Carmel

25 janvier 1892 – Compiègne

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble Salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ!

Tandis que nous célébrions les gloires et la puissance du Saint Nom de Jésus, il a plu à cet ado­rable Maître d'en faire ressentir l'efficacité à une âme humble et cachée, mais croyante et aimante. Sa volonté sainte enlevait à notre religieuse affection notre chère soeur Louise-Marie-Augustine de Saint-Joseph et de Sainte-Thérèse, du voile blanc. Elle était âgée de 33 ans, 5 mois, et avait passé en religion 10 ans, 8 mois, 3 jours.

Enfant de la Vendée, ma soeur Augustine possédait la foi vive, les qualités robustes de ce pays encore si catholique. Née au sein d'une famille honnête et chrétienne, elle avait appris, en s'ouvrant à la vie, à connaître Dieu, à l'aimer et à le servir. Quelques années plus tard son enfance s'abrita sous l'ombre d'un château où la noblesse et la grandeur s'alliaient à la générosité que donnent la foi et la charité.

Protégée par la Marquise de ***, la petite Louise croissait en piété comme en âge, et gardait sa simplicité et sa candeur. Plus jeune que ses frère et soeurs, elle était le Benjamin de la famille ; son caractère doux et attachant l'avait établie dans les prédilections de ses parents.

Après avoir reçu pendant quelque temps les soins dévoués des bonnes religieuses de Némy, elle entra au service du château dont son père était concierge.

Plus rapprochée de sa noble et pieuse maîtresse, notre chère enfant recueillit des leçons de foi et de vertu qui produisirent des fruits immédiats. Louise était douce, calme, prévenante et cependant réservée avec les personnes qui l'entouraient. Sa piété précoce l'avait fait se lier avec de vertueuses filles, plus âgées qu'elle, qui l'encourageaient à se donner à Notre-Seigneur de plus en plus. Sa joie était d'aller à l'église; elle y faisait chaque jour le chemin de la Croix. La foi jetait de profondes racines dans cette jeune âme; elle y fit naître de bonne heure la vocation religieuse. A dix-huit ans, la chère enfant voulait entrer au Carmel. Ses désirs furent contrôlés par un directeur éclairé ; elle s'ouvrit à sa bonne maîtresse. Timidement elle lui expose son projet. Mme de ***, voulant éprouver sa vocation, lui fait des offres bienveillantes, et termine en lui montrant qu'elle devra se séparer pour toujours de son père et de sa mère, âgés déjà, qui ne pourront aller la voir : « Jamais, madame, dit- elle avec énergie, mon attachement pour mes parents n'arrêtera ma sainte vocation. » Satisfaite des réponses de Louise, la bonne Marquise frappa doucement le visage de sa petite protégée en lui disant : « Vas, mon enfant, où le bon Dieu t'appelle. »

Elle se présenta au Carmel de Luçon, mais il n'y avait pas de place vacante de soeur du voile blanc. Après quelque intervalle, notre Carmel ayant demandé une postulante dans cette région, notre chère soeur fut proposée. Les excellents renseignements donnés sur elle la firent admettre aussitôt.

Ce fut un grand sacrifice pour son coeur aimant de s'éloigner ainsi de sa famille. Elle était entourée de l'affection, du dévouement de son père et de sa mère, dont elle était l'enfant gâtée; mais l'appel de Dieu était certain ; elle partit, heureuse néanmoins de se donner à Notre-Seigneur, au Car­mel, malgré les déchirements de sa tendresse pour les siens.

L'air ingénu de la jeune postulante, sa physionomie ouverte, son langage naïf prévinrent de suite en sa faveur, et la communauté put voir bientôt qu'il y avait des ressources dans cette bonne enfant, qui ne manquait pas d'intelligence et était très apte à tous les travaux de sa condition. Elle paraissait avoir un tempérament robuste, et cependant, quelques mois après son entrée, elle fut prise d'un mal aux genoux qui donna quelques inquiétudes. Ma soeur Augustine se mit en prière, elle invoqua avec ferveur Notre-Dame du Rosaire; elle avait fait un pèlerinage à Lourdes peu de temps avant de quitter le monde, et sa confiance en Marie avait encore grandi. Elle fut exaucée et guérit complètement. Ce ne fut pas la seule épreuve qu'elle eut à subir pendant son temps de probation. La vie de notre chère fille devait être le parcours laborieux de la voie militante, avec ses haltes quelquefois, ses passages difficiles. Néanmoins, avec le courage dont elle était douée, elle surmonta tous les obstacles et fut admise à la sainte profession.

Le jour où elle prononça ses voeux, le divin Maître fit tomber sur son âme la rosée d'en haut ; c'était la paix, la joie du sacrifice qu'elle ressentait avec une ineffable douceur.

Puis le ciel sembla se fermer, elle fut livrée à une lutte presque incessante avec elle-même. Sa nature ardente et pourtant délicate avait à combattre une impressionnabilité excessive; elle eût voulu tout faire parfaitement et se désolait de ces instants de défaillance, car elle voyait quelquefois la victoire lui échapper sur ce champ de bataille, où cependant le combat poursuivi est toujours une sorte de triomphe. Ces défaites étaient pour elle la source des plus généreux sentiments ; elle y puisait de l'humilité et la manifestait dans un repentir touchant. Sa carrière ne devait pas être longue, et Dieu se hâtait de la mûrir par l'épreuve. Elle portait des germes, inaperçus d'abord, de maladies sérieuses, et les premiers symptômes ne tardèrent pas beaucoup à paraître. Malgré les différents maux qu'elle avait à supporter, notre chère soeur se livrait avec dévouement à tous les travaux qui lui étaient confiés. Elle réussissait à tout. Les ouvrages qu'elle entreprenait avaient un ensemble de perfection qui faisait désirer à toutes les officières d'avoir le secours précieux de notre bonne petite soeur Augustine. Remplie de charité, elle trouvait sa joie à faire plaisir; auprès des malades, elle avait des attentions délicates et multipliées. Tous ses devoirs de soeur du voile blanc lui étaient chers ; lorsqu'elle était de semaine à la cuisine, c'était une reine dans son royaume ; elle dissimulait la fatigue qu'elle éprouvait pour fournir sa carrière et soulager ses compagnes, L'esprit de foi qui l'animait la conduisait vers ses supérieurs avec une confiance surnaturelle. Elle recueillait de leurs conseils et de cette ouverture une paix, une sécurité qu'elle ne rencontrait pas dans la prière. Vie de foi et de sacrifices : telle avait été la pensée divine sur cette courte exis­tence ; ses exercices, accomplis cependant avec fidélité, lui apportaient de la force, mais une force secrète et jamais de consolations sensibles. Dans ses derniers jours, la chère enfant nous disait : « Le bon Dieu reste toujours caché, je suis sans cesse sous le pressoir de la crainte. » Sans qu'elle le vit, elle avançait plus rapidement vers le terme heureux et prochain que la bonté divine lui réservait.

Pendant environ huit années, notre bonne soeur Augustine se dévoua au travail pour la commu­nauté, à laquelle son coeur était profondément attaché ; elle devait parfois l'interrompre; mais au mois de septembre 1889, tandis qu'elle faisait sa retraite annuelle avec beaucoup de ferveur, elle fut atteinte plus gravement. Elle ne sortit plus de l'infirmerie, où devait s'achever ce travail de transfor­mation dont elle n'avait pas conscience, mais que nous voyions s'accomplir en elle sous l'influence de la Croix.

Notre bonne soeur ne resta pas inactive pendant cette longue réclusion, elle s'employait avec bonheur à rendre service à chacune de nos soeurs. De temps en temps, elle apparaissait au milieu de nous, et c'étaient des jours de bonheur. Plus tard, lorsque la faiblesse l'obligea de garder le lit, elle s'occupait à de petits ouvrages, tels que scapulaires, tricots pour les pauvres, plumeaux et autres objets de ce genre.

Combien elle était heureuse de donner satisfaction à un désir de ses chères compagnes! C'était un si grand sacrifice de ne pouvoir plus partager leurs labeurs. Des maux aigus avaient quelquefois mis ses jours en danger, puis la maladie de poitrine se déclara. Au mois de novembre dernier, des crachements de sang nous firent craindre que le dénouement ne fût prochain ; un accident pouvant survenir, nous crûmes prudent de lui faire recevoir les derniers sacrements. Notre chère soeur ne pouvait croire qu'elle touchât à la fin de sa vie ; néanmoins, sur le conseil de M. notre confesseur, en qui elle avait la plus parfaite confiance, elle accepta avec reconnaissance le Saint Viatique et l'Extrême-Onction. Elle les reçut avec une piété et une foi vives, demandant pardon à la communauté en termes humbles et touchants.

Depuis ce moment son âme, baignée et purifiée dans les flots du sang divin, redoutait la plus légère souillure. Avec une fidélité ferme et constante, elle dominait la nature et acceptait avec un fiat généreux les souffrances qui devenaient toujours plus grandes; ces seuls mots : « Dieu soit béni ! » s'échappaient de ses lèvres, lorsqu'une douleur quelconque lui faisait sentir son acuité. Elle appré­ciait la Croix, gage de l'amour de Jésus, moyen d'expiation donné par la divine miséricorde. Peu de temps avant d'expirer, une petite novice se recommandait à ses prières lorsqu'elle serait au Ciel : " Que voulez-vous que je demande pour vous, ma soeur? » — « Oh ! beaucoup d'amour, de paix, de consolation, répondit-elle. » « La consolation ! fit la malade d'un air de doux reproche et de surprise, la consolation !... c'est beau pour une jeune épouse de Notre-Seigneur de désirer ces choses !... Oh non, ma soeur, je ne demanderai pour vous que l'accomplissement de la volonté de Dieu.

Notre chère enfant était d'une reconnaissance profonde envers ses charitables infirmières et envers nous, pour les soins dont elle avait été entourée pendant sa longue maladie. Mais elle ne trouvait pas d'expressions pour peindre sa gratitude envers Monsieur notre Supérieur, qui lui avait donné tant de fois ses paternels encouragements. Quelques jours avant sa mort, notre vénéré Père avait encore eu la bonté de la visiter dans son infirmerie et de la préparer au suprême passage.

 

Des secours spirituels abondants soutenaient son âme; dans ses derniers jours, nous vîmes la crainte de la mort disparaître, pour faire place au désir du Ciel, et à une douce sérénité à la pensée de l'éternité.

Notre chère soeur s'affaiblissait, on ne la quittait plus ; samedi 16 janvier, vers cinq heures et demie du soir, nous nous aperçûmes que la respiration devenait plus embarrassée; nous fîmes prier Monsieur l'Aumônier de venir, et la Communauté se rendit du choeur à l'oratoire contigu à l'infirmerie, elle désira se confesser, reçut encore le Saint Viatique, et les indulgences de l'Ordre lui furent renouvelées; nous récitâmes alors les prières du Manuel.

Notre chère enfant souffrait physiquement, mais son âme était dans l'allégresse, les pieux avis qu'elle venait d'entendre, les sentiments de confiance que lui avait inspirés M. l'Aumônier, se reflétaient sur son visage, qui conservait, même à cette heure, quelque chose de la candeur de la première jeunesse. Elle nous disait avec effusion : « Que M. l'Aumônier est bon ! » Elle nous avait demandé à voir toutes nos Soeurs, promettait à chacune de penser à elle lorsqu'elle serait près de Dieu, et les accueillait toutes avec un doux sourire et d'aimables paroles.

Peu d'instants avant sa mort, elle avait eu besoin de changer de position, et sa dévouée infirmière avait arrangé son lit le mieux possible. Souffrante comme elle était, notre chère soeur Augustine ne trouvait que peu de soulagement : « Ma bonne soeur, lui fit remarquer ma soeur l'infirmière qui ne pouvait pas faire davantage, notre mère dit que c'est bien ainsi. » Se tournant vers nous, la pauvre enfant reprit en souriant: « Ma mère, vous disiez que c'est bien; c'est le bon Dieu qui le dit; c'est bien... » et elle se tint tranquille.

Au milieu de la nuit, qui fut assez calme, elle perdit connaissance. Son visage restait animé, quand soudainement, à quatre heures, ses traits s'altérèrent, et un quart d'heure après, notre chère enfant rendait doucement le dernier soupir, sans agonie, ma soeur l'infirmière, une de nos soeurs du voile blanc et nous présentes, nous n'avions pas eu le temps de prévenir la communauté.

La grâce de Dieu qui l'avait environnée de ses célestes rayons pendant le cours de sa vie, l'inonda à l'heure de sa mort. Elle avait eu le bonheur de prononcer ses saints voeux au jour béni de Notre- Dame de la Merci, et Marie fut sans doute pour elle le doux intermédiaire de cette miséricorde divine entre les bras de laquelle, confiante et paisible, nous l'avons vue s'endormir de son dernier sommeil. Mais comme la pureté infinie du Seigneur peut trouver quelque tache dans les âmes mêmes qui l'ont toujours servi, nous vous prions, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages de l'Ordre déjà demandés, une communion de votre sainte communauté, les indulgences du Via Crucis, des six Pater, et des invocations à notre Père Saint Joseph et à notre Sainte Mère Thérèse.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un affectueux respect, ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur MARIE DES ANGES R. C.Ind.

De notre Monastère de l'Annonciation des Carmélites de Compiègne, le 25 janvier 1892.

 

 

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