Carmel

24 Octobre 1896 – Pamiers

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui, au commencement de la neuvaine préparatoire à la fête de Notre Mère Sainte Thérèse, est venue nous imposer un bien douloureux sacrifice, en ravissant à notre fraternelle et filiale affection, le 8 octobre, à 2 heures du soir, Notre chère et vénérée Doyenne, Germaine-Charlotte-Aimée-Marie-Thérèse de Saint-Gabriel, professe de notre Com­munauté, âgé de 82 ans, un mois, 17 jours, et de religion 56 ans.

Notre regrettée Mère appartenait à une famille respectable et chrétienne,de Toulouse. Son humi­lité nous ayant toujours laissé ignorer les particularités de son enfance, nous ne pouvons en dire que très peu de chose. Nous savons, toutefois, que ses vertueux parents lui firent donner une bonne éducation dans un pensionnat religieux de la ville. C'est là, Ma Révérende Mère, que la chère petite Aimée fut formée à la vertu.

Admise à la première Communion. Elle s'y prépara avec grand soin, et nous ne doutons pas que Jésus n'ait pris, dès lors possession de ce coeur, qui devait, un jour, lui être consacré. La voix du divin Maître se fit entendre de bonne heure, à cette âme innocente; et, dès l'âge de 16 ans, cette jeune fille menait déjà la vie d'une Carmélite. La pénitence et là mortification étaient son attrait particulier. Sa jeunesse s'écoula toute entière dans l'exercice de la plus solide piété Dirigée par les Révérends Pères Jésuites, Elle fit de rapides progrès dans les voies intérieures N'ayant jamais aimé le monde, son coeur si pur n'avait d'inclination que pour la vie Religieuse. Son amour pour la solitude, le silence et la prière, lui firent choisir le Carmel, comme étant l'Ordre qui répondait le mieux à ses aspirations. Ce ne fut pas sans difficulté qu'Elle réalisa ses pieux désirs. Après bien des épreuves, courageuse­ment surmontées, son digne frère vint la présenter à Monseigneur Ortric, de sainte mémoire. La Vénérée Mère Saint-Vincent lui, ouvrit les portes de notre Monastère et lui donna le St Habit le 8 Janvier 1840.           

La jeune Postulante fût dès son entrée ce qu'Elle a été jusqu'à la fin : un modèle par sa grande piété, son esprit de mort, son obéissance, et son recueillement. Toutes ces qualités la firent apprécier de la Communauté, qui l'admit à la grâce de la Vêture et de la Profession. Nos anciennes Mères surent profiter des talents que la nouvelle professe aurait voulu cacher dans l'obscurité du Cloître; mais elles mirent surtout leurs soins à former dans la science des Saints, cette chère Soeur, qu'on prévoyait devoir, plus tard, perpétuer parmi nous l'esprit du Carmel réformé.

Comme Jésus à Nazareth, elle passa les années de son Noviciat dans la plus exacte fidélité à tous ses devoirs,ne cherchant que la dernière place, vivant humble et cachée dans le Coeur Sacré de Jésus. Cette parfaite Novice excella dans toutes les vertus qui caractérisent une vraie fille de Sainte Thérèse, surtout dans la fidélité aux plus petites choses.         

Les bornes d'une Circulaire, ne nous permettant pas d'entrer dans les détails d une existence aussi longue et si bien remplie, nous ne faisons, Ma Révérende Mère, que vous donner une faible esquisse des vertus pratiquées, sans défaillance, pendant plus d'un demi-siècle.

En 1858, une terrible épidémie sévit dans notre petit Carmel et nous enleva, en 8 jours, la Vénérée Mère Elisée et la Mère Marie-Thérèse de la Croix, l'une et l'autre de si douce mémoire, et qui toutes deux, étaient, à cette époque, l'âme et la vie de notre Monastère. La Communauté jugea alors la Soeur Marie Thérèse de Saint-Gabriel digne des premiers emplois. Elle fut successivement élue Dépositaire, puis Sous-Prieure et enfin Prieure. Dans toutes ces charges, principalement dans l'office de Prieure ses précieuses qualités brillèrent d'un nouvel éclat. Son zèle pour l'observance de Notre Sainte Règle de nos Constitutions et de nos anciens usages, surtout pour la clôture, n'eût plus de bornes. Elle usa de son autorité, avec prudence et sagesse, pour en maintenir la pratique. Douée d'une rare aptitude pour les ouvrages manuels, nous devons à son infatigable travail de belles broderies, qui enrichis­sent, encore, notre Sacristie, dont Elle fut chargée la plus grande partie de sa vie. Son grand amour pour le Très Saint Sacrement lui faisait trouver des délices dans ces fonctions, qu'elle remplissait, chaque jour, avec un nouveau plaisir. Son esprit de pauvreté, d'ordre et d'économie la rendait ingé­nieuse à tirer parti de tout. Son dévouement ne connaissait pas de limites et la portait à se sacrifier, sans cesse, pour sa chère Communauté, qu'Elle aimait tant, et dont elle avait toute l'estime.

Cette bonne Mère, qui avait renoncé à tout commerce avec le dehors, fût obligée par les Circons­tances, de reprendre des relations qu'elle croyait rompues pour toujours. Son digne Frère, dont elle n'avait plus de nouvelles, depuis longtemps, arriva d'Amérique, à l'improviste et résolut de se fixer à Pamiers, pour y finir ses jours. C'était un bon chrétien, fort instruit, il employait son temps et ses talents à préparer des jeunes gens à la carrière ecclésiastique; mais la mort vint le surprendre au milieu de ces saintes occupations et sa Fille encore jeune, demeura Orpheline, sans autres Parents que sa chère Tante du Carmel. Nos Supérieurs émus de la situation délicate dans laquelle se trouvait la pauvre Enfant, furent d'avis que sa Tante devait la voir, de temps en temps, pour lui donner ses conseils et les consolations dont elle avait besoin. En dehors de cet acte de charité et de légitime affec­tion, dont la chère Nièce s'est d'ailleurs, rendue toujours très digne et montrée fort reconnaissante, Notre Vénérée Doyenne, allait rarement au parloir. Elle n'aimait que sa solitude, son travail et sa Communauté. Sa régularité était exemplaire et sa fidélité sur ce point, rend son souvenir immortel dans nos coeurs affligés. Sa dévotion au Sacré Coeur de Jésus lui faisait prendre tous les moyens pour répandre son Culte et le faire connaître et aimer. Son bonheur était de travailler pour les Églises pauvres et de leur procurer les linges et les autres objets nécessaires au Culte, afin que le St Sacrifice de la Messe y tut célébré plus convenablement. Ce fut dans l'exercice de toutes ces vertus que nous arrivâmes à ses Noces d'Or. Notre respectable Jubilaire, ayant toujours aimé la vie humble et cachée, sa modestie s'alarma à la seule pensée d'attirer la moindre attention. Elle supplia .instamment la Prieure, alors en charge, de ne pas permettre qu'on lui fit la plus petite fête; ne voulant, dans cette circonstance, communiquer qu'avec Dieu seul. Ce fut avec regret que nous cédâmes à ses désirs- Elle fit avec beaucoup de ferveur sa retraite annuelle, renouvela ses Saints Voeux, qu'Elle avait tou­jours scrupuleusement observés. Ce jour-là, sa mortification au Réfectoire, fut de dîner à terre, pour s'humilier et réparer ses prétendus manquements.

Sa santé délicate, se soutenait encore, malgré la vieillesse; mais le Carême dernier, notre regrettée Mère, fut malade au point de nous donner de sérieuses inquiétudes. Nous suppliâmes Notre-Seigneur de nous conserver une vie qui nous était si chère et si précieuse et plusieurs neuvaines furent faites à cette intention. Le Ciel sembla se rendre à nos désirs et à nos prières. Elle se remit un peu, mais pas assez pour nous ôter toute crainte. Néanmoins, elle continua de s'occuper du Dépôt, au point que l'avant-veille de sa mort, notre bien-Aimée Malade s'entretint avec Nous de plusieurs affaires concer­nant son office, que nous avons trouvé parfaitement en règle.

Quoique très âgée, notre Vénérée Dépositaire avait conservé toutes ses facultés. Dieu l'ayant pour, vue d'une rare intelligence, d'une prodigieuse mémoire et d'une grande capacité. Nous pouvions en toute occasion recourir à ses lumières et à son expérience.

Nos jeunes Soeurs, étant très édifiées de là conduite si régulière et si exacte de notre chère Doyenne désiraient recevoir ses leçons et ses conseils pour les mettre en pratique. Elles nous deman­dèrent, un jour de fête, la permission de faire une Conférence spirituelle, où la bonne Mère Saint- Gabriel, serait convoquée comme Présidente. Avant l'heure fixée par les Novices, notre édifiante Ancienne était rendue à la Salle désignée. Après avoir sagement répondu à toutes les questions de nos chères Enfants et satisfait à leurs demandes, son discours roula tout entier sur l'observance des Règles, de la clôture et des moindres usages de l'Ordre, leur faisant promettre d'y être toujours bien fidèles. Au sortir de la réunion, nos petites Conférencières étaient toutes renouvelées et fort désireuses de travailler à leur perfection. De son côté, cette digne Mère, nous rendant compte, avec une simplicité charmante, du résultat de cet entretien spirituel, était au comble de la joie de voir que les sentiments des Novices faisaient écho avec les siens. Nos jeunes Soeurs gardent le meilleur souve­nir de cette heureuse journée.

Au commencement de septembre, sa grande faiblesse la força de s'arrêter. Néanmoins, son énergie et son courage lui faisaient faire de suprêmes efforts pour aller, chaque jour, entendre la Ste-Messe et se nourrir du pain Eucharistique. Elle se rendait encore à nos récréations et assistait quelquefois à nos Vêpres.

Le 13, fête de St Aimé, son Patron, Nous fûmes heureuses de lui offrir, en Communauté, nos voeux et nos sentiments filials ; ce fut la dernière fois que nous eûmes la consolation de la voir au milieu de nous. Elle s'alita bientôt pour ne plus se relever. Malgré tous les soins que nous lui fîmes prodiguer, nous ne pûmes enrayer le mal qui la minait peu à peu. Nous fîmes appeler Monsieur Silvestre, notre excellent Médecin, qui était déjà venu plusieurs fois la visiter. Il la trouva bien faible, mais non en danger immédiat, nous avertissant, cependant que, vu son grand âge, Elle pouvait s'é­teindre d'un moment à l'autre. Veuillez, Ma Révérende Mère, prier pour la famille si chrétienne du bon Docteur, qui nous est si dévouée.   

Nous jugeâmes donc à propos de faire transporter notre Malade à l'Infirmerie, où les soins les plus affectueux lui furent donnés par nos charitables Infirmières, qui ne la quittaient pas un seul instant. Chacune de nous se faisait un devoir et un plaisir de la veiller, tour à tour ; son état nécessitait la présence de deux Soeurs pour la garder nuit et jour, car elle ne pouvait se donner aucun mouvement.

Monsieur le Chanoine Soula, notre Vénéré Père Confesseur, entra pour la confesser, et Monsieur notre digne Aumônier voulut bien lui apporter le St Viatique et lui adresser une pieuse exhortation, qui édifia toute la Communauté, présente à cette cérémonie. Le 4, fête du St Rosaire et anniversaire do la mort de notre Ste Mère Thérèse, Elle eût, pour la dernière fois, le bonheur de recevoir son Dieu. Son âme si bien préparée en éprouva une joie indicible qui la ravit toute la journée, ne cessant d'en parler à toutes celles qui venaient la visiter.           

Le lendemain Sa Grandeur, Monseigneur l'Evêque, notre bien-aimé Père Supérieur, daigna nous honorer de sa précieuse visite, et apporter à notre chère Malade, avec ses consolantes paroles, sa pa­ternelle bénédiction. Nous vous prions Ma Révérende Mère, de recommander à Notre-Seigneur, notre Saint Prélat, ainsi que son Clergé et toutes les oeuvres de son Diocèse.

Le mal, faisant de rapides progrès, la réduisit bientôt à toute extrémité. Le jeudi à 1 heure, voyant qu'elle baissait sensiblement, nous fîmes entrer notre bon Père Confesseur pour lui donner l'Extrême- Onction et lui faire la recommandation de l'âme. Pendant qu'il l'exhortait à recevoir, avec la foi la plus vive le Sacrement des mourants, la pieuse Agonisante lui dit: Mon Père, hâtez-vous ; car elle sentait que sa fin était proche. Elle garda sa pleine connaissance jusqu'au dernier moment, baisa plu­sieurs fois le Crucifix qu'on lui présentait et répéta deux fois : « Je me meurs ! » Bientôt après, Elle rendait son dernier soupir à 2 heures du soir, la Communauté et Nous présentes.

La veille s'entretenant avec l'une de nos Soeurs, de la Ste Trinité, du Sacré-Coeur de Jésus et de la Sainte Vierge,.du bonheur de les voir au Ciel, elle dit à plusieurs reprises : « Oh! si c'était demain ! Oh!  oui, que ce soit demain ! » Ses ardents désirs ont été exaucés.

Cette mort, quoique prévue, nous a profondément affligées et laisse dans nos coeurs de bien vifs regrets - car, nous perdons en cette Vénérable Doyenne une colonne de notre Monastère, une règle vivante un type des Carmélites primitives, notre modèle et notre conseil, d'une volonté ferme et énergique pouf tout ce qui concernait l'accomplissement du devoir, d'un caractère grave et sérieux. Son genre austère et mortifié lui donnait d'abord l'aspect un peu froid et sévère ; mais, sous cette apparence, Elle cachait une bonté véritable, une grande charité.

Cette si douloureuse perte a plongé Madame sa Nièce dans le deuil et la tristesse, Nous l'avons un peu consolée, en l'assurant que les liens qui l'unissent à notre Carmel ne seront pas brisés, que toutes les Religieuses seront ses tantes et recevront toujours ses visites avec plaisir. Sa petite Fille, âgée de 4 ans était aussi bien triste et répétait: Maman, je ne verrai donc plus. Marraine ? Chère Ange, que notre bonne Mère aimait si tendrement, elle la protégerait, la bénira du haut du Ciel, ainsi que son petit Frère et leurs si bon parents.

La levée du corps se fit à 5 heures du soir, notre regrettée défunte resta exposée au choeur jusqu'au samedi matin, jour où eurent lieu ses funérailles. Monsieur l'Abbé Roudiére, Vicaire-Général et Supérieur du Grand-Séminaire, voulut bien célébrer le St Sacrifice et présider Lui-même, les obsèques, qui furent très solennelles. L'élite du Clergé nous fit l'honneur d'y assister, ainsi que Nos Révérends Pères Carmes accompagnés de leurs petits Postulants, en habit dé Choeur. Monsieur Lambert, Su­périeur de l'Ecole Apostolique, eut la bonté de nous amener ses jeunes Abbés pour chanter la Messe et l'office de la sépulture, que tous ces Messieurs qui, en toutes circonstances, nous donnent des preuves de leur dévouement, veuillent bien recevoir ici, l'hommage de notre profonde gratitude et l'as­surance de nos prières. Nous sollicitons, pour ces dignes Ecclésiastiques, un pieux souvenir dans vos ferventes Oraisons.

La vie si édifiante de notre si regrettée Mère Saint-Gabriel nous donne la douce confiance, quelle a été favorablement accueillie par le souverain Juge, néanmoins, comme il faut être si pur pour jouir de la vision béatifique, nous vous prions de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de Notre St Ordre, par grâce, une Communion de votre fervente communauté une journée de bonnes Œuvres, l'indulgence du Via Crucis celle des six Pater, une invocation au Sacré-Coeur de Jésus et au Coeur Immaculé de Marie, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnais­sante, ainsi que Nous, qui avons la grâce de vous dire, au pied de la Croix, avec un religieux respect.

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,

Soeur Marie ELISÉE,

R. C. I. Prieure.

De notre Monastère de Jésus Sauveur et de notre Père St Joseph des Carmélites de Pamiers, le 24 Octobre 1896, fête de l'Archange Saint Raphaël.

Retour à la liste