Carmel

25 Juillet 1893 – Toulon

Ma REVERENDE et TRES-HONOREE MERE

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de récompenser la pieuse et longue vie de notre aimée Soeur Marguerite Fortunée Marie-Angélique du St-Esprit en l'appelant à Lui, le 28 juin ; elle était âgée de quatre-vingt-trois ans et avait eu le bonheur d'en passer cinquante- trois dans la vie religieuse. Pour cette regrettée Soeur, avoir quitté l'exil est une immense faveur, pour nous, ma Révérende Mère, c'est une grande privation, car nous avions en elle le modèle accom­pli de la vraie vertu : elle était fervente, humble, et remplie d'une charité surnaturelle.

Notre chère Soeur appartenait à une honorable famille de Provence, où la piété était héréditaire; Aussi, la jeune Fortunée ne vécut que pour répandre autour d'elle la bonne odeur de Jésus-Christ. Jamais la vanité du monde ne vint occuper ses pensées ; sauver les âmes était son aspiration conti­nuelle, instruire les jeunes filles pauvres, ce fut l'oeuvre de sa jeunesse, son vrai bonheur, sa joie. Son caractère doux et craintif la rendait l'ange de sa famille, qui savait apprécier ses qualités et l'aimait tendrement, tandis qu'au dehors elle s'attirait le respect et l'affection de tous. Les jeunes filles dont elle s'occupait et qu'elle préservait se confiaient à elle comme à une mère ; plusieurs sont encore venues lui témoigner leur reconnaissance, même quand les grilles du cloître la séparaient du monde depuis bien des années : « Si nous sommes demeurées pieuses, disaient-elles, c'est à vous que nous le devons. »

Cependant cette vie si chrétienne ne suffisait pas au coeur de la jeune fille, l'attrait de la vie reli­gieuse se faisait sentir, son âme ardente désirait se donner exclusivement à Dieu, mais son humilité arrêtait toute ouverture à ce sujet, elle souffrit ce combat durant plusieurs années. Chaque fois qu'elle s'élançait vers Dieu, lui disant : « Je veux être tout à vous, à vous seul, ô mon Dieu ! » la même réponse se faisait entendre : « J'en suis indigne... » Alors s'humiliant profondément, elle restait dans le monde, mais avec un dégoût tel que sa santé en fut ébranlée; une fièvre typhoïde se déclara, on la crut perdue, ce fut pour elle une heureuse maladie, car répétant sans cesse dans son délire : « ou être à Dieu, ou mourir », son confesseur comprit la profondeur de la lutte et s'occupa ensuite sérieusement de sa vocation. Sa famille, touchée des pensées de foi et d'amour qu'elle ne cessait d'exprimer, se montra disposée à la laisser suivre son attrait,, mais elle dut attendre encore, sa digne mère étant gravement malade ; ce ne fut qu'après la mort de celle qui était l'âme de tous les siens que son père consentit au départ de la jeune fille : elle avait vingt-huit ans.

Présentée à notre Carmel, alors à Fréjus, cette bonne âme fut reçue comme un présent du Ciel; désormais au comble de ses voeux, cachée en Dieu, croyant que tout était fini pour elle ici-bas, rien ne troublait son bonheur, mais, comme toutes les âmes privilégiées, les épreuves devaient l'épurer

encore : sa timidité naturelle augmenta, elle ne réussissait à rien, se trompait sans cesse à l'Office Divin, les scrupules la fatiguaient, ce fut une lutte incessante qui devait faire contrepoids aux louanges que sa grande piété lui avait méritées au dehors. Ma Soeur Angélique du Saint-Esprit reçut l'épreuve avec sa vertu habituelle : « tout ce qui est mal, c'est moi, disait-elle, c'est mon lot, si je fais bien, c'est le Bon Dieu sans moi, car je ne suis capable que de tout gâter. » Cet état dura tout le temps de son postulat et même de son noviciat ; mais ses supérieures voyaient à travers cette épreuve un coeur profondément humble et pénétré de zèle pour le salut des âmes, aussi fut-elle admise à la Vêture et à la Profession quoiqu'elle s'en crût indigne. Ce grand acte la transforma ; dès lors confiante, abandonnée, d'une ferveur exemplaire, elle était l'humble violette sans cesse occupée de l'amour de Jésus dans l'Eucharistie, au pied de ce tabernacle qu'elle aimait tant, elle passa sa jeunesse religieuse croissant en ferveur et en humilité ; le regard de Dieu lui suffisait, rien d'humain n'occupait son esprit, en la voyant on comprenait la beauté de cette âme. Le médecin appelé pour une indisposition qui prenait un caractère de gravité, dit à la Mère Prieure : « Vous avez une bien belle âme dans cette jeune religieuse, sa place est vraiment dans cette maison de prière, car elle est au-dessus des choses d'ici-bas, ses aspirations sont toutes en haut ». Ce bon monsieur disait vrai, pour cette âme aimant à vivre pour Dieu, s'occuper sans cesse de Lui était un ciel anticipé. Notre regrettée Soeur passa bien des années dans cette vie intérieure, appliquée aux soins de sa perfection et aux différentes charges qui lui furent confiées.

Son zèle pour le saint office, sa bonne voix, surtout son esprit profondément religieux lui méritèrent la confiance de la communauté qui l'élut Sous-Prieure. Elle remplit cette charge à diverses élections pendant quatorze ans, toujours à la satisfaction générale. Là, surtout, ma Révérende Mère, ma soeur Angélique a fait éclater son humilité : tout pour sa Mère Prieure, rien pour elle, et cela n'importe pour laquelle, elle fut toujours la même avec toutes ; ne cessant d'édifier les jeunes Soeurs par sa douceur en leur enseignant le saint office et considérant tout le monde au dessus d' elle, même la dernière postulante. C'est dans la pratique de ces solides vertus que ma Soeur Angélique est parvenue à un âge avancé, le modèle de ses Soeurs et laissant autour d'elle la paix la joie de l'âme droite et pure.

Il y a trois ans nous eûmes la consolation de célébrer ses noces d'or, belle fête de famille, attristée cependant par l'état de souffrance de notre chère Soeur atteinte depuis un an par une attaque de paralysie. Cette fervente religieuse après s'être préparée par la pénitence et la retraite, se donna de nouveau et resserra ses liens avec la ferveur de sa jeunesse. Cette fête fut une triple fête, nos trois anciennes jubilaires vinrent s'y joindre, un beau trône fut préparé et toutes les quatre reçurent les voeux de la communauté ; c'était touchant, rien ne manquait à la joie de famille; Quant à ma Soeur Angélique, tout occupée de son Bien-Aimé, ne voulant plus qu'aimer et souffrir, elle reprit le soir, sur les bras de nos Soeurs, le chemin de l'infirmerie, qu'elle ne quitta plus. Là, ma Révérende Mère, elle fit une halte de trois ans qui mit le dernier fleuron à sa couronne. Sa patience dans les maux qu'elle endurait ne fit que s'accroître, pénétrée d'une joie profonde et intime elle attendait avec humilité la venue du Céleste Epoux qu'elle aimait et dont elle était aimée, toujours reconnaissante, trouvant qu'on la soignait trop, elle eût voulu réserver ces attentions pour les autres ; occupée à ses exercices de piété, la journée était toujours trop courte pour ses dévotions, surtout pour témoigner à la Ste-Vierge son filial amour, pour prier aux intentions du Souverain Pontife, pour la Sainte Eglise qu'elle aimait tant et pour laquelle elle offrait souvent ses immolations. Enfin, ma digne Mère, c'était une vraie Carmélite, toute à Dieu, aux pécheurs, à son cher Carmel qu'elle chérissait comme le port où elle avait trouvé Celui qu'elle aimait uniquement, elle voyait venir la mort comme l'arrivée d'une véritable amie et s'y préparait avec une foi vive et un véritable, amour. Elle avait, été toute sa vie si droite envers Dieu et avec tous ceux qui tenaient sa place à son égard qu'au moment suprême elle en recueillait les fruits, sa confiance filiale, son abandon ôtaient toute la peine de la séparation. Notre regrettée Soeur voyait approcher ce moment avec une paix, une joie sereine, redoublant ses invocations : «. Venez Jésus, ne tardez plus, je ne sais plus que dire à ce Bon. Maître pour qu'il vienne me chercher. » Malgré ses souffrances, grandes par moments, elle s'occupait de la fatigue de sa charitable infirmière qui avait su si bien les adoucir durant sa longue maladie et priait de tout Coeur pour notre bon Père aumônier qui possédait toute sa confiance. Le jour où il lui administra les derniers sacrements, elle nous disait « Que faire pour notre Père? il m'ouvre les portes du ciel et je n'ai rien à lui donner, je prierai pour lui.»'

 

Notre chère mourante resta plusieurs jours entre la vie et la mort ; les prières lui furent réitérées, elle eut le bonheur de recevoir encore le Saint Viatique, grâce qu'elle désirait humblement, restant abandonnée à tout ce que ses supérieures décideraient : pour cette sainte âme obéir était sa joie. Demeurant unie à Dieu dans un état très pénible â la nature mais entièrement remise au vouloir Divin elle était heureuse dans l'attente du moment suprême. Vers une heure du matin elle rendit sa belle âme â son Créateur, entourée d'une partie de la communauté. Nous commençâmes le Subvenite et les prières marquées au manuel.

Nous vous supplions, ma Révérende Mère de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de Notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater, le Via Crucis, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende Mère, avec un religieux respect.

 

Votre humble Soeur et servante,

Soeur MARIE THERESE de l'Immaculée Conception. R. C. ind.

De Notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus des Carmélites de Toulon, le 25 juillet 1893. Vous avez dû recevoir ma Révérende Mère, l'annonce du décès de notre regrettée Soeur.

 

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