Carmel

25 mars 1890 – Pamiers

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en N. S. J. C., qui, le jour où nous célébrions la fête de la Purification de la Sainte Vierge, nous a fait part du glaive de douleur dont fut trans­percé le coeur de Marie, sa divine Mère, en ravissant à notre religieuse affection notre bien chère et bien-aimée soeur Angèle Marie de l'Incarnation, professe de notre Communauté. Elle était âgée de 68 ans, moins 18 jours, et de religion 45 ans.

Notre chère soeur était née à Tarascon, ville de notre diocèse, d'une famille honorable et chrétienne. Son père donnait à ses enfants l'exemple des vertus patriarcales; sa pieuse mère était le type de la femme forte ; elle conduisait sa maison et sa nombreuse famille avec une rare sagesse. Les pauvres de la ville et des alentours trouvaient en elle une bienfaitrice et une mère, tant était grande et industrieuse sa tendre charité. Elle chérissait particulièrement sa petite Angèle, en qui elle découvrait, déjà, d'admirables dispositions pour la vertu. En effet, a candeur, la modestie, l'angélique piété, la douceur et l'amabilité de la jeune enfant la charmaient et la réjouissaient. Celle-ci n'avait encore que sept ans et déjà on lui entendait dire souvent : Quand je serai grande, je dirai adieu à mes chers parents et je serai la Carmélite de Jésus. Sa mère, jalouse de ces heureuses dispositions s'appliqua, avec le plus grand soin, à les développer. Elle confia l'éducation de sa chère fille aux dames de Nevers, qui dirigent leurs élèves avec autant de sagesse que d'intelligence. Ces saintes reli­gieuses ne tardèrent pas à s'apercevoir que la petite Angèle était une âme privilégiée. Tou­jours docile à leurs moindres désirs, elle recevait toutes les impressions qu'on voulait lui donner ; sous leur pieuse direction, elle fit des progrès notables dans la vertu. Sa reconnais­sance et son affection pour ses chères maîtresses ne firent qu'augmenter avec l'âge. Fortifiée par leurs exemples et leurs leçons, elle méprisa toujours les vanités du monde ; aussi ne connut-elle que les joies de la famille et les charmes de la piété. Elle aimait les cérémonies de l'Église et passait de longues heures au pied du Tabernacle ; ses plus douces occupations étaient de parer les autels, d'orner les reposoirs et de s'adonner à toutes sortes de bonnes oeuvres.

Vous comprenez, ma Révérende Mère, qu'une âme si fervente et si pure n'était point destinée à rester dans le monde. La voix de l'Époux divin l'invitait à le suivre dans la solitude. Nous l'avons dit, sa vocation pour le Carmel s'était manifestée dès son enfance et ne fit que grandir avec le temps. Lorsque vint le moment de faire connaître sa résolution, elle trouva une opposition très prononcée de la part de son digne père, qui ne pouvait consentir à se séparer de sa fille de prédilection. Pour se consoler de cette douloureuse attente, notre chère soeur venait souvent dans notre ville, en visite chez un de ses oncles, pour s'entretenir avec nos anciennes Mères qui, admirant les dispositions de cette âme d'élite, lui promettaient de la recevoir. De retour auprès de sa mère qu'elle entourait d'un culte affectueux, elle lui faisait part de ses espérances; celle-ci fortifiait sa fille et enflammait ses désirs en lui chan­tant quelques pieux couplets sur la vie religieuse du cloître. Quatre années se passèrent de la sorte, lorsque enfin le père, vaincu par la persévérance et les instances de sa fille, lui donna le consentement tant désiré. Ce jour fut un triomphe pour notre chère aspirante. Elle ne pouvait contenir sa joie et nous arriva bientôt, avec sa pieuse Mère qui, agenouillée sur notre porte de clôture, comme dans un sanctuaire, accompagna de douces larmes le sacrifice de sa fille chérie. Cette mère si chrétienne eut encore la joie de conduire, bientôt après, une autre de ses filles à la Trappe de Blagnac, près Toulouse, où elle vécut fort saintement.

 

A peine entrée, notre jeune postulante se fit remarquer par son recueillement et son esprit de prière ; sa fidélité et son exactitude étaient admirables ; son âme était toujours ouverte aux douces influences de la grâce et son attrait pour les choses célestes se tradui­sait sous toutes les formes. Nos Vénérées Mères voyant qu'elle reflétait et portait si bien son nom d'Angèle, le lui laissèrent comme nom de religion et l'appelèrent soeur Angèle de Jésus. Notre chère postulante, habituée aux communications intimes avec Dieu, aux lumières surnaturelles, avait entrevu le Carmel comme un Calvaire où elle devait s'immoler et de­venir victime avec Jésus. Notre Seigneur, voyant la sincérité de ses fervents désirs, permit que l'épreuve l'enveloppât de son étreinte. Vers l'époque de sa prise d'habit, sa santé donnait de vives inquiétudes. Une de nos Vénérées Mères, admirant les dispositions de la chère pos­tulante pour la vie du Carmel, lui conseilla de demander la permission de faire une neuvaine à notre Bienheureuse soeur Marie de l'Incarnation et de solliciter la faveur de porter son nom. Le conseil fut suivi et notre chère malade fut pleinement exaucée. Ce fut avec une joie indicible qu'elle revêtit bientôt le saint habit. Dès ce jour, elle honora spécialement sa céleste protectrice et s'efforça d'imiter ses vertus, afin de porter dignement son nom. Elle eut le bonheur de prononcer ses voeux le 25 mars 1846. Sa dévotion à l'ineffable mystère de l'In­carnation s'accrut dans son âme en proportion des grâces et des impressions divines reçues en ce jour solennel.

Après sa profession, ses vertus brillèrent d'un nouvel éclat. D'une régularité parfaite, d'un zèle extraordinaire pour nos saintes observances, elle prévoyait tout, elle pensait à tout. Selon l'usage, elle fut successivement employée à divers offices, comme ceux de provisoire, d'infirmière et de portière; elle s'acquitta de ces fonctions avec l'ardeur, le dévouement et la perfection qu'elle apportait en tout. Mais c'est surtout dans l'office d'infirmière qu'elle exerça longtemps et à diverses reprises, qu'elle donna des preuves de son excessive charité, sa vertu distinctive. Nous ne saurions vous dire, ma Révérende Mère, toutes les industries que son excellent coeur trouvait pour soulager ses chères malades. Elle ne comptait pas avec ses fatigues de nuit et de jour. Et quand le danger de mort apparaissait, elle avait un tact par­ticulier pour disposer les âmes à recevoir les derniers secours de notre sainte religion. A cette heure suprême, elle savait fortifier et consoler de mille manières. Gomme portière, elle savait aussi, selon les circonstances et par de courtes paroles, répandre dans les coeurs le baume consolateur. Les personnes qui l'approchaient étaient édifiées et touchées de son extrême charité.

 

La maladie venait souvent arrêter les effets de son zèle. Il y a quelques années, sa santé lui permettant de suivre nos saintes observances, elle fut élue Sous-Prieure. Elle s'acquitta de cette charge avec la ferveur qui la caractérisait. Mais sa sauté s'étant de nouveau affaiblie et sa maladie résistant à tous les remèdes, elle dut se priver souvent de quelques-uns de nos saints exercices, surtout de tout travail fatigant. Toujours fidèle à son Dieu et soumise à tous ses desseins, elle accepta généreusement le calice d'amertume qui lui était présenté, et trouvât un aliment nouveau dans cette vie de solitude à laquelle son état de souffrance la con­damnait. Nous l'avions vue toujours recueillie au pied du Tabernacle, autant que le permet­taient ses nombreuses occupations ; libre désormais, elle pouvait donner l'essor à sa piété. Nous l'avons dit, pour cette âme angélique, l'attrait, comme le cachet particulier de sa vie, était la prière. Elle s'y adonna tout entière avec une sainte passion, au point que le dimanche et les fêtes elle passait un temps considérable aux pieds des saints autels. Lorsque le Saint Sacrement était exposé, elle ne le quittait presque pas. Que de larmes, que de prières, que de souffrances n'offrait-elle pas alors pour les besoins de notre Mère la sainte Église qu'en vraie fille de notre Séraphique Mère Thérèse elle aimait tant.

Notre chère soeur répandait autour d'elle l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Aussi manifestait-elle, de toutes manières, la charité qui débordait de son coeur. Que ne pourrait-on dire chacune de nous de ses délicates prévenances ! Malgré son état habituel de souffrance, souvent haletante et presque exténuée, elle savait trouver encore le moyen de nous soulager. Lorsqu'elle voyait une soeur surchargée d'ouvrage, elle la devançait pour faire une partie de son travail. On devinait vite qui l'avait fait, et lorsqu'on voulait l'en remercier, elle répon­dait : Aimons bien le bon Dieu. Nos peines et nos joies trouvaient un écho dans son coeur; elle ne se contentait pas alors de prier pour nous ou pour nos familles, elle savait encore nous adresser à propos un mot affectueux qui révélait sa tendre charité. Si notre regrettée soeur aimait tant sa chère communauté, nos bienfaiteurs et nos amis avaient aussi une large part dans ses prières; c'était avec un touchant dévouement qu'elle adressait à Dieu d'ardentes supplications pour les personnes ou les intentions qu'on venait nous recommander.

 

C'était surtout sur sa chère famille qu'elle laissait épancher les sources de l'amour divin dont elle était pénétrée. Elle s'efforçait d'attirer sur tous ses parents, par de ferventes prières, les grâces et les bénédictions célestes. Elle était, nous écrit-on, le trait d'union et l'ange consolateur de tous et de chacun; car tous se retiraient d'auprès d'elle encouragés et fortifiés.

La maladie de notre bien chère soeur lui imposait de bien grands sacrifices. Elle aimait tant nos saintes observances ! mais son caractère énergique et son rare courage la soutenaient dans cette voie d'immolation quotidienne. Que d'efforts n'a-t-elle pas faits pour suivre les actes de Communauté, malgré son état de faiblesse !

A la récréation, lorsque venait son tour de renouveler la sainte présence de Dieu, elle s'en acquittait par de ferventes aspirations et de courtes prières qui nous enflammaient. Il n'était pas rare que celle d'entre nous qui se trouvait auprès d'elle ne reçut quelques paroles ardentes qui, comme autant de flèches, sortaient de son coeur tout embrasé d'amour pour Dieu.

Notre bien chère soeur faisait chaque mois sa préparation à la mort avec une ferveur extraordinaire. Notre-Seigneur semblait lui-même la disposer à paraître devant Lui. Son âme ressentait quelque chose de cet inexorable ennui qu'éprouvent les saints, vers la fin de leur vie. Elle disait souvent : Il me tarde d'aller voir le bon Dieu; je languis sur cette terre.

Les grands froids l'obligeaient de rester quelques jours à l'infirmerie. Néanmoins, au mois de novembre, elle assistait souvent à Matines. Nous espérions donc qu'elle passerait bien l'hiver. Notre chère soeur descendait encore au réfectoire huit jours avant sa mort ; mais nous comprîmes alors que la marche la fatiguait beaucoup et nous lui conseillâmes de rester à l'infirmerie, pour y prendre ses repas et passer la journée au coin du feu. Le soir, nous lui permettions de rentrer dans sa cellule, selon le désir qu'elle nous en avait manifesté.

Le dimanche, 2 février, veille de sa mort, elle assista comme d'habitude à la messe de Communauté et y fit la sainte communion ; plusieurs fois dans la journée, elle témoigna son bonheur d'avoir reçu le Dieu de l'Eucharistie. Dans l'après-midi, notre chère Mère Sous-Prieure fut la visiter et lui présenta une charmante statue du saint Enfant Jésus qui, le matin, avait été portée à la procession. Elle baisa respectueusement ses pieds, ses mains, lui fit mille tendresses; car sa dévotion était habituellement très affectueuse. Ce furent comme les transports du saint vieillard Siméon, le nunc dimiitis, qui devait avoir sa réalisation le jour même où, cette année, la sainte Église en rappelait la mémoire.

Lorsque, le lendemain de grand matin, la soeur infirmière fut la voir, elle la trouva dans un moment de grande fai­blesse; elle lui donna ses soins, la réconforta et vint nous avertir. Notre chère soeur nous faisait dire, en même temps, que ses forces ne lui permettaient pas de réciter le saint Office; la veille encore elle avait rempli ce devoir. Notre réponse fut qu'elle ne devait pas se fatiguer et nous prîmes la résolution de la faire transporter à l'infirmerie. Une grave maladie nous rete­nant au lit en ce moment, notre chère Mère Sous-Prieure se rendit à sa cellule et lui proposa la visite de monsieur notre Médecin, ce qu'elle avait déjà fait plusieurs fois les jours pré­cédents. Mais notre chère malade la remercia, en lui disant qu'elle ne sentait rien de grave dans sa faiblesse. Elle n'insista pas, l'ayant vue si souvent dans ce même état. Dans la matinée, une de nos vénérées Mères lui demandait ce qui lui faisait mal : Rien ma Mère, répondit-elle, je ne suis que faible. En effet, aucun symptôme alarmant ne se manifes­tait; elle reçut la visite de plusieurs soeurs et fît ses petits repas comme à l'ordinaire. Vers 3 heures, notre chère soeur eut une crise d'étouffement; lorsqu'elle fût remise, elle pria la soeur qui la gardait de se retirer en disant qu'elle voulait reposer. Une demi-heure s'était écoulée, lorsque notre chère infirmière, occupée à préparer son lit à l'infirmerie, se sentit subitement et fortement inspirée de retourner à notre bien-aimée soeur qu'elle trouva sans parole et dans une grande détresse. Nos soeurs alarmées vinrent aussitôt nous avertir. Nous fîmes de suite appeler notre vénéré Père confesseur, qui nous donne en tout temps des preuves de son incomparable dévouement. Ce bon Père arriva à l'instant; il donna l'absolu­tion à notre chère malade, lui appliqua l'indulgence in articula mortis et lui administra l'Extrême-Onction. Un léger mouvement des lèvres laissait comprendre que la chère mou­rante s'unissait à tout ce qui se faisait; mais elle ne pouvait parler. Monsieur notre Docteur, qui, depuis de longues années, nous donne des preuves de son parfait dévouement, arriva peu après notre Père confesseur et nous dit que notre chère soeur succombait, épuisée par 30 années de souffrances. Vous comprenez, ma Révérende Mère, quel sacrifice ce fut pour notre coeur de ne pouvoir nous rendre auprès de notre chère mourante. La Communauté, agenouillée autour de son lit, ne pouvait croire à la triste réalité. Nos chères soeurs s'aperçurent à peine de son dernier soupir ; elle le rendit si paisiblement qu'elle parut s'endormir d'un doux sommeil. C'était le jour anniversaire de sa première communion. Parée d'innocence, ornée de vertus, enrichie de nombreux mérites, elle était prête pour les Noces éternelles et pour entrer dans le royaume de son divin Époux.

La cérémonie des obsèques, présidée par monsieur l'abbé Larue, vicaire général, fut un vrai triomphe; la messe chantée en accords par les élèves du Grand séminaire et quelques-uns du Petit, semblait être un écho des concerts angéliques.

Monsieur l'abbé de Séré, vicaire général, monsieur le chanoine Soula, nos vénérés et dignes Pères confesseurs, monsieur l'Archiprêtre de la Cathédrale, nos Révérends Pères Carmes, un nombreux clergé nous honorèrent de leur présence. Le chant était dirigé par monsieur l'abbé Rouan, secrétaire général, notre digne aumônier.

La reconnaissance nous fait un devoir, ma Révérende Mère, de recommander ces dignes ecclésiastiques aux prières de votre sainte Communauté, tout spécialement Monseigneur l'Evêque, notre vénéré Père supérieur toujours si dévoué à notre Carmel et dont la santé affaiblie nous a donné pendant quelque temps certaines inquiétudes.

Par une circonstance providentielle, la dépouille mortelle de notre regrettée soeur fut déposée au pied de la statue de notre Père saint Joseph. Cette place d'honneur était déjà comme une première récompense de sa grande dévotion et de son zèle admirable pour pro­pager le culte de ce saint patriarche; elle semble nous révéler, en même temps, celle qu'elle occupe dans le ciel. Néanmoins, comme les desseins de Dieu sont impénétrables, nous vous prions, ma Révérende Mère, de faire rendre au plus tôt à notre chère soeur les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des six pater, une invocation au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre sainte Mère Thérèse et à notre Père saint Joseph. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, avec un religieux et profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante

Soeur Marie du Coeur de Jésus

R. C. I.

De notre Monastère de Jésus-Sauveur et de notre Père saint Joseph, des Carmélites de Pamiers,

le 25 mars 1890.

 

P.-S. — L'envoi de cette circulaire ayant été différé, par suite de circonstances indépendantes de notre volonté, nous espérons que ce retard n'aura pas nui à notre chère soeur, et que la miséricorde de Dieu se sera pleinement étendue sur une âme aussi fervente dans son union avec Lui, que zélée pour sa gloire et la conversion des pécheurs.

 

Pamiers, imprimerie de T. Vergé.

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