Carmel

25 mars 1891 – Toulouse

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humbles et affectueux Saluts en Notre-Seigneur, dont la volonté toujours adorable a imposé à nos coeurs un immense sacrifice, en appelant à Lui notre très aimée et très vénérée Mère Marie-Thérèse-Euphrasie du Sacré-Coeur de Jésus, professe de notre monastère, âgée de 74 ans, 10 mois, 17 jours, et de religion 53 ans, 7 mois, 27 jours.

 

Les circonstances qui ont amené le retard de cette Circulaire sont trop providentielles, ma Révérende Mère, pour que nous n'y voyons pas la condescendance divine à l'égard de la volonté si chère de la vénérée défunte que nous pleurons. La promesse qu'elle avait exigée de nous, de ne lui faire de Circulaire que pour réclamer, en sa faveur, les suffrages de notre Saint- Ordre, est l'excuse que nous osons alléguer aux réclamations unanimes de ceux qui l'ont appréciée ou qu'elle a embaumés du parfum de ses vertus.

Cette âme de prédilection reçut le jour de parents éminemment chré­tiens, bien plus honorés par la sainteté de leur vie, que par la noblesse du sang. — Elle vint au monde le premier septembre 1815 et fut appelée Marie-Thérèse, en mémoire de l'auguste Princesse, fille de Louis XVI, qui, ce jour-là, traversait notre ville, et à l'occasion de laquelle notre bonne Mère nous racontait que, pour voir passer le cortège, on approcha le lit de Madame sa mère de la fenêtre du balcon.

 

Elle fut baptisée le 8 du même mois, fête de la Nativité de la Très Sainte Vierge, qu'elle aima tant et honora pendant sa vie d'un culte vraiment filial. La grâce régénératrice fut le premier anneau de la chaîne de privilèges attachée au berceau de l'angélique enfant. Mais avec quelle vigueur allons-nous voir pousser le huitième rejeton de cette tige bénie.

Sa tante paternelle, la vénérable Mère Marie de Jésus, fondatrice de la Congrégation du Sauveur et de la Sainte Vierge, fille d'un martyr de la grande révolution, et en voie de béatification elle-même, dans une notice sur son oncle, ancien évêque de Limoges, mort en odeur de sainteté, nous apprend qu'ils comptent parmi leurs ancêtres une phalange de saints honorés dans l'Eglise d'un culte public, tels que: sainte Madeleine de Pazzi, saint Louis de Gonzague, saint Roch, saint Hubert.

Cette enfant de tant d'espérance grandit au foyer paternel, où son édu­cation se fit avec celle de ses plus jeunes frères et d'une soeur plus jeune encore, sa bien-aimée Elisabeth ; on les qualifiait inséparables et, pour cimenter leur intime union, elles se nommaient entre elles Céline et Célina. — Céline, à qui son âge donnait autorité, commençait dès lors sa vie d'apô­tre ; elle contait des histoires à sa jeune soeur, où la morale de la religion, innée dans cette famille d'élite, jaillissait d'une âme d'enfant en qui la grâce de Dieu résidait. Elle eut le talent de tenir en suspens sa petite Célina sur une certaine Madeleine, son héros; ce récit dura six mois; l'une et l'autre en ont toujours gardé le souvenir.

Une leçon sérieuse allait être donnée aux deux fillettes, elle eut les plus heureux résultats : des visites régulières étaient faites chez leur respec­table grand-père, le marquis ***, auprès duquel on gardait l'étiquette. Une promenade au jardin fut proposée et acceptée ; nos deux inséparables se donnent un coup d'oeil et partent joyeusement, se tenant comme d'habitude à distance de la trop grave compagnie, pour se dilater à l'aise. En suivant la grande allée, un abricotier splendide se présente à leurs yeux, chargé de beaux fruits dorés qui les séduisent. Aussitôt fait que pensé, Marie-Thérèse, armée d'une petite gaule, donne un coup adroit et vigoureux à la branche la plus chargée et fait tomber sur le sable une jonchée d'abricots ; les deux petites soeurs les savourent avec délices, en reprenant gravement leur pro­menade, qui, pour quelques minutes, couvre le délit ; il ne demeura pas longtemps caché, car un ou deux tours de plus dépouillèrent tellement le bel arbre, que le grand-père l'ayant remarqué et ayant paru stupéfait, leur digne mère en pâlit, mais tous gardèrent le silence qui, mieux que les plus graves observations, rendit aux espiègles la leçon mémorable.

Notre Mère bien-aimée grandissait, et ses facultés intellectuelles se développaient, en même temps qu'une timidité invincible, qui fut la cause de grands sacrifices, plus tard, par les efforts qu'elle exigea sur elle-même.

A son âme grande et forte, il ne fallait rien moins que Dieu, qui, dès sa plus tendre jeunesse, consacra ce sanctuaire dont il avait fait, dans sa prescience, un vase d'élection.

Elle fut préparée à la Première Communion par M. l'abbé Ortric, alors vicaire général du diocèse, peu à près évêque de Pamiers, ami dévoué de la famille de notre bonne Mère, qui nous a raconté, en nous exprimant le regret des belles cérémonies qui se font à pareil jour, qu'elle l'avait faite seule, avec une de ses cousines, dans la chapelle de l'Archevêché.

La présence de Notre-Seigneur dans cette âme, y opéra de tels change­ments, qu'une véritable transformation se fît en notre chère Thérèse. Son respectable père disait à un de ses oncles : « Que depuis sa Première Communion elle était devenue charmante ; elle domptait sa timidité, cachée sous sa modestie, et contracta, dès ce jour, l'heureuse habitude d'agir par principe de vertu. » Nous ne saurions vous taire, ma Révérende Mère, l'importance qu'elle attachait à cette première union avec Dieu, qui jette une si grande lumière sur la vie d'une âme fidèle. Sa vocation à la vie religieuse se manifesta dès lors.

Dans les visites fréquentes qu'elle faisait chez ses cousines ***, ses amies intimes, elle se précipitait, avec amour, sur une relique de sainte Thérèse, vénérée dans la maison, et la couvrait de tant de baisers qu'on ne pouvait l'en arracher; on la plaisantait sur sa vocation en la qualifiant de carmélite, et, comme elle avait un si grand amour et une telle vénération pour sa famille, on lui demandait comment elle aurait jamais le courage de la quitter?

 

Cette chère enfant, que la grâce rendait déjà sérieuse, éclairée des premiers rayons de la lumière éternelle, répondait à ces questions : « Qu'en effet, elle « sentait que son coeur serait brisé, mais la voix de Dieu, ajoutait-elle, est si forte qu'il m'est impossible d'y résister. » Cette confidence, ma Révérende Mère, nous a été faite récemment par la même cousine, qui vit encore, véné­rable religieuse de la Congrégation du Sauveur.

Le sacrement de Confirmation lui fut donné par Mgr d'Astros, de sainte mémoire et intime ami de la famille. Chaque nouvelle grâce reçue augmen­tait le feu sacré qui déjà consumait son âme ; c'était le charbon ardent posé dans l'encensoir d'où s'exhalait continuellement le suave parfum de la prière. Une fidélité croissante, un amour de plus en plus généreux, lui faisait cher­cher les moyens de rendre amour pour amour au Dieu qui se montrait si libéral envers elle. Dès lors, ma Révérende Mère, sa virilité se révélant, elle entra dans une voie de pénitence effrayante pour une enfant si jeune. Rien ne l'étonnait, rien ne lui coûtait; la croix de son Sauveur devint son ambi­tion unique; partout elle cherchait à souffrir, elle voulait s'unir à Lui par des immolations quotidiennes. Nul ne fut plus ingénieux que notre chère Thérèse à inventer les moyens de se tourmenter ; la gêne même où elle était au milieu de sa famille lui inspirait mille industries afin de s'imposer une torture permanente. Plus tard, elle parvint à se les procurer d'ailleurs, car elle nous a dit l'humiliation qu'elle avait eue lorsque, pendant une saison d'eau thermale, elle eut à suivre les siens dans une partie de plaisir organisée de grand matin : c'était une course dans les montagnes qui devait se pro­longer jusqu'au soir. S'étant levée en toute hâte, elle avait oublié dans son lit le cilice dont elle s'était revêtue la nuit. Qu'elle ne fut pas sa désolation, lorsqu'au milieu de cette promenade joyeuse la pensée lui en revint. Heu­reusement personne ne s'en était aperçu, si ce n'est une femme de chambre discrète qui le lui remit à son retour : elle en eut une grande consolation.

La pieuse jeune fille ne perdait pas de vue son Sauveur crucifié et ne ces­sait de se rapprocher de Lui par la souffrance. Quel plan avait-elle conçu ? Nous l'ignorons, car c'est elle qui, un jour, en nous faisant part de sa décep­tion, nous fît la confidence que pendant assez longtemps elle avait quotidiennement recueilli les longues épines d'un grand arbre qu'elle avait trouvé dans le parc du château. Quand elle fit cette découverte, elle en tressaillit de bonheur et s'empressa de ramasser toutes ces épines dont elle avait rempli un grand tiroir. Parvenue au bout de sa cueillette, et lorsqu'elle allait disposer à son aise de ce secours providentiel, se rendant près de sa commode laissée pleine les jours précédents, quelle ne fut pas sa déception ; le tiroir était entièrement vide... Quel avait été le voleur?... Impossible d'exprimer sa stu­péfaction. Son frère Emmanuel lui avait dérobé son trésor... L'un et l'autre gardèrent là-dessus le plus profond silence, car la vocation à l'état ecclésias­tique de ce frère chéri, inspirait déjà à notre fervente Thérèse le respect et la vénération autant qu'elle était un stimulant à son âme qui aspirait, comme la sienne, à se donner irrévocablement à Dieu.

Les jours s'écoulaient paisibles au sein de la jeune famille, quand l'an­née 1830, si féconde en événements, porta le deuil dans tous les coeurs. Ce père admirable, que l'héroïsme de sa jeunesse et les vertus qui le distinguaient leur rendaient mille fois cher, siégeait à la Chambre des députés, lorsqu'éclata la révolution de Juillet. En catholique fervent, en serviteur fidèle, après avoir donné à son Dieu et à son Roi tout le dévouement de son âme, il revint au milieu des siens frappé au coeur et l'année suivante, il mourut de chagrin, prévoyant les maux que la décadence de la royauté et les principes révolutionnaires préparaient à notre patrie ! La mort prématurée de cet homme de bien excita des regrets unanimes... Alors, plus que jamais, on apprécia sa valeur, sa foi, sa grandeur d'âme.

Notre chère Thérèse rendait de continuelles actions de grâce à Dieu, en songeant aux faveurs dont il inondait sa famille. Le sang généreux qui cou­lait dans ses veines l'élevait à la hauteur de tout ce qui est grand, beau, divin. L'épreuve était pour elle l'échange de l'amour : le Maître frappait, elle acceptait ; partout et toujours, elle s'inclinait en baisant sa main cruci­fiante.

Le moment était venu d'une nouvelle séparation, d'autant plus cruelle qu'elle fut foudroyante. Son frère aîné, jeune homme accompli, plein d'avenir, objet des plus douces espérances, fut ravi en trois jours à l'affection des siens. Sa mort fut celle d'un parfait chrétien et laissa des traces profondes dans l'âme brisée de la jeune Thérèse. Les larmes de la pauvre mère, son éloquente résignation navraient tous les coeurs ; mais cette femme forte ado­rait et, dans une dignité austère, comme Marie au pied de la Croix, elle adhérait à Dieu et à sa volonté sainte, sans oser sonder les mystères de l'avenir.

Le mariage de son second fils, qui était devenu l'aîné de la famille, eut lieu dans la même année. Le plus jeune renonça à une brillante carrière et rentra dans sa famille pour en être le soutien, se dévouant en fils et en frère modèle, pour le bien de tous.

En attendant, le divin Maître préparait un holocauste : l'ordination de M. Emmanuel *** approchait et sa soeur Thérèse, animée par cet exemple, formait la résolution de s'ouvrir immédiatement sur sa vocation à Madame sa mère. Quoique celle-ci eût déjà le pressentiment du coup, le moment était imprévu et la déclaration fut terrible !... Madame *** foudroyée par cette ouverture franche, et à laquelle il n'y avait pas moyen de résister, fut aussi froide que sévère à l'égard de la jeune fille. — En un clin d'oeil, elle vit ses beaux rêves déçus, les espérances que lui avaient préparées les hautes qualités et les charmes de sa chère enfant évanouis. Elle les lui exposa, néanmoins, au milieu d'une émotion profonde; mais, voyant que les offres les plus séduisantes ne faisaient aucune impression sur ce coeur déjà tant à Dieu, avec autorité et d'un ton glacial, elle exigea un an de réflexion et elles se séparèrent.

Ici commence pour notre Mère bien-aimée un nouveau Chemin de croix, car ces mois de rude probation furent douloureux ; ceux qui ont vécu auprès d'elle savent ce qu'elle a souffert!... Prières, pénitences, aumônes, bonnes oeuvres de tous genres, étaient employées à fléchir le coeur de Notre-Seigneur, pour attendrir celui de sa Mère.

Les événements de famille se succédaient, le dernier pas de M. Emma­nuel allait être consommé et la nouvelle génération honorée d'un prêtre. Qui pourra jamais raconter ce qui se passa à cette occasion en la future carmélite. Lorsqu'elle en disait quelques mots échappés à la plénitude de son coeur, quoique couverts de sa profonde humilité, il en sortait des paroles de feu dont elle communiquait la chaleur. Quelle sainte envie elle portait à ce frère chéri et à son sacré ministère ; elle s'y unissait de si près.

Cependant Dieu, continuait son oeuvre et la soeur aînée de notre chère Thérèse songeait aussi à quitter le monde, sans oser s'en ouvrir à sa mère désolée, dont elle respectait la profonde douleur : nouvelle bénédiction, due à la foi et à l'amour des rejetons bénis de cette antique race.

Un voyage aux eaux thermales était projeté pour le printemps ; chacun éprouvait le besoin de faire diversion aux angoisses du passé, aux appréhen­sions du présent, mêlées d'une invincible tristesse : on voulait sourire quand même à la volonté du Seigneur.

Arrivés à Bagnères, on allait fréquemment entendre la messe aux Car­mélites, où la jeune Thérèse répandait son âme devant Dieu ; ses désirs deve­naient plus grands ; elle aspirait à cette heure bénie où elle pourrait s'envoler dans la solitude. Elle priait, réfléchissait, dressait des plans ; un moment, elle se décidait à avancer, puis elle revenait en arrière, voulant agir en temps opportun.

Nous n'avons pas le souvenir si elle fît ses démarches, dans ce Carmel, la première ou la seconde année ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle a toujours conservé dans son coeur les impressions profondes de l'accueil bien­veillant et si affectueux qui lui fut fait par la Révérende Mère Marie des Anges, professe de Toulouse, qui avait fondé ce Monastère, et par sa fervente Communauté.

Ce choix lui était inspiré par le sacrifice qu'elle voulait faire à Dieu, en se séparant de ses proches d'une manière plus absolue; mais dès que sa famille eut connaissance de ses démarches, elle s'en alarma ; on s'empressa de lui donner l'assurance de ne pas la troubler dans son désert ; et il s'éleva vers le Ciel le parfum d'un mutuel sacrifice.

L'année avançait et la chère aspirante ne pouvait plus résister aux attraits de son coeur, depuis qu'elle avait entendu le Révérend Père Roncin, de la Compagnie de Jésus, prêcher les exercices du mois de Marie, dans l'église de la Dalbade.

L'éloquence du prédicateur et sa réputation de sainteté le lui firent choisir pour directeur. Ce saint religieux comprit aussitôt les vues d'en haut sur sa pénitente ; il l'apprécia et, la jugeant digne des faveurs qu'il voyait suspendues sur sa tête, il l'aida à y correspondre, et la confirma dans la voie de pénitence et de dévouement où elle était déjà lancée.

Les paroles de l'homme de Dieu transportaient cette vierge fidèle ! Son discours sur la Virginité de Marie et les promesses faites à ceux qui la suivront, la fît aspirer, plus que jamais, à l'ineffable privilège de chanter, avec elle, le Cantique éternel.

Que de stations pieuses n'a-t-elle pas faites, dans cette église, devant un grand tableau représentant la divine Mère assise, tenant l'Enfant Jésus. — Les grâces qu'elle y reçut et que son humilité sut tenir cachées, se gravèrent si bien dans son âme, qu'à l'heure de sa mort elles étaient encore vivantes.

La résolution de la chère enfant, désormais irrévocable, lui fît chercher les moyens d'arriver au cruel dénouement. — Elle allait atteindre sa majo­rité ; le mariage de son frère était conclu ; sa tante maternelle. Mme la mar­quise dont le parfait détachement et l'insigne piété attiraient la confiance de notre chère Thérèse, fondait alors l'oeuvre admirable du Refuge, de concert avec M. l'abbé Berger, vicaire général du diocèse et supérieur de notre Com­munauté.

La future Carmélite ayant soumis ses plans à sa tante, ils eurent son approbation ; et le jour de son départ fut fixé au 21 novembre 1836.

Le temps qui s'écoula jusqu'à ce jour fut consacré aux bonnes oeuvres. Elle fit vendre ses bijoux par une femme de chambre fidèle et en distribua le prix aux pauvres. Chacune de ces heures fut sanctifiée par des souffrances exceptionnelles; c'est que notre Thérèse, le glaive à la main, immolait tout.

La perspective de se séparer d'une famille si chère : sa respectable mère, dont elle ressentait les vives émotions ; la vue de son Elisabeth, qu'elle allait quitter; sa soeur aînée, qu'elle devançait dans son sacrifice au Seigneur; tout était un ensemble aussi douloureux que terrible, sous le poids duquel cette âme généreuse luttait.

Son frère, Emmanuel, ce prêtre d'élite, justement apprécié de tous, déjà vicaire général, et qui, dans les vues de Dieu, était destiné à conduire la vic­time à l'autel, la soutenait dans cette grande tribulation.

*** avait été présentée à notre Carmel par son vénéré Supérieur et acceptée par la Communauté, qui recevait ce présent du Ciel avec mille actions de grâces.

La fête de la Présentation de la Très Sainte Vierge approchait ; la veille de ce jour mémorable, à dix heures du soir (c'était l'heure convenue), Thé­rèse, avertie par un message que sa tante l'attendait à la porte de la maison paternelle, après s'être soustraite aux regards de ceux dont elle allait faire couler les larmes, se disposa courageusement à la suivre. — Nous avons appris, par des témoins oculaires, que l'héroïque jeune fille, en descendant le petit escalier dérobé, sentant ses jambes fléchir, fut obligée de s'asseoir un instant, mais que tout aussitôt, embrassant la Croix du divin Sauveur, elle reprit vigou­reusement sa course et se rendit chez sa tante, où elle passa la nuit.

C'est là, ma Révérende Mère, que son âme brisée se révèle dans la lettre suivante adressée à une de ses cousines :

J. M. J.
21 novembre 1836.
« Ma bien chère Joséphine, le moment cruel de notre séparation est arrivé, et je me sens pressée de te dire un dernier adieu, jusqu'à ce que nous nous revoyions ; j'ignore quand ce sera, le bon Dieu seul le sait, que sa volonté soit faite ; remet­tons-nous dans ses mains. Qu'elle a de force, qu'elle a de puissance cette volonté divine, car, aujourd'hui elle opère quelque chose de surhumain : me faire quitter, abandonner tout ce que j'aime, et ce que j'aime tant ; oh ! cela ne peut venir de moi, j'en étais incapable; c'est une force divine qui me fait agir. Ma bien chère amie, j'ai une grâce à te demander, c'est de venir consoler ma pauvre Elisabeth; viens me rem­placer auprès d'elle; viens lui dire que peut-être, sous peu, nous serons toutes réu­nies ; cherche enfin à calmer sa douleur, car vraiment elle me déchire. Je ne puis penser à elle sans verser des larmes, cette chère enfant, que j'aime plus que moi-même et dont je fais le malheur; voilà une pensée affreuse; si nous nous étions moins aimées, notre séparation serait aujourd'hui moins déchirante; mais non, il faut séparer deux coeurs qui n'en faisaient plus qu'un ; ô mon Dieu, ô mon Dieu, vous l'avez voulu ainsi; pour que le sacrifice fût plus grand et plus digne de vous, donnez-moi le courage de le faire !
« Je suis bien persuadée que tu entres dans ma position et que tu comprends ce que c'est que de faire le sacrifice de toute sa famille ; du reste, je pars, je ne sais jusqu'à quand ; mais ce qu'il y a de bien positif, c'est que je n'y resterai qu'autant         que je croirai que le bon Dieu m'y veut, et si je vois que je me suis trompée ou que ma santé en souffre trop, alors je verrai que je ne dois pas être là et je me            retirerai. Dis bien tout cela à ma pauvre Elisabeth, pour lui donner du courage ; viens la voir aussitôt que tu apprendras que je suis entrée en retraite. Tu sais combien elle t'aime, je puis bien dire combien nous nous aimions; car, je crois qu'il y a peu d'âmes qui soient ainsi unies que nous l'avons toujours été. Je te confie donc le soin de ce que j'ai de plus cher jusqu'à mon retour.
Je n'ai pas écrit à Valentine, dis-lui adieu de ma part; son coeur devinera tout ce que le mien lui dit; il est une heure du matin, je vais me coucher, et cependant j'ai une répara­tion à faire : ayant vécu ensemble, nous avons toujours eu les mêmes idées, nous avons fait les mêmes choses et moi, comme l'aînée, je devais te donner de bons exemples, de bons conseils; s'il en a été autrement, j'en demande pardon et à toi et au Seigneur, je te prie de me pardonner. Ne m'oublie pas dans tes prières, j'en ai tant de besoin, adieu! adieu!.... Quoique nous soyons séparées, retrouvons-nous tous les jours dans les Saints Coeurs de Jésus et de Marie. Veux-tu avoir la bonté de te charger de 5 francs que tu remettras à Valentine, au premier de l'an ; c'est pour la Propagation de la Foi. Tu lui donneras, de ma part, deux gravures que je te fais passer ; pour toi, veux-tu bien accepter ce petit tableau et me remplacer tous les jours pour faire l'invocation aux Saints Coeurs de Jésus et de Marie.
Ton amie, Thérèse
Bien indigne servante de Dieu. »

Dès six heures du matin. Mme et Mlle *** quittèrent l'hôtel, et silen­cieusement arrivèrent au monastère, où M. l'abbé Emmanuel les avait précé­dées. Le prêtre, après avoir béni sa soeur, entra dans la chapelle pour se pré­parer au saint Sacrifice, où la tante et la nièce reçurent de sa main le Pain des forts... L'adieu fut solennel, puis la porte de clôture s'ouvrit et notre chère Postulante fut accueillie par nos Mères comme un présage de grâces et de célestes bénédictions. La Révérende Mère Elie de Saint-Jean de la Croix, prieure du Monastère, la conduisit au choeur où, s'étant prosternée devant le Très Saint Sacrement, elle présenta au Seigneur ce nouvel Isaac qui s'offrait lui-même en victime. Dès la première heure, elle comprit la valeur du sujet et le confia à la Mère Madeleine-Thérèse de Jésus, maîtresse des novices, âme grande et forte, capable de lui communiquer l'esprit de notre Sainte Vocation. Au bout de huit jours, la Postulante entra au noviciat et reçut le nom de soeur Euphrasie du Sacré-Coeur de Jésus.

La vie du Carmel la charmait ; les enseignements de notre sainte Mère la ravissaient. Ses facultés intellectuelles s'illuminaient dans les voies saintes de l'Oraison, où elle marchait déjà d'un pas ferme. Elle s'identifiait à tous les Exercices de notre sainte Règle avec un entrain et une joie qui faisaient du bien à voir.

Lorsqu'elle allait au réfectoire, elle était presque scandalisée du luxe de la table, car elle n'avait jamais imaginé qu'on y mangeât une omelette! Que de fois, plus tard, en souriant, elle nous parlait de ses scrupules lors­qu'on lui en présentait un morceau. Tout lui allait, tout lui semblait donné en profusion. Une santé magnifique jointe à une gaieté charmante, à un amour incomparable pour la régularité, nous laissait entrevoir, pour l'avenir, dans la jeune Postulante, une future colonne du Monastère.

L'exemple de cette chère enfant commençait à exercer la plus heureuse influence, ses compagnes la respectaient, l'admiraient; elle les entraînait dans l'étroit sentier où le Bien-Aimé de son coeur l'appelait à le suivre.

Le 5 juin 1837 avait été choisi pour la prise d'habit de notre bonne Soeur, dont l'admission dans notre famille religieuse réalisait toutes les espé­rances. Inutile, ma Révérende Mère, de vous parler de la préparation de celle dont l'unique ambition était de sanctifier tous ses actes : la foi était sa lumière, l'obéissance son appui, l'amour son guide. La cérémonie fut présidée par notre vénérable archevêque, Mgr d'Astros, si dévoué à la famille et à cette âme d'élite, qu'il était heureux de bénir et d'offrir au Seigneur.

L'assistance était nombreuse ; tous les parents de Soeur Euphrasie l'entou­raient au pied de l'autel. Et lorsqu'on vint la visiter au parloir, la joie débordait de son coeur ; elle voulait la faire partager aux siens et leur faire oublier un moment les rigueurs de la séparation; néanmoins, avant de la quitter, sa vertueuse mère lui réitéra que les visites de la famille seraient subordonnées à sa volonté, ce qui la pénétra de reconnaissance.

Rentrée au Noviciat sous la bure du Carmel, il se fît en Soeur Euphrasie une transformation sensible. L'horizon s'agrandissait devant elle; les grâces qu'elle recevait d'En-Haut lui faisaient sentir leurs exigences : elle n'était pas novice dans cette voie ; c'était une grande âme dont le Ciel attendait beaucoup parce qu'il voulait beaucoup lui donner.

Il faudrait une autre plume, ma Révérende Mère, et une autre intelligence des mystères divins pour tracer le chemin qu'elle devait parcourir; ce qui est certain, c'est que la fiancée de Jésus-Christ, aux premières joies de l'alliance, vit succéder l'épreuve et la tribulation : c'était l'athlète qui se préparait et qui devait être purifié comme l'or dans le creuset.

Une indéfinissable angoisse l'envahissait, un trouble inconnu s'emparait d'elle, le doute cruel venait la transpercer : où était son Dieu? où était sa volonté pour Lui? Si elle cherchait à s'appuyer sur la sainte Obéissance, elle sentait sa foi défaillir, et les jours, les mois s'écoulaient dans une indicible torture.

Vainement, elle recourait aux conseils de son directeur pour tranquilliser sa conscience; elle en sortait plus tourmentée que jamais. La rage de Satan était si forte, que cette âme si énergique, si enracinée en Dieu, se sentait ébranlée jusque dans ses fondements.

C'est dans cette extrémité, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur Euphrasie, si particulièrement aimée de la Révérende Mère Marie de Jésus, sa vénérable tante, écrivit à la servante de Dieu pour lui demander ses prières et lui exposer la cause de sa désolation. Elle en reçut les lignes suivantes que nous avons extraites de la lettre intime qu'elle lui adressa le 18 juin 1838.

« L'état où vous êtes est un état d'épreuves. Plus elles sont terribles et plus vous devez espérer en Dieu : c'est ce qui s'appelle espérer contre toute espérance. Courage, ma chère Soeur, ces peines que vous endurez sont une marque de prédestination et le présage des grandes faveurs que vous devez recevoir.

Et déjà, ne sentez-vous pas dans votre coeur le désir de souffrir et d'être humiliée pour Jésus-Christ ? Le désir de l'aimer sans bornes et sans mesure ? Tout cela est toujours au fond de la volonté, lors même que vous ne le sentez pas. Une âme obéissante n'a rien à craindre. La sainte Obéissance est un bouclier qui rend invincible! Les peines intérieures, quelque violentes qu'elles soient, ne doivent pas nous étonner, encore moins nous déconcerter.

Jésus-Christ, l'innocence même, a souffert; Il a senti les rebuts de son Père, le poids des crimes de tous les hommes. N'est-il pas juste de lui tenir compagnie dans les tourments qu'il endure pour notre amour ! Quel bonheur de souffrir avec Lui et pour Lui ! »

 

Quelques jours plus tard, une admirable réponse de son frère, l'abbé Emmanuel, qui accompagnait dans un de ses voyages en Provence notre saint archevêque, Mgr d'Astros, lui arriva comme une bienfaisante lumière. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de la mettre sous vos yeux.

 

Aix, 7 juin 1838.
Ma bien chère Soeur,
« Ce qui te donne de la paix, dans la démarche si grave que tu vas faire, et aussi ce qui me rassure, c'est le jugement de tes Supérieurs et ta confiance dans leur décision. C'est une voie plus sûre pour faire la volonté de Dieu que les révélations même ; tu me parles déjà des effets merveilleux de l'obéissance sur les âmes agi­tées et tourmentées, comme en ayant appris quelque chose par ta propre expérience ; je te félicite également et des épreuves auxquelles il a plu à Dieu de te soumettre, et de la consolation qu'il t'a fait trouver dans un acquiescement humble et simple à la parole de ceux qu'Il a placés au-dessus de toi ; oui, ces deux leçons étaient également utiles pendant tes années de probation, et je ne doute pas qu'elles n'aient été ménagées par une Providence toute miséricordieuse.
Pour moi, si j'avais une vertu à te recommander, ce serait la simplicité : simplicité d'esprit, de coeur, d'action ; c'est, à mon avis, ce qui fait le caractère de la vraie vertu, et en même temps ce qui en fait le charme ; c'est ce qui contribue le plus à la paix d'une âme et d'une communauté ; c'est même ce qui édifie le plus le monde dans les rapports qu'on a avec lui ; c'est ce qui donne le plus de lumière à nos supérieurs et guides, sur les dispositions des âmes dont ils ont la conduite et les desseins de Dieu sur elles.
Notre-Seigneur recommandait également à ses Apôtres la prudence du ser­pent et la simplicité de la colombe, mais aussi II les envoyait au milieu d'un monde méchant et ennemi. Pour vous, âmes choisies, qui avez le bonheur de vivre sous des supérieurs et des règles sages, vous avez moins besoin de cette prudence ou plutôt elle est avec vous, elle veille pour vous, elle vous environne sans que vous y preniez garde et que vous vous en mettiez aucunement en peine. Votre partage c'est donc la simplicité de la colombe, et cette simplicité même est votre prudence par cela seul qu'elle vous laisse à découvert sous l'oeil qui est chargé de voir et de vous conduire.
J'ai visité la communauté des Carmélites de Marseille, j'en ai été très content et t'ai recommandée aux prières de ces bonnes âmes. J'irai voir celles d'Aix que j'aime déjà sur le parfum de simplicité qu'elles répandent autour d'elles ; c'est l'éloge spécial que leurs supérieurs m'ont fait d'elles. Le Carmel ne me plaît que quand j'y trouve cette fleur et ce parfum.
Ma chère soeur, sois toute à Dieu et laisse tout pour le suivre, si telle est sa volonté. Pour moi, je me sentirai tout heureux et glorieux d'un pareil choix en ta faveur. Ne pouvant revenir à Toulouse qu'à la fin de l'octave du Saint-Sacrement, je serais bien fâché qu'on différât d'un seul jour ta Profession, mais je prierai pour toi de tout mon coeur, et tu me le rendra bien, et quand nous nous reverrons, nous pourrons nous féliciter, l'un l'autre, d'être à Dieu irrévocablement.
Encore une fois, chère soeur, pour avoir la paix à jamais et la confiance d'avoir fait ce que Dieu demande de toi, épanche ton coeur si bien, que tes supé­rieurs y puissent lire comme en un livre ouvert.
Ton affectionné frère. «

 

Ces lignes, ma Révérende Mère, furent pour notre chère Novice un sou­rire du Ciel et un encouragement à s'élancer avec vigueur dans l'océan de la volonté divine. L'heure du sacrifice approchait, dans une lutte qui laissait sans trêve la pauvre victime. Les jours de la retraite étant venus, elle y entra résolument, après avoir supplié toute la Communauté de l'aider de ses prières ; elle avança d'un pas ferme à la suite de son Sauveur sur le mont des Oliviers. Là, ma Révérende Mère, nous pouvons dire que cette chère enfant entra dans la divine agonie à la vue de l'espace immense qu'elle avait à parcourir avant d'arriver à l'union sans fin. Elle s'enfonçait dans le coeur de la sainte Victime pour reprendre courage à l'aspect du calice qui lui était offert. « Non pas ma volonté, mais la vôtre, ô mon Dieu !... » Puis, se relevant avec une force inconnue, elle se remit paisiblement dans les mains de ses supérieurs et elle marcha avec confiance.

Mgr d'Arbou, ancien évêque de Bayonne, alors supérieur de notre Com­munauté, parent et ami dévoué de notre chère Soeur Euphrasie, l'aida de ses conseils et l'assista avec un dévouement paternel.

Le jour de la fête du Sacré-Coeur, 22 juin 1838, elle prononça ses voeux au Chapitre, à la satisfaction de la Communauté, qui en rendait au Seigneur mille actions de grâces. Le 6 juillet de la même année, eut lieu la prise de voile noir que Mgr d'Astros présida. Après la Profession, qui fut suivie de quelques jours de trêve, notre chère Soeur Euphrasie, dans la ferveur de son âme, embrassait généreusement les desseins du Seigneur.

Elle fut nommée portière et chargée de l'office des tuniques, où elle montra son assiduité au travail et un grand esprit de pauvreté. Jamais elle ne fut oisive ; elle estimait si fort la moindre parcelle du temps que jusqu'à la dernière semaine de sa vie, on la surprenait reprisant et maniant l'aiguille avec une touchante application ; notre chère Soeur cherchait à surnaturaliser tous ses actes : le zèle du salut des âmes la consumait. On lui confia le Novi­ciat malgré sa grande jeunesse ; mais, ici, son humilité s'alarme, sa modestie s'effraie : les épreuves passées, comme un feu sous la cendre, se font vive­ment sentir. Que faire dans ces conjonctures ? La sainte Obéissance devient le remède â ses maux, la voix des supérieurs réveille sa foi, elle se soumet sans réplique, car le Fiat de la résignation ne quittait jamais ni son coeur ni ses lèvres. Elle prit donc son parti et se mit à l'oeuvre d'instruire les novices ; elle s'efface totalement, elle ne réfléchit plus, elle se livre... Dieu fera d'elle ce qu'il voudra.

Après avoir été portière, elle eut l'office de la sacristie qu'elle remplit comme tous les autres, avec une parfaite régularité; sa dévotion singulière pour l'auguste mystère de nos autels y trouva un nouvel aliment.

Pendant que cette âme se révèle et qu'elle gravit les sentiers de la per­fection, la confiance de la communauté s'accentue ; sa vertu revêt l'autorité, et ceux qui ont à la commander sont saisis de respect et la considèrent, Soeur Euphrasie l'entrevoit et endure de mortelles angoisses, tandis qu'elle s'applique au devoir comme la servante du Seigneur.

Une lutte à outrance se prépare où la santé de l'enfant privilégiée de Thé­rèse commence sérieusement à décliner : « Parce que tu étais agréable à Dieu, avait dit l'Ange à Tobie, il a fallu que la tribulation t'éprouvât. » Et de fait, ma Révérende Mère, comment envisager le mystère des longues souffrances d'une âme conservée dans l'innocence et consacrée au divin amour, car Soeur Euphrasie n'a jamais voulu que Dieu, ni cherché que Lui. Ici, nous ne pou­vons nous empêcher de la contempler, se livrant au Dieu de son coeur, acceptant ses voies adorables.

On ne se rend pas compte de son mal, et pourtant de vives douleurs vien­nent la briser jour et nuit. Le médecin appelé ne sait à quoi en attribuer la cause, les remèdes sont employés sans succès et la pauvre patiente ne peut goûter aucun repos. A défaut de moyens humains, la communauté fît une neuvaine à sainte Philomène, après laquelle le danger cessa; on se confia à l'aimable Libératrice pour qui Soeur Euphrasie eut toute sa vie la plus tendre dévotion. Peu après, nous obtînmes de Rome la permission d'en faire l'Office.

Notre chère Soeur continua son oeuvre et reprit nos saints Exercices avec sa ferveur accoutumée ; mais la Victime était choisie ; n'était-elle pas destinée à de perpétuelles immolations?... Chacune de ses Novices lui était sincèrement attachée et l'aimait d'un filial amour. Si elle avait à les éclairer dans la foi, elle leur en devait les exemples; Notre-Seigneur ne tarda pas à lui en fournir l'occasion par une rechute assez grave pour inspirer de vives appré­hensions, et la voilà clouée pour de longs jours à l'infirmerie.

Mgr d'Arbou, notre vénéré Père, connaissant cette âme d'élite, se recueillit et, sous l'inspiration d'En-Haut, comme Notre-Seigneur au malade de l'Evangile, il dit à l'humble obéissante : "Levez-vous et marchez!" En effet, l'obéis­sance suivit le commandement et demeura victorieuse des faiblesses de la nature. Depuis cette époque, la chère Mère fit régulièrement le Noviciat; un essaim de postulantes envoyées par Dieu vint se ranger à son école et goûter ses enseignements.

Ah ! ma Révérende Mère, que dire de l'action de l'Esprit Saint en Soeur Euphrasie et des effets surprenants qu'elle opérait; sa parole de feu nous paraissait celle d'un ange : avec quelle éloquente simplicité elle savait exposer la doctrine de notre sainte Mère et l'austère vertu de notre Père saint Jean de la Croix. Elle reçut l'ordre de nos vénérés Supérieurs de mettre par écrit, autant que ses souvenirs le lui permettraient, ses instructions du Noviciat ; Soeur Euphrasie se soumit quoiqu'il lui en coûtât ; que n'eût-elle pas fait pour répondre aux désirs de ceux qui lui tenaient la place de Dieu?... C'est à cet acte d'abnégation que nous devons, ma Révérende Mère, la grâce de posséder ces notes écrites, au courant de la plume, dans la simplicité d'une âme qui fait tout pour plaire à Dieu. Elles ont été préservées du sort d'un grand nom­bre de ses écrits que son humilité lui a fait détruire et dont nous déplorons la perte.

Rien n'était plus édifiant que de voir son assiduité à la prière, malgré des infirmités qui la privaient de s'unir régulièrement à sa chère commu­nauté. L'office divin faisait ses délices et l'élevait à une haute contemplation ; son amour pour Notre-Seigneur se révélait à nos âmes par les touchantes pratiques qu'elle nous inspirait : elle aimait à nous rappeler le but de notre sainte Mère qui a choisi l'heure de Matines afin de nous unir à la doulou­reuse agonie, au moment où le monde renouvelle par ses scandales les igno­minies de sa Passion.

Notre-Seigneur préparait à notre chère Soeur Euphrasie un surcroît d'épreu­ves qui réunissaient dans leur variété un faisceau d'épines : nous ne sau­rions vous dire avec quel courage et quelle résignation elle reçut la nouvelle de la mort admirable de son frère Emmanuel, moissonné à la fleur de l'âge, étant tombé malade à la suite d'une insolation prise à la clôture d'une mission où, comme vicaire général, il accompagnait Monseigneur.

Soeur Euphra­sie, instruite par les siens des progrès de la maladie, s unissait à l'abandon de ce frère chéri avec qui elle voulait glorifier son divin Maître ; comme lui, ne répétait-elle pas tous les jours : « Encore plus! » Il rendit son âme à Dieu le 14 décembre 1840, dans sa trente-troisième année. Lorsqu'on lui annonça le douloureux événement, elle tomba à genoux, se prosterna, puis, se rele­vant pour regarder le Ciel, elle prononça son Deo gratias et reprit humble­ment sa tâche.

Les santés de ses chères Novices la préoccupaient gravement ; des acci­dents nombreux, joints aux inconvénients d'un local malsain, lui inspirèrent un voeu aux saints Anges Gardiens que nos Supérieurs permirent à perpétuité : à ces intentions, le 2 octobre de chaque année, toutes les Soeurs font la sainte Communion les unes pour les autres, pour se mettre mutuellement sous leur sainte garde, et à l'issue des vêpres on fait une procession solennelle. — Malgré nos désirs de demeurer sous la protection des Corps Saints, la volonté de Dieu se manifesta par les circonstances : deux ou trois de ses chères novices succombèrent à la distance de quelques jours; une quatrième avait reçu l'Extrême-Onction et le Saint Viatique au soir de la Pentecôte; pendant que nous l'entourions, un bruit épouvantable retentit dans tout le bâtiment; quel­ques moments après nous entendions parler sous nos fenêtres, des personnes du dehors se promenaient dans le jardin, dix-huit mètres du mur de clôture étaient tombés. Nos dignes Supérieurs y reconnurent le doigt de Dieu et on songea à l'acquisition d'un terrain.

 

Le Priorat de la digue Mère Madeleine-Thérèse de Jésus touchait à son terme; il était hors de doute que le choix de celle qui devait lui succéder était fait depuis longtemps, ou plutôt nourri dans la pensée de nos vénérés Supérieurs et de toute la Communauté. Soeur Euphrasie, déconcertée de ce que le Ciel la laissait sans moyens d'éluder, courba la tête sans mot dire, chacun de ceux à qui elle recourait étant d'un avis contraire à ses propres sentiments.

Les élections eurent lieu le 23 juillet 1845, et Soeur Euphrasie fut élue Prieure à la satisfaction générale. Après les premières émotions et les réflexions sérieuses touchant les graves obligations de sa charge, elle écrivit à son pre­mier Supérieur, Mgr d'Astros, une lettre suppliante que vous apprécierez, ma Révérende Mère, par la réponse que nous nous permettons de vous commu­niquer.

 

ARCHEVÊCHÉ DE TOULOUSE, le 27 juillet 1845.
Madame la Prieure,
« Votre longue lettre m'a été remise ce matin, dans un moment où je ne pou­vais y répondre.
Quoique je réponde dans un moment où je suis moins pressé, vous me per­mettrez de vous parler en peu de mots; je ne crois pas avoir besoin de le faire longuement pour vous tranquilliser.
La volonté du Seigneur s'est manifestée dans votre élection; or, si c'est la volonté de Dieu, qui êtes-vous pour vous y opposer?
Ce n'est pas que je blâme la répugnance, la crainte que vous éprouvez à vous voir placée à la tête de la Communauté. Ce sentiment de votre néant me prouve deux choses : c'est que Dieu vous a appelée à être Prieure et qu'il vous donnera toutes les grâces qui. vous seront nécessaires pour sanctifier votre Communauté, car il aime les âmes humbles.
Celui qui s'humilie, dit Notre-Seigneur, sera exalté. »
Il faut cependant que le sentiment de votre incapacité ait des bornes. — Vous allez jusqu'à me dire que même quand il faut chanter une Oraison, vous ne faites que balbutier.
Ceci m'a rappelé les résistances que fit Moïse, à la mission que Dieu lui donnait d'aller délivrer son peuple. Il dit à Dieu : « Qui suis-je, moi, pour aller vers Pharaon. ». — Dieu lui répondit : « Je serai avec vous. — Mais les enfants d'Israël ne me croiront pas. Je vous prie de considérer que je n'ai jamais eu la facilité de parler ; depuis même que vous avez commencé à parler à votre serviteur, j'ai la langue
moins libre et plus embarrassée.» Le Seigneur lui répondit : « Qui a fait la bouche de l'homme? Je serai dans votre bouche. » — Enfin, comme Moïse insistait, la sainte Ecriture, pour nous instruire, dit que le Seigneur se fâcha contre lui. Exode, chap. III et IV.
Il y a un autre endroit de l'Ecriture qui doit vous rassurer, parce qu'il vous apprend que Dieu proportionne ses grâces aux charges qu'il nous impose. — Comme Moïse demandait à Dieu d'être déchargé du soin du peuple d'Israël, parce que cette charge était pour lui trop pesante, Dieu lui dit : « Assemblez soixante-dix hommes des anciens d'Israël, amenez-les à l'entrée du Tabernacle, où vous les ferez demeurer avec vous : Je prendrai de l'Esprit qui est en vous, et je leur en don­nerai, afin qu'ils soutiennent avec vous le fardeau de ce peuple. » Nomb., chap. II
Tout cela est écrit pour notre instruction, en nous montrant comment Dieu proportionne les grâces à nos besoins. Je finirai par vous dire ce que Dieu dit à ceux à qui il donne une mission dif­ficile : Soyez courageux et fort ! Ne comptez pas sur vous-même, mais sur la bonté et la justice du Seigneur, et unissez dans votre administration la douceur et la fermeté.
Je suis, avec un respectueux attachement en N.-S., Madame la Prieure, votre très humble et très obéissant serviteur,
P T D, Archevêque de Toulouse. »

 

Un mois après, notre Révérende Mère Euphrasie perdit sa vertueuse mère qui avait tant redouté pour elle le poids de la supériorité. Cette femme héroï­que, dont la vie n'avait été qu'une longue douleur, et que la foi élevait au-dessus de la nature, fut enlevée en trois jours à l'affection des siens, à qui elle léguait pour héritage de grands et ineffaçables souvenirs.

La nouvelle de cette mort, qui brisa le coeur de sa fille, fut reçue avec le même acquiescement par lequel en toutes circonstances elle voulait glori­fier Dieu. L'heure de la récréation était là; notre Révérende Mère la présida d'un visage égal, cherchant à nous réjouir avec son entrain habituel, elle eut la force de ne rien laisser paraître et nous avouons, ma Révérende Mère, que dès que la communauté eut connaissance de ce fait, les impressions furent profondes et il fut pour nous le plus salutaire enseignement.

La vue de notre chère Mère était une permanente leçon. Si nous venions chercher près d'elle la tranquillité de nos âmes, elle se recueillait en Dieu et sa réponse nous paraissait un oracle du Ciel.

Pendant les troubles de 1848, notre bonne Mère eut un surcroît de sol­licitude : la situation de notre monastère nous rapprochait du mouvement. Ne sachant ce que Dieu nous réservait, elle fît un appel filial à notre bon Père saint Joseph et lui promit que s'il daignait nous garder dans notre clô­ture, la Communauté réciterait chaque jour sept Pater, Ave et Gloria en l'honneur de ses douleurs et allégresses.

 

Le 23 juillet 1851, notre Mère bien-aimée déposa la houlette et continua à s'occuper avec plus de liberté du Noviciat. — L'élection de la Prieure avec qui elle n'eut qu'un coeur et qu'une âme, servit admirablement son attrait pour la vie cachée. — C'est ainsi que nous avons joui durant cinquante ans des bienfaits de sa direction maternelle, en qualité de maîtresse des Novices ou de Prieure, autant que le permettent nos saintes Constitutions.

Nous avouons notre impuissance, ma Révérende Mère, à vous décrire la suavité de sa direction. C'est à ce laborieux et délicat ministère des âmes que l'existence de notre Mère vénérée a été particulièrement consacrée. A des journées d'excessives fatigues succédaient le labeur de ses nuits. Elle prenait sur son repos pour sa correspondance, car de toutes parts on avait recours à elle, et après s'être dépensée avec un dévouement, une patience, une abnégation qui dépassaient ses forces physiques, le soir nous l'avons vue verser des larmes de n'avoir pu donner à une Soeur un conseil, un encoura­gement désiré, s'imputant à elle-même la peine qu'elle avait pu causer invo­lontairement. Chacune était l'objet des plus touchantes attentions de ce coeur tout charité... Comme saint François de Sales, notre Mère traduisait sa pen­sée par des comparaisons délicieuses; comme lui aussi, elle avait le don de faire renaître la paix dans les âmes découragées.

Nos récréations étaient incomparables : notre bonne Mère avait une grâce spéciale et un talent particulier pour les intéresser. Les histoires sur la vie des Saints, où elle puisait ordinairement ses surprises, car il y était ques­tion presque toujours que de noms de Saints inconnus, étaient remplis d'à-propos ravissants. On était suspendu à ses lèvres, avide d'entendre sa parole, autant qu'on était désireux de connaître un dénouement qui n'arrivait jamais, ou un merveilleux incident interrompu par la cloche. Tout le monde parlait désappointé en souriant de son habileté à mortifier notre curiosité. Nous lui devions de sortir de ces réunions fraternelles vraiment heureuses et animées d'un nouveau courage pour l'accomplissement du devoir.

La construction du nouveau monastère se poursuivait, les ressources bien insuffisantes de la Communauté préoccupaient notre bonne Mère ; elle confia ses sollicitudes à notre bien-aimé Père saint Joseph qui lui inspira la pensée de former un petit atelier sous son vocable, dont elle l'établit Protec­teur. Une statuette de saint Joseph, placée dans la niche de l'infirmerie, gar­dait la pochette du petit trésor destiné à la maison de Nazareth : produits des cordons d'aube dont notre bonne Mère s'occupait activement, avec autant de goût que de perfection, ainsi que de la broderie des scapulaires, dont elle a distribué un si grand nombre à ceux qu'elle voulait rendre participants des insignes privilèges attachés au Saint Habit de Notre-Dame du Mont Carmel. On y joignait la confection des ornements d'église, quelques peintures et autres ouvrages procurés par le céleste Pourvoyeur dont le diligent empres­sement rendit un signalé service.

Après quelques jours de repos, nous fûmes encore menacées de perdre notre bonne Mère. Sa santé, toujours languissante, prit tout à coup un carac­tère alarmant. Des accès pernicieux compliquèrent cet état. Notre vénérée Mère Euphrasie donne la relation de sa guérison dans la lettre ci-jointe, adressée à la Révérende Mère Thérèse de Saint-Augustin, prieure du Carmel d'Auch et plus tard du Carmel de Montpellier, qui avait été sa compagne.

 

J. M. J.
Des Carmélites de Toulouse, ce 8 novembre 1852.
« Nous nous sentons pressée de venir vers vous, ma bien chère Mère, pour laisser échapper un cri de notre âme et l'ensevelir dans la vôtre, ne doutant pas que cela lui fasse du bien aussi. Aujourd'hui huit jours !... Que s'est-il donc passé? Quelle était cette créature qui, après de si longues souffrances, devenue la proie de toutes les infirmités, le jouet de la douleur, sentit saisir son être presque détruit pour le conduire aux bords du tombeau? Elle était gisante sur sa couche! La science humaine voyait écrit en traits inexorables : Mort ! Mort!... La nuit du 31 octobre laissa la malade dans un état si désespéré, que la première parole du médecin, le lendemain matin, fut : Il faut la faire administrer à l'instant et de fait, au milieu de la désolation de toute une Communauté, des larmes et des cris poussés vers le Ciel, la cérémonie sainte se fit, à laquelle pouvait à peine répondre la malade. On lui appliqua aussi l'indulgence de l'article de la mort, et on atten­dait son dernier soupir!... Mais, pendant ce temps, que de grandes choses s'opé­raient !...
Oh ! Soeur ! Soeur ! que nous aurions à vous dire sur Celui qui nous détruit et se joue, à son gré, de notre existence. Qu'il est terrible de s'approcher de l'heure, de la justice ; mais que d'inénarrables merveilles l'âme découvre alors !... Oh ! que ce Jésus, que cette caution divine que nous comprenons si peu pendant la vie, devient aimable, devient consolante au moment de la mort !... Que les réalités de la foi sont belles, et que les mérites dont le divin Sauveur couvre les siens sont immenses !...
Mon Dieu, si peu connu, qui êtes-vous? Quel est ce séjour ravissant que vous préparez à vos élus !
Un voeu venait d'être fait à Notre-Dame de Font-Romeu, et M. le Supé­rieur, après l'Extrême-onction, donnant en viatique le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ à la mourante, lui dit : « Si vous devez être encore utile au bien de la Communauté et travailler à la gloire de Dieu, demandez-lui qu'il vous laisse parmi nous... »

 

Mais que s'était-il passé? — Ce qu'il y a de sûr, c'est que la cérémonie ter­minée, la malade était guérie. Quelques heures après, deux médecins ne pouvaient le croire et furent contraints d'avouer que le Médecin du Ciel avait, seul, pu opérer une aussi subite guérison. — De fait, des rehaussements de fièvre qu'aucun remède n'avait pu amoindrir, des maux, des souffrances de tout genre, tout avait cessé à l'instant. Oh ! ma bien chère Compagne, nous ne nous pardonnerions pas un si­lence qu'il nous coûte de rompre, il est vrai, mais que votre affection pour nous ne nous pardonnerait pas... Puissent votre corps et votre âme goûter quelque chose des ineffables tendresses de Marie.

 

Voilà ce qui nous fait venir à vous et vous tenir un langage que nous eus­sions tenu secret au fond de notre âme. Oui, bien chère Mère, invoquez Notre- Dame de Font-Romeu ; faites part de notre lettre à la digne Mère Elie de Saint- Jean de la Croix : elle fera, pour vous, ce qu'ici la bonne Mère Thérèse, notre Mère, toutes nos Soeurs ont si bien su faire pour nous. Nous allons faire faire un pèlerinage à cette Vierge célèbre et comme au retour on nous portera de l'eau mira­culeuse de la source qui jaillit aux pieds de la sainte image (et dont on nous donna à boire au moment du grand combat), nous nous ferons une vraie consolation de vous en faire part dès aussitôt, ainsi que de son image et d'une médaille bénite.
Nous vous laissons bien vite ; de si longs jours de maladie ont mis notre petite besogne en retard ; et puisque le bon Dieu nous laisse encore, nous voulons, de tout notre coeur, travailler à défricher le petit champ qu'il nous a confié. Ah! qu'il faut que nous ayons été trouvée servante inutile, pour que la porte nous ait été fermée étant si près de ce séjour ravissant. — Mon Dieu, l'oublierons-nous jamais ! C'était l'après-midi de la Toussaint !... et la salle des noces de l'Agneau s'est refer­mée encore. Fiat ! Fiat ! Fiat !... Mais au moins, si maintenant nous savions travailler. Demandez-le pour nous, ma bien chère Mère, ainsi que la digne Mère Saint-Jean de la Croix, et lisez dans notre démarche d'aujourd'hui tout ce que nous vous sommes à l'une et à l'autre.
Soeur M. T. EUPHRASIE DU SACRÉ-CŒUR
Carmélite indigne. »

 

Ces inspirations ne demeurèrent pas sans fruit, car, dans ce moment, la Révérende Mère Thérèse de Saint-Augustin, en proie à une maladie de coeur qui laissait sa Communauté sans espoir de la conserver, fut guérie à la suite d'une neuvaine à Notre-Dame de Font-Romeu (dont le sanctuaire est situé au coeur de la Cerdagne française) et elle vécut encore quinze ans.

Nous tenons cet intéressant détail de l'une de ses dignes Filles qui, le 28 juillet 1890, nous adressait ce document que la bonne Mère Saint-Augustin

lui avait confié pour nous, un mois avant sa mort. Nous ne saurions assez remercier Dieu d'avoir inspiré à nos Soeurs cette délicate attention.

L'action de grâces dura une année ; chacune redoublait de zèle pour la conservation de ces jours précieux et nous eûmes le bonheur de donner à notre Mère du Ciel un témoignage constant de notre gratitude.

M. l'abbé de Pous, vicaire général, notre vénéré Supérieur, a bien voulu, par un acte écrit de sa main, en perpétuer la mémoire; nous l'insérons ici :

« Le premier novembre mil huit cent quarante-cinq, la dite Soeur Marie-Thérèse***, en religion Soeur Marie-Thérèse Euphrasie du Sacré-Coeur de Jésus, atteinte d'une maladie qui l'avait mise aux portes du tombeau, ayant reçu les derniers Sacrements, que nous lui avons nous-même administrés, a été tout à coup comme miraculeusement guérie, après un voeu fait à Notre-Dame de Font-Romeu.
Voilà pourquoi nous avons permis qu'on élevât un autel en l'honneur de Notre-Dame de Font-Romeu, dans la chapelle du Monastère.
En foi de quoi nous avons signé :
A. de POUS, vicaire général - Supérieur. »

Deux ans après, cette chère victime, prédestinée à travailler au salut des âmes par la Croix, fut reprise par des douleurs nouvelles si intenses qu'elle en défaillait. Son âme était bouleversée par des peines si cruelles qu'on ne peut les qualifier. Dieu assistait néanmoins sa fidèle épouse dans ce chaos épouvantable et, dans sa sagesse, Il vint à son aide avec autant de force que de douceur.

En même temps, le digne Supérieur de la Vénérable Mère Marie de Jésus lui écrivit que Mgr l'Evêque de Limoges, après avoir consulté Dieu, croyait que, pour sa gloire et l'avantage de sa Congrégation, elle devait faire le voyage de Toulouse, et lui en intima l'ordre. Monseigneur notre Archevêque voulut qu'elle entrât au Carmel, en qua­lité de Soeur hospitalière, pour visiter la malade, et ces deux âmes si saintes et si intimement unies, en reçurent une mutuelle consolation.

 

En 1856, les travaux du nouveau Monastère, dont notre Vénérée Mère Euphrasie était l'âme, étant suffisamment avancés pour nous permettre d'en prendre possession, le 2 octobre de la même année, sous la protection des saints Anges Gardiens, la Communauté y fut transportée.

Inutile de vous dire, ma Révérende Mère, la joie de toutes nos Soeurs et en particulier de notre bonne Mère qui semblait renaître à la vie, en respirant un air si pur. L'étendue de ce beau Ciel, dont elle n'avait pas joui depuis long­temps, la transportait dans des régions où son âme s'épanouissait. — Le chan­gement parut quelque temps être favorable à sa santé et lui permit de petites promenades au jardin, pendant les récréations qu'elle animait par sa gaieté et ses multiples ressources. — Le chant de l'Ave Maris Stella était ordinaire­ment choisi, durant les belles soirées d'été, où nous nous promenions au clair de lune, et chacune remerciait Dieu de notre translation, nous croyant trans­portées au Paradis terrestre.

Le Seigneur ne se lassait pas de lui faire gravir son Calvaire : avec ses propre peines et les sacrifices quotidiens que lui imposa la perte successive de plusieurs sujets sur lesquels elle fondait de douces espérances, Dieu voulut ajouter une nouvelle goutte d'amertume à son calice, par la mort prématurée de Mme sa chère belle-soeur, modèle des épouses et des mères chrétiennes, laissant son frère, jeune encore, chargé d'une nombreuse famille qu'elle éle­vait si bien.

Notre chère Mère Euphrasie, si grande dans sa soumission, se fortifiait par la prière. Comme elle était puissante à soutenir ces coeurs brisés; comme elle savait s'en emparer pour les élever à Dieu et faire rejaillir dans leurs âmes le feu de l'amour divin qu'elle allait puiser dans sa source. On eût dit qu'elle avait l'intuition du but que chacun devait atteindre; sa sollicitude, à cet égard, était touchante, car, malgré son détachement des choses de ce monde, elle poursuivait son oeuvre.

Le zèle qui la brûlait pour la gloire divine embrassait surtout la nouvelle génération, à qui elle voulait donner l'impulsion du devoir poussé jusqu'à l'héroïsme; aussi, quelle influence n'a-t-elle pas exercée sur ces âmes d'élite, en qui Dieu lui faisait cueillir les fruits de sa maternelle affection.

 

L'année 1860 fut encore marquée par une triste séparation : la Vénérée Mère Madeleine-Thérèse de Jésus, vraie mère pour la Mère Euphrasie, consu­mée par le sacrifice, saintement avide d'immolation, après nous avoir donné l'exemple de toutes les vertus religieuses, surtout d'une profonde humilité, d'une charité sans bornes et d'une fidélité respectueuse à conserver pures les saintes traditions du Carmel, allait devenir au Ciel notre protectrice, après avoir été notre modèle ici-bas. Notre bonne Mère Euphrasie ressentit vivement cette perte qu'elle soutint avec sa générosité ordinaire et un humble acquiescement à la sainte volonté du Maître.

Nous ne voudrions pas dépasser les bornes que nous nous sommes pres­crites, ma Révérende Mère; pourtant la vénération que nous avons pour notre chère défunte nous presse de vous donner encore quelques détails édifiants qui vous révéleront, une fois de plus, son humilité, la valeur de son âme et la force qui l'inspirait. — La profession religieuse d'une cousine, son amie d'enfance, qui lui demandait quelques conseils, donna lieu à la lettre dont nous empruntons les lignes suivantes :

 

«Du Carmel de Toulouse, 6 septembre.
Que la grâce de Jésus-Christ soit toujours avec nous!
Que votre lettre nous a consolée.
Il nous tardait que vous fussiez la possession de votre Dieu et que les Anges du Ciel pussent vous environner d'une protection spéciale ; leurs ailes couvrent toujours la future épouse du Sauveur. Courage donc, amie, vous ne combattez plus seule sur la terre ; des légions angéliques vous entourent de tout côté ; le Ciel retentit de votre nom et une famille immortelle vous est rendue ! Secouez la pous­sière de vos pieds! Oubliez le toit paternel et le lieu qui vous a vu naître...
Laissez maintenant aux amis de l'Epoux le soin de parer votre âme ! Elle est pauvre et dénuée de beauté, mais ils sauront l'enrichir ; n'ont-ils pas en main plus que tous les trésors de la terre, les mérites surabondants de la pauvreté et de l'hu­milité de Jésus !
Sachez-le, voilà votre douaire ! Allez, allez sans crainte, car si votre Fiancé céleste se prépare à couvrir votre nudité de brillants joyaux, il les a achetés tous par une victoire, par une douleur !...
Demandez-lui s'il paye bien cher cette couronne qu'il vous destine ? et II répondra que pour ceindre votre frönt de roses blanches, il a fallu que le sien soit, ensanglanté par les épines qu'il en avait arrachées!... Pourriez-vous prétendre au vêtement pur et blanc des vierges si Jésus n'avait accepté par avance le man­teau empourpré que la Synagogue jeta sur ses épaules?... Ah ! qu'on est heureux de devoir tout à la miséricorde de Dieu ! Comme alors la confiance a un fondement plus solide! comme on est en droit de tout espérer!
Nous comprenons vos craintes au sujet de ce dont vous nous parlez. Hélas I nous qui avons tant souffert de ce côté, comment ne compatirions-nous pas à vos angoisses. D'autant plus que ce sont des peines que l'on n'ose guère avouer, même à soi-même.
Néanmoins, nous vous engageons à en parler à notre vénérée tante, le démon pourrait aller se nicher sous ces appréhensions pour vous troubler et vous affaiblir un moment ou l'autre; du reste, cela vous donnera l'occasion, dès le début de votre carrière religieuse, de faire un acte de simplicité qui plaira à Dieu.
Nous vous engageons à ne rien refuser à la grâce. Nous vous promettons de bien demander au Seigneur qu'il daigne, dans sa douce miséricorde, vous délivrer de la croix des charges, car, si toute croix a son mérite, celle-là a tant d'épines dangereuses que vraiment on ne peut que frémir pour ceux que l'on aime, lors­qu'on les voit sous ce terrible fardeau.
Nous ne vous dirons pas comment il faut faire pour l'éviter ; vous voyez que nous n'avons pas été habile pour nous, et cependant, dès le début de notre course, nous voulions éviter ce terme et pour cela nous demandâmes d'être reçue dans la Maison comme Soeur converse, ce qui nous fut presque promis. Au moment de notre Profession, nous réclamâmes donc avec une pleine confiance : la Mère Prieure déclina et nous dit de nous adresser au Supérieur qui était M. l'abbé Ber­ger. Nous y fûmes en toute simplicité, mais il nous reçut avec la mine noire qu'il savait si bien prendre et que vous avez pu apercevoir quelquefois. Il nous semonça de telle façon que, vraiment, nous ne savions plus quel crime nous venions de com­mettre, et chercha à nous prouver par des preuves où nous ne comprîmes rien, qu'agir de la sorte pour une religieuse était un acte d'orgueil, un amour-propre à crochet, nous dit-il. Enfin, bref, il fallut en passer par là, bon gré mal gré. Nous nous tournâmes vers le bon Dieu pour lui demander de nous préserver Lui-même de ce que nous redoutions. Mais, au jour de notre Profession, au moment même de prononcer nos saints Voeux, un tel remords nous prit de mettre avec Dieu cette réserve, que nous y renonçâmes et lui livrâmes tout.
Maintenant, que voulez-vous, le Seigneur se joue des hommes, c'est son affaire, et si ou lui gâte un peu trop la besogne, le plus simple sera de lui dire à l'oreille que c'est un peu sa faute, et puis, à la mort, de lui faire banqueroute pour tout règlement de compte.
Courage, vous combattez pour Dieu. Pressez la Croix sur votre coeur et marchez... Notre chétive prière vous accompagne et notre affection aussi.
Votre amie et soeur,
M.-T. EUPHRASIE DU SACRÉ-CŒUR. »

 

Un peu plus tard, elle écrivait encore une autre lettre à la même cousine, dont voici quelques passages :

 

« Vous êtes à la source des eaux vives, de quoi pourriez-vous avoir besoin?... Entre servantes de Dieu il faut aller droit au but. Nous venons encore vous parler d'un sujet que nous ne devrions pas oser traiter. Profession, profession! ce qui veut dire immolation ! ce qui veut dire Bap­tême! ce qui veut dire Martyre!... Oui, Immolation!... Baptême!          
Martyre! Car pour être martyre, il n'est pas nécessaire de donner son sang ; il faut donner sa vie, c'est-à-dire tous les instants qui la composent, tous les actes qui en forment le tissu, les mille morts volontairement imposées à la nature, qui, elle, ne veut jamais mourir. — Il faut donner cet être intime et humain qui fait véritablement vivre, et le poursuivre le glaive levé. Il faut l'exiler, le bannir de soi-même, lui donner la mort toutes les fois qu'on le rencontre. Voilà le martyre. Oui, le Martyre des vierges, épouses de l'Agneau. De cette légion bénie dont Marie-Immaculée est la souveraine. Son étendard n'est point empourpré, et cepen­dant l'Eglise, dans ses cantiques, la proclame Reine des Martyrs : Regina Martyrum. S'il fallait le sang pour acquérir un tel titre, Marie serait inférieure aux Martyrs qui l'ont répandu pour la foi? Ah! c'est que les larmes, l'immolation de tout, son être, l'amour consumant est un glaive qui tue, une mort qui détruit tout ce qu'il y a d'humain en soi-même. La sainte profession, nous le répétons, est donc cet acte sublime de mort et de vie véritable. Nous passons en Dieu par la destruction ; il commence à venir en nous par la résurrection : vie mourante, mort vivante, sépulcre qui se ferme, pierre tumulaire qui se soulève, ombre qui se cache, clarté qui commence, ô Dieu, découvrez-moi votre amour. Je me donne dans le temps, mais vous vous êtes donné dès l'éternité. Je vous offre le premier anneau de cette chaîne, mais cette chaîne, c'est vos propres bienfaits! Je crois donner, et je reçois. Je crois mourir, et je trouve la vie. Je me dépouille, et je deviens riche. J'abandonne tout, et Jésus se donne à moi. O sainte Profession ! Acte sublime ! Contrat sacré qui doit étonner le ciel et la terre!       
Ma bien chère Soeur, que sommes-nous pour recevoir de tels bien­faits ! Et cependant l'heure est venue pour vous, la grande heure de la miséricorde ! Quelques jours, quelques instants, et vous serez, par la Profession, Epouse de Jésus-Christ ! Ici je me tais. Il faut se prosterner dans la poussière et s'écrier : Seigneur, un abîme appelle un autre abîme ! »

 

Quelques années après il n'était question que des dangers de la sainte Eglise et des tribulations de son chef persécuté, qui faisaient vibrer les coeurs des braves de la patrie.

Vraie fille de l'Eglise, ces maux eurent un grand retentissement dans l'âme de notre Mère bien-aimée. Sa prière était incessante pour appeler les bénédictions d'en haut.

Le départ de ses neveux, qui s'enrôlèrent dans les zouaves, fut un aliment à son zèle : elle s'élançait dans la lice avec eux; elle soutenait leurs com­bats; elle vivait de leurs espérances ; elle compatissait dans son coeur aux appréhensions pénibles de leurs héroïques parents. Leur mission finie à Rome, ils volent au secours de la France, engagés dans l'armée des volontaires de l'ouest ; le plus jeune succombe au combat de Patay, sous la bannière du Sacré-Coeur.

Les deux fils de son frère aîné rivalisent de dévouement autant que de piété et de courage, et le plus jeune aussi, en vrai héros chrétien, meurt le jour du vendredi saint, à l'heure où son Rédempteur expira pour le salut du monde.

On ne saurait se faire une idée, ma Révérende Mère, des larmes qui furent versées sur ces douces victimes du Seigneur, et des trésors de conso­lation que notre Mère vénérée répandit sur les coeurs blessés de ces pères admirables qui survivaient à ces coups pour donner à leurs enfants l'exemple de la force et de la grandeur chrétiennes.

Ces événements furent suivis d'un autre à jamais mémorable pour la ten­dresse fraternelle : le 29 septembre 1872, elle perdait dans son plus jeune frère, ce fervent catholique, le plus loyal des hommes, le meilleur des pères, le plus dévoué des amis ! — Dieu seul a pu sonder la blessure faite, par cette mort, au coeur de notre vénérée Mère; mais, s'oubliant toujours elle-même, elle sut mêler ses larmes à celles des orphelins qu'elle vit à la hauteur de leur mission suivre les pas de leur incomparable père.

Notre bonne Mère était comme l'olivier fécond dont parle la sainte Ecriture ; elle croissait entourée de rejetons nombreux, à qui elle faisait porter des fruits de justice, pour la gloire du Seigneur.

Ah ! ma Révérende Mère, le Ciel garde le secret de son action sur les âmes; aujourd'hui, elle doit être entourée de celles à qui elle en a facilité l'entrée.

 

Elle a combattu les combats du Seigneur; c'est pourquoi l'ennemi de la gloire divine, jaloux de sa perfection, avait le droit de la tourmenter, comme le patriarche de l'Ancien Testament : « As-tu vu mon serviteur Job? » Cette parole avait, dans sa bouche, une indéfinissable éloquence, une conviction expérimentale qui inspirait une confiance inébranlable à ceux qui passaient par le délaissement et l'abandon de la grâce sensible, et elle les entraînait à travers les obscurités, à la suite de Celui qu'elle aimait uniquement.

Il est certain que notre chère Mère a passé par des creusets inouïs. Les témoins de ses souffrances sont contraints de reconnaître dans cette âme de feu, la constance de l'amour et la force divine qui la soutenaient dans ses inexprimables tourments. Dieu lui envoyait l'épreuve et la maladie, parce qu'il comptait sur elle et savait bien qu'elle ne dirait jamais : Assez...

L'année 1880, qui amoncelait de si sombres nuages, allait présenter à notre Mère un vaste champ pour sa vertu. Elle ramait contre le courant et sa confiance en Dieu était invincible.

La veille de l'exécution des décrets, nous eûmes une terrible alerte. Des amis dévoués vinrent pour nous prévenir des expulsions successives qui devaient avoir lieu le lendemain, nous engageant à nous tenir prêtes. Nous passâmes la nuit en prières au pied du Tabernacle et en préparation à ce ter­rible coup. — A trois heures du matin, notre vénérable Chapelain étant venu célébrer la sainte Messe et nous faire consommer les Hosties consa­crées, nous attendîmes ensuite, avec calme, l'heure où il plairait à Satan de faire violer la clôture des Epouses du Christ. La douce Providence ayant écarté l'orage, sa reconnaissance envers notre bon Père saint Joseph se traduisit par Faction de grâce ; depuis, des prières en son honneur sont récitées chaque jour en Communauté.

Le 31 décembre 1884, au moment où elle se disposait à aller au choeur pour assister à la sainte Messe et y recevoir Notre-Seigneur, une défaillance générale la surprit... Nous redoutâmes une attaque foudroyante dont les carac­tères nous étaient inconnus, ce qui nous jeta dans les plus vives alarmes. Le médecin, appelé aussitôt, nous rassura à cet égard en nous affirmant, néan­moins, que notre bonne Mère aurait pu nous être enlevée instantanément, i.a convalescence se fît attendre : cette existence si chère semblait toujours nous échapper, les tribulations se succédaient, et, ensemble, nous adorions les des­seins du Seigneur qui allaient se manifester par la Croix !

Dans la nuit du il au 12 avril suivant, entre Compiles et Matines, un affreux incendie, dont nous ignorons la cause, éclata dans notre sacristie inté­rieure sans qu'il fût possible d'en arrêter les progrès.

L'épaisse fumée répandue partout ayant fait craindre que le Monastère fût la proie des flammes, obligea nos malades de sortir de l'infirmerie. Notre bonne Mère fut la première transportée au jardin où elle n'avait pu aller depuis plus de dix ans, et là, entourée de toutes nos Soeurs qui cher­chaient à la garantir de l'humidité de la nuit, elle se recueillit dans la prière, baisant la main du Seigneur qui fît éclater sa protection d'une manière sen­sible.

C'était par des épreuves de tout genre que le divin Ouvrier achevait de perfectionner sa fidèle épouse : le diamant était taillé, il se préparait à l'em­bellir. La crainte que nous avions de nous voir ravir notre Mère bien-aimée, dont la cinquantaine approchait nous fit soulever sans retard cette question capitale qui allait, nous avions le droit de le présumer, nous créer d'immen­ses difficultés, de la part de celle qui devait en être l'objet. — En effet, ma Révérende Mère, à la plus discrète communication, nous lui causâmes une vraie peine, et la finesse de son intelligence usa de tous les moyens qu'elle lui suggérait, pour en empêcher la célébration. Nous étions peinées de la contra­rier, et nous la laissâmes quelques jours tranquille ; mais un peu plus tard, ayant compris qu elle ne pouvait s'opposer à nos si légitimes désirs, elle répondit par le silence à nos filiales représentations; elle triompha par sa vertu et Dieu nous accorda la victoire.

Le 6 juin 1887, nous eûmes la joie de cette douce fête. — Son état de santé était tel qu'il la dispensa des usages ordinaires, et, dès huit heures du matin, la chapelle de notre Monastère fut envahie par de nombreux amis.

Son Eminence le Cardinal Archevêque, entouré d'un nombreux clergé et de la respectable famille de notre Révérende Mère, composée de trois généra­tions, avait voulu donner à la Vénérée Prieure, qu'il affectionnait particulière­ment, un témoignage de sa haute sympathie. — Son Eminence, dans sa bonté paternelle, avait promis à notre bonne Mère qu'il n'y aurait pas de discours; mais avant le salut solennel, une délicate surprise l'attendait : une voix amie et goûtée, celle de Mgr Lamothe-Tenet, recteur de l'Institut catholique, s'élève au milieu de cet auditoire sympathique, avide d'entendre les inspirations d'En-Haut, pleines d'onction et de vérité, adressées à notre Vénérée Mère. Qui dira sa stupéfaction? Elle regarde autour d'elle ; personne ne bouge et elle est obligée de subir cette admirable allocution. — Nos coeurs étaient satisfaits et notre bonheur eût été sans mélange, si nous avions pu prévoir un arrêt dans les souffrances prochaines que nous redoutions.

Notre vénéré Cardinal s'empressa de monter au parloir, où notre bien- aimée Jubilaire s'était rendue avec un empressement digne de son obéissance. Là, après la bénédiction de Son Eminence, elle reçut les félicitations des membres du clergé qui l'accompagnaient. Ils furent remplacés par les siens, qui, pressentant sa fatigue, vinrent, famille par famille, s'unir à l'allégresse de ce mémorable jour.

 

Son frère aîné, déjà frappé par la maladie qui devait terminer, peu après, une vie pleine devant Dieu, manquait à ce cher rendez-vous; pour se dédom­mager, il se fit porter la sainte Communion, qu'il offrit à sa chère soeur comme le plus haut témoignage de l'affection qui les unissait. Ses enfants le représen­tèrent, et, dans l'épanouissement de son coeur, notre vénérée Mère disait à chacun : qu'elle voulait les regarder tous, que l'obéissance lui en ayant intimé l'ordre, elle devait fidèlement le remplir et elle se soulevait sur son fauteuil, faisant à chacun l'accueil le plus aimable.

Vint le tour de sa chère Elisabeth, qu'il y avait tant d'années qu'elle n'avait vue ; ses chers enfants et petits enfants, sa fille particulièrement aimée de notre Révérende Mère. Les enfants de son cher Gabriel; en un mot, les uns et les autres avec leurs générations imposantes qui ravissaient le coeur de la chère Jubilaire, à la pensée du futur bataillon des défenseurs de l'Eglise et de la Patrie que sa prière ne cessait d'animer.

A la fin de cette laborieuse matinée, notre bonne Mère aspirait à la soli­tude du cloître; elle revint du parloir brisée d'émotion et passa le reste de la journée dans l'action de grâces. Ce fut seulement alors que les manifestations de notre amour filial firent résonner nos cloîtres silencieux et lui apportèrent l'écho de nos voeux et de nos cantiques.

Le lendemain des noces d'or fut assombri, ma Révérende Mère, par des pressentiments douloureux. Une aggravation se fit dans son état; plus encore que par le passé, la Mère Euphrasie participait au sacrifice de Celui qui se l'était si intimement unie pour l'associer à sa médiation.

Les premiers jours du mois d'octobre 1887, de nouvelles souffrances vin­rent nous affliger ; le médecin, appelé, déclara qu'elle était atteinte d'une fluxion de poitrine avec complication, et qu'il était prudent de la faire administrer.

Monsieur notre Aumônier se rendit au plus tôt auprès de notre chère malade; il la confessa et lui apporta la grâce du saint Viatique et de l'Extrême-Onction, au milieu de la consternation générale» La nuit fut très agitée, de mauvais symptômes se succédaient; d'affreux accès, précédés de frissons mortels qui faisaient trembler son lit, étaient suivis d'une fièvre si ardente qu'il semblait impossible qu'elle pût y résister. Trois jours se passè­rent ainsi dans des alarmes continuelles ; du reste, notre Mère vénérée en était convaincue : « Les douleurs de la mort m'environnent, répétait-elle, souvent ! » Les témoignages de son affection navraient nos âmes... Elle vou­lait nous soutenir encore de sa force au moment même où nous la voyions défaillir.

Une sueur froide coulait de ses membres; déjà elle considérait, avec son calme et sa foi, les horreurs du tombeau et, malgré la violence de ses impres­sions, elle s'unissait au bon plaisir de Dieu dans les étreintes de l'agonie. — Dans une de ces tristes nuits où elle se préparait à paraître devant le Souve­rain Juge, elle députa au choeur une de nos Soeurs qui la veillait et lui recom­manda de faire la grande prostration, en présence du Très Saint-Sacrement, pour faire amende honorable en réparation des irrévérences de sa vie.

Dans ces douloureuses circonstances, notre recours à sa puissante Protectrice, Notre-Dame de Font-Romeu, lui apportait toujours un soulagement inespéré. Nous recommencions des neuvaines, elle buvait de l'eau de la source miraculeuse, nous lui en faisions des onctions, et, après de longs jours de tris­tesse, le Ciel se montrait encore propice à nos voeux, notre bonne Mère nous était rendue et nous la regardions comme la victime du Seigneur et l'intermé­diaire de nos sacrifices.

Aussitôt que la maladie lui laissait quelque relâche, cette Mère vénérée en profitait pour exercer son Apostolat près de nous. Il était évident qu'elle voyait qu'elle devait se hâter et, à chaque heure, nous constations les effets de son zèle.

Nous arrivons graduellement à la fin du martyre de notre chère Mère ; plus il approchait, plus Dieu satisfaisait sa jalousie d'amour et se glorifiait en son humble servante. La Croix l'attendait sur un nouveau Calvaire, et cette fois, ma Révérende Mère, elle allait y être clouée pour toujours; des douleurs aiguës dans les articulations l'immobilisaient, le moindre mouve­ment lui devint impossible et, après des efforts aussi héroïques que soutenus pour lutter contre le mal, cette Mère chérie et si justement vénérée, dont rien ne pouvait troubler la sérénité, se livrait a ses infirmières avec l'abandon et la naïve simplicité d'une enfant. La voilà donc réduite à toutes les priva­tions, condamnée à toutes les impuissances.

Nos coeurs saignaient de ne pouvoir l'affranchir de tant de secousses iné­vitables, auxquelles l'exposait un supplice quotidien. Si parfois les jours étaient moins cruels, les nuits étaient effroyables ; se couchant à minuit, au lieu du repos que nous espérions, nous avions la déception cruelle de voir commencer ses tortures. Les deux ou trois heures qu'elle passait sur sa couche étaient une aggravation à ses maux : des crampes horribles se géné­ralisaient dans son corps et contractaient ses membres: le seul remède était de la lever au plus tôt, ce qui lui donnait un peu de tranquillité. Mais quelle peine n'en avait-elle pas, en voyant les fatigues de ses chères veilleuses et leur si affectueux dévouement; la seule pensée d'appeler du secours la raidissait contre elle-même, ce qui arrivait presque toutes les nuits et s'est prolongé plusieurs mois de suite.

Mais l'Epoux de son coeur voulait ajouter de plus belles perles à sa couronne, préludant à la plus sensible épreuve en la privant de la Sainte Communion. Les sacrifices qu'elle s'imposait pour cacher ses défaillances qui l'empêchaient de rester à jeun n'ont été connus que de Dieu seul. Elle courba la tête devant la divine volonté qui lui présentait ce Calice ; notre chère Mère ne se plaignait pas, mais son silence était bien éloquent pour celles qui l'entouraient. Que d'aspirations de son âme les anges devaient recueillir !

Le Ciel mit fin à cette épreuve, en inspirant à notre vénéré Cardinal, si plein d'estime et d'affectueuse sollicitude pour notre chère malade, de s'in­former de sa santé et de s'intéresser paternellement à ses consolations spiri­tuelles. — Quand il apprit qu'elle était privée de la Sainte Communion depuis plusieurs mois, son coeur s'émut, et, jugeant d'après l'avis des médecins son état assez grave, il l'autorisa à communier toutes les semaines en Viatique. Quelles actions de grâces elle en rendit au Seigneur!     

La joie qui débordait de son âme se répandit dans tous nos coeurs et des prières spéciales, d'après son désir, furent offertes à Dieu immédiatement pour Son Eminence envers laquelle sa reconnaissance n'a jamais cessé.

Quelque touchée qu'elle fût de cet acte de bonté, elle se sentait obligée consciencieusement aux efforts constants qu'elle faisait pour s'imposer le jeûne sans pouvoir, hélas ! y arriver. — Vous voyez, ma Révérende Mère, par la légère esquisse que nous traçons au-dessous de la réalité, le spectacle de notre infirmerie. L'excès des maux de notre Mère vénérée faisait descendre du Ciel la rosée des bénédictions de Dieu sur les âmes : elle expiait pour les pécheurs, elle se livrait pour les âmes souffrantes...

Notre Mère bien-aimée eut encore à s'incliner et à adorer la volonté divine dans les pertes successives de plusieurs membres de sa famille.

La première fut celle de son frère aîné, vieillard vénérable, catholique fervent, dévoué au salut des âmes, que sa foi de chrétien lui faisait poursuivre si efficacement et qui alla jouir au Ciel de la récompense de ses vertus, lais­sant un fils, digne de lui, dont l'excellente soeur suit les traces.

Peu après, un événement aussi foudroyant qu'imprévu, vint ravir à sa chère famille une mère incomparable, modèle des femmes chrétiennes, et, à son Elisabeth, une fille chérie, une autre elle-même, un soutien. Notre bonne Mère en eut le coeur broyé, ses enfants, leur père, cette soeur bien-aimée dont elle connaissait la sensibilité, tous les siens devenaient l'objet immé­diat d'une prière ardente. Sa pensée se reportait sur ses chères orphelines, et elle recueillit ses forces pour donner à chacune le baume de la conso­lation.

La même année, une autre de ses nièces, distinguée par sa piété, ter­minait, jeune encore, une vie pleine de bonnes oeuvres et de mérites. Tous ces deuils l'identifiaient à ses chers affligés, dont la résignation parfaite, comme un concert de louanges, glorifiait Dieu.

Le 19 mars 1890, fête de notre glorieux Père saint Joseph, notre bonne Mère comptait assister au salut solennel, transportée sur sa chaise roulante, quand elle fut prise de telles douleurs que nous en redoutâmes les suites.

Chaque jour nous la voyions décliner : un abattement général, une pros­tration absolue, un épuisement total des forces contrastaient avec cette mâle énergie qui, jusque-là, lui avait fait tout dominer. Près de quinze jours s'écou­lèrent, pendant lesquels la Communauté resta dans les plus vives alarmes.

Le Mercredi Saint, 2 avril, il fallut se déterminer à parler des derniers Sacrements, auxquels notre chère malade souscrivit avec sa gratitude ordi­naire.

Notre vénéré Père Supérieur, qui avait donné à notre Mère bien-aimée tant de preuves de dévouement, la visita ce jour-là ; elle se confessa et l'entretint avec son calme et sa lucidité ordinaires. — La nuit fut terrible; vers la fin de l'accès, l'état devint plus alarmant; les yeux de notre vénérée Mère étaient vitrés, sa bouche ouverte, le corps sans mouvement; nous redoutions à chaque minute de la voir s'éteindre.

Sur le matin, étant un peu moins mal. elle put recevoir la Sainte Com­munion en Viatique et, dans l'après-midi, notre Père Supérieur, qui avait eu la bonté de se rendre à nos désirs, administra le Sacrement de l'Extrême- Onction à notre si chère mourante, vivement attendrie de l'émotion de la Communauté. —Nous n'oublierons jamais ce Calvaire, car nous étions à ces moments solennels où la Victime de nos péchés s'offrait pour le salut du monde, et notre Mère vénérée allait s'unir à cette immolation... Quel sacrifice! Quelle offrande!... — Que se passa-t-il alors entre cette âme et son Dieu? — Le Ciel le sait, car, malgré nos craintes de la voir ravir à notre amour filial, il est certain qu'elle avait la conviction que son heure n'était pas encore venue.

Après la cérémonie, elle nous accueillit avec son affectueux sourire et, de sa voix encore éteinte, elle laissa échapper avec sa modeste retenue : « Nous ne nous séparons pas... je n'ai pas assez souffert... »

Le lendemain, jour du Vendredi Saint, le R. P. Choizin, si dévoué à notre Carmel, et en particulier à notre chère malade, pour laquelle il avait la plus profonde vénération, profita de sa visite, la confessa et lui apporta de nouveau le saint Viatique, et, avec une parole émue, dans le courant de la touchante allocution qu'il lui adressa, il lui dit : « J'espère, ma bonne Mère, et même « j'ai l'intime confiance que cette Communion ne sera pas la dernière et « que Notre-Seigneur, dont nous venons d'honorer la mort il y a quelques « instants, vous sera un germe de vie... »

Le Samedi Saint, une lueur d'espoir vint briller à nos yeux, quoique encore dans les obscurités du sépulcre. — A peine pouvions-nous nous rassurer ; mais le soir, un mieux sensible s'étant produit, nos coeurs si long­temps comprimés éclatèrent de reconnaissance, et le jour de Pâques, ma Révérende Mère, nous avions le bonheur de chanter l'Alléluia, en union avec notre chère ressuscitée ! car c'était une véritable résurrection que la bonté divine venait d'opérer.

 

La crainte de passer une si belle fête dans le deuil avait fait redoubler nos prières. Sa famille nous aidait puissamment à faire violence au Ciel : grands et petits voulaient avoir l'honneur du triomphe : on faisait dire des Messes, brûler des cierges; les enfants eux-mêmes sacrifiaient leurs plus légitimes satisfactions. Dieu, en effet, nous avait exaucés? C'était une touchante image de l'apparition de Jésus à sa sainte Mère, après la des­cente de la Croix !

Chaque jour apportait une nouvelle consolation à nos âmes. Notre bonne Mère était souriante et joyeuse ; elle se sentait renaître, ses forces lui étaient rendues. Quand le matin on lui demandait comment elle se trouvait, elle répondait avec son affabilité naturelle : « Bien, Deo gratias; nous réparons le passé; j'ai dormi toute la nuit d'un bout à l'autre! » S'il s'agissait de sa nourriture, elle était disposée à tout accepter. On eût dit qu'une joie céleste l'environnait et, avec une aimable gaieté, elle alla jusqu'à nous proposer des promenades. Ses jambes, rendues à un mouvement relatif, lui permirent quelques pas. Elle se faisait conduire à la fenêtre de l'in­firmerie qui donnait sur notre jardin et par delà le coteau où un vaste horizon se déroule : l'aspect de la nature, les prairies, les moissons, la belle campagne, tout la portait vers Dieu et l'élevait à la contemplation de ses oeuvres, qui lui étaient la manifestation sensible de sa toute puissante bonté. La vue d'une fleur, le chant du petit oiseau lui inspiraient des considérations ravissantes. Elle put même alors, dans son petit fauteuil, se rendre au parloir pour quelques membres de sa famille, qui furent si heureux de la revoir et de louer Dieu avec elle de ses bienfaits.

Cela n'empêchait pas, ma Révérende Mère, que notre chère ressuscitée gémissait des adoucissements qu'on lui donnait, quoiqu'elle en fût au dernier point reconnaissante. La bonté de notre Mère vénérée lui voilait ses néces­sités : tout ce qu'on faisait, tout ce qu'on lui présentait était trop pour elle, tandis que son coeur généreux débordait de charité pour le prochain et en particulier pour ses filles. Que d'exemples elle nous laisse de son désintéres­sement. Avec quel respect elle voyait sur elle les livrées de la Sainte Pau­vreté ! Quelque temps avant sa mort, son Saint Habit était tellement usé qu'il réclamait un auxiliaire ; h la proposition de le changer, notre chère Mère se récria et d'un ton suppliant : « Laissez-le-nous, disait-elle, nous avons si peu de temps à vivre ; le bon servira pour une de nos Soeurs, ce qui nous fera grand plaisir. » Du reste, elle ne disposait de rien sans le soumettre à sa Prieure. Sa vertu, comme l'encens, exhalait un parfum de résignation au bon plaisir divin.

Après la grâce de son rétablissement, lors des fêtes de Pâques, dont nous venons de vous parler, ma Révérende Mère, l'amour de nos saintes Observances la porta à demander à notre Père Supérieur de reprendre la réci­tation du saint Office, Sur son refus, elle se soumit humblement et se consacra de tout son pouvoir à l'avancement de nos âmes. Tout nous faisait espérer que nous conserverions longtemps encore cet exemplaire de toutes les vertus, lorsqu'un accident que nous ne pouvions prévoir fît revivre nos craintes : le feu ayant pris avec violence dans la cheminée de l'infirmerie où elle reposait, nous obligea à la transporter dans une autre pièce; ce changement lui devint funeste. Cette même nuit une bronchite se déclara, elle fut le prélude des nouvelles souffrances qui, deux mois après, devait nous l'enlever.

Notre dévoué docteur, appelé aussitôt, constata le danger. Il ordonna les remèdes les plus énergiques pour en arrêter les progrès, mais rien n'agissait contre l'étouffement de la poitrine. Notre chère malade, sur son grabat, passait d'affreuses nuits, dévorée par la fièvre et épuisée par d'abon­dantes sueurs ; son estomac rejetait toute nourriture, elle dépérissait à vue d'oeil, et nous nous demandions, tous les jours, si nous n'approchions pas d'une issue fatale? Hélas! elle avait encore d'autres coupes à épuiser. Au dire du médecin, le coeur qui avait résisté jusque-là, commençait à fléchir et inspirait des craintes sérieuses. Gomme chez toute nature élevée, les impres­sions étaient d'autant plus profondes, en notre bonne Mère, qu'elle les concentrait, et son état eût exigé l'absence de toute émotion ; mais que d'amertumes le Seigneur préparait à sa fidèle Epouse, qui avait à imiter le divin Modèle jusqu'à la fin.

C'est ainsi que tout se disposait dans l'économie de la Providence. Le sacrifice d'elle-même avait embrassé toute sa vie; aussi, lorsqu'on lui demandait de s'associer aux neuvaines réitérées pour obtenir, cette fois encore, au moins un soulagement, elle s'y refusait avec énergie : « Non, non, s'écriait-elle, Jésus-Christ sait ce qui nous convient; sa volonté, rien que sa volonté! Nous l'avons toujours laissé Maître. » — Et, après des journées plus douloureuses : « Nous nous reposerons dans l'éternité. »

Pendant une de ces nuits, où elle avait souffert plus que de coutume, notre pauvre martyre, ne trouvant aucune position, laissa naïvement échap­per un soupir vers Dieu, exprimant, d'une voix enfantine, quelques paroles qui furent incomprises et qu'elle réitéra le lendemain. Nos Soeurs, qui la veillaient, s'étant approchées, s'informèrent de ce qu'elle voulait. — Elle répondit en souriant que craignant de perdre patience, elle s'était adressée à Notre-Seigneur, par une petite prière qu'il avait exaucée à l'instant. — Que lui avez-vous donc dit, ma mère? — « O Jésus, vous qui donnez aux petits oiseaux le creux du rocher pour s'abriter, faites-moi trouver, je vous prie, un petit trou pour reposer. » Et, en effet, la demande fut accueillie et elle eut quelques heures de repos qui la soulagèrent. Mais, la troisième nuit, cette amante de la Croix, passant par des souffrances intolérables, on eut beau la presser de revenir au moyen dont elle avait expérimenté l'efficacité, elle garda un silence de mort et il fut impossible de l'y résoudre.

Son seul cri de détresse était : « Jésus-Christ, mon Jésus-Christ ! Ayez pitié de moi et des autres. »

Il s'écoula un mois avant que notre chère malade pût rentrer dans l'in­firmerie, où quelques réparations avaient été nécessaires. La satisfaction qu'elle éprouva de reprendre ses habitudes parut lui faire du bien. Cette amélioration, hélas ! fut de courte durée ; nous courions au fatal dénouement et une invincible angoisse s'emparait de nos âmes.

L'énergie de son grand caractère la rendit toujours maîtresse de son corps épuisé, et cette rare intelligence resta lucide jusqu'à la fin.

Nous touchions à la fête de Notre-Dame du Mont Carmel, ma Révérende Mère, qui, sous ce titre, avait des droits particuliers à son affection si filiale; mais que d'épreuves en cette préparation où elle achetait le salut des âmes. Nous avions sous les yeux, depuis quelques jours, la copie vivante de Celui dont le Prophète a dit : Vere languores nostros ipse tulit et dolores nostros ipse portavit.

La nuit du 15 au 16 juillet, elle nous fit appeler ; malgré son calme, son état nous frappa : un cri involontaire qui s'échappait de sa poitrine, à chaque respiration, nous jeta dans des incertitudes cruelles.

Le matin de la Fête, elle put cependant communier, dans son fauteuil, assez bien pour éloigner de nous l'idée d'une mort si prochaine.

La présence de Son Eminence, qui daignait, ce jour-là, célébrer la sainte Messe dans notre Chapelle et rehausser l'éclat de notre petite solennité, la bénédiction paternelle qu'il lui envoya vinrent la réjouir un instant; mais elle voyait plus clair que nous et semblait pressentir l'ineffable moment des noces éternelles, ce qu'elle donna à comprendre dans la soirée.

La nuit du 16 au 17 fut plus cruelle que la veille et nous détermina, au point du jour, à appeler le médecin. Il arriva presque aussitôt, interrogea la malade : « Comment vous trouvez-vous, ma Mère? — Pas trop mal, répondit-elle avec son doux sourire. » Il en jugeait autrement et la quitta fort inquiet, promettant de revenir bientôt : « Elle est fort mal, dit-il en se reti­rant; nous commençons une nouvelle crise, le coeur est gravement compro­mis; mais elle est revenue de si bas, qu'on n'ose se prononcer. »

Cette fois, c'en était fait, ma Révérende Mère, le sacrifice allait être con­sommé, et nous pouvions le constater à chaque moment.

Cette Mère vénérée se recueillait en Dieu, se livrant totalement à sa volonté trois fois sainte ; pas une plainte, pas un soupir, un Fiat continuel à Celui dont elle pressait, avec tant d'amour, l'image sur son coeur.

Vers une heure après midi, sentant décliner cette précieuse existence, dont l'agonie commençait à notre insu, nous nous approchâmes de notre bonne Mère, lui proposant de lui faire recevoir les derniers Sacrements. Elle inclina la tête en signe d'approbation et nous regarda avec un sourire où se peignait sa satisfaction et son affectueuse reconnaissance.

Monsieur notre Aumônier, qui n'avait pas cessé de lui prodiguer tout le dévouement qui le caractérise et que notre chère malade savait appré­cier, s'empressa de se rendre et, en un instant, l'infirmerie préparée, recevait la visite de Notre-Seigneur... On se retira pour laisser confesser la malade : ce fut le dernier effort de cette âme vaillante; depuis, elle ne s'entretint plus qu'avec son Dieu. Nous rentrâmes, brisées par une commune douleur. Dieu en préparait une suprême à notre vénéré malade. Lorsque le prêtre lui présenta la Sainte Hostie, sa langue se paralysait : il fallut y renoncer... Le divin Maître achevait de la purifier par cet acte. Monsieur l'Aumônier lui donna l'Extrême-Onction, la bénit avec le saint Ciboire et lui appliqua l'in­dulgence in articulo mortis et celle de notre Saint Ordre.

Le médecin revint à trois heures; elle ne parlait plus, les mouvements des mains étaient continuels, la poitrine haletante : « Cette fois, nous dit-il, elle est perdue ; ce n'est plus qu'une affaire d'heures ! Bornez-vous à humecter sa bouche; elle ne passera pas la nuit. » Nous essayâmes de lui donner ce léger soulagement; la douce victime voulait-elle, comme son divin Modèle sur la Croix, refuser une goutte d'eau à sa langue? Ce qui est certain, c'est que chaque fois que nous approchions une petite éponge de ses lèvres bril­lantes et desséchées, la chère mourante la repoussait. Deux fois encore, elle essaya un signe de Croix que sa main défaillante ne put achever. Vers huit heures, elle demeura immobile, mais unie à la Communauté qui réci­tait, près d'elle, les prières de la recommandation de l'âme, le Rosaire, les six Pater, les litanies de la Sainte Vierge, devant l'image de Notre-Dame de Font-Romeu suspendue à son lit.

A neuf heures, on se rendit au choeur pour réciter Matines et nous res­tâmes près de notre Mère vénérée avec ses infirmières et nos Soeurs du Voile blanc. Tenant le cierge béni, nous commençâmes les trois Oraisons en l'hon­neur de l'agonie de Notre-Seigneur ; aux premières paroles de la troisième, la respiration cessa, ses lèvres s'entrouvrirent : nous lui fîmes baiser son Crucifix ; elle poussa deux soupirs et rendit sa belle âme à son Créateur, sans angoisses, le sourire sur les lèvres, dans la paix des enfants de Dieu... — Coïncidence touchante, la cloche du Te Deum sonnait, et nos actions de grâces célébraient le moment bienheureux où le Ciel accueillait la généreuse Epouse qui avait glorifié son Seigneur dans la voie royale de la Croix.

Nous récitâmes le Sub venite et lui fermâmes les veux. Nous étions orphelines, nous n'avions plus de mère... — Nos sanglots, si longtemps com­primés et qui brisaient nos poitrines, se mêlaient à nos ardentes prières. — Matines terminées, toutes nos Soeurs vinrent recevoir, à genoux, de cette main déjà glacée, que nous tenions respectueusement dans les nôtres, une dernière bénédiction de celle qui avait posé si souvent et avec tant d'amour cette main si chère sur nos têtes. — C'était le jeudi, 17 juillet, à dix heures du soir, en la cinquante-quatrième année de sa vie religieuse.

A minuit, toutes nos Soeurs se retirèrent non sans douleur, à part ses infirmières qui, avec un saint respect et un sentiment indéfinissable de paix, revêtirent notre vénérée Mère du saint habit religieux, et la déposèrent sur le lit mortuaire. — Nous ne la quittâmes plus, couvrant de fleurs sa dépouille mortelle.

A dix heures, nous fîmes la levée du corps; elle fut portée au choeur, au milieu de nos larmes; nous ne pouvions détacher nos regards de ce visage empreint d'une majestueuse beauté.

Sa famille désolée se hâta de venir vénérer celle qui était une amie, une mère incomparable. Une foule compacte ne cessa d'affluer à la grille du choeur le vendredi et le samedi 18 et 19 juillet; on ne pouvait se lasser de la contempler et on était plus porté à l'invoquer qu'à prier pour elle : on faisait passer des chapelets, des médailles et autres objets de piété pour les lui faire toucher.

Le samedi 19, à dix heures du matin, un cortège nombreux de prêtres, de parents et d'amis l'accompagnèrent à sa dernière demeure. Ce concours si sympathique faisait contraste avec l'humble convoi d'une pauvre Carmé­lite. — Le cercueil était couvert de guirlandes et de couronnes blanches que des mains amies avaient voulu tresser. Les cloches sonnaient et leur son vibrait douloureusement dans nos coeurs si profondément affligés ; les pleurs interrompaient nos prières; cependant, nous respirions un parfum de sainteté et il nous semblait être à une fête céleste plutôt qu'à une céré­monie funèbre. — Nous n'oublierons jamais ce moment cruel où la porte de clôture se referma... Mais le souvenir des incessants bienfaits de cette Mère vénérée qui nous a toutes reçues et offertes au Seigneur, restera à jamais gravé dans le coeur de ses filles qui, depuis sa mort, sentent les effets de sa protection.

 

Permettez-nous, ma Révérende Mère, de vous prier de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés : l'Indulgence des six Pater, le Via Crucis, un Magnificat, en action de grâces de sa vocation au Carmel, une invocation à Notre-Dame de Font-Romeu et à ses saints Patrons.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en l'amour de Notre-Seigneur,

Ma Révérende Mère,

Votre très humble Soeur et Servante,

Soeur SAINT-LOUIS-DU-SACRÉ-CŒUR

R. C. ind. Prieure.

De notre Monastère de la sainte Mère de Dieu, de notre Père saint Joseph et de notre Mère sainte Thérèse des Carmélites de Toulouse, le 25 mars 1891.

 

Toulouse. — Imprimerie Saint-Cyprien.

 

 

 

 

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