Carmel

25 Février 1893 – Albi

Ma Révérende et très Honorée Mère,

La grâce et l'amour de N. S. soient toujours avec nous !

C'est à l'entrée de la Sainte Quarantaine,au moment où l'Eglise nous convie à honorer particulièrement les souffrances de notre divin Sauveur, que cet adorable Maître a voulu nous donner une part spéciale à sa Croix, en enlevant à notre tendre affection notre bien aimée soeur Marie Madeleine de la Croix, professe de choeur de notre Monastère. Elle était âgée de 44 ans deux mois et elle avait passé en religion 20 ans 10 mois.

Celle dont la mort vient de nous affliger si profondément, appartenait à une très honorable famille de l'Aveyron. Les leçons de sa pieuse mère durent être sans doute le premier germe de sa vocation religieuse. Elle appréciait du moins cet état; et dans le Pensionnat des religieuses de Notre-Dame d'Alby où elle fut élevée, le dévouement de ses dignes Maîtresses, les soins maternels et éclairés dont elle se vit entourée, la touchèrent si vivement qu'elle leur voua la plus filiale affection et une reconnaissance dont le sentiment ne s'est jamais affaibli dans son coeur.

Néanmoins ce ne fut qu'à l'âge de 23 ans que notre chère soeur entendit l'appel miséricordieux du Seigneur. Jusque là elle aima le monde et surtout les joies de la famille qui lui étaient abondamment prodiguées. Son bon père, sa respectable mère ne cachaient pas leur prédilection pour la plus jeune de leurs enfants; et ses dignes frères et sa soeur la partageaient à l'envi.

Le bon Dieu se servit des qualités naturelles de cette âme pour l'entraîner à sa suite.

Elle avait reçu du ciel une nature ardente et généreuse qui la portait à s'attacher fortement, à se donner aux autres avec un dévouement absolu.

C'est ainsi quelle aimait au foyer paternel: ses jours se passaient à procurer des joies à ses parents, à faire du bien aux pauvres,sans qu'elle comptât jamais ni ses peines, ni ses sacrifices.

Mais quand il fallut fixer son avenir une impression décourageante et insurmontable l'arrêta ; La créature pourra-t-elle répondre aux besoins si profonds de son coeur ? Elle sentait le vide de toute affection créée, et s'élançant au delà, elle cherchait un objet infini auquel elle pût elle-même se livrer sans mesure.

La vie religieuse dans sa plus haute immolation lui apparut comme le seul moyen de satisfaire les désirs de son âme et elle vint la demander à notre Carmel.

Nous n'essaierons pas, ma Révérende Mère, de vous dire tout ce qu'occasionna de lutte et de souffrances à notre chère soeur son départ précipité de chez elle. Elle n'avait averti personne, sachant bien qu'elle n'aurait en cela aucun appui parmi les siens. Sa digne mère, veuve depuis six mois, ne trouvait de consolation qu'auprès de sa chère Marie et elle avait formé la résolution inébranlable de s'en séparer jamais; elle se sentit brisée par ce dénouement inattendu. Ses frères ignorant le don de Dieu, ne voyaient que ce qu'avait d'amer la séparation et ils accusaient leur soeur, lui adressant de vifs reproches.

Mais forte de sa conscience notre bien aimée soeur résista à tout; et, en attendant de prouver à sa famille que son coeur était demeuré le même pour tous, ce qu'elle a si bien fait plus tard, elle entrait sans hésitation dans la carrière qu'elle avait choisie.

Notre Vénérée Mère Catherine, que nous avions alors pour Prieure, eut la grâce de comprendre cette âme. Tout en lui prêtant l'appui fort, consolant, maternel dont son coeur avait besoin, elle la mit en face du but qu'elle se proposait ne lui en dissimulant ni le labeur, ni les difficultés.

Et comme notre chère soeur avait l'élan facile, la digne Prieure, s'assura par des épreuves réitérées si la constance, si l'énergie de sa volonté était à la hauteur de ses sentiments.

Permettez-nous quelques détails à ce sujet, ma Révérende Mère.

Quelques jours après son entrée le sacrifice de la famille se faisait sentir vivement à notre bien aimé soeur. Elle ne s'attendait pas à ces souvenirs déchirants et en était aux premières luttes. Des larmes la trahirent pendant la récréation. Et pendant que la joie, l'animation, le bonheur circulait autour d'elle, la pauvre postulante pleurait. « Qu'avez-vous donc, mon enfant lui dit notre bonne Mère auprès de laquelle elle était placée. « Je pleure Maman... répondit Soeur Madeleine avec des sanglots. 0h ' pauvre enfant, lui dit notre Mère, ce n'est pas étonnant et nous en avons toutes passé par là...Et puis avec ce tact maternel qui trouvait si vite le chemin du coeur, elle ajouta quelques mots affectueux qui adoucirent la blessure et séchèrent les larmes.

Soeur Madeleine put se convaincre par d'autres faits de ce genre encore, qu'elle avait une vraie mère dans celle que la foi lui représentait comme son Dieu visible. Elle pou­vait donc tout lui dire.... Quel repos ! quelle sécurité ! quel refuge pour son coeur sensible et aimant.

Mais si cette Mère avait l'amour compatissant de Dieu elle avait aussi, quand il fal­lait tenir la nature, sa justice et sa fermeté. D'autres luttes vinrent... les passions non vaincues voulaient vivre au carmel.

Notre Mère parla sévèrement : et comme elle traitait avec une âme énergique, elle la mit au pied du mur ; et sans rien céder des droits de Dieu, elle lui laissa le choix ou de s'y livrer sans réserve ou de rentrer dans le monde.

Un effort suprême fut la réponse de la soeur Madeleine ; et elle resta fidèle au Sei­gneur, fidèle à la grâce de sa vocation.

Depuis ce moment, ma Révérende Mère, cette âme marcha avec une générosité admirable. Livrée à Dieu par ses Supérieures : tel fut le programme de sa vie.

Le bon Dieu ne lui donna pas à son entrée au Carmel le sentiment consolant de sa présence et de son action directe sur son âme. Mais elle avait sa Mère Prieure et elle allait à ce centre de l'autorité demander la lumière et la force, croyant avec une foi inébranlable que sous le voile de la créature, c'était Notre-Seigneur Lui-même qui lui répondait. Aussi quelle paix goûtait-elle ! et avec quelle plénitude de coeur elle exaltait le bonheur de notre Saint État.

C'est dans ces dispositions que notre chère enfant revêtit l'habit du Carmel et pro­nonça ses Saints Voeux au terme fixé par nos Constitutions.

Se sentir unie pour toujours à la Communauté était pour Soeur Madeleine une vive source de joie. Elle aimait ses soeurs en religion comme elle avait aimé sa famille. Se donner, se dévouer restait aussi son impérieux besoin. Dans les offices où successivement on la plaça, il fallut sans cesse la modérer et la retenir.

Lingère, sacristine, portière : partout elle se dépensait outre mesure. Dans l'office du Tour surtout, elle donna à nos chères soeurs Tourières les preuves du plus complet dévouement. Comprenant les privations de ces soeurs bien-aimées, elle aurait vou­lu leur faire passer au dehors la vie du dedans. Elle leur transmettait les instructions de la Mère Prieure, les événements joyeux de la récréation ; elle les mettait de moitié dans nos fêtes de famille ; et leur part en toute chose était réservée par elle avec un soin si scrupuleux, qu'elle s'attirait parfois d'aimables reproches de la Communauté,

Cependant Soeur Madeleine n'était point et ne fut jamais exclusive. Son dévoue­ment voulait tout embrasser et c'est pour chacune de ses soeurs qu'elle demandait de s'offrir à l'occasion. Très adroite pour les ouvrages de main, prompte à les exécuter, ses services étaient une précieuse ressource.

S'il fallait improviser une fête, c'était à Soeur Madeleine qu'on avait recours. Elle excellait en pensées ingénieuses et les menait à terme sans admettre aucune difficulté. Eût-il fallu prendre sur le repos de la nuit, sacrifier ses dévotions... « Je quitte Dieu pour Dieu... » disait-elle. Et veiller, se fatiguer, lui étaient choses indifférentes, quand l'obéissance n'y était point blessée.

Sa charité active et infatigable lui attira bon nombre de profits spirituels et entre autres celui de l'humiliation. Elle n'était point toujours prudente ; et dans les commen­cements il lui était assez ordinaire de se porter à des travaux qui surpassaient ses for­ces. Notre bonne Mère Catherine ne laissait passer, sans les relever, aucun de ses pieux excès. «  C'est partout où il y a du danger et de la témérité, nous disait-elle, que vous trouverez Soeur Madeleine ! » et malgré de sérieux reproches pour la maintenir dans de justes bornes, son coeur accordait un pardon facile à ces sortes de fautes, et elle aimait cette nature ouverte, donnée et généreuse.

Notre bien-aimée Soeur apportait dans sa vie intérieure cet abandon complet d'elle- même. Elle voulait servir Dieu pour Dieu, laisser passer la consolation et se nourrir de la souffrance qui lui semblait plus noble et plus désirable, parce que l'âme se dépasse alors elle-même et se met plus en harmonie avec Dieu.

Mais ici encore son idéal fut parfois irréalisable et ses défaillances auraient suffi pour l'en instruire. Elle avait de plus les conseils de ses supérieurs et, comme un petit enfant, elle prenait leur pensée, s'accusait joyeusement et n'en tirait que l'occasion de se mépriser davantage et d'adhérer plus fortement à cette autorité bénie, notre meilleure sauvegarde ici-bas.

La vertu d'Obéissance fut vraiment parfaite dans Soeur Madeleine. Elle avait com­pris que la vie religieuse repose sur ce fondement et elle y faisait tout converger.

Elle demeura constamment entre les mains de ceux qui lui tenaient la place de Dieu un instrument docile ; ils pouvaient à toute heure et de toutes manières user de sa bonne volonté.

Ce qu'elle donnait à ses supérieurs étant à ses yeux le témoignage de son amour pour Notre-Seigneur, elle se montrait avide d'en multiplier les preuves.

Aux fêtes de ses Mères Prieures elle avait toujours un nombre considérable de petits ouvrages à leur offrir. Elle s'étudiait à prévenir leurs besoins, leurs moindres désirs, s'identifiait leurs peines et leurs joies; et s'il eût fallu, au prix du sacrifice d'elle- même, leur procurer un allégement et une consolation, elle l'aurait fait sans hésiter.

Nous aimons à penser, ma Révérende Mère, que le bon Dieu a tenu compte à notre bien chère enfant de ces dispositions parfaites dans lesquelles elle s'est toujours maintenue.

Oui, il nous est doux de le redire, sa vie a été une vie d'abnégation, de charité et de prière. Elle embrassait tous les besoins des âmes dans ses ardentes supplications et fidèle au but principal de notre vocation, c'était en particulier pour les prêtres qu'elle se sacrifiait à Dieu.

Elle ne manquait point aux approches de la Semaine Sainte de faire pour eux une grande neuvaine à laquelle elle conviait ses soeurs et qui se terminait le Jeudi-Saint en mémoire de l'institution du Sacerdoce.

Depuis quelques années Soeur Madeleine avait pour les derniers chapitres de l'Evan­gile de S.Jean un de ces attraits qui révèlent d'ordinaire une action spéciale de Dieu- Elle s'unissait à la prière de Notre-Seigneur, l'appliquait particulièrement aux âmes consacrées, et en faisait le sujet de longues et profondes méditations, « Tout est là ! » disait-elle. Elle y apprenait à surnaturaliser encore davantage sa charité, à rendre son obéissance plus parfaite, son oubli d'elle-même plus sincère et plus entier.

Le divin Maître la recueillait dans l'intime de son Coeur adorable afin de la préparer à l'union éternelle dont l'heure allait bientôt sonner.

Notre bien chère soeur n'avait jamais eu une forte santé. L'énergie de son caractère l'aida à soutenir toutes nos saintes observances dans les commencements de sa vie religieuse; mais ensuite nous dûmes par intervalles lui imposer des soulagements et lui adoucir en particulier les rigueurs du jeûne. Notre chère enfant suivait d'ailleurs en tout le reste la communauté, ne se ménageait nullement aux travaux communs, assis­tait à tous les exercices, et traitait durement son corps.

Des crachements de sang et un abcès qui survint à un de ses pieds affaiblirent en­core ses forces, mais ne l'arrêtèrent pas. Au mois de septembre dernier, la main du bon Maître la cloua tout à fait sur un lit de douleur. Une crise violente ankylosa un genou déjà malade et il lui devint impossible, même avec des béquilles, de faire un seul pas.

Notre soeur bien-aimée s'était souvent offerte à Dieu dans les colloques intimes de l'oraison : elle ne retira pas sa parole à l'heure du sacrifice. Elle eut, il est vrai, à constater de nouveau que la faiblesse de notre nature met obstacle souvent aux hautes inspirations de notre coeur, mais elle se montra fidèle à la grâce qui la prévenait.

Elle fut surtout, comme elle l'avait été toute sa vie, bonne, serviable, toujours prête à aider ses soeurs, car ses mains restaient libres ; et c'était sa consolation de se dépenser jusqu'au dernier soupir dans des actes de charité.

L'état de notre chère malade, ma Rév. Mère, pouvait se maintenir longtemps, et nous l'espérions ainsi. Nous aimions tant cette chère soeur qui nous avait donné à toutes, à ses supérieurs en particulier, les preuves constantes de la plus généreuse affection.

Mais la poitrine se trouva atteinte cet hiver, à la suite d'un fort rhume, et nous ne tardâmes pas à comprendre qu'une douloureuse séparation nous serait encore ménagée.

Les soins les plus attentifs furent prodigués à notre bonne soeur. Sa famille y con­tribuait largement, voulant à tout prix, comme nous, prolonger cette chère existence. Les remèdes tentés par les excellents docteurs qui rendent à la communauté les ser­vices les plus dévoués et les plus désintéressés n'eurent non plus aucun effet. Et le mal fit des progrès rapides. « Tout se précipite chez moi », disait Soeur Madeleine.

Dimanche, 19 du courant, notre vénéré Père Confesseur lui apporta la Ste Commu­nion qu'elle ne pouvait plus aller recevoir à la grille de l'Infirmerie.

Le surlendemain il fallut songer aux derniers sacrements. Elle reçut encore cette grâce des mains de celui qui est auprès de nous le saint et fidèle ministre du Seigneur, et les paroles que ce bon Père lui adressa préparèrent et fortifièrent son âme pour la lutte dernière.

Une paix profonde était le partage de notre chère enfant. Elle s'était abandonnée à la conduite de ses Supérieurs, elle avait crû à leur parole. Ce qu'ils lui avaient dit pour son âme, le souverain Maître le confirmait à cette heure. Il avait, elle le croyait ainsi, tout jugé par eux.

Que nous éprouvions de bonheur, ma Révérende Mère, à la confirmer dans cet espoir !

Le matin même de sa mort elle recevait une égale assurance de notre vénéré Père Supérieur. Il encourageait sa confiance par les paroles les plus paternelles et la bénis­sait, heureux des dispositions saintes dans lesquelles cette âme qui lui était si chère allait à Dieu.

Notre bonne soeur avait profité dimanche de ses dernières forces pour exprimer à la communauté ses sentiments de reconnaissance et d'affection. Elle voulut aussi demander pardon à ses soeurs, ce qu'elle fit dans des termes bien sentis, les assu­rant qu'elle n'avait jamais reçu de leur part que l'exemple de la vertu.

Mercredi, 22 du courant, jour de sa mort, dès le matin elle renouvela ses saints voeux entre nos mains. Une impression de sainte allégresse remplissait son âme : « Depuis que j ai reçu l'Extrême-Onction,, nous dit-elle, je ne me sens plus de la terre ! » Et faisant allusion à sa respiration haletante: « au ciel je respirerai à l'aise... ici, ce n'est pas la Patrie, c'est l'exil... »

Elle accueillit dans les mêmes termes notre dévoué Père Confesseur qui lui apportait la grâce d'une dernière absolution. Notre chère enfant avait donné un dernier et précieux souvenir à tous ceux qu'elle aimait, à ses dignes frères et à sa soeur en particulier. Détachée de toutes choses, elle attendait dans le calme et dans la pleine possession d'elle-même le moment désiré qui briserait enfin ses liens et la réunirait à son céleste Epoux.

C'est à trois heures de l'après midi que sonna l'adieu suprême. Nous renouvelions à notre bien-aimée Soeur les prières de la recommandation de l'âme. Sans agonie, sans secousse, elle s'endormit paisiblement de son dernier sommeil et alla, ainsi qu'elle aimait à le dire, chanter au ciel les miséricordes du Seigneur !

Une remarquable coïncidence nous sembla le prélude de ce cantique éternel. C'était jour de sortie pour le Grand Séminaire; et ce qu'ils n'avaient jamais fait dans ces cir­constances, en passant devant notre chapelle tous les Séminaristes s'y arrêtaient pour prier. Leurs voix puissantes et harmonieuses firent retentir le chant de l'Ave Maris Stella. Elles demandaient pour celle qui avait tant prié pour les prêtres, « qu'après une vie pure elle fut admise à contempler Jésus et à goûter les joies éternelles. »

Nous terminions le Subvenite et les échos de ces voix arrivaient à l'Infirmerie où notre regrettée Soeur Madeleine de la Croix venait de rendre le dernier soupir.

Les obsèques présidées par M. Labonne Vicaire général, notre vénéré Père Confes­seur, ont eu lieu vendredi matin et un nombre considérable de prêtres nous ont fait l'honneur d'y assister. Nous éprouvons le besoin de leur en exprimer ici notre recon­naissance.

Veuillez, ma Révérende Mère, faire rendre les suffrages de notre Saint Ordre, à celle que le Seigneur vient de nous ravir lui accordant par grâce une communion de votre sainte communauté, les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater, une journée de bonnes oeuvres, quelques invocations au Sacré Coeur de Jésus, au Coeur immaculé de Marie, à notre Mère Ste Thérèse, à Ste Madeleine sa patronne; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui, au pied de la Croix, sommes heureuse de nous dire,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre humble soeur et servante,

SŒUR MARIE DE SAINT GÉRARD R. C. Ind.

De notre Monastère de l'immaculée Conception et des SS. Anges, sous la protection de notre Père Saint Joseph, des Carmélites d'Albi.

Ce 25 février 1893.

 

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