Carmel

25 juillet 1895 – Cahors

 

Ma très révérende Mère,

Nous avons la douleur de vous annoncer le retour à Dieu de l'âme de notre très honorée Mère Thérèse du Saint enfant Jésus, dont la perte est si sensible à tous nos coeurs. Cette vénérée soeur était pénétrée d'une si profonde humilité et d'un si grand mépris de soi que, il y a quelques années, elle se sentit portée à nous supplier très instamment de lui permettre d'écrire elle-même sa circulaire, et nous deman­da de l'envoyer telle après sa mort. Nous crûmes devoir condescendre à son humble désir; vous allez donc l'entendre.

Pendant ma retraite annuelle de 1881, étant en présence du Très Saint Sacrement, je me suis sentie fortement inspirée de faire cette petite circulaire, craignant que l'on dise de moi des choses qui ne sont pas, et que le voile charitable que l'on jette sur mes fautes ne diminue la compassion que je réclame, et que je sois plus longtemps dans le purgatoire la victime des flammes vengeresses de la justice de mon Dieu.

Notre soeur naquit dans un petit village de notre Diocèse, de parents chrétiens: Bien jeune encore je perdis mon père ; ma pieuse mère me surveillait de près, j'en avais bien besoin, car j'avais peu de disposi­tions pour la piété ; je faisais quelques petites prières parce que mes parents me les apprenaient, voilà tout ; j'avais au contraire beaucoup de penchant pour la vanité, la gourmandise, la paresse ; j'étais étourdie, légère, et ne songeais qu'à éviter tout ce qui était sérieux ; cependant j'étais mécontente de moi. Quelques années après ma première communion on me mit en pension chez les Dames Ursulines de Tulle. C'était là que Sa Miséricorde du bon Dieu m'attendait ; je commençai à éprouver des remords sur ma vie passée, et du dégoût pour le monde, que j'avais aimé. L'Esprit Saint m'éclaira sur les dangers auxquels on est exposé dans le monde. Je me sentis fortement pressée de commencer l'oeuvre de ma conversion, sous la direction d'une de mes soeurs, religieuse dans cette communauté, qui me portait beau­coup d'intérêt.

Je n'oublierai jamais les exemples de vertu dont j'ai été témoin dans cette sainte maison, et les bontés que ces respectables Dames ont eues pour moi ; je leur en conserve une éternelle reconnaissance. Mais hélas ! mon séjour dans ce pieux asile fut trop court pour consolider ma vertu naissante. Rentrée dans le monde, je ne trouvais rien de si aimable que lu vie de famille, j'aurais voulu y rester toujours ; cependant je ne perdais pas de vue la pensée d'être un jour religieuse Carmélite. Enfin la grâce fixant d'une manière plus forte ma légèreté et mes irrésolutions, je me déterminai à quitter le monde. Je témoignai ce désir à mes parents, ma pieuse mère me répondit : comment pourras-tu ma fille être religieuse toi qui n'as jamais pu te plier à obéir, et qui ne peux souffrir la moindre gêne ; puis elle ajouta, si le bon Dieu t'appelle je ne m'y oppose £Jus. En effet quelques mois après, elle me conduisit dans ce cher Carmel de Cahors, où je passe des jours si heureux, ainsi que le voyageur qui arrive au port.

Le contentement que j'éprouvai joint à l'esprit du monde que j'avais encore me portait à regarder de tout côté. Rien ne m'échappait, j'allais et venais dans la maison, toujours prête à rire et à parler ; huit jours s'étaient passés de la sorte lorsque notre digne Mère, me dit qu'il fallait quitter cet air mondain, qu'une Carmélite était bien différente de ce que je paraissais être; en deux mots notre Révérende Mère me dit les devoirs d'une postulante, mais j'étais si légère qu'elle fut dans le cas de me dire souvent la même chose. Enfin, malgré mes défectuosités spirituelles, après quel­ques mois d'épreuves je fus admise à la prise d'habit, et commençai le novi­ciat qui fut long comme vous devez le penser, Ma Révérende Mère. Arrivée au jour heureux de ma Sainte profession, je me vis au comble de mon bonheur, mais cette joie fut bientôt traversée par des peines intérieures ; j'ignore si cette souffrance

m'aura été profitable, c'est le secret du bon Dieu, je le saurai quand on lira cet écrit, en attendant ce qui me console, c'est que plus mes défauts seront connus, plus la miséricorde du bon Dieu sera louée.

Je prie la Révérende Mère Prieure qui sera en charge lors de mon décès de ne pas me faire d'autre circulaire que celle-ci, par laquelle je rends gloire à mon Dieu, de ses miséricordes sur mon âme, et particulièrement de m'avoir appelée au saint état de la vie religieuse; mais n'ayant pas répondu à cette grande grâce, toute confuse de l'abus que j'en ai fait, j'en demande bien sincèrement pardon à Dieu, et à la sainte religion du Carmel, avec prière instante de m'accorder au plutôt une journée de bonnes oeuvres de nos saintes observances passées avec le plus de ferveur et de dévotion possible, particulièrement à la récitation de l'Office divin renouvelant son intention au Gloria Patri en esprit de réparation pour moi à la Sainte Trinité et le Te Deum, en action de grâces de toutes celles que j'ai reçues du bon Dieu.

Je désire que mon office de mort soit dit au choeur par celles de nos soeurs Carmé­lites que cela ne gênera pas trop, pour réparer mes négligences et manquements de respect en la présence du Saint Sacrement; je demande aussi par grâce, Ma très Révérende Mère, une communion de votre sainte communauté, l'indulgence des six Pater, celles du Via Crucis, une invocation à la Sainte Famille, à Sainte Jeanne, à Sainte Cécile, et à notre mère Thérèse objet de ma tendre dévotion.

Veuillez agréer, mes Révérendes Mères et mes chères Soeurs, expression de ma religieuse reconnaissance pour toutes les prières, bonnes oeuvres et indulgences que votre charité vous inspirera de m'appliquer.

J'ai la grâce d'être, avec le plus profond respect, dans les divins coeurs de Jésus et de Marie, Ma très Révérende et très honorée Mère,

votre indigne et très reconnaissante servante,

Soeur Marie-Jeanne-Cécile-Thérèse du Saint Enfant Jésus.

Professe du monastère de la Sainte Famille, et de notre mère Sainte Thérèse des Carmélites de Cahors,

P. S. Que n'aurions-nous pas à vous dire, ma Révérende et honorée Mère, sur la vie foncièrement religieuse de notre si chère Mère, Thérèse du Saint Enfant Jésus, sur son esprit de piété, de zèle pour la gloire de Dieu, le salut des âmes, sur son' dévouement dans les divers offices dont elle a été chargée, et dont elle s'est ac­quittée avec un ordre parfait, etc., etc. Mais pour nous conformer à ses intentions de profonde humilité, nous laissons au bon Dieu, le soin de faire paraître, au grand jour des manifestations, les vertus cachées dont elle nous a donné de si touchants exemples. La maladie de notre très honorée Mère a été des plus souffrante sans qu'on ait pu en connaître le vrai caractère. Elle a tout supporté avec la plus parfaite résignation. Les secours de notre sainte religion lui ont été prodigués aussi souvent que sa pénible position a pu le permettre, par Messieurs, notre vénéré Père con­fesseur, et notre digue chapelain. Sa Grandeur, notre vénérable Évêque, et si bon Père Supérieur, a daigné venir la bénir, et lui adresser quelques paroles d'encoura­gement, dont notre chère Mère a été heureuse, et très reconnaissante.

C'est le 24 juillet qu'elle a rendu sa belle âme à son Créateur, avec un si grand calme qu'à peine avons-nous pu nous en apercevoir. Elle était âgée de 60 ans, huit mois, et avait 30 ans de religion.

Carmel de Cahors, le 25 juillet 1895

Soeur Marie de Saint-Michel.

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