Carmel

25 mars 1895 – Metz

 

 

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre Seigneur qui vient d'infliger bien douloureusement nos coeurs en rappelant à Lui, la veille de la fêle de notre bon Père et Protecteur saint Joseph, notre vénérée et très aimée Mère Marie-Henriette de Sainte-Hélène, âgée de 84 ans, 10 mois 24 jours, et de religion 61 ans, 6 mois et 28 jours. Elle était Professe de notre premier couvent, rue d'Enfer, à Paris, et Fondatrice de notre Carmel qui perd en elle l'instrument principal dont la divine Providence s'est servie pour sa restauration.

Notre vénérée Mère Henriette naquit à Versailles d'une famille honorable le jour de Pâques, 22 avril de l'année 1810 et fut nommée Julie au baptême. Elle était la douzième enfant de ses parents qui perdirent presque tous les autres en bas âge; aussi en fut elle d'autant plus aimée. Son père surtout, dont elle était la gloire et l'orgueil, la chérissait et se complaisait dans les belles qualités physiques et morales de sa fille qui, dès sa plus tendre jeunesse, brilla en classe par son esprit réfléchi et studieux et remporta les plus grands succès. D'une nature vive et ardente, d'un caractère entier, la petite Julie eut toujours beaucoup à faire pour se plier et s'assouplir ; quand sa pieuse mère, qui était un ange de douceur, voulait la corriger, son père qui n'était, hélas ! guère pratiquant, prenait aussitôt le parti de cette enfant qu'il adorait, diminuant ainsi sensiblement l'autorité de sa vertueuse mère. Aussi dans la suite notre chère et bonne Mère déplora-t-elle souvent et amèrement cette faiblesse de l'autorité paternelle.

La jeune enfant se prépara au grand acte de sa première Communion avec le sérieux qu'elle apportait à toute chose ; elle en mil tant surtout à se disposer à ses premières confessions qu'elle se souvint toujours de l'impression profonde qu'elle en avait ressentie, tant par suite de la violence qu'elle s'était faite pour vaincre son orgueil que par l'esprit de foi qui l'avait animée. Elle remit son âme entre les mains de directeurs prudents et éclairés qu'elle ne changeait jamais que lorsque Dieu lui même les lui relirait par l'éloignement ou par la mort. Monsieur Aladel en particulier cultiva cette jeune âme avec un très grand soin, trouvant sa joie en la perfection de son obéis­sance. Vers l'âge de 14 à 15 ans, elle fit connaissance d'une digne Fille de la Charité, nommée Soeur Henriette, qui sut gagner sa confiance et qui lui porta dès lors la plus maternelle et la plus religieuse affection. Cette sainte amitié ne contribua pas peu à développer en elle la grâce de la vocation.

Notre chère Mère Henriette eut toujours une tendre dévotion à saint Alexis, en la fête duquel, à l'âge de 17 ans, elle entendit l'appel de Dieu. Elle était allée ce jour là au couvent des Filles de la Charité pour voir sa bonne Soeur Henriette; celle ci n'étant pas libre alors, on la pria d'aller l'attendre au jardin. Or dans ce jardin était une statue de la Très Sainte Vierge Marie devant laquelle la jeune fille s'arrêta pour faire sa prière. Elle entendit alors distinctement ces paroles : « Si lu veux faire ton salut, quitte le monde où tu te perdrais et embrasse la vocation du Carmel ; « c'est là que lu le sauveras. » Ces paroles furent pour elle une révélation et gravèrent profon­dément dans son âme le germe de sa sainte vocation. Cependant, par suite de circonstances que nous ignorons, notre bonne Mère entra d'abord à Versailles, au couvent de la Congrégation de Notre-Dame, du bienheureux Pierre Fourrier, où elle prit l'habit, à la grande satisfaction de cette communauté qui espérait s'attacher un sujet si bien doué. Malgré l'affection dont on l'en­tourait et le bon esprit qu'elle admirait dans cette sainte maison, ne s'y trouvant pas à sa place, elle ne put se résoudre à y faire sa profession. Elle revint donc dans sa famille pour quelque temps; mais l'appel de Dieu devenant de plus en plus pressant, elle entra à notre premier Cou­vent de Paris, rue d'Enfer, où la Rev. Mère Isabelle des Anges exerçait la charge de Prieure. Il serait difficile d'exprimer les sentiments de religieuse et filiale vénération que notre bien chère Mère Henriette a toujours conservés pour celle qui l'avait admise et formée aux pra­tiques et aux vertus religieuses. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les enseignements qu'elle en avait reçus s'imprimèrent si avant dans sa prodigieuse mémoire et dans son coeur aimant que ni le temps ni les années n'ont pu en rien les effacer. La Rev. Mère des Anges avait vécu avec les restauratrices du Carmel,celles-là même qui avaient survécu à la Révolution ; elle tenait donc de bonne source ce qu'elle enseignait à sa chère fille, à celle sur laquelle repo­saient dès lors ses espérances: car elle avait compris les dons de sagesse, de prudence, de matu­rité, de dévouement que Dieu lui avait départis, et elle comptait sur elle pour perpétuer parmi les générations futures l'esprit de simplicité, de pauvreté, d'humilité et d'obéissance des anciennes Mères dont elle avait pu apprécier la vertu.

Une culture aussi sérieuse jointe au riche fond déposé par le Seigneur dans l'âme de notre bonne Mère, en fit une religieuse parfaitement édifiante et attachée à tous ses devoirs qu'elle accomplissait avec un grand zèle, ce qui lui mérita la grâce de recevoir le saint habit des mains de la Mère Isabelle des Anges le 20 août 1834 et de faire sa profession le 21 août de l'année ! suivante, à la grande consolation de la communauté qui déjà l'aimait et l'estimait beau­coup. Son caractère sérieux l'accompagnait partout, surtout dans les offices qu'elle avait à remplir et dans les services que son affectueuse charité lui faisait rendre à ses soeurs. On savait que lorsque l'obéissance ou la charité réclamait d'elle quelque chose, le mandat serait rempli en son temps et avec une rare perfection. Tel fut toujours son, cachet.

Depuis l'année 1844 où elle fut élue Sous Prieure, elle occupa successivement toutes les charges de la religion et s'en acquitta avec un dévouement parfait. Dans celle de Première Dépositaire qu'elle remplit pour la seconde fois en 1833, quels services ne rendit-elle pas à son cher Carmel qui s'en souvient toujours avec autant d'édification que de reconnaissance ! On rebâ­tissait alors le monastère; il fallait veiller à garder la pauvreté et la régularité. Dieu seul sait ce que notre bonne Mère eut à endurer pour cela; mais elle fut toujours à la hauteur de sa mission, prêtant un constant secours à sa Prieure. Quant à son tour, en 1856, elle dut remplir cette charge de Prieure, elle eut à payer presque tous les travaux, et cela au moment où la commu­nauté était dans un grand embarras et où les promesses données n'étaient pas tenues. Notre bien chère Mère sut si bien diriger sa barque qu'il parut évident à tous les yeux qu'elle était remplie de sagesse, de prudence, en même temps que d'esprit de foi et de pauvreté. Ces rares qualités ainsi que son esprit de prière attirèrent tant de bénédictions de Dieu sur son gouverne­ment, qu'elle put en peu de temps faire face aux obligations précédemment contractées.

Non contente de s'employer au bien matériel de son cher bercail, elle travaillait surtout à enri­chir les âmes de fortes et vigoureuses vertus; elle-même leur en donnait l'exemple par son humi­lité, sa parfaite obéissance et son mépris du monde.

Tandis qu'elle était ainsi occupée, la fondation du Carmel de Metz se traitait entre le cardinal Morlot, archevêque de Paris, et Mgr du l'ont des Loges, évêque de Metz, qui désirait ressusciter dans sa ville épiscopale l'ancien Carmel de Metz, où, durant plus d'un siècle et demi, un nombreux essaim de vierges s'était sanctifié par la pratique des plus héroïques vertus. Cette entreprise, qui présentait bien des difficultés, demandait à sa tète une âme vigoureusement trempée et solidement affermie dans l'estime et la pratique de tous les devoirs de notre saint état. Connaissant et appré­ciant hautement le mérite de notre vénérée Mère Henriette, le cardinal Morlot consentit à la prêter à la nouvelle fondation, mais avec la réserve qu'elle reviendrait à Paris dès que le nouveau mo­nastère serait bien établi et en mesure de se passer d'elle.

En prévision de cette grande mission, notre bonne Mère, qui alliait à beaucoup d'ordre un esprit très prévoyant, prépara tout de longue main pour implanter à Metz, dès le commence­ment, la parfaite régularité qui régnait à Paris. En même temps, elle disposait les pierres vivantes qui devaient servir de bas ? au nouvel édifice. Parmi celles ci était une âme d'une vertu et d'un mérite supérieurs. La vigilante Mère travaillait le champ fertile de cette belle âme avec un soin jaloux, s'en promenant des fruits abondants pour sa chère fondation ; mais les vues de Dieu ne sont pas les nôtres ! Il plut à la divine Providence de cueillir ce fruit mûr pour le Ciel quelques semaines seulement avant la date fixée pour le départ de la petite colonie. Dieu seul a pu apprécier la grandeur du sacrifice qu'eut alors à accomplir notre bien aimée Mère. AVEC SA loi profonde, elle adora les desseins incompréhensibles du Seigneur et s'y soumit de tout son coeur; toutefois elle eut souvent dans la suite à renouveler l'offrande de ce grand sacrifice.

Le 9 août 1961, notre vénérée Mère Henriette et nos chères Soeurs fondatrices firent leurs adieux aux Mères et Soeurs tant aimées de notre premier couvent, emportant en leur coeur un attachement profond à leur berceau religieux. Elles se mirent en roule, accompagnées de notre digne Fondatrice, Madame la comtesse de Thiey, de sainte mémoire, qui fut jusqu'à sa mort la meilleure des mères pour son petit Carmel. Le voyage se lit heureusement et promptement ; on arriva à Metz le H) août au matin et on prit aussitôt possession du monastère que notre bien chère Mère, qui avait une dévotion particulière au Mystère de la Sainte Trinité, dédia aux trois Divines Personnes. Ce fut aussi sans doute par un dessein secret de la Providence, notre monastère de Metz étant situé en partie sur remplacement qu'occupait avant la révolution le couvent des Trinitaires. Notre chère Mère mit également le monastère naissant sous la protection de saint Joseph d'Avila : car elle désirait vivement que son petit Bethléem reproduisit la perfection du premier couvent de notre Réforme, établi à Avila par notre sainte Mère Thérèse à qui Notre Sei­gneur dit un jour : « Celle maison est pour moi un paradis de délices. » Dans la suite, le Saint- Siège daigna nous accorder d'ajouter le vocable de l'Incarnation du Verbe à celui de la Sainte Trinité, en souvenir de nos anciennes Mères de Metz si attachées à cet adorable mystère. Puissent ces saintes devancières nous obtenir de marcher sur leurs traces, d'aimer comme elles le Divin Enfant et de reproduire ses humbles vertus !

Le vénérable Prélat de notre chère ville accueillit la digne Mère et ses filles avec une tendresse de père et commença à les entourer de ces sentiments délicats et dévoués qu'il leur continua jus­qu'à sa moi t. Durant de longues années, malgré la générosité de notre vénérée Fondatrice, Madame la comtesse de Bricy, et celle d'une insigne bienfaitrice, Madame Brochant de Villers dont nous tenons aussi à perpétuer la mémoire, la pauvreté fut bien grande au petit Carmel ; on s'y refusait les choses les plus nécessaires : car il y avait d'énormes dettes à couvrir. Toutes les communautés de notre ville se montrèrent d'une grande charité pour notre bien-aimée Mère qui leur en garda toute sa vie une profonde reconnaissance. Les religieuses de la Visitation en parti­culier lui envoyèrent dès le début une large aumône avec beaucoup de livres spirituels, en même temps que la lettre d'affiliation contractée entre nos deux Ordres par ste Chantal et la Mère Marie de la Trinité, et cette étroite liaison fut une continuelle joie pour notre bonne Mère Henriette. Il en fut de même des religieuses du Sacré-Coeur et des Filles de la Charité; parmi celles-ci l'excellente soeur Julie fut une vraie bienfaitrice pour notre fondation et nous ne saurions dire le souvenir affectueux et reconnaissant que lui garda toujours notre chère Mère.

A diverses époques de sa vie, notre Mère bien aimée eut à souffrir des peines d'autant plus cuisantes pour elle que sa nature était plus sensible et plus aimante : car elle fut véritablement broyée par la Tribulation ; mais nous nous abstenons d'en parler davantage par respect pour ses instantes recommandations. La certitude que Dieu voit tout, qu'il sait tout, que lui seul vit et règne éternellement, fut toujours dans ces moments si douloureux sa suprême force et consola­tion : car sa foi profonde lui faisait envisager les choses à la lumière de l'éternité.

Cependant Monseigneur du Pont des Loges, ayant reconnu la nécessité de maintenir à la tète de sa chère fondation notre vénérée Mère Henriette dont il appréciait le mérite, fil de telles instances auprès du cardinal archevêque de Paris que celui ci consentit enfin à la laisser défini­tivement au monastère naissant. Toute entière désormais à sa petite communauté, cette bonne Mère se dépensa largement pour son bien. Dieu seul peut savoir au prix de quelles peines, de quelles sollicitudes elle parvint à l'établir. Elle nous racontait souvent, cuire autres angoisses, celle-ci qui ne fut pas une des moins douloureuses. Un soir qu'elle était malade, le courrier lui apporte la nouvelle de la perte d'une somme très importante sur laquelle elle comptait pour cou­vrir une bonne partie des dettes de son pauvre petit Carmel, et voilà cette espérance anéantie ! La chère Mère mesure alors d'un coup d'oeil la charge qui pèse sur elle et elle en est écrasée. Que va-t-elle devenir ainsi que ses enfants?... Mais comme toujours sa foi la relève ; elle tourne son regard vers la Très Sainte Vierge Marie, espoir des pauvres et consolatrice des affligés, et elle jette un cri suppliant vers cette divine Mère et vers son saint Époux; elle les supplie de ne pas l'abandonner et de se montrer toujours plus ses divins protecteurs. Ensuite elle s'engage à faire plusieurs choses en leur honneur et particulièrement à donner un nom rappelant les Douleurs de Marie au premier sujet qui se présentera après l'extinction entière des dettes. La Mère de toute bonté, et son glorieux Époux saint Joseph daignèrent entendre et exaucer l'humble prière de leur très chère Fille.

Voyons maintenant cette Mère bien-aimée au milieu de sa jeune et si chère famille dont elle désire tant l'accroissement et la perfection. Elle commence par lui prêcher d'exemple : on la voit anéantie au choeur, y paraissant toute perdue en Dieu pendant ses oraisons et durant le saint Office, où sa seule attitude, la gravité avec laquelle elle accomplit les moindres cérémonies, le ton de sa voix témoignent de sa foi profonde, de .-on respect dans le lieu saint et de l'occupation in­time de son âme; aussi n'y tolère-elle pas la moindre légèreté, la moindre négligence dans la préparation et l'accomplissement du grand devoir de la prière ; elle ne veut y voir non plus que la plus parfaite harmonie des voix comme dos coeurs. A l'époque de ses retraites, elle ne quille presque pas le choeur et y reste toute plongée en Notre Seigneur Jésus-Christ, sans rien voir de ce qui se passe autour d'elle.

Permettez, ma Révérende Mère, que nous revenions tout à l'heure sur ce sujet, et que pour le moment nous continuions à vous dire ce que cette bonne Mère fut pour nous. Si elle tenait à ce que nous ne nous entretenions pas de ce qui aurait pu affaiblir, si peu que ce fût, l'esprit de pénitence qui doit nous animer, elle tenait aussi à savoir elle-même nos besoins pour y pourvoir avec une tendresse et une sollicitude toute maternelles, et sa prévoyance à cet égard n'aurait pu être surpassée. On l'a vue plusieurs fois se constituer infirmière de ses enfants, et en cette qualité panser leur maux, leur apporter leurs repas et leur rendre les plus humbles services avec un dévouement extraordinaire. Nous voyions aussi comme notre vénérée Mère était esclave de ses devoirs, de tous sans exception, des petits comme des grands, et combien elle fuyait le plaisir et la vaine satisfaction ; elle paraissait vivre toujours en face de ses obligations envers Dieu, envers la sainte Religion du Carmel et vis-à-vis de ses enfants ; elle s'employait à tout et surveillait tout avec une vigilance à laquelle il eût été difficile de se soustraire. Ayant grandement à coeur de former des officières capables de servir la communauté et de soutenir la régularité, elle leur fai­sait exécuter à la lettre les anciens usages, voyant à cela jusque dans les moindres détails. Aux heures marquées pour telle ou telle obédience, la bonne Mère arrivait à l'improviste s'assurer par elle même que les choses se faisaient bien tant pour le moment que pour la manière. A ses yeux, rien de ce qui louchait nos saints règlements n'était petit ni de peu d'importance ; elle savait que la ferveur se conserve par le maintien strict des moindres observances, tandis qu'elle diminue à proportion qu'on les néglige.

Notre bien chère Mère allait droit à Dieu et ne voyait que Lui en tout ; elle allait droit aussi avec les créatures, ne pouvant souffrir rien de contraire à la parfaite vérité qui était son cachet, et ne supportant jamais dans les âmes de ses tilles rien qui s'écartât de cette limpidité. La droi­ture était tellement dans sa nature et dans tout son être que nous ne croyons pas qu'elle ait jamais agi contre sa conscience; aussi, comme elle ne cherchait que la gloire de Dieu et le bien des âmes, elle poursuivait son but, sans s'en laisser jamais détourner par aucune considération humaine : telle fut sa conduite jusqu'à la fin de sa vie.

Notre chère Mère Henriette avait un coeur aussi ardent qu'aimant, et elle se serait fortement attachée aux âmes en qui elle remarquait de grandes qualités, si elle n'eût porté là le ciseau de la mortification. Il lui arriva plusieurs fois pour se dominer, d'user d'une fermeté très grande à l'égard de celles vers lesquelles une forte sympathie l'eût attirée naturellement. Elle voulait voir le règne de Dieu s'établir en elle-même et dans ses enfants sur les ruines de l'amour- propre; aussi massacrait elle celui-ci pour assurer le triomphe de celui-là. A ce propos, il nous revient le trait suivant : Une de ses filles ayant été choisie fort jeune pour une charge impor­tante, cette bonne Mère eut tant de craintes que cet emploi ne fut préjudiciable à son âme qu'elle dit à une Soeur ancienne : « Oh ! priez pour ma Soeur X... : car je vais lui en faire endurer; « demandez au Ron Dieu qu'elle puisse supporter les épreuves que je lui prépare; j'ai si peur « que celle distinction ne lui nuise, que je me sens pressée de lui ménager beaucoup d'exercice ! » L'exercice vint en effet, il fut très rude et dura plusieurs années. Tout ce que nous en pouvons dire, c'est que celle qui en fut l'objet bénit Dieu sans cesse et le bénira éternellement de la con­duite sage et prudente de sa bonne Mère.

Une des grandes applications de notre Mère bien-aimée fut d'implanter dans son petit Carmel l'amour de la sainte Pauvreté. Elle prenait un soin minutieux de réprimer tout désordre à cet égard et de ne laisser rien faire en aucun lieu du Monastère qui fût tant soit peu contraire à la parfaite simplicité des vrais pauvres. Elle-même pratiquait excellemment cette sainte vertu, n'ayant à son usage que des choses très pauvres qu'elle ménageait et faisait durer fort longtemps; elle utilisait tout, se donnant la peine de ramasser les moindres choses qui pouvaient encore être utiles et elle recommandait beaucoup ces pratiques en l'honneur de la pauvreté de Notre Seigneur et de sa Sainte Mère, ainsi qu'il est dit dans nos saints règlements On l'a vue plusieurs fois après les repas visiter les plats d'épluchures, et lorsqu'elle y voyait des débris pouvant encore servir, elle appelait la Soeur coupable, relirait elle-même ses restes et les prenait pour elle à la grande confusion de celle-ci. C'est une de ces leçons qui ne s'oublient pas. Sous le rapport de la sainte Pauvreté, rien n'échappait à son oeil vigilant. Oh ! qu'elle avait à coeur de voir ses enfants excel­ler dans l'amour et la pratique de cette sainte vertu.

Notre bien chère Mère nous donnait aussi l'exemple d'une vie très laborieuse, parfaitement réglée, où rien n'était laissé au caprice ou à la nature. Durant tout le temps de son priorat à Metz qui fut de 18 ans à plusieurs reprises, elle remplit, en même temps que sa charge celle de la roberie. C'est elle qui faisait et raccommodait à peu près seule tous les vêtements de ses en­fants ; ce ne fut que dans les dernières années qu'elle s'adjoignit une jeune Soeur qu'elle forma soigneusement à cet office.

A sa vie toujours occupée notre vénérée Mère Henriette alliait admirablement l'estime, l'a­mour et la pratique du silence qu'elle voulait voir régner en tout temps et partout dans le monas­tère. Son maintien grave et austère imposait le recueillement, et, en la rencontrant seulement dans la maison, on était pénétré de respect. Dans les occasions les plus pressées, elle n'admettait jamais la moindre légèreté, ni aucune dissipation, disant qu'une Carmélite doit être toujours recueillie et ne sortir jamais de la présence de Dieu.

Cette présence de Dieu en laquelle elle vivait, la rendait ennemie du monde et de son esprit; elle le poursuivait partout où elle en voyait des traces dans ses filles et les formait, dès leurs premiers pas, à aimer et à pratiquer la sainte simplicité qui plaît tant à Notre Seigneur.

Sa manière de traiter avec les personnes du monde était aussi religieuse qu'empreinte de bonté, de simplicité et de droiture; elle portait Dieu dans les âmes, et plusieurs personnes de piété ont retiré beaucoup de fruit de ses entretiens. Elle ne les multipliait pas : car elle avait pour maxime qu'une parole dite à Dieu est plus fructueuse que cent dites aux créatures.

Nous voudrions pouvoir exprimer combien nous avons toujours été impressionnées du pro­fond respect et de l'esprit de foi qui animaient notre bonne Mère dans ses rapports avec nos dignes supérieurs; elle avait aussi à leur endroit la candeur du jeune âge. M. l'abbé de Turmel, qui fut notre Supérieur pendant plus de vingt ans, a rendu d'elle ce témoignage : « J'ai toujours trouvé en Mère Henriette l'obéissance la plus absolue ; elle me demandait des permissions pour des choses qu'elle aurait bien pu décider elle-même, et lorsque je lui en faisais la réflexion, elle me disait avoir plus de satisfaction et de sûreté en agissant ainsi. Sa dépendance était si grande qu'elle me couvrait souvent de confusion. » Si cette vénérée Mère savait si bien obéir, elle ex­cellait aussi dans l'art décommander. Sa bonne mémoire lui servait beaucoup pour cela, eu ce sens que ses ordres étaient toujours précis et tellement en rapport avec les diverses fonctions de chacune de ses enfants, qu'ils ne pouvaient apporter aucun trouble dans leur vie. Elle avait l'ha­bitude de ne pas se servir en commandant d'une autre formule que celle-ci : Je désire que vous fassiez telle et telle chose.

Chacune de nous aime à se rappeler l'impression produite en nos âmes dès nos premiers pas dans la sainte carrière par l'esprit de famille que cette bonne Mère avait implanté si avant dans son petit Carmel. Nous ne devons pas oublier de vous dire en particulier, ma Révérende Mère, l'agrément que notre bien chère Mère savait répandre sur nos récréations qu'elle alimentait par des récits charmants. Elle avait un talent rare et presque inimitable pour rajeunir les histoires traditionnelles et en égayer les nouvelles arrivées. Ayant connu beaucoup d'anciennes Mères et Soeurs, elle avait un répertoire complet et une mémoire prodigieuse qu'elle mettait toujours à contribution de la meilleure grâce du monde.

Notre Mère bien-aimée nous sustentait abondamment du pain sacré de la divine parole. Ses lèvres distillaient toujours et par dessus tout la vérité ; elle était claire et lumineuse dans ses en­seignements, soit pour la réception des sujets, soit pour ses chapitres. Elle aimait surtout à re­venir sur la nécessité de la garde du coeur et sur le soin avec lequel on doit le garantir de toute

souillure et le purifier après ses fautes. Dans ses chapitres du Vendredi Saint, son âme débordait de tendresse et de compassion pour notre Divin Rédempteur, afin de nous embraser d'amour.

Ma Révérende Mère, pour vous dire quelque chose de l'esprit intérieur qui animait notre bonne Mère Henriette il faudrait pour cela une autre plume que la notre. Nous sentons hélas tout à fait impuissante à vous en donner une idée. Déjà vous avez compris qu elle n'eut jamais rien de léger ni de puéril, mais quelle examinait et pénétra toute chose par rapport à Dieu et à l'éternité. Notre Seigneur aimait ardemment cette âme capable de tant d'amour. A diverses époques de sa vie, Il daigna lui donner de vives lumières sur ses mystères d'anéantissement et d'abjection, et ces vues l'enflammèrent tellement d'une passion de vivre dans cette voie qu'elle s'y engagea par la consécration suivante :

 

ACTE DE CONSÉCRATION DE MOI-MÊME A JÉSUS ANÉANTI.

« Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi, avec les états inséparables de sa vie : privation, abjection, anéantissement intérieur et extérieur. Je les embrasse de toute la force de mon âme, ô mon Jésus, vos états d'anéantissement et de douleur. Ce ne sera pas en vain que vous m'y sollicitez depuis si longtemps... Je les choisis en même temps que vous me les offrez . . . Je me les incorpore en même temps que vous me les imprimez en vous incorporant à moi. . . Je les veux maintenant tels que vous les présentez. Je les veux pour toujours, tels que vous les voudrez pour moi. ... Je veux mourir avec Jésus caché, abject et anéanti de la part de Dieu et des hommes, je vous ai épousé... Votre sort est le mien. L'Epoux doit à son épouse appui et protection... Seigneur vous n'y manquerez pas. Je vous dois une entière et généreuse fidélité. Mon Dieu assurez-vous de moi ! Je vous promets, ô mon Sauveur, de ne faire aucune demande de changement de maison, de n'émettre là-dessus aucun désir, de ne rien choisir a cet égard, et si le choix me devenait une nécessité, de préférer la maison où il me paraîtrait y avoir plus d abjection pour moi Le tout avec une entière dépendance de mes Supérieurs. C'est dans l'esprit d'anéantissement que j'ai exprimé dans cet acte que je renouvelle mon voeu de ne faire aucun retour sur moi-même par un motif d'amour et d'intérêts propres. De toute éternité, Dieu a vu avec complaisance les abaissements du Verbe et ceux de ses membres en Lui. Toute la grandeur de la sainte Humanité vient de son union avec le Verbe. Première imitatrice de Jésus, Vierge sainte, prenez-moi pour votre compagne, en même temps que vous me protégerez comme votre enfant. »

Notre chère Mère fit cet acte en retour d'une grâce puissante que Notre Seigneur avait daigné lui accorder. La divine Bonté désirait vivement cette donation pour pouvoir agir librement en elle : mais, si Jésus la lui demanda avec une force à laquelle elle ne put résister, elle la fit avec une délicatesse qui triompha plus victorieusement de ce grand et noble coeur que n'eut fait la force seule. On ne peut assez admirer les grandes choses que Dieu opérait dans cette âme qu'il appelait à un anéantissement universel ; toutes les lumières et toutes les grâces qu'il lui donnait tendaient à enflammer sa volonté afin de la faire entrer dans cette voie qui fut bien la sienne.

Les lignes qu'elle a tracées sont courtes, mais tellement pleines de lumière et de vie que la vie et l'esprit de Jésus en débordent. Si Origène remarque dans son homélie sur Madeleine que cette sainte amante employait les expressions mêmes de celui qu'elle aimait avec tant d'ardeur, nous pouvons bien en dire autant de notre Mère bien-aimée, qui par exemple, voulant s'appliquer à l'humilité et à la charité, dit avec le Divin Maître : « Je suis parmi vous comme celui qui sert...»; puis elle explique comme elle entend accomplir cette parole. Ailleurs, voulant s'adonner à une exactitude parfaite à toutes les observances grandes et petites, ainsi qu'à la ponc­tualité aux actes de communauté, elle dit : « L'heure est venue. . . Levez-vous, sortons d'ici. » Une autre fois : « Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tète », et, à son exemple, elle veut mener une vie dure à la nature et aux sens.

Si Notre Seigneur lui donnait de vives lumières, Il en déparlait aussi, à son sujet, à ses Mères spirituelles, comme il parait bien dans le billet suivant qui ne porte ni date ni signature :

« Ma bien-aimée Fille en Jésus, dans le silence de ma retraite, je vous offre bien particu­lièrement à Notre Seigneur et il me fait sentir plus fortement que jamais qu'il veut que vous soyez à Lui par une immolation absolu; de tout vous-même. Il veut vous détruire dans ce que vous avez de plus intime. A la chère Fille, ce bon Sauveur me fait sentir tout ce qui se passe dans votre âme, et croyez bien que je partage comme une tendre mère pour l'enfant qui lui est le plus cher et vos souffrances et vos combats; je sens que c'est pour cela même que Dieu me donne une plus vive sollicitude pour votre âme ; mais plus je vous aime en Lui et plus je comprends qu'il faut que vous soyez généreuse. Laissez le Seigneur frapper, briser sans rien retenir; agissez peu, restez seulement passive sous sa main, élevant votre âme créée pour Dieu seul au-dessus de toute créa­ture, vous confiant en sa grâce et vous abandonnant à son amour.

Dans une de ses retraites, notre chère Mère Henriette se traça un plan de vie simple et court, en onze articles précédés de ces lignes : « pour être toute livrée à mon Dieu et pour n'être plus partagée entre Lui et moi même, dès ce moment, je m'abandonne à l'anéantissement le plus com­plet où il plaira à son bon plaisir de me réduire; de mon côté, je veux m'appliquer et m'engager même à pratiquer ce que je crois être le plus parfait, suivant ce qui suit :

« Je m'appliquerai à me désoccuper des causes secondes pour ne voir que la volonté de Dieu en toutes choses, surtout par rapport à moi, m'y soumettant aussitôt, parce que tel est le plus parfait.    

« 2" Dans les cas où il me semblera que l'on manque à mon endroit, j'y veux adhérer, parce qu'il est plus parfait de ressembler à l'humble Jésus et que l'état d'abjection fût toujours le sien.

« 3" De même dans les délaissements, rebuts, mépris, adhérence et soumission parfaite à l'oeuvre de Dieu qui se fait en cela par rapport à moi, parce que tel est le plus parfait.

.. 4" Parce qu'il est plus parfait d'être toujours présente à soi-même, en quelque occasion que ce soit, je viserai à cela, tâchant de n'agir jamais par esprit de nature, mais par raison guidée de la foi.

« 5" J'obéirai à mes supérieurs et entrerai dans leurs vues, suivant l'esprit de la loi, c'est-à-dire voyant la volonté de Dieu dans leur direction, parce que c'est le plus parfait. »

Nous ne voulons pas continuer ce détail; qu'il nous suffise de dire que, par un examen se rapportant à chacun des onze articles, on peut constater la fidélité que cette belle âme a mise à exécuter ce programme qui embrassait toute sa vie.

Pardonnez-nous, ma Révérende Mère, de nous étendre sur ce sujet, et cependant nous ne pouvons le terminer sans transcrire encore cette humble prière :

« Jésus dans la gloire, Jésus dans les fers, Jésus dans l'ignominie, Jésus sera toujours mon Jésus. Je vous aimerai toujours, ô mon Dieu. Votre pauvre épouse ne rougira pas de son Époux, quelque pauvre qu'il lui soit; toujours délaissée avec son Époux délaissé, dédaignée avec son Époux dédaigné. Dans les souffrances, quelles qu'elles soient, vous trouverez toujours dans ma poitrine le coeur d'une épouse qui vous aime fortement.

« C'est de vous que j'attends ce coeur, c'est de vous que je tiens ce coeur. « Vous comprenez, ô vous, tendre, généreux et bien cher Époux, ce qu'ici je veux dire. Ne plonge-t on pas tout d'un coup dans un coeur que l'on possède ?

« Ah! je vous aime. Donnez-moi de vous aimer toujours, donnez-moi un amour fort, j'en ai besoin. Donnez-moi l'usage de vos dons et gardez-en la source; je suis heureuse de recevoir tou­jours de vous. . . Mais gardez-moi sous votre aile. Nul autre que vous ne connaît mes besoins. . Tendre Époux, laissez-vous quelquefois fléchir par votre pauvre épouse. . . Que la vie a de diffi­cultés pour elle !. . . Souffrez les en elle qui n'ose pas vous demander de changer sa nature, par respect pour votre sagesse et votre volonté. . . Vous me serez toujours cher. . . Lorsqu'il vous plaira, Seigneur, de me tenir dans l'humiliation, c'est alors que vous serez plus grand en moi, si, comme je l'espère et vous le demande ardemment, vous me faites la grâce d'y être et d'y vivre dans les dispositions constantes où vous me voulez.

« O mon Jésus, mon âme se colle à Vous. Agréez le voeu que je fais et daignez m'y rendre fidèle.

Par ce qui précède, on sent que notre Seigneur se faisait Lui-même le directeur de notre bonne Mère ; néanmoins II lui ménagea aussi de grands secours dans les hommes spirituels qu'il mit plusieurs fois sur sa route. Elle y recourait cependant très sobrement, sachant que le Divin Maître la voulait surtout dans une voie de délaissement complet et universel. Un de ses direc­teurs fut un Père de la Congrégation du Saint-Esprit et du Saint Coeur de Marie, qui connaissait son âme à fond. On ne peut assez admirer l'esprit de Dieu qui parait dans ses lettres courtes, précises, lumineuses, s'alliant si bien à la trempe d'esprit de notre bien chère Mère. Elle fut aussi en relation avec le Révérend Père Turquand, cette âme céleste; leurs rapports, quoique rares étaient de ceux qui lient les saints entre eux. Ils parlaient de l'objet de leur amour, ils épanchaient mutuellement le trop plein de leurs âmes et s'excitaient l'un l'autre à la fidélité et a une généro­sité toujours plus grandes. Jugez-en, ma digne Mère, par ces paroles qui ont blesse l'âme à qui elles étaient adressées :          

« Au Saint-Sacrement, Jésus range contre nous l'armée, ou plutôt les armées de la chante.

J'en pourrais énumérer beaucoup ; mais je me borne à vous en rappeler deux : celle de ses per­fections et celle de ses innombrables bienfaits. Ces deux armées lancent contre nous des traits lorsque nous arrêtons nos pensées sur cet incomparable mystère. Mais le divin Jésus qui nous attaque d'une telle manière, ne nous a pas laissés sans défense; nous aussi nous avons une armée de la charité qui combat contre Lui : ce sont nos saintes pensées, nos affections, nos désirs nos souffrances, nos soupirs, nos gémissements, nos larmes. Combattons donc continuellement et ardemment, laissons-nous blesser, et, à notre tour, blessons de toutes nos forces le divin Jésus ; c'est un duel à mort, et plus on est blessé, plus on combat énergiquement. Blessons-le donc, cet adorable Maître, afin qu'il nous blesse et qu'il nous lance enfin le trait vainqueur qui nous donnera cette bienheureuse mort qui nous fera vivre en Lui. C'est sur cette pensée que je vous laisse, ma bonne et vieille amie en N. S., en envoyant la meilleure bénédiction de l'âme incomparable à la bergère, et à tout son troupeau.

Notre chère Mère Henriette avait contracté aussi pendant son séjour a Paris une liaison d'âme très étroite avec la Révérende Mère Marie-Thérèse Dubouché, fondatrice des religieuses de 1'Ado­ration perpétuelle du Très Saint Sacrement, et elle nous a dit plusieurs fois avoir reçu des grâces signalées par l'entremise de cette grande servante de Dieu à laquelle Notre Seigneur daignait se communiquer très intimement.   

Lorsqu'en 1873 notre bonne Mère remit la charge de prieure entre les mains de notre Mère Raphaël, de sainte mémoire, elle nous donna bien des sujets d édification. Nous ne pouvions voir sans émotion cette vénérée Mère aux genoux de sa fille bien-aimée, soit pour rece­voir sa bénédiction, soit pour demander ses permissions comme une humble novice. Elle remplit durant cette période la charge de première Dépositaire jusqu'à la mort de notre très chère Mère Raphaël, arrivée le 13 Février 1877. cette mort fut un coup bien douloureux pour noir, bien chère Mère Henriette : car ces deux Mères n'avaient fait qu un pour la fondation du petit Carmel de Metz à laquelle toutes deux s'étaient tant dévouées. La Communauté réunit alors de nouveau l'unanimité de ses suffrages sur celle qu'elle vénérait comme sa première Mère et Fondatrice Cependant peu à peu la main du Seigneur s'étendait sur cette nature si active et la réduisait à une complète impuissance qui fut pour elle la source de bien des sacrifices. Quoique déjà sous le gouvernement de notre vénérée Mère Thérèse, de sainte mémoire, qui en 1883 lui avait suc­cédé en qualité de prieure, notre chère Mère Henriette ne quittât presque plus 1'infirmerie elle était toujours l'âme de la maison, l'inspiratrice de tous les actes de notre vertueuse Mère Thérèse qui, en même temps que sa mère, était pour elle une fille remplie de délicatesse et pénétrée de la plus affectueuse reconnaissance.

Pour sa cinquantaine de religion qui arriva durant ce temps, notre bonne et chère Mère Henriette, qui était d'une rare modestie, ne pouvant souffrir d'entendre parler d'elle, d'autant qu'elle se regardait comme un être indigne d occuper une place dans la pensée et dans l'estime de qui que ce fût, demanda comme une grâce qu on ne fit aucune cérémonie extérieure. Malgré la consolation que nous aurions eue à lui donner ce témoignage de notre filiale tendresse, nous ne pûmes refuser d'accéder h son désir. Notre Révérende Mère Thérèse se dédommagea de ce sacrifice en demandant de toutes parts des messes, des communions, des prières ; et, toute heureuse, elle offrit cette précieuse collecte à sa bonne Mère avec un redoublement de délicatesse qui combla tous les voeux de la chère jubilaire. Mgr du Pont des Loges, de sainte mémoire, daigna offrir pour elle en ce jour le saint sacrifice de la Messe, et lui écrivit une lettre excellente qui émut singulièrement celle qui en était l'objet.

Hélas! cette joie n'était que le prélude d'une grande douleur. Le 28 octobre 1885, notre chère mère Thérèse de Jésus rendait à Dieu sa belle âme et nous laissait plongées dans la plus profonde douleur. Qui pourrait exprimer l'angoisse de notre vénérée Mère Henriette qui avait fondé tant de si légitimes espérances pour l'avenir de son petit bercail sur celle que la droite du Très Haut venait de nous ravir ! Mais elle adora avec nous ses desseins impénétrables et s'y soumit entièrement. C'est alors que commença pour notre bien-aimée Mère une période de souf­frances et de privations que Dieu seul a pu connaître et qu'il ne tardera pas à récompenser, nous en avons la douce confiance. Toujours confinée dans sou infirmerie, elle se vit privée absolument de toute assistance aux actes de communauté; puis peu à peu tout travail lui devint impossible ; souvent même de douloureux maux de tète l'empêchaient de faire aucune lecture. Avec une nature active comme la sienne, cette totale impuissance, se joignant à des peines d âme très amères, lui causait une vraie toiture morale qui parfois l'écrasait véritablement.

Cependant elle put encore pendant quelques années s'occuper du noviciat dont tous les exer­cices devaient nécessairement se passer dans son infirmerie. Quel soin ne prenait-elle pas pour former ses chères enfants et leur inculquer l'esprit de notre sainte vocation, l'amour vrai de Jésus et de sa Sainte Mère, et pour imprimer dans leurs âmes les grandes vérités de la foi aux­quelles elle revenait i>ans cesse ! Elle voulait voir ses novices simples et candides et ne pouvait souffrir ni dans leurs paroles, ni dans leur manière d'être rien qui sentit le monde ou son esprit.

Depuis de longues années, notre bonne Mère faisait la Sainte Communion à l'oratoire; au commencement, elle pouvait encore marcher ; mais peu à peu, ses forces ne le lui permettant plus, il fallut l'y conduire dans un fauteuil. On ne saurait dire la reconnaissance qu'elle eut tou­jours pour Monsieur notre pieux et dévoué chapelain qui, au prix de bien des fatigues, était si heureux de lui apporter le Bon Dieu. Elle conserva aussi jusqu'à la fin la plus religieuse gratitude au digne Prêtre qui le lui apportait si charitablement au moment de la mort de notre regret­tée Mère Thérèse.

Durant ces dernières années, le Divin Maître affligea bien sensiblement le coeur maternel de notre bien chère Mère Henriette, en nous enlevant successivement plusieurs de nos bonnes Soeurs, ses très chères filles, entre autres notre vertueuse Soeur des Anges dont l'existence était très étroitement liée à la sienne, toutes deux ne posant plus quitter l'infirmerie, l'une en qualité d'infirme, l'autre en qualité d'infirmière, mais d'infirmière plus souffrante que celles qu'elle soi­gnait avec tant de charité.

Noire bonne Mère étant d'une nature extraordinairement prompte et impressionnable, il lui arrivait des vivacités qui la tenaient toujours abaissée devant le Bon Dieu et qui lui donnaient aussi l'occasion de s'humilier devants ces enfants. cette rondeur, causée surtout par sa parfaite droiture quine lui permettait jamais de dissimuler en rien sa pensée, était le champ de ses combats et de ses victoires. Nous pouvons dire en toute vérité qu'elle a fait à cet égard des progrès immenses dans les derniers temps de sa vie; chacune de nous en était frappée et singulièrement édifiée ; aussi pensions-nous avec douleur que le Bon Dieu ne larderait pas à nous ravir cette Mère bien- aimée à qui nous devons tant et qui a tant souffert pour nous.

Que ne pouvons nous vous dire, ma Révérende Mère, tous les sujets d'édification que celle 1res chère Mère nous a donnés à nous, sa fille, à qui elle avait ouvert les portes de son béni Carmel, qu'elle avait revêtue du Saint Habit de la Religion et qui étions une de ses dernières pro­fesses!... Cette édification se sent, mais ne se peut exprimer. Après chaque chapitre, quand nous venions la voir, joignant aussitôt les mains et baissant les yeux, elle nous disait ses coulpes et en demandait humblement pénitence ; tous les matins et tous les soirs, sa foi vive lui faisait deman­der cl recevoir avec un respect profond la bénédiction de sa pauvre prieure ; elle sollicitait de même ses permissions et nous disait ce que Notre Seigneur lui inspirait pour le travail de sa sanctification, désirant savoir si nous approuvions telle et telle vue que le Bon Maître lui avait données à cet égard. Quelles émotions n'avons nous pas eues en particulier au dernier anniversaire de sa profession, quand elle nous demanda de renouveler ses voeux entre nos mains !... et puis, quand elle nous avait dit franchement sa manière de voir, quel soin à la première rencontre de nous demander pardon de ce qui avait pu être trop carré dans ses expressions ! Souvent nous n'avions

même pas remarqué ce qui faisait l'objet de ses regrets. Que de fois nous avons pensé que le Bon Dieu avait laissé à notre vénérée Mère cette nature ardente et vive pour sa gloire et pour la perfection de cette âme qui lui était particulièrement chère : car seul Il a pu savoir jusqu'à quel point elle se tenait, par cela même, anéantie devant Lui, se regardant comme la dernière de toutes les créatures.

Quand elle croyait avoir fait de la peine à ses chères infirmières ou à nos bonnes Soeurs du voile blanc qui était heureuses de l'entourer de leur filiale affection, elle leur demandait pardon, dès qu'elle les revoyait; ce qu'elle fit même souvent avec une petite novice qui en était toute confuse. Le jour du Vendredi Saint, elle s'empressait aussi, suivant l'usage de l'infirmerie et des offices, de demander pardon aux Soeurs infirmières. Il y a quelque temps, la première infirmière vint nous trouver, toute émue d'avoir ouï cette parole de notre Mère vénérée : «Ma Soeur, dites-moi, je vous prie, ce qui nous choque le plus on moi. » Or, bien loin d'être choquée de quelque chose, l'infirmière ne cessait de nous dire combien notre bonne Mère l'édifiait par sa patience; elle remarquait la violence qu'elle se faisait pour vaincre sa nature, et elle ajoutait : « J'ai bien peur que nous perdions bientôt, cette bonne Mère! » Ce pressentiment n'était, hélas! que trop vrai.

Depuis longtemps, elle désirait la mort et elle la craignait en même temps. Elle la désirait pour se réunir a son Dieu; souvent on l'entendait dire cette parole du roi prophète : « Hélas ! que mon exil est long ! » Elle nous suppliait de demander pour elle une sainte mort et de lui ob­tenir la persévérance finale, prière qu'elle nous a réitérée une infinité de fois. Un mois avant sa mort, notre très chère Mère eut à soutenir un rude assaut de l'ennemi de tout bien; nous com­prenions qu'elle souffrait, mais nous n'osions l'interroger, nous contentant de beaucoup prier pour elle. Cependant un jour elle nous dit : « Oh ! priez, priez pour moi : je souffre violence; le démon me livre un terrible combat; le malheureux ! il voudrait me ravir la confiance que j'ai toujours eue en la Très Sainte Vierge Marie ! Oh ! priez pour moi, afin que je ne succombe pas à un si grand péril. » Quelques jours après, elle nous remercia en nous disant que, grâce à lu bonté de Dieu, elle était sortie de la lice avec une espérance en Marie plus ferme que jamais. Quand elle recevait Notre Seigneur dans son Sacrement adorable elle lui disait ceci, pendant son action de grâce : « Mon bon Jésus, mourons ensemble, je vous supplie ; que je meure à ma vie corporelle taudis que vous perdez en moi votre être sacramentel ! » Elle aurait tant désiré que Notre-Seigneur l'exauçât !

D'un autre côté, elle craignait la mort; oui, elle craignait cette lumière de Dieu qui envahit l'âme au moment de sa séparation du corps et qui lui fait voir des souillures jusque dans ses plus saintes actions, et elle avait besoin qu'on lui prêt liât la confiance, ce que faisaient toujours nos vénérés Pères confesseurs, à son grand profit : car ayant une grande foi, elle voyait et en­tendait Dieu même dans ses ministres.

Le silence allait à son âme qui sentait un si grand besoin de Dieu ; aussi le gardait-elle presque toute la journée, et durant ces longues heures qui étaient souvent pour elle des heures de détresse et d'agonie, tant sa voie intérieure fut crucifiante jusqu'à la fin, elle 11e faisait autre chose que de s'abandonner à Dieu et de vivre continu­ellement en sa présence. Pendant les dernières semaines de sa vie, elle garda presque exclusive­ment le silence, et nous osions à peine lui adresser la parole, tant nous étions pénétrées de res­pect pour la conduite de Dieu sur elle ; nous souffrions avec elle et nous priions avec un redou­blement de ferveur pour cette Mère tant aimée. Toutefois, malgré ce silence dans lequel elle était plongée, elle s'informait avec un intérêt touchant de nos familles, de leurs joies et de leurs peines qu'elle avait toujours partagées avec une tendresse maternelle. En constatant les bénédictions que le Bon Dieu répandait sur nous, notre très chère Mère avait l'habitude de nous dire : « Oh ! tenons-nous bien petites : c'est l'humilité qui conserve les dons de Dieu et les attire de plus en plus sur les monastères et sur les âmes qui les habitent. » Elle s'intéressait à tout ce qui regardait son cher petit Carmel, et partageait vivement nos sollicitudes de l'heure présente. Sa prière était de tous les instants pour nos chers bienfaiteurs, et, quand elle recevait Notre Seigneur, elle les lui nommait en particulier, demandant toujours pour eux quelque grâce spéciale. Quand cette bonne Mère avait reçu un bienfait, elle ne l'oubliait jamais. Nous ne douions pas qu'elle ne conti­nue au ciel son intercession pour ses enfants et pour tous ceux qui sont inspirés de Dieu de les assister charitablement.

Une de ses dernières joies fut de recevoir des lignes incomparables d'une insigne bienfaitrice à laquelle la reconnaissance autant que l'estime l'unissait étroitement. Quelle joie de savoir qu'elle priait tant pour elle et qu'elle la recommandait tant à la Très Sainte Vierge, sa bonne Mère !

Notre très chère Mère s'abandonnait comme un enfanta tout ce qu'on désirait d'elle, ne voulant rien demander et recommandant à notre bonne Soeur infirmière d'agir absolument avec elle comme avec toute autre malade. Plusieurs de nos Soeurs revenaient tout émues d'auprès de ce lit de douleur où elles avaient vu cette bonne Mère pratiquer un si complet oubli d'elle-même cl tant de charité pour les autres : car on la voyait détourner l'attention qui se portait sur elle, pour s'occuper de ses enfants et de la peine qu'elle leur donnait. On sentait qu'elle ne voulait plus vivre que pour Jésus et pour le prochain.

Dieu seul a pu apprécier ce que notre bien aimée Mère Henriette eut à souffrir en son corps et en son âme, et il ne nous appartient pas de vouloir le pénétrer. De douloureuses plaies répan­dues presque partout lui firent endurer un véritable martyre qu'elle souffrit sans se plaindre. Seuls les pansements, qui étaient très douloureux, lui arrachaient quelquefois des cris qu'elle se reprochait ensuite comme de grandes imperfections.

Elle eut la grâce de recevoir les derniers sacrements en parfaite connaissance 15 jours avant sa mort, des mains de notre si dévoué Père confesseur extraordinaire : car c'était la semaine des Quatre-temps ; trois jours après, elle demanda à le revoir et à se confesser de nouveau, ce qu'elle lit avec une lucidité entière. Le lundi, 11 Mars, elle désira de nouveau se confesser cl recevoir le Saint Viatique, grâce que notre vénéré Père confesseur ordinaire vint aussitôt lui apporter à 7 heures du soir. Le mercredi suivant, elle demanda avec les plus vives instances de recevoir encore une fois ce divin Jésus qu'elle aimait tant, disant à son infirmière pour qu'elle se hâtât d'en demander la permission : « Ma Soeur, ma Soeur, j'attends le Seigneur ! » Monseigneur notre Evêque et si bon Père ayant daigné accorder celle autorisation aux saints désirs de la pieuse mourante, notre digne confesseur entra de nouveau pour la confesser et la communier en viatique ; mais elle ne pouvait plus parler et ne put articuler que ce mol : « L'absolution ! » Du­rant plus de 10 jours, cette bonne Mère fut comme suspendue entre la vie et la mort, entourée des soins filiaux de notre dévouée Soeur infirmière qui ne la quittait plus. Nous-même tenions à être également auprès de ce lit de douleur. Parfois nous nous demandions si la chère mou­rante avait encore sa connaissance, tant elle était silencieuse cl absorbée ; mais bientôt un signe l'ait à point nous montrait qu'elle était bien à elle.

Notre bien chère Mère Henriette avait eu toute sa vie une 1res grande confiance à l'eau bénite et souvent elle priait qu'on l'en aspergeât, afin de repousser l'ennemi. Pendant les derniers jours de notre vénérée Mère, nous Cimes plusieurs fois les prières du Manuel et nous récitâmes en communauté le rosaire, dévotion qu'elle aimait beaucoup. Elle tenait à avoir toujours sous ses yeux son crucifix, une médaille de la Sainte Vierge et une du Sacré-Coeur et son regard était cons­tamment fixé sur ces pieux objets. Il semblait qu'elle eût fermé les yeux à tout le reste pour ne plus voir que Jésus crucifié et sa Très Sainte Mère ; elle les regarda sans cesse jusqu'au dernier instant, mais d'un tel regard que, dix minutes avant sa mort, nous ne pouvions croire encore qu'elle fût si près de sa lin. Après une courte et paisible agonie, entourée des prières de toutes ses enfants, notre bonne et vénérée Mère Henriette remit sa belle âme à son Créateur entre les bras de Jésus, Marie et Joseph le 18 mars, après les premières vêpres de la fête de son saint Protecteur. Nous avons la confiance que ce grand saint qu'elle a tant aimé et si fidèlement ho­noré, aura daigné présenter son âme au Souverain Juge et qu'elle ne tardera pas à être réunie dans le ciel aux choeurs des anges et des saints.

Et maintenant, ô bonne Mère, que votre âme affranchie des liens du corps a pris son essor vers la patrie, n'oubliez pas cette famille qui vous fut si chère; obtenez à vos enfants les vertus qui font les saints, et qui, en les détachant de la terre, les lient très étroitement dès ce monde à la très sainte et adorable Trinité, afin qu'elles aient le bonheur de chanter éternellement avec vous ses infinies miséricordes. . .

Monseigneur notre vénéré Pontife et Père daigna nous donner une bien grande consolation qui nous pénétra d'une nouvelle reconnaissance à son égard. Il eut la bonté d'entrer dans la clô­ture le 19 mars et de prier avec nous auprès de la dépouille mortelle de notre bien-aimée Mère Fondatrice.

Nous reçûmes aussi de toutes parts tant de marques de sympathie à l'occasion de ce deuil si douloureux, que nous en fûmes bien touchées. Un grand nombre de prêtres assistèrent au service funèbre de notre bonne Mère et entrèrent pour les absoutes avec le clergé de notre chère paroisse. Nos deux vénérés Pères confesseurs, chanoines de la cathédrale, et Monsieur notre chapelain, faisaient partie de ce pieux cortège. Que Jésus les remercie tous en notre nom !

Sachant combien il faut être pur pour entrer dans la Jérusalem céleste, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre à notre tant regrettée Mère; par grâce une communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, une invocation à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, à notre bon Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à notre Père saint Jean de la Croix, à sainte Hélène, sa patronne. Elle vous en sera bien reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix et dans le coeur transpercé de Marie Immaculée,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

SR MARIE DOROTHÉE DE LA COMPASSION DE LA STE VIERGE.

R. C. IND.

De notre monastère de la très sainte Trinité et de l'Incarnation du Verbe, sous la protection de notre saint Père saint Joseph, des Carmélites de Metz, le 25 mars 1895.

 

 

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