmes autour de son lit d'après son désir, elle dit à notre digne Père confesseur un petit mot qui révélait à la fois son amour pour ses enfants et ses sentiments de reconnaissance envers ce bon Père, lui recommanda de travailler toujours à la perfection des chères âmes qu'elle lui lais­sait, de les rendre bien saintes, afin qu'elles vinssent la retrouver au Ciel : « Mes enfants, ajouta-t-elle encore, soyez bien fidèles, pleines d'esprit de foi et de docilité. Adieu! Au revoir! C'est au revoir ! Ce ne sont pas des adieux éternels... C'est bien consolant de se dire au revoir !... »

Notre vénérée Mère était épuisée et avait les yeux pleins de larmes. Notre bon Père aussi très ému ne voulut pas qu'elle se fatiguât davantage, et la Communauté se retira. Bientôt quel­ques-unes de nos soeurs revinrent et s'approchèrent tour à tour de son lit. Notre Mère paraissait tout heureuse de les bénir, et disait à chacune quelques paroles conformes au besoin de son âme.

Notre vénéré Père Supérieur qui avait été obligé de s'absenter, mais dont le coeur paternel était auprès de nous, partageant nos préoccupations et nos inquiétudes, se hâta de revenir dès qu'il apprit que l'état de notre bien-aimée malade s'aggravait. De suite il vint lui apporter sa bé­nédiction, grâce vivement appréciée par notre chère Mère qui recevait avec tant de respect et de foi tout ce que Dieu lui donnait par ses Supérieurs.

La faiblesse de notre Mère vénérée augmentait progressivement, les crises de coeur et d'esto­mac se multipliaient et devenaient de plus en plus douloureuses. Notre bon Docteur constatait avec nous l'impuissance des remèdes, et c'était pour lui une vraie peine de ne pouvoir calmer ses grandes souffrances. Il nous témoignait sans cesse le désir ardent qu'il avait de prolonger une si précieuse existence. Ses bontés et son dévouement touchaient profondément notre Mère qui lui en témoigna sa vive reconnaissance. Elle lui portait un intérêt tout particulier, ainsi qu'à sa chère famille, et lui donna l'assurance qu'elle ne les oublierait pas au Ciel.         

On ne pouvait faire prendre à notre bien-aimée Mère quelques gouttes de liquide sans provo­quer des douleurs très violentes ; mais son courage ne se démentait pas : son calme et son abandon à la volonté de Dieu étaient admirables. Il n'est guère possible de souffrir avec plus de patience et d'amour ! Nous l'entendions fréquemment répéter ces paroles : « Jésus, Marie, Joseph, venez à mon secours! » et baisant avec une grande dévotion une petite statuette de Notre-Dame de Lourdes, elle implorait l'assistance de la Très Sainte Vierge. D'autre fois, dans un redoublement de souffrances, elle étendait ses bras en forme de croix, et disait« Mon Dieu, tout ce que vous voudrez... je vous ai souvent dit de ne pas vous gêner avec moi, je suis à Vous! » 

Dans un moment où elle éprouvait des douleurs extrêmes que rien ne pouvait soulager, nous lui enten­dîmes prononcer ces paroles : "Oh! je suis bien contente que Notre Seigneur ait dit sur la Croix: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné. Oui, je suis heureuse que Notre Seigneur ait dit cela."

Elle prenait souvent un crucifix qu'elle baisait avec une grande piété, en redisant ces deux mots qui exprimaient tous les sentiments de son coeur : « Pardon et amour. » La pensée de la mort ne la quittait pas: « Je m'avance à grands pas vers mon éternité, nous dit-elle. » Sa prière était incessante, et dans le silence même, elle faisait monter vers Dieu de saintes aspirations.

Monseigneur, notre digne et bien-aimé Pasteur, qui sans cesse nous donne des témoignages de son affection et de sa paternité, eut en ce moment le regret d'être absent de son Diocèse. Il eût tant désiré adresser à notre chère malade quelques-unes de ses paroles pleines de bonté que son coeur lui inspire si bien ! Mais sa Grandeur daigna nous adoucir le sacrifice de son éloignement en envoyant, par dépêche, sa bénédiction à notre vénérée Mère, ainsi que l'assurance de ses prières. Elle fut extrêmement sensible à cet affectueux souvenir de notre bon et vénéré Evêque dont elle connaissait si bien le paternel intérêt.

Dans ces jours si douloureux notre Mère recevait les lettres les plus émouvantes de ses chères filles; tout en lui adressant les adieux les plus touchants, elles cherchaient à la retenir sur cette terre, la suppliant de ne point les quitter encore ! Nos bien-aimées Soeurs du Carmel de Bordeaux purent lui exprimer leurs sentiments de filiale tendresse par l'entremise de leur bon et digne Père qui voulut avoir la consolation de la revoir avant son départ pour le Ciel, ce qui fut pour notre Mère une vraie joie.         

Le jeudi, 5 septembre, un mieux inattendu se manifesta dans l'aprés-midi et nous fit reprendre l'espoir que nous pourrions la conserver. Elle demanda les novices et les reçut avec une maternelle bonté. Elle correspondait à la joie de ces chères enfants qui la croyaient déjà en voie de guérison et qui lui en témoignaient leur bonheur.

La nuit suivante fut assez bonne et elle prit un peu de repos. Mais hélas! ce mieux ne devait pas durer longtemps; le vendredi, les crises de souffrances recommencèrent et continuèrent toute la journée. ElIe unissait ses douleurs à celles de son Jésus crucifié qui achevait de reproduire en elle son image. Un attrait particulier l'avait toujours portée, dans ses maladies, à s'occuper beaucoup de la Passion de son divin Maître, ce qui lui faisait oublier toutes ses douleurs.

Dans ce complet oubli d'elle-même, le souvenir de ses chères filles ne la quittait pas, et le jour même de sa mort, elle demanda plusieurs fois: Où sont les enfants? Que font-elles en ce moment?» Et quand nous avions répondu à son désir, elle ajoutait toujours un petit mot qui révélait toute sa maternelle affection.

La dernière visite qui lui fit notre bon Père Supérieur la rendit très heureuse, elle lui en témoigna plusieurs fois sa reconnaissance, lui disant combien ses bonnes paroles, avaient rempli son âme de force et de consolation.

Vers la fin de la journée, notre Mère vénérée éprouva le besoin de changer un peu de position. En ce moment, nous fûmes très frappées de l'expression toute céleste qui animait ses traits : elle était rayonnante et paraissait rajeunie. Nous ne pûmes nous empêcher de lui témoigner notre étonnement de la trouver ainsi... Et nous souvenant que nous étions à la veille de la Nativité, nous lui dîmes : « Ma Mère, la sainte Vierge veut sans doute nous donner cette grande joie de vous guérir au jour de sa fête!... » Notre bonne Mère se contenta de sourire. Ensuite elle dit quelques petits mots pleins de gaieté et d'amabilité, et continua de s'entretenir avec nous.

Une demi-heure s'était écoulée et sa physionomie avait conservé ce reflet divin qui nous avait si heureusement impressionnées. Nous entendîmes sonner l'Angelus, et notre bien-aimée Mère le récita avec un grand recueillement. Ce fut le dernier élan de son coeur vers la Sainte Vierge dont elle avait tant de fois sollicité l'assistance au moment de la mort. Une faiblesse la saisit tout à coup, elle eut le temps de dire un seul mot qui nous exprimait sa souffrance, et inclinant la tête sur sa poitrine, une pâleur mortelle se répandit sur ses traits... Elle resta quelques instants sans connaissance... nous nous efforcions de la rappeler à la vie, mais hélas ! tout était inutile. Cepen­dant elle revint un peu ; et apercevant notre Père confesseur, elle prononça cette parole : « Mon Père, je meurs ! » puis elle demanda par signe la grâce de l'absolution.

Notre bon Père Supérieur que nous avions aussi fait appeler immédiatement, arriva assez tôt pour lui donner une seconde absolution. La Communauté se rendit en toute hâte pour entourer, à ce moment suprême, cette Mère tant aimée !... Ce fut dans le calme, la paix et l'amour que son âme si pure et si belle s'envola vers son Dieu, laissant ses enfants dans la plus profonde affliction.

C'était le soir du 7 septembre, à six heures et demie. Nous nous pressâmes autour de cette dépouille vénérée, baisant avec respect et tendresse ses mains qui nous avaient si souvent bénies et les arrosant de nos larmes... Il serait impossible de décrire ce que nous éprouvâmes dans un tel moment... Les seules pen­sées de la foi nous soutinrent à cette heure si douloureuse !  Nous perdions la présence d'une Mère qui avait donné la vie et le bonheur à nos âmes, mais son coeur ne nous quittait pas ; et nous sentions que nous avions auprès de Dieu une puissante pro­tectrice. 

O Mère bien-aimée, veillez toujours sur votre famille religieuse, sur vos fondations que vous avez entourées de tant d'amour... Obtenez à toutes vos filles la plénitude de cet esprit du Car­mel que Notre-Seigneur vous avait si largement départi ! Oui, notre Mère vénérée vivra toujours parmi nous, et ses saints enseignements resteront à jamais gravés dans nos âmes. 

Nous avons eu, ma Révérende Mère, des preuves bien touchantes de la vénération dont no­tre si regrettée Mère était l'objet, par tous les témoignages de sympathie que nous ont donnés les amis de notre monastère, et particulièrement ceux qui avaient eu des rapports plus intimes avec cette bien-aimée Mère. Nous remercions vivement les nombreux Carmels qui nous ont exprimé avec tant d'affection la part qu'ils ont prise à notre rude épreuve.    

Bien que nous ayons la ferme confiance que notre chère et vénérée Mère contemple son Dieu et jouit de la gloire des Saints, nous vous prions, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater, quelques invocations aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, à notre Père saint Joseph, à notre Sainte Mère Thérèse et à son bon Ange gardien, ob­jet de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma très Révérende Mère.

Votre très humble Soeur et servante,

Sr Marie de Saint-Michel

R.C.I.

De notre Monastère de la Sainte Trinité, de Notre-Dame du Mont-Carmel, et de Notre Mère Sainte- Thérèse des Carmélites d'Agen, ce 25 octobre 1889.

 

P.-S. — Nos Mères du Carmel de Vienne (Isère), vous prient ma Révérende Mère, de faire célébrer le Saint Sacrifice de la Messe pour le repos de l'âme de leur chère Soeur Philomène Ma­rie Saint-Michel, tourière, qui a servi leur communauté pendant seize ans avec un grand dévoue­ment. Elles la recommandent instamment à vos saintes prières.           

Elles remercient également les Carmels qui ont recueilli avec tant de charité des séries de leur tombola et leur font des excuses de la lenteur qu'elles sont obligées de mettre dans l'envoi des lots, à cause de circonstances imprévues.

— Nos Mères de Saint-Dié (Vosges) nous prient, ma Révérende Mère, de vous annoncer qu'elles viennent d'établir un Carmel dans cette ville, où elles ont été accueillies avec la plus vive sympathie. Leur monastère, dont la bénédiction solennelle a eu lieu le 13 septembre, est placé au pied de la montagne du Cambert, à l'endroit même où saint Dié, évêque, puis ermite, s'est sancti­fié et où il est mort.

Elles vous prient aussi, ma Révérende Mère, de vouloir bien leur envoyer les circulaires de nos Soeurs défuntes, car elles tiennent à remplir ce devoir de charité fraternelle.

 

Agen, Imprimerie Ve Lamy, rue Voltaire, 40.

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