Carmel

25 février 1889 – Moulins

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,              

 

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui vient d'affliger .sensiblement nos coeurs en retirant du milieu de nous notre chère Soeur Mélanie Marie du Coeur de Jésus, âgée de 73 ans, 11 mois, 4 jours, et de religion 49 ans moins quelques jours.

Il y a cinq ou 6 ans, notre chère Soeur ayant été aux portes du tombeau, notre Révérende et toujours si regrettée Mère Marie Xavier de Jésus, de douce mémoire, alors Prieure de notre humble Carmel, ayant à redouter pour elle même de nouvelles crises de souffrances après les émotions un peu vives qui ébranlaient de suite sa santé si délicate, profita d'un moment de mieux pour commencer la circulaire de sa fille bien aimée qu'elle croyait être si près de paraître devant Dieu. Ayant trouvé cet écrit dans les papiers de notre Mère vénérée, nous avons cru devoir, ma Révérende Mère, faire revivre quelques instants cette si bonne et si digne Mère, en vous communiquant ce qu'elle avait rédigé au sujet de notre chère Soeur, étant bien incapable nous mêmes de dire, aussi bien et plus juste, ce qui la concerne. Voici donc ce qu'écrivit notre Mère :

Notre chère Soeur appartenait à une famille chrétienne et honorable du Bugey ; le soin de son éducation fut confié aux Dames Bernardines. Là notre chère Soeur puisa ces sentiments de foi et d'amour de Dieu qui l'ont animée toute sa vie ; le souvenir qu'elle conserva des premiers ans passés dans le Cloître, auprès de ses saintes Maîtresses, l'aida bien souvent à la pratique de la vertu et fut peut être la première semence de sa vocation à la vie religieuse.

Elle fut toujours l'édification du Pensionnat, et tendrement aimée des Mères qui faisaient son. éducation ; l'on admirait surtout son excellent coeur, particulièrement bon, généreux, qui la faisait s'oublier elle même et pratiquer, quoique enfant, des actes d'humilité et d'abnégation qui édifiaient les religieuses elles mêmes. Une fois entre autres, où l'on avait organisa une pièce à jouer, notre petite Mélanie devait avoir le rôle de princesse et sa petite bourse avait fait tous les frais de toilette, elle en fit le sacrifice, sans y être sollicitée, en faveur de l'une de ses compagnes, pour prendre l'humble rôle de petit marmiton.

 

En toute occasion l'aimable et bonne compagne savait s'offrir à obliger, à réparer tous les petits accidents; aussi quand Monsieur; son Père auquel l'éloignement de sa chère enfant avait tant coûté, vint la voir, il n'entendit que des éloges et des paroles bien consolantes pour son coeur paternel. Rentrée dans le monde, au sein de sa famille où elle ne devait pas jouir .des caresses d'une Mère, l'ayant perdue très ;jeune, notre chère Soeur se dévoua à son excellent Père et à sa vénérable grand'Mère, faisant oublier   bien vite quelques traits d'une volonté parfois un peu trop arrêtée et d'une sensibilité qui aurait attristé le coeur de ceux qui l'aimaient......

Mettant son bonheur à faire le bien et à soulager toutes les douleurs, on ne la nom­mait dans sa campagne que : La bonne demoiselle. Son entrée dans le cloître fut un deuil, nous dit on ; maintenant encore, après de longues années, on se souvient toujours de ses bienfaits, et le pays est demeuré embaume du plus édifiant souvenir !

Le grand esprit de foi qui animait notre bien aimée Soeur ne lui permit pas de s'attacher à ce que le monde pouvait lui offrir de ses jouissances ; elle en comprenait le vide...

Ce ne fut pas néanmoins sans faire une grande violence à son coeur qu'elle se sépara d'un Père tendrement aimé, dont elle était la compagnie, et qui comptait sûr sa fille chérie pour lui fermer les yeux ! Il n'eut pas le courage de l'accompagner lui même jusqu'au seuil du Cloître, et de longtemps encore elle ne put avoir la visite de ce Père affligé !

 

Le Divin Maître jaloux de la pureté des âmes et qui ne permet pas même qu'elles s'attachent à ses dons, voulut que, dans la vie religieuse, notre chère Soeur fût livrée à mille tentations et difficultés pénibles à cette nature habituée à faire sa volonté et à écarter tout contact qui aurait empêché l'expansion de son coeur et de ses désirs toujours remplis de charité et de dévouement, mais peut être un peu trop naturels, et qui devaient être com­primés par l'esprit religieux lequel, en nous dépouillant déboutes lès scories de notre nature, nous revêt de Notre Seigneur Jésus Christ humble, pauvre et obéissant jusqu'à la mort !... Là encore le grand esprit de foi de notre excellente Soeur, la droiture et la bonté de son coeur lui firent pratiquer des actes héroïques et triompher de toutes les difficultés.

 

Elle fut admise à devenir l'épouse de Celui qu'elle a tant aimé, et dont elle voulut, à l'exemple de quelques saints, porter le nom adorable gravé sur son coeur.

Vous comprendrez facilement, ma Révérende Mère, de quels sacrifices et de quels actes précieux aux yeux de Dieu notre chère Soeur a eu l'occasion !

Douée d'ailleurs d'un grand esprit de Communauté, elle savait tout utiliser, tirer parti des choses que souvent la plus stricte pauvreté aurait mises au rebut; nos Soeurs avaient recours à elle pour une foule de petites réparations qui auraient nécessité l'entrée des ouvriers. Elle était tour à tour menuisier, serrurier, etc. Avions nous besoin d'elle pour des poésies, écritures choisies et difficiles ou autres, elle était notre ressource. Dans nos petites fêtes, sa mémoire prodigieuse qui avait conservé tous ses souvenirs de jeunesse et de bonne éducation nous rendait notre bien aimée Soeur très utile et bien précieuse !

Sa bonne et forte voix, bien conservée et fervemment employée à la récitation du Saint Office nous manque beaucoup. Il était édifiant de voir notre bonne Soeur bien vieil­lie et affaiblie par les souffrances, déjà bien courbée et remplissant cependant au choeur tous les offices, faisant diligence dans celui de versiculaire pour se rendre en même temps que sa compagne; pendant les Mâtinés s'appuyant d'une main après la stalle pour se soutenir ; nous pouvons dire qu'elle est tombée les armes à la main.

Notre Bien Aimée Soeur a dépensé ses forces, dans tous les offices où elle a été successivement employée; avec un charitable excès que nous aurions parfois voulu modérer afin de la conserver plus longtemps et d'augmenter en cette bonne âme, si droite mais trop ardente, le mérite de l'obéissance et de la régularité.

Au reste, elle était soumise et dévouée comme une enfant ; nous étions profondément édifiée de ses rapports avec nous, Ma Révérende Mère, et cette âme dans laquelle l'ambition ne pouvait trouver accès était demeurée simple, droite et remplie de la vérité du néant de tout ce qui peut nous élever aux yeux des créatures.

 

Ici s'arrête le récit de notre vénérée et si regrettée Mère. Après cette crise de souffrances de notre chère Soeur Marie du Coeur de Jésus, il plut à Notre Seigneur de lui redonner un peu de santé et d'appeler à lui notre Mère bien aimée !... mais depuis ce moment les forces de notre bonne soeur ne lui revinrent jamais comme autrefois et il lui fallait son rare courage et toute l'énergie de sa forte constitution; pour assister encore au Saint Office et à tous les actes de Communauté ; elle s'adonnait assidûment au travail dans l'office des chausses, mais ne pouvait plus circuler dans le monastère que son bâton à la main ; désormais il allait devenir son fidèle et indispensable soutien !

Son délassement était la culture d'un petit jardin dont toutes les fleurs étaient destinées à orner une ancienne statue de N. D. de Pitié, objet des sollicitudes de son filial amour et pour la décoration de laquelle notre chère Soeur excéda souvent la mesure de ses forces !

Possédant à un haut degré l'esprit de prière, notre vénérable Ancienne récitait souvent, les mille Ave Maria, tantôt pour la conversion d'une âme recommandée aux prières de la Communauté, tantôt pour les besoins de nos chères familles auxquelles elle s'intéressait vivement ; son grand et généreux coeur se retrouvait partout.

Les intérêts de la Sainte Église, de son auguste Pontife, la touchaient au plus haut point; que de prières n'a t elle pas faites pour obtenir son triomphe ! Pendant sa dernière maladie nous lui avons entendu répéter plusieurs fois : « Je meurs fille de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine. Mon Dieu, je vous offre ma pauvre vie pour Notre Saint Père le Pape !»                                                                                              

Notre chère Soeur perdit peu à peu, avec ses forces, le joyeux entrain avec lequel elle égayait nos récréations ; sa sensibilité devenait excessive, la moindre chose l'affec­tait vivement, le terrible mal qui devait nous l'enlever la minait petit à petit ! De temps en temps elle avait quelques jours de souffrances violentes, puis se remettait un peu, mais chaque fois avec une diminution sensible de ses forces !

Enfin depuis la Toussaint l'infirmerie devint son séjour habituel et obligé; elle se levait rarement et seulement pour venir au Choeur entendre la Sainte Messe et faire la Sainte Communion, consolation, hélas ! dont elle dut être privée bien longtemps sur ses derniers jours, ce qui fut pour son coeur avide de la céleste nourriture un véritable martyre !

Nous avions beau lui interdire là récitation du Saint Office, son ardeur l'emportant lui faisait oublier la défense, dès qu'elle se trouvait seule avec sa bonne infirmières elle lui; demandait son Bréviaire ; puis quand nous lui en faisions doucement des reproches : « Ma Mère, nous disait elle, je ne m'en suis plus souvenue, mais c'est ma seule consolation, puisque je ne puis plus faire autre chose! »                                                                        

Pour Noël elle voulut venir à la Messe de minuit espérant y communier, mais une fois arrivée au Choeur, ayant fait des efforts inouïs pour aller adorer Jésus naissant, son bâton d'une main et le bras de sa bonne Mère infirmière de l'autre, elle était à bout de forces ; ses vomissements la reprirent, pendant la Messe et il fallut encore s'en retourner sans recevoir sacramentellement son Dieu qu'elle désirait encore avec tant d'ardeur..... Elle nous assura qu'elle pouvait encore aller à la Crèche; aidée par plusieurs de nos Soeurs, elle descendit,ce fut pour la dernière fois ; elle ne devait plus sortir de l'infirmerie que deux dimanches pour entendre la Sainte Messe et ne put communier qu'une seule fois qui fut la dernière, le jour de l'Epiphanie, anniversaire de sa Profession religieuse au Carmel !

 

Notre bien aimée malade, Ma Révérende Mère, tout en se voyant si souffrante espérait pourtant toujours se remettre, quoique toute nourriture lui devint impossible ; les derniers temps les liquides mêmes ne pouvaient plus passer et lui occasionnaient des < vomissements. L'une de nos vénérées Mères, très entendue aux malades, lui avait été donnée depuis trois mois pour elle seule, car il lui fallait des soins assidus, le nombre de nos Soeurs souffrantes absorbant tous les instants de notre chère Soeur infirmière ! Cette digne Mère fit tous les essais possibles pour alléger les souffrances de notre bonne Soeur, mais tout fut inutile... Les soins si intelligents et si affectueusement désintéressés de notre excellent Docteur né purent conjurer un mal invétéré et l'heure de la séparation allait bientôt sonner ! Permettez moi, ma Révérende Mère, de recommander ici à vos bonnes prières notre bon Docteur et toute sa famille ; nous ne saurions assez lui témoigner de gratitude pour ce dont nous sommes redevables à son bon coeur et à son infatigable dévouement.  

Enfin Ie25 janvier, notre bien aimée Soeur, tout en ayant cassé une assez bonne nuit, se sentit à son réveil la langue très embarrassée ; elle comprit alors que son état s'aggravait et 'demanda elle même à recevoir l'Extrême Onction. Craignant qu'elle ne perdît bientôt connaissance, nous nous hâtâmes de faire prévenir M. notre digne Aumônier qui vint , à une heure, lui administrer ce Sacrement avec toute la piété qui le caractérise et qui nous fait tant de bien !        

Notre chère Soeur s'y prépara de son mieux, avec un calme et une présence d'esprit admirable ; elle avait encore assez de forces pour s:aider, et étonnait sa bonne Mère infirmière par son énergie. Elle s'unissait à toutes les prières, y répondait toujours, ayant bien soin de dire à chaque invocation des litanies : « Ora pro me ». Elle demanda pardon à toute la Communauté présente, et l'assura de son fidèle et reconnaissant souvenir devant Dieu ; elle se sentait inondée de grâces !...

Depuis ce moment, ma Révérende Mère, tout le créé ne fut plus rien pour notre chère malade, l'infirmerie devint véritablement le vestibule du ciel où l'on ne parlait à cette pauvre exilée que de son entrée prochaine dans la terre promise, séjour de paix et de bonheur, objet de ses plus ardents désirs.  Elle pouvait redire, avec le Roi Prophète, ces paroles qui exprimaient si bien les senti­ments de son coeur : Comme le cerf altéré soupire après les eaux vives, ainsi mon âme vous attend, Seigneur!                                                    

Chacune d'entre nous pouvait lui donner ses commissions pour le Ciel en toute liberté, elle était toujours accueillie par un sourire et les plus affectueuses promesses.

Le mardi, 29, nous étions allée prendre du repos, sûre de la savoir bien gardée par sa dévouée et infatigable infirmière, cette bonne Mère vint nous chercher à 4 heures du matin, car après une faiblesse, notre chère Soeur lui paraissait plus mal; cependant elle avait encore toute sa connaissance et le sentiment de son état ; elle nous accueillit gracieu­sement, se remit entre nos mains, renouvela ses Saints Voeux et nous exprima le désir de mourir entourée des trois Mères qu'elle avait eues pour Prieures et dont l'une lui était unie par les liens de la parenté. Puis elle nous supplia de ne pas 1a laisser longtemps dans le Purgatoire. Nous fîmes appeler celles de nos Soeurs qui n'étaient pas souffrantes pour réciter les prières du manuel. Aussitôt que l'heure pût le permettre, notre vénéré et si bon Père Confesseur vint lui donner les indulgences de la bonne mort et une absolution que nous croyions être la dernière mais qui devait lui être encore renouvelée.

Notre bonne Soeur s'unissait de tout son coeur aux prières que l'on faisait pour elle et baisait avec amour son petit crucifix chaque fois que nous prononcions le saint Nom de Jésus. Lorsque les prières furent terminées, comme elle nous avait manifesté le désir d'entendre à ses derniers moments ses cantiques de prédilection, nous lui proposâmes de les lui chanter si cela ne la fatiguait pas trop ; elle accepta avec bonheur et mêla même sa voix affaiblie aux nôtres. Parmi ces cantiques, plusieurs étaient de sa composition, car notre chère Soeur excellait en poésie et son coeur de feu s'était bien souvent révélé dans de magnifiques couplets. C'était lui faire le plus grand plaisir, pendant ses quinze derniers jours, que de lui chanter ceux qui lui parlaient de l'amour de Notre Seigneur, ou du ciel objet de tous ses voeux.                    

On la rendait toujours heureuse en lui parlant de Dieu, aussitôt son visage amaigri par la souffrance s'éclairait d'un angélique sourire : « une petite prière », disait elle, car elle avait faim de ce pain quotidien de son âme, mais sa faiblesse physique ne lui permettait plus de prier vocalement ; nous avons remarqué que ses souffrances diminuaient, qu'elle était plus calme, chaque fois qu'on priait à ses côtés.      

Nous étions surprises de voir notre chère malade habituellement si vive, si ardente calme et paisible sur son lit de souffrances, toujours le sourire sur les lèvres, remerciant du geste quand elle ne pouvait faire autrement, pour le plus léger service qu'on lui avait rendu ; elle n'attendait que le signal du départ... on sentait en elle le travail de la grâce, à un point qu'on ne peut exprimer ! Nos Soeurs ne s'éloignaient qu'à regret de cette infirmerie où l'on puisait de si précieux enseignements et tant d'édification ! L'une de nos chères Soeurs du voile blanc venait souvent pour avoir un de ses sourires qui faisaient tant de bien.

Nous avions bien vraiment sous les yeux une douce victime n'attendant que le dernier coup de l'immolation ; deux ou trois fois les larmes lui vinrent aux yeux, par le désir de mourir... « II ne vient pas me chercher, disait elle, et je l'attends toujours !... Venez mon Jésus, venez... » et comme sa langue n'était plus libre et que la parole la fatiguait beaucoup, elle prononçait ces mots avec un diminutif qui y ajoutait un charme de plus... ses invocations favorites étaient : « Jésus, soyez moi Jésus ! Jésus, Marie, Joseph, je vous donne mon coeur, etc.. Mon Jésus je vous aime, et je désire mourir dans un acte d'amour parfait ».

Plusieurs fois se sentant défaillir, elle crut que le moment suprême était arrivé ; elle nous réunissait alors autour de son lit, nous embrassait avec effusion et nous disait : « Je vais m'endormir dans le Coeur de Jésus, et vous emporterai toutes, toutes, dans mon coeur ; oh ! je n'oublierai personne ! » Puis elle se mettait à nommer tous ceux auxquels elle voulait penser là haut, et le nombre en était grand !

Notre Digne et Vénéré Prélat que nous avons la grâce insigne d'avoir pour supérieur, et qui était alors absent, avait une large part de son souvenir reconnaissant. Nous avions écrit à sa Grandeur afin de lui faire connaître l'état de notre chère mourante, et dans sa Paternelle bonté. Monseigneur voulut bien nous écrire lui même pour lui envoyer sa précieuse bénédiction qui lui fut encore renouvelée par Monsieur le Vicaire Général lorsqu'il fut de retour du voyage où il avait été accompagner notre Évêque si vénéré qui ne revint lui même à Moulins que lorsque notre bien aimée Soeur eut terminé sa pieuse vie.

Puis venaient les noms de toutes ses Mères et Soeurs, ajoutant à chacun « et toute sa famille ».

Les parents si aimés de notre chère Soeur ne furent point oubliés ; ils lui donnèrent pendant sa maladie tant de témoignages d'affection qu'elle en était, ainsi que nous, profon­dément touchée ?

Nos si bons Pères Confesseurs, les Carmels avec lesquels nous avons de plus intimes rapports, notre Saint Ordre tout entier ; nos chers Bienfaiteurs, le Grand et Petit Séminaire duquel nous recevons de si précieux services; tous les amis, les fournisseurs de notre Carmel, avaient une place dans son souvenir affectueux ; elle voulait les nommer tous afin, disait elle, de les avoir présents à la mémoire quand elle arriverait près du trône de Dieu.

Ce fut surtout le 1er vendredi du mois et le 2, jour de la Purification, que ses désirs de mourir prirent une nouvelle intensité ; mais quand nous lui rappelions qu'il fallait se sou­mettre à la sainte volonté du bon Dieu, de suite elle se calmait. « Eh bien ! oui, disait elle, comme le bon Dieu voudra... Mon Dieu, je m'abandonne à vous, j'accepte tout pour l'expia­tion de mes péchés !»                                                                                        

Nous remarquions avec bonheur que les sentiments qui dominaient en notre chère Soeur étaient ceux de l'humilité la plus profonde... le verset : cor contritum du Miserere avait ses prédilections ; il lui venait même habituellement dans l'esprit des versets de psaumes qu'il fallait lui traduire. Un jour où elle semblait souffrir davantage et parlait à peine nous lui demandions si elle s'occupait intérieurement de Dieu : « j'y pense toujours », nous dit elle.

L'une de nos Soeurs lui demandant une bonne parole comme souvenir :« II faut être bien fidèle à nos saintes règles et à nos moindres usages », fut sa réponse. Une autre fois elle nous dit : « Je meurs calme et paisible parce, que je me suis toujours défiée de moi même et que j'ai mis toute ma confiance en Dieu seul ! Il est tout mon espoir, car que pourrait il trouver de bon dans toute ma pauvre vie !...»                                                            

 

Dans son désir de reposer après sa mort au milieu de sa famille religieuse, notre bien aimée Soeur avait demandé elle même à son cher Neveu de vouloir bien faire les démarches pour obtenir la permission de l'inhumer dans notre cimetière, elle espérait que sa haute position et son influence auraient un bon résultat, mais hélas ! la grâce sollicitée avec tant de bonté fut encore cette fois formellement refusée et il nous fallut voir franchir les portes de clôture à la dépouille mortelle de notre chère Soeur; elle repose non loin de notre regrettée Mère Marie Xavier, attendant l'une et l'autre que des jours meilleurs nous permettent enfin de rentrer dans nos droits !...

 

Le jeudi 7, il fut facile de s'apercevoir que notre bénie malade s'affaiblissait de plus en plus et touchait à son terme; depuis le soir, vers les 9 heures, son agonie commença, mais on voyait qu'elle avait encore trop de forces pour mourir ; nous récitâmes plusieurs fois les prières du manuel auxquelles elle s'unit toujours avec une parfaite lucidité d'esprit. Le vendredi, à 1 heure de l'après midi, Monsieur l'Aumônier entra de nouveau pour prier avec nous près de notre si édifiante Soeur. Depuis i heure et demie jusqu'à 3 heures, elle souffrit davantage, elle poussait même de petits gémissements, qui nous fendaient le coeur ... .on ne pouvait la soulager qu'en la changeant un peu de position, mais chaque fois qu'on la remuait elle avait une faiblesse que nous redoutions toujours devoir être la dernière. Depuis 15 jours elle n'avait pris que quelques gouttes d'eau qu'elle n'avait même pu garder, le seul soulage­ment qui lui était permis, était d'aspirer un flacon de vinaigre ; jusqu'à 3 heures elle put encore le tenir elle même. Lorsque, pendant ces derniers jours, nous lui demandions si elle souffrait beaucoup, elle nous répondait doucement : « Eh bien, non, ma Mère, mais j'ai soif ! » et comme nous lui suggérions la pensée d'unir sa soif à celle de Notre Seigneur sur la Croix ; « Oh ! Il a bien plus souffert que moi », reprenait elle bien vite. Comme il lui était impossible de rien prendre, on lui humectait bien les lèvres mais cela ne soulageait pas sa langue desséchée et couverte de boutons ; une nuit où cette soif la tourmentait davantage, sa bonne Mère infirmière voulut essayer de lui faire avaler une cuillerée d'eau sucrée, mais elle la refusait en disant : « J'aurais tant voulu ne plus me désaltérer sur cette terre, avant d'aller le voir au ciel ! » le seul mot d'obéissance put la lui faire accepter.

Un peu avant 3 heures, elle souriait en dirigeant ses regards vers le ciel et comme on lui demandait : que voyez vous donc ? « La Sainte Vierge ! » répondit elle. Elle vient vous chercher ? lui dîmes nous. « Eh oui », dit elle. Mais quelques secondes après, voyant qu'elle vivait toujours, elle reprit : « Je me suis peut être trompée, ce n'est pas la première fois ! » Depuis la veille le bras gauche la faisait beaucoup souffrir, il était froid ; on tâchait de le réchauffer, puis on le frictionnait avec du laudanum ce qui semblait la soulager un peu ; mais dans notre pensée intime, la cause de ce mal était celle ci : il y a 15 ou 16 ans, pendant l'une de ses retraites, notre fervente Soeur avait gravé en lettres de feu le Saint Nom de Jésus sur ce même bras, et au sortir de sa retraite, ayant été requise pour pomper de l'eau dans le bassin du jardin, elle nous l'avouait il n'y a pas longtemps, ses plaies toutes fraîches s'é­taient rouvertes et l'avaient bien fait souffrir... Notre Jésus semblait vouloir au moment suprême, procurer à sa Chère Epouse une dernière purification par cette plaie d'amour qu'elle s'était faite elle même avec tant de générosité.                                        

L'un de ses derniers signes de connaissance fut un geste du bras droit vers le ciel qu'elle fixait encore, en souriant et en poussant l'exclamation : « Oh ! » puis toute manifes­tation extérieure fut finie, 2 heures encore d'agonie restaient à notre chère victime. De 3 à 5 heures, ses gémissements cessèrent, on n'entendait, plus que le bruit de sa respiration oppressée et saccadée, elle allait s'endormir dans le coeur de son Jésus qu'elle avait tant aimé ! Tout en elle nous rappelait ce Divin Sauveur sur la croix : sa tête penchée, ses bras étendus ; il était touchant de la voir.                                                  

A 4 heures, notre vénéré Père qui entendait les confessions de la Communauté et qui était venu le mercredi pour la bénir, entra de nouveau pour lui donner l'absolution et terminer ses dernières prières ; elle ne parlait plus, mais entendait toujours, croyons-nous. Enfin à 5 heures après un léger effort, son âme retourna se plonger dans le sein de Dieu... Une partie de la Communauté, avec la mère sous prieure et nous, était présente.

Tout le temps que notre Chère Soeur demeura exposée au choeur, elle n'eut aucune marque de corruption, mais ses longues souffrances l'avaient tellement vieillie qu'elle était à peine reconnaissable.

Les funérailles de notre bien aimée défunte furent présidées par Monsieur le Vicaire Général qui nous a prodigué pendant neuf ans le dévouement le plus paternel,et qui nous en donne encore des marques en toute occasion. Monsieur le Supérieur du Petit Séminaire voulut bien faire chanter par ses Élèves la Messe de Requiem, et assista à la cérémonie avec un grand nombre de Messieurs les Professeurs et plusieurs Ecclésiastiques, amis dévoués de notre humble Carmel.        

Nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien par vos prières et celles de votre

pieuse Communauté, nous aider à acquitter la dette de reconnaissance que nous avons con­tractée dans cette douloureuse circonstance envers ces Messieurs et toutes les personnes qui nous ont donné des témoignages de leur sympathie.

Les bonnes oeuvres si nombreuses faites par notre généreuse Soeur, avant son entrée en religion, telles que fondation d'école, construction et ornementation de l'Eglise de sa Paroisse, jeunes filles dotées pour la vie religieuse, etc., ses saintes dispositions au moment de la mort, sa longue vie d'épreuves, de souffrances et de sacrifices, nous font espérer qu'elle a pu aller boire immédiatement après sa mort à la source des eaux vives ; mais comme il faut être si pur pour jouir sans nuages de la vue du Dieu trois fois Saint, nous vous prions, ma Révé­rende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de Notre Saint Ordre ; par grâce une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via crucis, celles des 6 pater, une invocation à Jésus, Marie, Joseph, à Notre Mère Sainte Thérèse, à son Ange Gardien et à Saint Antoine de Padoue objet de sa tendre dévotion ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons l'honneur de nous dire, en union de vos saintes prières et avec le plus humble respect,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre plus indigne servante,

Soeur MARIE JOSEPH DU SAINT COEUR DE MARIE,

Rel. Carm. indigne, Prieure.

De notre Monastère de la Nativité de Notre Seigneur, de l'Immaculée Conception de la très Sainte Vierge, sous le patronage de notre Père Saint Joseph,

les Carmélites de Moulins, le 25 février 1889

 

Moulins. — Imprimerie Auclaire.

Retour à la liste