Carmel

25 mars 1889 – Pau

 

Ma Révérende Mère,

 

Paix et très humble salut en N.-S. qui, dans le mois béni de notre bon Père St-Joseph, est venu rappeler à Lui notre chère Soeur Marie-Madeleine de Jésus dont l'intelligence, l'excellent jugement, nous donnaient les plus douces espé­rances pour l'avenir. Mais dans les desseins impénétrables de sa miséricorde infinie, le divin Maître a voulu hâter sa course et lui donner, par le sacrifice volontaire de sa santé et de sa vie, les mérites d'une longue carrière passée à son service.

 

En ce beau jour de l'Annonciation, mystère particulièrement honoré au Carmel, nous aimons à venir, ma Révérende Mère, vous entretenir quelques instants des bonnes dispositions de cette chère âme si dévouée à Marie qui faisait ses délices d'orner son image et de la garder jour et nuit près d'elle. Déjà vos pieux suffrages lui ont prouvé la Charité qui unit nos Coeurs dans Celui de Jésus, et, bien sûr, de la Céleste Patrie elle-même n'oubliera pas ses soeurs de l'exil.

Née dans une famille profondément chrétienne de Bagnères-de-Bigorre, dont plusieurs membres se sont entièrement consacrés à Dieu, notre bien-aimée soeur vint, à 18 ans, rejoindre l'une de ses tantes alors Prieure de notre maison, et montra dès son entrée sa générosité en tachant de dominer en toute occasion son caractère difficile et indépendant. D'abord elle ne savait trop comprendre le point de perfection qui conseille de ne pas s'excuser lors même que l'on n'est point coupable, et, un jour qu'elle arrachait des herbes au jardin avec une autre soeur, celle-ci lui dit de faire plus d'attention en lui montrant un pied de tomate cassé. Notre petite postulante rougit beaucoup et s'excusa en disant qu'elle ne l'avait pas fait. Mais ma Soeur Marie de Jésus, reprit sa compagne de travail, vous ne savez donc pas qu'au Carmel on ne s'excuse jamais? J'ignore ce qui se fait ici, répondit la postulante; chez nous cela s'appellerait mentir ; lorsqu'on n'a pas fait une chose, on ne doit jamais dire qu'on l'a fait.

Cette chère soeur apprit si bien à se vaincre qu'on la voyait toujours souriante. De petite taille et d'une physionomie très agréable on ne lui aurait donné que 12 ou 13 ans. Elle savait s'attirer tous les coeurs en rendant mille services, surtout les jours de lessive, d'ouvrage commun, on la voyait alors se dépenser sans ménagement. Elle aimait fort la pauvreté et avait aussi beaucoup d'attrait

pour la pénitence ; il fallait la surveiller de près sur ce point et lui faire com­prendre qu'en religion tout doit être réglé par l'obéissance.

Arrivée dans notre monastère le 28 mai 1884, ma Soeur Marie de Jésus reçut le Saint Habit au mois d'octobre suivant, le jour de l'octave de la fête de Notre Sainte Mère Thérèse, un an après, 27 octobre, fête de la Pureté de Marie, elle eut le bonheur de faire sa profession à l'entière satisfaction de toute la commu­nauté. A cette époque, elle demanda comme une grâce, et obtint la permission d'ajouter à son nom celui de Madeleine.

Depuis son entrée au Carmel, sa santé s'était fortifiée, notre règle, disait-elle, lui allait très bien, et souvent, quand le rhume devenait général pour toutes les soeurs, la chère enfant était seule à conserver sa voix et son entrain ordinaire.

Mais pour achever en elle l'oeuvre de Dieu, qui sait si bien choisir la croix la plus propre à la sanctification de notre âme, une terrible épreuve l'attendait et un long martyre de 21 mois vint embellir sa couronne avant de la ravir à notre religieuse affection.

Au mois de juin 1887, ma Soeur Marie de Jésus commença à beaucoup tousser et perdit entièrement la voix. Le médecin ne sut d'abord rien voir de grave dans son état, mais bientôt il[fallut ouvrir les yeux à la triste réalité, la maladie de poitrine déclarée fit en peu de temps d'effrayants progrès, tous les ménage­ments, tous les soins devinrent inutiles, les crises se succédèrent plus fortes;:les unes que les autres, et à chacune notre pauvre enfant croyait partir pour le ciel après lequel elle soupirait ardemment tout en étant soumise à la volonté du Seigneur.

 

II lui était très pénible de ne pouvoir suivre les actes de communauté, surtout de ne pas assistera l'Office de la nuit, et, comme dédommagement elle était avide de recevoir notre bénédiction avant d'aller se reposer; un soir, vers minuit, nous entendons frapper plusieurs fois à la porte de notre cellule, quelle est notre surprise, en allant ouvrir, de trouver ma Soeur Marie de Jésus faisant signe qu'elle ne se souvient pas d'avoir été bénie, qu'elle ne peut dormir ainsi, et, ce n'est qu'après avoir bien senti notre main se poser sur sa tête qu'elle s'en retourna satisfaite.                                                                              

Elle faisait tout son possible pour venir à nos récréations, afin de voir toutes ses soeurs et de les distraire un peu par ses aimables saillies et ses petites histoires qu'on écoutait en silence tellement sa voix était faible. Aussi, disait-elle en riant, que le bon Dieu l'avait bien attrapée en la prenant par là, en la forçant de pratiquer la règle de ne jamais trop élever la voix, pour ne pas troubler le silence.

Sentant le besoin de se sanctifier promptement, l'intéressante malade disait à son infirmière : ma soeur, nous allons, n'est-ce pas, travailler toutes deux à notre perfection, vous, en me soignant, moi, en souffrant, et si quelquefois il lui échappait un mouvement de nature, elle en demandait aussitôt pardon avec un vif regret.                                                                                              

Cette chère soeur avait St-Joseph pour protecteur du mois de mars, et un peu frappée de cela elle avait dit : St-Joseph viendra bientôt me chercher, et elle parlait très souvent de sa mort avec bonheur. St-Jean Berchmans était aussi son saint de prédilection, sa relique ne la quittait pas, et souvent elle jetait les yeux sur son image placée près de son lit, lui demandant son secours et sa ferveur.                  

Pendant une crise, ma soeur Marie de Jésus avait reçu l'Extrême-onction le 2 février 1888, fête de la Purification, et, comme l'été suivant elle était venue plusieurs jours au choeur, au réfectoire, au jardin, quand elle est retombée on a bien voulu avoir égard à son désir et lui renouveler la grâce du sacrement le 3 janvier. Ces derniers temps, ne pouvant plus aller à la grille de communion, on lui portait le bon Dieu une ou deux fois la semaine, et le dimanche matin 10 mars, elle a encore reçu le St Viatique. Les grâces, les prières, les indul­gences n'ont pas fait défaut à notre chère enfant ; on peut dire qu'elle en a été comme inondée sur son lit de douleur, et, au moment de sa mort, elle recevait une dernière absolution comme nouvelle sentence de miséricorde à l'heure même de son jugement.

Malgré ses cruelles souffrances qui avaient bien diminué ses forces, son agonie a été longue, pénible, mais autour d'elle tout respirait la paix, on ne lui a pas vu manifester le moindre mouvement de frayeur ni de trouble.

Le vendredi, 8 mars, elle se fit porter au parloir pour voir sa mère, ne voulant pas la priver de cette consolation, sa faiblesse était extrême, et le lendemain ce touchant acte de piété filiale ne lui aurait pas été possible. Elle ne pouvait plus se remuer et ses idées commencèrent à s'embrouiller un peu. Mais dans ses moments lucides, quand la fièvre et l'assoupissement étaient moins forts, ma Soeur Marie de Jésus ne faisait que parler du bon Dieu, de la joie d'aller vers Lui, de souffrir pour son amour, offrant ses douleurs pour l'expiation de ses péchés, pour l'Eglise, pour la France. "Je m'en vais, disait-elle, vous qui restez, oh ! travaillez pour Jésus, à la mort il ne reste que cela. Hélas! on ne veut rien faire, rien endurer en union avec ce divin Sauveur, la nature se plaint sans cesse, du chaud en été, du froid en hiver, elle, demande toujours quelque soula­gement. Oh ! cette pauvre nature ! mais avec Jésus, mais pour Jésus qu'est-ce que souffrir tout cela?" Et comme, pour la soulager on voulait la changer de position elle dit : "Non ! non ! c'est Jésus qui m'a cloué sur la croix, je ne veux pas en sortir, II veut que j'y reste, c'est la plus grande des grâces, ce n'est rien pour gagner la gloire de l'éternité."

- "Vous allez donc bientôt voir Jésus?" lui demanda une Soeur. Son visage s'illumina alors d'un angélique sourire et elle répondit : "Oh ! oui !" tandis que son ton pénétré en disait plus que ses paroles. Nous lui fîmes renouveler ses Saints Voeux et elle promit de n'oublier personne au Ciel, elle nous prit la main et la baisa, deux fois très affectueusement.

Notre pauvre enfant offrait avec générosité la nouvelle croix, bien sensible pour elle, de ne pouvoir se faire toujours comprendre, elle montrait beaucoup de reconnaissance quand on devinait sa pensée, elle était très calme, sans autre plainte que ces paroles prononcées de temps en temps à demi voix : "Mon Dieu ! mon Dieu ! miséricorde !" Ce qui nous faisait comprendre combien elle souffrait ; on l'entendait aussi répéter : "Oui !... encore plus... Seigneur !... encore plus !..."

Une nuit elle se mit à chanter le commencement du Saint Office et autres pieux cantiques pour faire plaisir aux Soeurs qui la veillaient, en disant qu'elle aimait à le faire parce que cela lui coûtait beaucoup.

Lundi soir, notre si regrettée Soeur, eut encore un mot aimable pour chaque Soeur en leur souriant très gracieusement et tâchant de les récréer de son mieux; puis, comme l'infirmière engageait la communauté à s'éloigner un peu, afin de ne pas trop fatiguer notre chère malade, une Soeur s'approcha d'elle en lui disant : "Voyez-vous, votre infirmière qui nous chasse... qu'en pensez-vous ma Soeur Marie de Jésus?" La pauvre enfant fit alors un effort pour répondre aussitôt: "Quand la Prieure, la Sous-Prieure ou l'infirmière parlent, il faut obéir." Ce furent, à peu près, ses dernières paroles.  

L'agonie commença et dura environ 36 heures, elle ne donna plus signe de connaissance, même on aurait dit qu'elle n'entendait pas, cependant elle regar­dait de tous côtés,sans rien fixer; enfin, mercredi 13 mars, avant les Heures, une crise d'étouffement nous avertit que le dernier moment approchait, en sortant du choeur la communauté revint au plus vite à l'infirmerie continuer les prières du manuel plusieurs fois récitées, à 8 heures, tout était fini !... Cette chère âme était dans les bras de son Sauveur.

Malgré notre grand désir, nous n'avons pu avoir la consolation de conserver les restes de notre chère Soeur dans la clôture. Ce nouveau sacrifice est bien sensible à nos coeurs, et nous aimons à garder l'espérance de les y voir rentrer un jour, quand notre pauvre France sera moins éprouvée. Mais, heureusement, en Jésus, il n'y a pas de séparation, et c'est dans son adorable coeur que notre si chère enfant vit toujours au milieu de nous sans que nulle créature ne puisse briser ces doux liens.              

 

Veuillez, ma Révérende Mère, avec votre fervente communauté, vous souve­nir encore près du Tabernacle et dans vos bonnes oeuvres de l'âme de notre bien aimée petite Soeur, elle nous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire dans l'amour du divin Maître,

Ma Révérende Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Marie-Thérèse du Coeur de Jésus.

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, du Coeur Immaculé de Marie, de notre Père saint Joseph, de notre sainte Mère Thérèse et de sainte Anne des Car­mélites de Pau, le 25 mars 1889

 

Pau - Imp. Vignancour.

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