Carmel

25 Avril 1893 – Rennes

Ma. Révérende et très honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, au lendemain de sa douce fête du Bon-Pasteur, vient d'affliger bien sensiblement nos coeurs, en retirant du milieu de nous, pour l'appeler à la récompense des saints, nous en avons la confiance, notre bonne et bien-aimée Soeur Jeanne-Marie-Victoire de Saint-Yves, professe de notre Communauté et doyenne de nos Soeurs du voile blanc, âgée de 64 ans, et de religion 34 ans.

Notre chère Soeur Victoire naquit à Bréal, petit bourg de notre département. Ses parents, culti­vateurs honnêtes et chrétiens, élevèrent leurs nombreux enfants dans la crainte de Dieu et le respect de l'autorité paternelle. Jeanne-Marie, l'aînée de tous, partagea de bonne heure avec sa vertueuse mère les soins à donner à ses plus jeunes frères et soeurs : elle apprit, à cette école, l'amour du travail, le dévouement, l'énergie qui furent toute sa vie ses caractères distinctifs. Cependant, elle n'en demeurait pas moins soumise aux volontés de ses parents, et maintes fois elle nous disait, avec ce sentiment de respect filial qui, hélas! tend trop à disparaître de nos jours : « Ah ! comme j'aimais » ma mère ! Elle était si bonne, si attentive... elle ne nous passait rien... Nous le savions, il fallait » obéir... Sa longue baguette nous le rappelait d'ailleurs chaque fois que nous l'oubliions. » Et de fait, ma Révérende Mère, un des enfants, déjà grand, ayant un jour manqué l'heure désignée pour le retour, n'osa heurter à la ferme, et préféra passer la nuit dans les dépendances, tant il redoutait le mécontentement et les réprimandes de ses excellents parents.

Cependant la jeune fille, très bien douée du côté de la nature, prenait volontiers sa part des plaisirs. « Je dansais fort bien, racontait-elle encore, et souvent on me donnait le bouquet comme à la reine de la fête. » Néanmoins sa piété, grâce à l'exemple et à la vigilance de sa mère qui conduisait elle-même ses enfants à l'église, et leur faisait accomplir sous ses yeux leurs devoirs religieux, fut toujours très grande et ne se démentit jamais.

Une si chrétienne éducation porta ses fruits : Trois des jeunes filles se consacrèrent à Dieu dans la vie religieuse ; mais leur vertueuse mère ne devait pas avoir la joie de les offrir elle-même au Seigneur: enlevée prématurément à l'affection de sa famille, elle mourut, confiant à Jeanne-Marie ses plus petits frères encore en bas âge. Celle-ci comprit la grande tâche qui lui était imposée, et s'en acquitta si dignement, qu'ils l'aimèrent et la respectèrent toute leur vie comme leur seconde mère.

Quelques années s'écoulèrent ainsi, lorsqu'une nouvelle et bien sensible épreuve vint atteindre la jeune fille : son père contracta un second mariage...

Jeanne refusa de rester avec une belle-mère presque de son âge, et se retira chez sa vénérable aïeule qui l'aimait tendrement. Lorsque Dieu l'eut rappelée à Lui, elle se plaça dans un château voisin comme fille de basse-cour.

Sa vertu, sa bonne tenue, son intelligente activité, lui gagnèrent promptement l'estime de ses maîtres tandis que, par son savoir-faire, les produits de sa laiterie obtenaient des prix aux concours agricoles. On lui apprit la cuisine : elle y réussit comme à tout ce qu'elle entreprenait. Bientôt les enfants lui furent confiés et la maîtresse de la maison la nommait ouvertement : son trésor.

Cependant Dieu voulait ce coeur tout à Lui ; les désirs de la vie religieuse germaient en son âme, et un jour elle répondit ainsi à une proposition d'établissement dans le monde : « Je me mets à genoux devant Dieu, jamais je ne le ferais devant un homme. C'est donc à Dieu seul que j'appartiendrai. »

Une circonstance, qu'on appellerait fortuite si la Providence ne gouvernait toutes choses, lui fit connaître le Carmel : elle vint s'y présenter au moment où nos Mères, nouvellement arrivées à Rennes, venaient de perdre notre si dévouée Soeur Marie de l'Incarnation. L'admission fut donc facile, tout parlait d'ailleurs en faveur de la jeune aspirante. Mais elle eut une véritable lutte â soutenir contre l'affection de la respectable famille qui espérait se l'attacher et voulait assurer son avenir. Enfin, malgré les regrets et les larmes, Jeanne-Marie brisa ses derniers liens et entra coura­geusement dans l'arche sainte, car Dieu avait parlé. Nous pensons, ma Révérende Mère, que c'est ce triomphe de la grâce qui lui valut le nom de Victoire, sous lequel elle continuera désormais au Carmel sa vie de travail, de dévouement et d'amour du devoir. — Le postulat et le noviciat se passèrent dans la ferveur, et ce fut à la satisfaction unanime que notre chère Soeur reçut le Saint Habit et prononça ses voeux aux temps prescrits par nos constitutions. Elle avait alors 30 ans.

Grande, vigoureuse, elle était douée d'une force extraordinaire pour porter des fardeaux, soulever des objets très lourds. C'était avec une fierté toute bretonne qu'elle nous disait avoir été appelée maintes fois à la campagne au secours des ouvriers qui fléchissaient sous un travail qu'elle accom­plissait en se jouant. Néanmoins, elle portait déjà le germe de la maladie de poitrine qui devait enlever avant elle tous ses frères et soeurs. Mais son énergique nature avait des ressources inconnues. On la voyait dans les travaux communs la première et la plus vaillante, et jusqu'à ses dernières années, elle remplit les devoirs souvent pénibles d'une Soeur du voile blanc, avec une fidélité et un courage qui faisaient l'édification de ses Soeurs et la consolation de ses Mères prieures. Aussi celles-ci pouvaient-elles être parfaitement tranquilles lorsqu'elles la chargeaient d'un office. Tout était rangé, réglé, prêt à l'heure et au moment voulus : jamais nous ne l'avons vue en retard ; elle ne perdait pas un instant ; le grand devoir du travail était sacré pour elle. C'était vraiment sa seconde religion. Bonne, charitable pour ses compagnes, notre chère Soeur Victoire aimait beaucoup la Communauté et ne comptait jamais avec sa peine pour satisfaire son coeur et rendre service à son Carmel. Lorsque forcément, à cause de son oppression et de ses violents maux de tête, elle dut cesser de faire la cuisine à son tour, elle s'en dédommagea en travaillant davantage au jardin qui eut toujours ses prédilections. Mais, dans les circonstances exceptionnelles de retraite ou autres, qui obligeaient de préparer des repas pour le dehors, on recourait habituellement à son savoir-faire, car, nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, elle était bonne cuisinière. Déjà bien souffrante, elle répondait avec bonheur à cette marque de confiance, et il ne serait peut-être pas téméraire de penser qu'elle pouvait bien se dire tout bas, en se faisant aider de ses compagnes : « Les pauvres enfants, comment feront- elles après moi !... »

A la fin dé la vie, les alpargattes étaient devenues son grand souci. Craignant que ses plus jeunes Soeurs ne les réussissent pas aussi bien lorsqu'elle ne pourrait plus les guider, elle en eût volontiers préparé à l'avance et comprenait difficilement à cet égard, les exigences de la sainte pauvreté. La, charité n'est-elle pas la première des vertus!... En parlant de la toile, elle disait il y a quelques jours encore : « J'en voudrais faire pour vingt ans ! » et le dernier acte d'obéissance que nous lui avons imposé, a été de remettre un travail de ce genre que nous jugions au-dessus de ses forces.

Notre chère Soeur Victoire avait une voie intérieure très simple : on pouvait la résumer tout entière dans la célèbre devise : « Aime Dieu et passe ton chemin. » Elle lisait peu : son livre favori était une petite Bible ; l'Histoire des Patriarches faisait son bonheur.

« Voyez-vous, ma Mère, nous disait-elle, le bon Dieu voit tout. Il sait bien que c'est pour lui que je travaille... Je ne m'inquiète de rien que de faire de mon mieux et de bien l'aimer. » Aussi cette âme très droite éprouvait-elle rarement le besoin de direction : Quand elle venait trouver sa Mère, elle rendait compte en peu de mots de ses dispositions intérieures. Mais quand on voulait lui faire plaisir, il fallait lui parler des saintes captives du Purgatoire ; alors elle devenait intarissable; toujours elle avait à parler de nouvelles grâces obtenues par leur intercession, et, fort souvent, elle en signalait réellement de bien marquées. Mais aussi que de prières n'a-t-elle pas faites pour elles ; que d'offices de morts promis et récités ! Les dimanches et les fêtes, on la voyait, son chapelet en main, faire de longues visites au cimetière, le Pater et l'Ave toujours sur les lèvres. — En songeant à toutes les âmes qu'elle a ainsi secourues, ma Révérende Mère, je ne puis me défendre de croire qu'elle s'est préparé pour son dernier jour bien des intercesseurs au ciel.

Son esprit de foi lui fit envisager comme une grande grâce l'appel à la vie religieuse d'un de ses parents, qui entra chez les Frères de la Doctrine chrétienne, dont il dirige, comme supérieur, un des établissements. Ses pieuses lettres faisaient la joie de notre chère Soeur, et, dans ses derniers jours, elle eut encore la consolation d'apprendre l'entrée d'un de ses petits neveux dans une école apostolique, où le cher enfant donne les meilleures espérances pour la persévérance dans sa sainte vocation.

Nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, notre chère Soeur Victoire a eu toute sa vie la poi­trine délicate ; chaque hiver, depuis plusieurs années, elle devenait plus malade, mais se remettait assez pour continuer à se dévouer à sa chère famille religieuse. Samedi 15, elle prit un refroi­dissement. Très fatiguée déjà, elle vint cependant encore dimanche à la cuisine, et lundi à la messe au choeur, où elle put communier. Mardi, elle resta au lit : on lui parla du docteur, qu'elle refusa contre son ordinaire, car elle le voyait volontiers lorsqu'elle était malade. Néanmoins, mercredi, la voyant plus souffrante, nous le fîmes prévenir. Lorsqu'il entra dans sa cellule : « C'est pour la der­nière fois, Monsieur, lui dit-elle. Le bon docteur ne répondit rien, et nous dit en la quittant : « C'est une fluxion de poitrine, compliquée de pneumonie; prenez vos précautions d'ici deux jours. » Le soir même, M. l'Aumônier entra pour confesser notre bonne Soeur, qui, habituée à la souffrance, ne se croyait pas si mal. Jeudi matin, elle reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction et, par deux fois, voulut demander pardon à la communauté. Un peu plus tard, dans un moment où nous nous trouvions seules, elle me nomma tous ses neveux et me dit : Ma Mère, voulez-vous bien leur faire savoir à tous que je leur recommande d'être toujours bons chrétiens... Depuis la mort de mon frère, je n'ai pas passé un seul jour sans le demander au bon Dieu... Je continuerai à prier pour eux. Je ne les oublierai pas. — Je ne suis pas plus impressionnée que pour un petit voyage ordinaire.

Cependant le mal progressait. Après le souper, nous récitâmes les prières du Manuel pour la recommandation de l'âme dans une pièce voisine de l'infirmerie, où notre chère Soeur avait été transportée ; car elle ne pouvait entendre prier tout haut. C'était vraiment l'agonie, mais nous pensions qu'elle se prolongerait jusqu'au matin. Après Matines, la Communauté revint prier près d'elle; néanmoins, rien n'annonçant un danger plus imminent, nous fîmes retirer la plupart de nos chères Soeurs. A minuit et demi, notre bonne Soeur Victoire accepta encore un peu de boisson, et, quelques instants après, elle expira ayant sa pleine connaissance, la Mère Sous-Prieure, nos Soeurs infir­mières, quelques-unes de nos Soeurs et nous, présentes : c'était le vendredi 21 avril, avant-veille du Patronage de notre glorieux Père Saint Joseph, et tandis que nous récitions le Salve Regina...

Bien que la vie si religieuse de notre bonne Soeur Victoire nous laisse pleine de confiance qu'elle aura reçu de Dieu un accueil favorable, cependant, ma Révérende Mère, comme la poussière de cette terre s'attache souvent à notre vêtement humain, veuillez lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre. Par grâce, une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis, l'indulgence des six Pater et une invocation au Sacré-Coeur de Jésus, à la Très Sainte Vierge, à notre Père Saint Joseph, à notre Mère Sainte Thérèse, objets de sa spéciale dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en Notre-Seigneur,

Ma très Révérende Mère,

 

Votre bien humble Soeur et servante,

Soeur MARIE-THÉRESE DE JÉSUS.

R. C. Ind.

De notre Monastère de la Sainte-Famille des Carmélites de Rennes, le 25 avril 1893.

 

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