Carmel

25 mars 1890 – Carpentras

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, dont la volonté toujours adorable vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en enlevant à notre religieuse affection notre bien chère Soeur Madeleine-Thérèse Victime-de-Jésus, doyenne de notre Com­munauté ; elle était âgée de 78 ans moins quelques jours, et de religion 52 ans 3 mois.

Il nous eût été doux, ma Révérende Mère, de vous entretenir longuement des ver­tus pratiquées par notre regrettée Soeur Thérèse Victime pendant sa longue carrière religieuse; toutefois, nous croyons devoir respecter l'humble désir qu'elle a exprimé dans un billet ainsi conçu : « Je supplie très humblement notre Révérende Mère Prieure de ne me faire de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre Saint Ordre, que je cède de tout mon coeur aux saintes âmes du Purgatoire, espérant en la Miséricorde de Dieu et me confiant, malgré tous mes péchés, qui sont sans nombre, aux mérites infinis du Sauveur Jésus, en la protection de Marie, ma divine Mère, et en celle de mon bon Père Saint Joseph. » Cependant, malgré ces lignes, expression des sentiments d'humilité de notre chère Soeur, nous ne pouvons, résister au besoin qu'éprouve notre coeur de vous donner quelques détails sur sa sainte vie ; elle par­donnera sans doute à notre affection de nous être écartées de ses désirs, elle qui nous chérissait toutes si tendrement.

Notre bonne Soeur était native d'Avignon. Ayant perdu sa mère fort jeune, elle fut privée des douceurs de la tendresse maternelle et ne put jamais garder qu'un vague souvenir de celle qui lui avait donné le jour.

Dès son enfance, la petite Madeleine montra un singulier attrait pour les cérémo­nies de l'Eglise, et môme celles qui ordinairement ennuient les enfants par leur longueur, la trouvaient plus attentive que jamais; aussi, pour satisfaire sa dévotion elle était fort industrieuse à trouver des prétextes pour manquer l'école; puis, se rendant à l'église, elle se plaçait le plus près possible du sanctuaire, et là, toute entière aux belles cérémonies, ne perdant aucun des mouvements des vénérables Chanoines qui officiaient, ni des enfants de choeur dont elle enviait le bonheur, elle écoutait chanter les louanges du Seigneur, préludant ainsi d'avance à la piété avec laquelle elle devait plus tard réciter l'Office divin, qui fut une de ses plus douces consolations, jusqu'au jour où il plut au divin Maître de la réduire dans un état d'im­puissance complète.

Notre chère Soeur Thérèse Victime, ma Révérende Mère, aspirait à la vie religieuse. Reconnaissant en elle des aptitudes pour l'enseignement, on aurait voulu l'attirer dans la Congrégation des Dames de Saint-Charles: mais c'était au Carmel qu'elle se sentait appelée, et, après avoir surmonté bien des difficultés, elle fut admise dans notre Communauté. Sa santé qui parut d'abord assez frêle, se fortifia et notre chère Soeur eut le bonheur de faire presque constamment la Sainte Observance pendant sa longue vie religieuse, excepté cependant dans ses dernières années.

Employée dans les divers offices de la Communauté, mais particulièrement dans celui de la Sacristie, qu'elle remplissait avec un grand esprit de foi et de piété, elle a confectionné à peu près toutes les garnitures de fleurs qui ornent notre Chapelle. C'était surtout dans le travail des fleurs en cocons qu'elle excellait, et il nous semble qu'il serait difficile d'y mieux réussir. Son tendre amour pour Notre Seigneur trou­vait un aliment dans cette occupation, aussi y apportait-elle toute l'application dont elle était capable.

L'attrait particulier de notre chère Soeur Thérèse Victime était la réparation et pour satisfaire son ardente dévotion envers l'adorable Sacrement de nos autels les journées ne lui paraissaient pas suffisantes ; aussi tant que sa robuste santé le lui permit, chaque soir après Matines, elle s'arrêtait de longues heures pour adorer Notre Seigneur, et s'efforçait de le dédommager quelque peu de l'ingratitude des hommes; plus tard, lorsque ses forces déclinant ne lui permirent plus ces pieux ex­cès, du moins, on la voyait chaque jeudi soir reprendre sa place aux pieds de Jésus- Hostie ; ce bon Maître l'attirait par des charmes secrets, et ces adorations nocturnes avaient pour elle une douceur et une suavité ineffable. Que de larmes n'a-t-elle pas versées pour obtenir la conversion des âmes qui lui étaient chères. Toutefois à une prière incessante elle joignait encore le jeûne et la pénitence.

Notre bien aimée Soeur avait aussi une piété tendre et filiale envers Marie notre divine Mère ; elle jeûnait la veille de ses fêtes, parfois même au pain et à l'eau. La récitation du Saint Rosaire lui était journalière, et elle aimait à dire aux jeunes novi­ces : par le Saint Rosaire on obtient tout.

Notre chère Soeur Thérèse Victime fut toujours unie à ses Mères Prieures, leur don­nant en toute occasion des marques de son respect et de son attachement; et, lors­qu'elle croyait leur avoir causé quelque peine, elle ne tardait pas à réparer sa faute en s'humiliant profondément. Quelques défauts de caractère que le divin Maître lais­sait à notre bonne Soeur, sans doute pour l'humilier, rendaient parfois les rapports avec elle un peu difficiles; mais, nous vous l'avons déjà dit, ma Révérende Mère, elle éprouvait aussitôt le besoin de faire oublier ses petits écarts par des actes d'humi­lité et par un redoublement d'affection pour celles à qui elle croyait avoir fait de la peine; malgré cela, d'un caractère gai, elle faisait souvent le charme de nos récréa­tions. Son esprit de Communauté la rendait chère à toutes; s'intéressant à nos famil­les, elle partageait les sollicitudes de chacune de nous et ne perdait pas de vue ce qui lui était recommandé.

Toujours la première aux actes de Communauté, particulièrement à l'oraison du matin, notre chère Doyenne était pour nous un sujet d'édification, attendu surtout que nous savions que ce n'était qu'avec de grands efforts qu'elle suivait en tout et partout les exercices communs, car sans être malade, notre bonne Soeur avait depuis quelques années bien des infirmités qu'elle supportait avec une constante énergie, ce qui était l'effet non seulement de sa ferveur, mais encore de la consolation qu'elle éprouvait d'être toujours avec la Communauté ; aussi, pendant assez longtemps, lorsque sa voix ne pouvait plus s'harmoniser avec le ton du choeur, après avoir récité le Saint Office en particulier, elle venait encore prendre sa place au milieu de nous.

Au commencement du mois de novembre 1888, éveillées pendant la nuit par un grand bruit et les gémissements de notre chère Soeur Thérèse Victime, nous accou­rûmes auprès d'elle et la trouvâmes gisant par terre; nous nous hâtâmes de la réchauffer et de lui donner tous les soins que réclamait sa situation, et bientôt, hélas ! ses traits contractés ne nous laissèrent plus aucun doute sur la réalité de nos craintes : notre bien-aimée Doyenne venait d'être frappée d'une attaque d'apoplexie. Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que ses facultés morales étaient aussi atteintes. Dès ce moment, ma Révérende Mère, l'existence de notre bonne Soeur changea de phase, et je renonce à vous décrire l'état pénible dans lequel elle fut réduite, état dont elle ñe se rendait pas même compte, si ce n'est à certains moments où son intelligence autrefois si vive semblait projeter encore quelques lueurs ; toute­fois, ce que nous remarquions avec attendrissement, c'était sa patience dans ses souffrances, et lorsque, assistant au pansement de ses plaies, nous lui demandions si elle souffrait beaucoup : « Oh! oui, beaucoup ! » répondait-elle, sans jamais pro­férer aucune plainte.

Vers la fin du mois de février dernier, nous eûmes l'immense consolation de cons­tater une grande amélioration dans son état moral ; nous nous empressâmes de profiter de ce moment favorable pour la faire confesser et lui procurer le bonheur de recevoir la Sainte Communion ; elle apporta à cette sainte action les meilleures dispositions, comme aux jours de sa pleine lucidité d'esprit, et, d'elle-même, elle demanda pardon à la Communauté des mauvais exemples qu'elle avait pu lui donner. Après cette touchante cérémonie, notre bonne Soeur Thérèse Victime continua pen­dant plusieurs jours à nous édifier par sa piété, sa résignation à la Sainte Volonté de Dieu, faisant de grand coeur le sacrifice de sa vie, prenant même les commissions de nos Soeurs pour le ciel. Heureuses de ses bonnes dispositions, nous nous promettions de lui renouveler aussi souvent que possible la consolation de recevoir Notre Seigneur, quand ce divin Maître, dont les desseins sont toujours insondables, permit qu'elle fût de nouveau privée de ses facultés morales, épreuve que nous ressentîmes vivement.

Notre bonne Soeur resta ainsi jusqu'au 19 mars, fête de notre glorieux Père Saint Joseph qu'elle aimait tant ; ce jour-là, elle prit ses petits repas comme à l'ordinaire, seulement elle paraissait plus assoupie.

Nous nous rendîmes auprès de notre chère Soeur un peu après quatre heures, sans croire la trouver plus malade ; on venait de lui faire prendre du lait qu'elle avait demandé ; toutefois, nous fûmes péniblement impressionnées la voyant nous parler avec peine, son regard nous parut voilé, un moment ses bras s'agitèrent, et nous ne pûmes nous défendre du pressentiment que notre bien-aimée Soeur touchait à sa fin ; ses dévouées infirmières présentes ne pouvaient encore y croire, lorsque des vomis­sements se produisirent. Notre vénéré Père Confesseur appelé en toute hâte se rendit bientôt auprès de notre chère Soeur, qui ne put lui parler, mais qui l'entendit parfai­tement, lui répondant par signes.

Notre Père, la trouvant fort mal, nous prévint qu'aussitôt après la bénédiction du Très Saint Sacrement, il administrerait notre chère Soeur. Cette cérémonie, nous causa une vive impression, le coup avait été si prompt !

Après avoir reçu l'Extrême-Onction et les indulgences de notre Saint Ordre, notre chère malade sembla aller mieux et nous dit quelques paroles.

Monsieur notre docteur appelé aussi constata une apoplexie cérébrale. La nuit fut calme, on lui suggérait de pieuses pensées et des oraisons jaculatoires ; une de nos Mères craignant de la fatiguer, lui demandait de temps à autre si elle pouvait continuer à prier, et toujours notre bonne Soeur répondait affirmativement.

Cependant nos Mères et nos dévouées infirmières restées auprès d'elle remarquaient que ses forces l'abandonnaient d'heure en heure ; dès le réveil, toutes nos Soeurs vin­rent successivement visiter notre chère Malade, elles eurent la douleur de constater que le moment suprême approchait pour notre vénérée Doyenne. Vers les sept heures, notre digne, Père Confesseur entra pour lui donner une dernière absolution. La journée fut aussi calme que l'avait été la nuit; nos Soeurs se succédaient auprès d'elle et récitaient tour à tour les prières du Manuel, ainsi que le Rosaire. A 4 heures, la trouvant plus mal, la Communauté fut appelée, et toutes ensemble nous récitâmes de nouveau les prières des agonisants. La respiration devenait de plus en plus pé­nible, notre chère Soeur ne nous entendait plus ; enfin, à 4 heures et 3/4, elle rendit si doucement son âme à Dieu que nous avions peine à croire qu'elle eût passé à une vie meilleure.

Bien que nous ayons la douce confiance que notre bien aimée Soeur Thérèse Victime-de-Jésus ait été accueillie favorablement par son divin Époux qu'elle a si ten­drement aimé ici-bas, néanmoins, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de Notre Saint Ordre. Par grâce, une communion de votre Sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Chemin de la Croix, l'indulgence des six Pater et quelques invocations à la Très-Sainte Vierge, à Notre Père Saint Joseph et à notre Sainte Mère Thérèse : elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, en Notre Seigneur,

Ma très révérende Mère, De votre Révérence,

La très humble Soeur et Servante,

Sr Thérèse-de-Jesus,

R. C. Ind.

De notre Monastère de notre Père Saint Joseph, de notre Mère Sainte Thérèse, des Carmélites de Carpentras, le 25 Mars 1890.

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