Carmel

25 Mars 1895 – Bethléem

 

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ dont la volonté, toujours adorable et éternellement bénie, a imposé à nos coeurs un bien douloureux sacrifice, en rappelant à Lui, le 4 de ce mois consacré à Notre Père saint Joseph, notre chère et bien-aimée Mère Anne de Jésus Marie du Mont Carmel, doyenne de notre Communauté, dans la 73e année de son âge et la 46° de sa vie religieuse.

Née d'une famille honnête et chrétienne d'une paroisse du diocèse de Bayonne, elle puisa, au (foyer paternel, cette foi éclairée et robuste qui la guida et la soutint toute sa vie. Jeune fille, elle fut le modèle des jeunes personnes de sa paroisse et le mobile de toutes les bonnes oeuvres qui s'y faisaient.

Appelée en Espagne, à l'âge de 20 ans, auprès d'une de ses tantes, elle y passa environ deux ans et ne perdit en rien de son ardente piété : au contraire, l'esprit de foi des habitants de Valence la consolait et elle aimait surtout à passer de longues heures auprès du Saint-Sacrement., dans les chapelles des nombreuses communautés religieuses que possède cette ville.

Revenue dans sa famille, elle se sentit, plus que jamais, pressée d'entrer au Carmel, qui, depuis longtemps, était le but des désirs et des aspirations de son coeur. Sa pieuse mère ne s'y opposait pas, mais il lui fallut soutenir bien des luttes contre la tendresse paternelle pour pouvoir suivre sa vocation. Dès que le sacrifice fut accom­pli et que son père vint la visiter au Carmel d'Oloron où elle venait d'entrer, il la trouva si complètement heureuse, qu'il témoigna le regret d'avoir retardé son bonheur. Il ne fit qu'une demande qu'il obtint aussitôt : c'est qu'on ajoutât, au nom d'Anne de Jésus, qui avait été donné à sa fille, celui de Marie du Mont Carmel. Sa dévotion à la Très Sainte Vierge, sous ce titre, lui faisait désirer qu'elle en portât le nom.

En voyant s'ouvrir devant elle les portos du Carmel d'Oloron, la jeune postulante avait reconnu le monastère que Notre-Seigneur lui avait montré, dans la maison pater­nelle, alors qu'elle soutenait les plus rudes combats pour répondre à l'appel de Dieu.

Sous la douce et forte direction de la Révérende Mère Dosithée et de la Révé­rende Mère Elie, de vénérée mémoire, elle ne pouvait qu'avancer à grands pas dans la pratique des pins solides vertus. Du reste, dès son entrée, il fallut plutôt modérer que stimuler son ardeur. Un jour, pour l'éprouver, la Mère Dosithée., maîtresse des novices, lui fit de sévères reproches et lui donna à entendre qu'elle allait être ren­voyée, puis elle lui remit un ouvrage spirituel pour livre de lecture en lui recomman­dant d'en faire son profit. Restée seule dans sa cellule, la pauvre novice désolée ouvrit cependant le livre en question et y lut un passage qui la consola grandement. Le lendemain, la Mère Dosithée lui ayant demandé comment elle se trouvait, la jeune soeur lui répondit que le livre qu'elle lui avait prêté l'avait singulièrement encouragée, parce qu'il y était dit qu'une perfection acquise n'était exigée que pour les évoques, tandis qu'on ne demandait, aux simples religieux, que des efforts quotidiens pour y parvenir. Elle ajouta, qu'étant, avec la grâce de Dieu, dans la ferme résolution de travailler toute sa vie à atteindre cette perfection, elle espérait que le bon Dieu la garderait toujours dans sa maison. La Mère Dosithée ne put que sourire de ce bou­quet spirituel inattendu et sortit pour dissimuler la satisfaction qu'elle éprouvait des bonnes dispositions de la novice.

Admise à la profession à l'époque ordinaire, elle ne songea plus qu'à témoigner sa reconnaissance envers le bon Dieu par des efforts plus constants et plus généreux dans la pratique de toutes les vertus : l'humilité, l'obéissance et un dévouement sans bornes pour la Communauté furent toujours le cachet de cette âme généreuse et effacée.

Elle fut nommée infirmière aussitôt après sa profession et elle dépensa largement, dans cet office, toutes les ressources de son coeur débordant de charité. Un peu plus tard, elle fut envoyée au Carmel de Pau, nouvellement fondé par le Carmel d'Oloron. Ici surtout, elle fut un pilier d'observance et de régularité, son ardeur au travail ne diminuait jamais sa ferveur dans la prière et son union à Dieu. Elle se livrait sans relâche aux plus rudes labeurs, maniant tour à tour le rabot, la scie et même la truelle, en même temps que la pioche et la bêche, dans le vaste jardin, alors à dé­fricher. Elle pétrissait encore le pain de la Communauté qu'elle s'ingéniait à rendre, tout noir et grossier qu'il était, le moins mauvais possible.

Ces travaux ne l'empêchaient pas de remplir son office d'infirmière avec toute l'assiduité et le dévouement dont son grand coeur était capable. Y avait-il quelque infirme, elle la portait dans ses bras, au Choeur, au jardin et partout où elle espérait lui procurer un peu de soulagement et de consolation. Sa charité ne se bornait point aux soins du corps, elle les assistait aussi de ses prières, et, lorsque la mort les en­levait à sa religieuse affection, elle restait constamment à genoux, en prière, auprès de leur dépouille mortelle, ne les oubliant pas non plus au delà de la tombe, offrant au bon Dieu, pour ces chères âmes, de ferventes prières et de nombreuses mortifica­tions qu elle était ingénieuse à s'imposer et connues de Dieu seul et de sa Mère Prieure. Sa charité pour ses soeurs lui fit solliciter la permission de remplir, pendant tout un carême, l'office de serveuse au réfectoire, alléguant que ce jeûne prolongé convenait parfaitement à son tempérament.

Si la vie, toute de travail et de privations de la Communauté, lui permettait d'avoir son pain de chaque jour, elle ne suffisait pas à payer les dettes contractées pour bâtir la chapelle : il y en avait une, surtout, dont on pressait beaucoup le paie­ment. Comme toujours, la Révérende Mère Élie, alors en charge, s'adressa à notre bon Père saint Joseph, dont elle avait reçu déjà bien des secours qui tenaient du prodige. Mais, ne voulant pas attendre dans l'oisiveté ce nouveau bienfait, elle imagina de le faire gagner à la Communauté par un labeur particulier. Elle fit des billets intitulés : Bons à prendre sur les trésors de Saint Joseph. Un certain nombre d'actes y étaient énumérés et évalués dans chaque billet, à un prix plus ou moins élevé, selon le nombre et la nature des actes qui étaient tous des pratiques de vertu, de régula­rité, oraisons jaculatoires etc. Chaque soeur les prenait sur l'autel de St Joseph et les remettait, après les avoir accomplis, dans une bourse placée à ses pieds. Notre bien aimée Mère Anne fut des plus ardentes à faire ces actes, et Dieu seul en connut le nombre et le mérite.

Peu de temps après, la Révérende Mère Élie recevait une lettre d'un de nos Carmels que nous n'osons nous permettre de nommer, mais qui fut et qui reste tou­jours la providence assurée de nos maisons les plus éprouvées par la pauvreté. La Révérende Mère Prieure écrivait, qu'ayant appris le dénuement de la Communauté, elle était heureuse de pouvoir lui envoyer une aumône dont elle pouvait disposer. L'aumône était considérable et suffisait à couvrir la dette. Il fut en môme temps cons­taté que le total des bons à prendre, sur les trésors de notre Père St Joseph, pré­sentait à ce moment, le chiffre de la somme envoyée.

Quelques années plus tard, la Communauté recevait une marque sensible de la protection de la Très Sainte Vierge dont la Soeur Anne fut l'objet. Depuis 40 jours, elle était alitée et gravement malade de la suette. Elle ne recevait aucun soulagement des remèdes ordonnés par le médecin et sa faiblesse était extrême, n'ayant pris au­cune nourriture depuis les premiers jours de sa maladie. La Révérende Mère Élie eut recours à la Sainte Vierge et fît, en Communauté, une neuvaine à notre bonne Mère du Ciel, devant la statue qui se trouvait à l'infirmerie. Le dernier jour de la neuvaine, Soeur Anne se trouve subitement guérie. Elle se lève, disant qu'elle avait faim et prend de bon appétit un copieux repas en maigre, se rend au lavoir pour laver les tuniques avec la Communauté, et, sans transition, se remet immédiatement à toutes nos saintes Ob­servances. Dès lors, la statue de la Sainte Vierge de l'infirmerie fut appelée Notre-Dame des Miracles.

Notre bonne Mère Anne s'acquittait toujours des offices dont elle était chargée avec une charité et un dévouement sans limites. D'un jugement droit et sûr, d'une rare franchise de caractère et d'une vertu éprouvée, elle fut toujours un aide et un secours pour ses Mères Prieures, qu'elle aima et respecta au delà de toute expression. Son amour pour la Règle était si grand, qu'elle craignait toujours de l'enfreindre et d'y voir porter atteinte.

Il se présenta, au Carmel de Pau, une aspirante qui désirait ardemment se consacrer à Dieu dans notre Saint Ordre, mais sa santé étant très faible, elle demanda à être reçue comme bienfaitrice. La Communauté, étant toujours très pauvre et la Rde Mère Elie, reconnaissant d'ailleurs, dans l'aspirante, les marques d'une bonne vo­cation, n'hésita pas à l'admettre à l'épreuve et quelques soulagements lui furent accordés.

La Soeur Anne, sachant par expérience ce qu'une âme généreuse est capable de faire, avec la grâce de Dieu, l'aborde un jour, et, avec sa franchise ordinaire lui dit simplement : «Ma Soeur, il faut être tout ou rien. Si vous êtes malade, il faut accepter avec reconnaissance et humilité les soulagements qui vous seront donnés comme à toutes les Soeurs, mais, si vous n'êtes pas malade, il faut résister respectueusement plutôt que d'accepter des dispenses dont vous n'avez pas besoin ». Ces paroles, dites avec un accent de charité et de fermeté, furent comprises par la postulante qui l'en remercia et témoigna, dans ses lettres et jusqu'à la mort la plus vive reconnaissance. Elle ne l'a précédée que de peu dans la tombe, après une vie pleine de mérites dans l'observance de notre sainte Règle.

Notre chère Mère Anne exerçait depuis quelques années la charge de Sous-Prieure lorsque le Carmel de Pau fonda le Carmel de Bethléem et elle fut placée à la tête de la nouvelle petite Communauté. Si elle fut heureuse d'être appelée au lieu même de la naissance du Saint Enfant Jésus, elle fut attristée de n'y point tenir la dernière place.

Nous vous avons déjà parlé, ma Révérende Mère, de l'amour de notre bien aimée Mère Anne pour nés saintes observances. Le trait suivant vous donnera, une idée de son zèle à les maintenir dans toute leur intégrité.

Notre généreuse Fondatrice, ayant voulu renouveler, à ses frais, les habite des soeurs qui partaient pour la fondation, une soeur du voile blanc qui aidait a la robe. Elle apprit naïvement que ces habits avaient été taillés plus longs que ne l'indique la Constitution. Aussitôt, notre bonne Mère Anne se rend auprès de la Mère prieure Marie de l'Immaculée Conception, de douce mémoire, et lui répète ce qu'elle venait d'apprendre en ajoutant que, si cela était, une fois hors de la clôture elle passerait les ciseaux à tous les habits trop longs L'esprit de régularité était trop connu pour que la Mère Prieure fût étonnée de cette réflexion. Elle lui dit qu'elle pouvait être tranquille, qu'elle allait examiner les habits et qu'ils seraient réguliers.

Comment vous exprimer, ma Révérende Mère, l'émotion de la petite Communaux et de la pieuse Fondatrice, MelIe de St Cricq Dartigaux, qui avait voulu la suivre pour veiller à sa bonne installation, en apercevant; après une heureuse traversée, cette Terre Sainte, but de leurs ardents désirs, émotion partagée par notre vénéré Père, le Révérend Père Estrate et un autre digne prêtre, Mr l'abbé Bordachar, Supérieur du collège de Mauléon que Lacroix, évêque de Bayonne, avait délégués pour les ac­compagner. A Jaffa, le Révérend Père Directeur de Casa-Nova, envoyé par le Rév. Père Cus. de Terre Sainte et le Vice-consul de Jaffa qui avait reçu des ordres supérieurs, vinrent, avec leurs barques chercher sur le bateau la petite colonie qui, une fois débarquée, se rendit aussitôt à l'église des RR. PP. Franciscains où un Te Deum solennel fut chanté en action de grâces, au milieu des larmes de joie et de reconnaissance des pieux pèlerins. Le soir de ce même jour a Ramleh, les RR. PP. Franciscains, réunis sur leur terrasse, les accueillaient aux cris répétés de "Vivent les Filles de sainte Thérèse" et, le 7 septembre, on atteignait Jérusalem au chant du Loetatus sum. A l'entrée de la Ville Sainte, on descendit de voiture pour la traverser à pied et en silence jusqu'à Casa-Nova où les voyageurs reçurent l'hospitalité la plus cordiale, au son des cloches, après le chant des premières vêpres de la Nativité de la Très Sainte Vierge. Après avoir visite les sanctuaires de Jérusalem la petite Communauté, partie de Pau, le 20 août 1875, se rendait a Bethléem le 12 septembre, la veille du St Nom de Marie. Il ne nous serait pas possible, Ma Mère, de dire son bonheur en franchissant la porte de la petite cite, lieu de naissance de Notre Sauveur et de pouvoir enfin s'agenouiller à la Crèche du Divin Enfant!...

Tout était à faire dans la nouvelle fondation. Chaque matin, après avoir entendu la sainte Messe à la Crèche, notre chère Mère Anne allait, avec, quelques soeurs, à la maison provisoire qu'on avait louée, pour s'approprier, le mieux possible, à la vie régulière et aux exercices de communauté. Elle fit si bien que, le 24 septembre, la petite Communauté et sa Fondatrice, les Révérends Pères Estrate et Bordachar quittaient l'hospice des RR. PP. Franciscains pour descendre à la Crèche où les at­tendaient Mgr Bracco, Patriarche de Jérusalem et son clergé, les religieux franciscains, le Consul de France à Jérusalem et le Vice-Consul de Jaffa. Là, l'abbé Bordachar prononça un discours admirable et inattendu, mettant, de la part de Mgr l'Evêque de Bayonne, le nouveau petit Carmel, « pieux ex-voto de l'église et de la France et particulièrement de Pie IX, » sous la paternelle protection de Mgr le Patriarche.

Après ce discours, écouté avec la plus vive émotion, Mgr le Patriarche déclara qu'il acceptait avec reconnaissance ce don de Rome et de la France, puis, après le chant du Veni Creator, la procession, croix en tête, se dirigea lentement vers le cou­vent provisoire. Tout Bethléem était là, latins, schismatiques et mahométans confondus formant deux haies immenses sur le passage du cortège, pleins de respect, de silence et de sympathie. Parvenu à la maison provisoire, Mgr le Patriarche prononça, après la messe d'installation, la clôture canonique.

Bientôt on put acheter une partie de la colline de David sur laquelle le monas­tère devait être bâti. Ce monastère était fonde, non seulement pour obtenir de l'Enfant- Dieu, par la prière et l'immolation, le triomphe de l'Eglise et le salut de la France, mais aussi pour honorer particulièrement sa pauvreté dans 1'étable de Bethléem. Notre chère Mère Anne le rappelait sans cesse, et, grâce à sa vigilance et à la générosité incomparable de notre vénérée et regrettée Fondatrice, il s'éleva rapidement disposé pour une régularité parfaite et portant le cachet de pauvreté de notre Saint Ordre.

Dès le début de la fondation, les RR. PP. Franciscains n'avaient cessé de témoi­gner, en toute occasion, à la nouvelle Communauté, un intérêt et un dévouement qu'elle ne saurait oublier, particulièrement dans une circonstance bien critique.

Dans le courant de l'année 1876, il y eut une panique générale dans le pays. Le mot d'ordre était donné, disait-on, tous les chrétiens allaient être massacrés le même jour. Les chrétiens avaient peur des turcs, les turcs craignaient les juifs et ces der­niers redoutaient les chrétiens et les turcs. Aussitôt chacun s'enfuit. Les femmes et les enfants se réfugient dans le couvent des RR. PP. Franciscains, les autres courent du côté des montagnes pour se cacher dans leurs antres ou dans les gorges de l'ancienne laure de saint Charitoum. A chaque instant, les nouvelles les plus effrayantes étaient apportées au tour : les têtes des religieux franciscains, assurait-on, roulaient dans les rues dans le sang et la poussière etc. Puis, après le tumulte du sauve-qui-peut gé­néral, un silence de mort se fit dans la petite ville presque déserte. Au premier si­gnal du danger, le Révérend Père Curé de Bethléem, religieux franciscain, était accouru au petit Carmel pour lui offrir un asile dans le Couvent des religieux où une chambre lui avait été réservée. Notre chère Mère Anne ne crut pas devoir accepter cette pro­position : sa confiance en la divine Providence lui faisant espérer que Dieu ne permet­trait pas que la Communauté fut obligée de quitter sa chère clôture. Ce bon Père fit placer sur la terrasse de la maison quinze ouvriers armés et il revint plusieurs fois, et même à une heure assez avancée de la nuit, non sans péril, pour assurer à la petite Communauté que les Fils de saint François veillaient sur elle. Enfin, le calme se fit peu à peu, mais cette panique qui, grâce à Dieu, fut le seul danger auquel notre petit Carmel ait été exposé depuis sa fondation, n'avait pas été sans fondement.

Notre chère Mère fut attaquée, dans le cours de cette même année, d'une forte fièvre et d'une fluxion de poitrine qui la laissa dans un état de faiblesse extrême. Néanmoins, elle se remit aussitôt à nos saintes observances. Le médecin, religieux franciscain qui la soignait, ne pouvant obtenir qu'elle prît les soulagements, qui lui étaient nécessaires, en informa Mgr Bracco, Patriarche de Jérusalem. A sa première visite au Carmel, Sa Béatitude fit à notre bonne Mère Anne de paternelles remontrances à ce sujet, lui recommandant de ménager sa santé; mais, en parfaite carmélite, elle lui donna de si bonnes raisons, comme autrefois sainte Paule à saint Epiphane dans un cas analogue, que Mgr le Patriarche se retira presque persuadé. Notre chère Doyenne se plaisait souvent à répéter, quand elle était malade, ces paroles de Sa Béatitude: «Les méde­cins font leur devoir, faisons le nôtre. »

Le 21 novembre 1876, quatorze mois après son arrivée à Bethléem, la petite Communauté prenait possession du nouveau monastère.

C'est surtout ici, auprès de la Crèche bénie de notre divin Sauveur, que notre bien-aimée Mère Anne se montra généreuse pour son Dieu, zélée pour sa gloire pour le salut des âmes qui lui étaient confiées et dont elle ne demandait qu'une fidélité constante dans la pratique de notre sainte Règle et Constitutions.

En distribuant les offices aux soeurs, notre chère More Anne avait terminé en disant: «Et moi, je garde le jardin». Aux représentations qui lui furent faites a ce sujet, elle répondit: «Non, non. C'est ce qui me convient.»

Déchargée du fardeau de la supériorité, notre bonne Doyenne redevenait humble et docile comme un petit enfant, respectant et vénérant celles qui lui tenaient la place de Dieu La parole de l'autorité était sacrée pour elle et son obéissance était sponta­née ardente et parfaite. Surtout cordiale et débordante d'une religieuse affection pour ses Mères Prieures, elle donnait toujours un entrain tout joyeux et filial aux petites fêtes de famille que ramènent les anniversaires de leurs saints patrons ou autres

d'usage au Carmel.

Le bonheur que notre bien-aimée Mère Anne goûtait d'habiter Bethléem fut com­plété encore, il y a deux ans, par l'achèvement de notre chapelle. Si elle aimait et appréciait la pauvreté en tout ce qui concernait le monastère et la vie régulière, a l'exemple de notre Mère sainte Thérèse, elle ne trouvait rien de trop beau pour or­ner la demeure de l'Hôte divin du Tabernacle, et ce fut un heureux jour pour elle que celui où Notre-Seigneur prit possession de ce petit sanctuaire, dédiée a notre Père saint Joseph, et élevé en réparation des rebuts que la sainte Famille eut a essuyer des habitants de Bethléem.

Notre chère Doyenne conserva toujours la direction du jardin, se réservant toujours la part la plus pénible. Cet été dernier, malgré ses 72 ans, nous la vîmes redoubler d'ardeur au travail. Elle nous répétait souvent qu'elle n'avait encore rien fait pour l'éternité et qu'elle ne voulait pas paraître devant Dieu les mains vides. Nous aurions voulu qu'elle ménageât ses forces et qu'elle laissât, aux jeunes soeurs qui cherchaient, mais en vain, à la prévenir, ce que cette occupation avait de trop fatigant pour elle, à cause de son âge. Elle lâchait alors de nous persuader que l'exercice était néces­saire à sa santé : «Du reste, concluait-elle invariablement j'aurai toute l'éternité pour me reposer. Le jour de ma profession, n'ai-je pas dit : et ce, jusques à la mort ! "

Nous nous faisions une joie, d'avance, de la fêter pour ses noces d'or, dans quelques années, mais lorsque nous lui en parlions, elle souriait d'un air un peu incrédule C'est vous dire, ma Révérende Mère, qu'elle avait le pressentiment que le divin Maître la rappellerait bientôt à Lui.

Sa dernière maladie la surprit, les armes à la main. C'était le 19 novembre dernier.

Ce fut en vain qu'elle voulut nous cacher le malaise dont elle souffrait. Nous dûmes 1'obliger a se coucher avant Matines, espérant que cette indisposition n'aurait pas de suites. Le lendemain, son état ne s'étant pas amélioré, nous la fîmes descendre à l'infirmerie.

Le Docteur reconnut aussitôt une fluxion de poitrine. Quelques jours après, ayant constate que les remèdes énergiques, employés pour sauver notre bien-aimée malade tout en enrayant le mal, ne lui rendaient pas ses forces et n'avaient d'autre résultat que de torturer inutilement ce pauvre corps qui, déjà, n'était plus qu'une plaie il ne nous laissa aucun espoir et nous avertit qu'il était temps de lui faire rendre les der­niers devoirs religieux.

Notre chère Doyenne reçut l'Extrême-Onction, le 12 décembre, en pleine connais­sance et demanda pardon, en termes très touchants, des mauvais exemples qu'elle croyait avoir donnés. Le matin du même jour, Monseigneur Piavi, Patriarche de Jéru­salem, avait voulu lui-même porter sa paternelle bénédiction à notre chère Mère Anne et la fortifier par des paroles pleines d'espérance. Elle en éprouva une bien grande consolation.     

Cependant, quoique notre regrettée Doyenne fût dans un état voisin de l'agonie nous croyions que le bon Dieu daignerait nous la laisser encore pour notre édification et notre consolation; nous faisions neuvaines sur neuvaines pour obtenir sa guérison et, bien qu'un mieux sensible se manifestât après chacune d'elles, il n'était point de longue durée. Toujours calme, paisible, joyeuse, unie à Dieu, elle adressait une parole aimable a chacune des soeurs, lorsque la Communauté était réunie autour de son lit de douleur, paroles qui tendaient toutes à la générosité au service de Dieu Elle disait à une postulante : «Les postulantes sont l'espoir de la Communauté. Si vous êtes géné­reuse au service de Dieu, l'ange gardien portera votre croix, mais si vous no Têtes «pas, ce sera vous qui devrez la porter et elle sera bien lourde.»

Toujours ingénieuse à dissimuler son mal, elle cherchait même à nous égayer Ce ne fut pas sans émotion que nous l'entendîmes, un jour du mois de janvier, chanter ces quelques lignes de ce cantique si connu : Partons donc, ô mon âme, Quittons ces tristes lieux. D'une divine flamme Allons brûler aux cieux.

Dès le début de sa maladie, vu la gravité de son état, notre bien-aimée Doyenne ne pouvait recevoir la sainte Communion qu'en viatique. Le 3 mars, - elle reçut son Dieu pour la dernière fois sur cette terre d'exil. Son action de grâces fut si longue qu'il nous sembla qu'elle s'était endormie. Quand nous nous approchâmes d'elle, elle ouvrit les yeux et nous fûmes frappée de l'expression céleste répandue sur ses traits.

A chacune de ses visites, le Docteur constatait un danger imminent et s'étonnait qu'elle vive encore. Il n'attribuait la prolongation de cette vie, qui nous était si chère, qu'aux soins incessants dont elle était entourée. Nous, qui connaissons la générosité de notre chère Mère Anne, nous pouvons dire, en toute vérité, que c'était sa parfaite obéissance à prendre tous les soulagements que lui présentaient ses charitables infir­mières qui entretenait le peu de forces qui lui restaient encore. Ces .mots: Notre Mère l'a dit, faisaient taire toutes ses répugnances, sinon, elle sollicitait humblement, de celles qui la soignaient, de laisser une partie de ce qu'elles lui donnaient. Elles les remerciait toujours en leur disant : «Si le bon Dieu me fait miséricorde, je vous le rendrai au ciel. »

Dans sa visite du matin, le lundi 4 mars, le Docteur trouva notre bien-aimée ma­lade toujours aussi faible et pas plus mal de la poitrine. Comme nous lui exprimions notre espoir de la voir se remettre avec le beau temps, il nous dit : «Le bon Dieu peut la guérir, nous médecins, nous n'y pouvons rien.» Il nous avait témoigné, plus d'une fois, son admiration et sa surprise de voir notre chère Doyenne aussi joyeuse avec tant de souffrances en ajoutant : «Elle est à l'agonie, et elle a le sourire sur les lèvres.» — Souvent, dans la journée, ayant demandé à notre chère malade comment elle se trouvait, elle nous avait répondu : «Je suis un peu mieux,» réponse faite sans nul doute pour ne pas nous attrister. Vers cinq heures, elle prit quelque chose et nous rassura encore sur son état. Après la collation, nous revînmes à l'infirmerie. Notre bonne Doyenne ne paraissant pas plus mal et nous répétant encore qu'elle était mieux, nous nous rendîmes à la récréation, la laissant avec une de ses infirmières. Quelques minutes s'étaient à peine écoulées, que l'infirmière vint nous chercher en toute hâte. Nous trouvâmes notre bien-aimée Mère Anne en proie à -une suffocation. Dès qu'elle put parler, elle nous dit qu'elle souffrait de la poitrine, mais que cela aller passer. Nous comprîmes que le moment suprême approchait.

Notre vénéré Père, .averti immédiatement, arriva aussitôt. Nous fîmes réunir la Communauté près de la chère mourante pour réciter les prières des agonisants. Notre bon Père lui donna une dernière absolution et lui suggéra de faire le sacrifice de sa vie, et ce fut d'une voix très distincte qu'elle offrit à Dieu le sacrifice d'une vie con­sacrée toute entière à son service. Alors, sans agonie, sans angoisses, au moment où notre vénéré Père disait le Proficiscere, son âme s'envola dans le sein de Celui qu'elle avait si généreusement servi et aimé toute sa vie. Il était 7 h. 3/4 du soir. Une ex­pression de béatitude et comme un reflet d'immortalité se répandit sur son visage qui se colora d'une teinte rosée. "Cette beauté surnaturelle, n'était-elle pas la récompense de ce que, durant sa vie, elle avait méprisé, malmené son corps? Ainsi que le disait notre vénéré Père, c'est notre conviction.

Le lendemain, une grand'messe de Requiem, avec diacre et sous diacre nouvel­lement ordonnés, fut célébrée dans notre chapelle, par les Prêtres du Sacré-Coeur de Bêtharram, nos tout dévoués aumôniers et leurs scholastiques. Notre bien-aimée Doyenne était exposée au choeur. Sa physionomie, qu'on ne pouvait se lasser de contempler, était empreinte de sérénité et presque de majesté. On eut dit qu'elle dormait.

Les funérailles eurent lieu dans l'après-midi. Dans la chapelle, les bonnes Soeurs de saint Joseph et leurs orphelines, les Filles de la Charité, dont l'expérience et le dévouement sans bornes pour nos chères malades, particulièrement pour notre chère Mère Anne, nous ont été si précieux depuis leur fondation à Bethléem, priaient avec leurs orphelines pour notre bien-aimée Défunte.

Les trois absoutes furent faites par trois de ces bons Pères. Il était touchant de voir notre vénérable Doyenne entourée d'une couronne de prêtres et de jeunes reli­gieux qui, à l'ombre de la Crèche et près de notre Carmel, dans un Couvent ménagé par notre regrettée Fondatrice et la leur, se forment, par l'étude et la prière, à la vie et aux vertus sacerdotales et religieuses.

Tous, ils accompagnèrent notre chère Défunte jusqu'à sa dernière demeure. Elle repose dans le caveau qui renferme la grotte où, suivant la tradition, le saint roi David aurait reçu l'onction royale.

Lorsque Monseigneur Piavi, notre vénéré Patriarche, retenu par la maladie, ap­prit la mort de notre bien-aimée Doyenne, il nous fit écrire la part qu'il prenait à la perte que nous venions de faire, nous assurant qu'il ne manquerait pas de recom­mander, au Saint Sacrifice, celle à qui ses longues souffrances, Il en avait la confiance, auront servi de purgatoire.

Après la mort de notre chère et regrettée Mère Anne, nous trouvâmes, dans sa cellule, un billet de sa main dans lequel elle nous priait de vouloir bien demander que les Suffrages de l'Ordre soient appliqués aux âmes du Purgatoire, avec l'oraison Fidelium, ayant tout donné, depuis longtemps, à ces pauvres âmes.

Nous vous prions, ma Révérende Mère, d'ajouter, à ces Suffrages, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater et tout ce que votre charité vous inspirera. Notre bien- aimée Mère Anne vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, près de la Crèche de notre divin Sauveur.

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante Sr MARIE EUPHRASIE du St Enfant Jésus

Cte déch.

De notre monastère du saint Enfant Jésus, sous la protection des saints Innocents des Carmélites de Bethléem, ce 25 Mars 1895.                                                    

 

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