Carmel

24 Novembre 1896 – Pamiers

 

Ma Révérende et très Honorée Mère

Que la très sainte volonté de Dieu soit toujours adorée.

Il y avait à peine 20 jours que le divin Maître avait retiré du milieu de Nous, notre si regrettée Mère Saint-Gabriel, qu'un second coup plus terrible que le premier, parce qu'il était moins prévu, est venu nous frapper et nous jeter dans la consternation et la douleur en nous enlevant notre bien-aimée Soeur Anne-Thérèse-Joséphine-Marie-Baptiste du Sacré-Coeur, Professe choriste de notre Communauté, âgée de 67 ans, 3 mois, 10 jours et de Religion 25 ans.

Notre chère Soeur appartenait à une famille très honorable et très chrétienne de Saint-Girons. Son digne père et sa vertueuse mère jouissaient de l'estime générale. Son oncle maternel et son frère étaient des avocats distingués ; son cher neveu, qui suit la même carrière, fera revivre dans le Barreau le nom et les talents de son père, et, ce qui vaut mieux encore, sa droiture et ses sentiments religieux.

Il n'est pas étonnant qu'une famille si chrétienne ait donné plusieurs prêtres à l'Eglise. A la Bastide-du-Salat, on gardera longtemps le souvenir de l'un d'eux, Monsieur l'abbé Martres qui, durant plu­sieurs années, édifia cette paroisse par son zèle, sa charité et ses autres vertus. Monseigneur Anouilh, mort Évêque de Pékin en Chine, avec la réputation d'un Apôtre et d'un Saint, était à la fois le parent et l'ami de la famille.

A l'âge de 7 ans, la pieuse mère voulant mettre sa chère fille sous la protection de la très sainte Vierge, lui fit accomplir une dévotion en usage dans le pays, qui consiste à faire jeûner les enfants au pain et à l'eau, tous les vendredis, pendant un an. La petite Anna accepta de bon coeur cette pénitence si pénible dans un âge si tendre. Quand vint le beau jour de la fête de l'Annonciation, elle fut accom­pagnée en grande pompe à l'Eglise, vêtue de blanc, couronnée de fleurs, portant à la main un beau cierge, pour être consacrée à la Sainte Vierge, qui dès lors la prit pour sa fille, la protégea toute sa vie et la conduisit plus tard au Carmel.

La jeune enfant fit son éducation chez les Dames de Nevers, qui dirigent, à Saint-Girons, avec autant de soin que de zèle, les jeunes personnes qui leur sont confiées. C'est dans leur Pensionnat que la future Carmélite fit sa première communion, avec les dispositions les plus parfaites. En ce jour béni, Jésus jeta dans cette âme si pure les germes de la vocation religieuse. Notre bonne Soeur garda toute sa vie une sincère reconnaissance pour ses vénérées Maîtresses, ainsi que le meilleur souvenir des années passées dans leur saint établissement. Elle quitta à regret cet asile de l'innocence; des de­voirs impérieux la rappelaient au sein de sa famille; sa digne mère avait besoin de son concours. La jeune fille s'occupa de tous les soins du ménage, sans pourtant négliger ses exercices de piété Elle savait, tout en se montrant douce et affable, inspirer à tous ceux qui l'approchaient un religieux res­pect. Jamais elle ne connut ni les amusements ni les frivolités du siècle. Son seul délassement était la lecture et la prière ; mais surtout la visite au Saint Sacrement. Tout son temps libre se passait au pied des Saints Autels. C'est dire que, dans le monde, elle vivait déjà comme une Religieuse. Ceux qui l'ont connue se souviennent de sa modestie, de sa piété et de son aimable candeur. Son excellente Mère n'eût jamais d'autres reproches à lui faire que celui de s'attarder, quelquefois, dans les Églises. C'est dans la pratique de toutes les vertus chrétiennes qu'elle sentit se développer en elle le germe de la vocation à la vie religieuse et que son attrait pour la prière et la solitude, lui fit choisir le Carmel. Mademoiselle Anna vint donc se présenter à l'âge de 20 ans à la Révérende Mère Marie-Madeleine, de si sainte mémoire, qui lui promit une place dans notre Monastère. Mais, ses parents n'ayant que cette fille, ne voulurent pas s'en séparer et elle fut obligée de rester encore 22 ans dans le monde, où elle continua de se montrer un Ange de piété, de modestie et de charité. Durant cette longue période, elle ne cessait de tourner sa pensée et son coeur vers le Carmel, en parlait avec bonheur et écrivait parfois à nos Supérieurs pour implorer leurs lumières et leurs conseils. La future Carmélite ne cachait pas son attrait et son désir et profitait de toutes les circonstances pour renouveler sa demande et obtenir de ses bons parents l'autorisation de les quitter pour se consacrer à Dieu. Sa tendre mère ne put jamais se résoudre à se séparer d'une fille qui lui était si chère, alors surtout qu'une longue et pénible maladie allait l'atteindre. Elle voulait, disait-elle, mourir dans ses bras.

En 1871 après avoir rendu les derniers devoirs à ses chers parents, alors qu'elle jouissait d'une en­tière liberté et pouvait passer une vie paisible et heureuse en faisant le bien, elle abandonna tout géné­reusement et vint solliciter la place qu'on lui avait promise, 22 ans auparavant. La Révérende Mère Marie-Madeleine avait quitté cette terre d'exil, pour aller jouir au Ciel de la récompense qu'elle avait si bien méritée. Ce fut la Révérende Mère Marie-Thérèse de Saint-Gabriel, que nous venons de perdre, le 8 octobre dernier, qui lui ouvrit les portes de notre Monastère, le 15 juillet, veille de la fête de Notre- Dame du Mont-Carmel.

La nouvelle Postulante se mit courageusement à l'oeuvre. Malgré son âge un peu avancé, elle se forma très bien à l'esprit et aux observances de Notre St-Ordre. Par sa parfaite obéissance, sa solide piété, son bon caractère et sa simplicité, elle fut un modèle pour les Novices qui étaient charmées de voir leur aimable Compagne se plier si facilement à tous les devoirs et aux occupations du Noviciat.

La Communauté se trouvant satisfaite de sa bonne conduite l'admit à la Vêture et plus tard, à la grâce de la Profession. Ce fut la Vénérée Mère Saint-Gabriel qui lui donna le Saint Habit et reçut ses Voeux.

Notre bien aimée Soeur Marie-Baptiste a édifié notre Carmel, pendant 25 ans, par sa profonde humilité, sa douceur «t sa grande bonté.

Il nous serait consolant, Ma Révérende Mère, de vous entretenir en détail des vertus qu'elle a pra­tiquées durant un quart de siècle: mais dans une lettre que nous avons trouvée jointe à la formule de ses Voeux, Elle nous supplie de ne pas lui faire de circulaire et nous devons lui tenir compte, dans une certaine mesure, du désir qui nous est exprimé avec tant d'humilité. Nous transcrivons ici, textuelle­ment, cette lettre, pour votre édification.

 

Le 11 Juillet anniversaire de ma première communion.

Quand on lira ces quelques lignes, j'aurai été jugée par Celui en qui je crois, en qui j'espère et que j'ai toujours voulu aimer, malgré mes infidélités sans nombre. Ce qu'on dira ou écrira de moi, après ma mort, importe peu en réalité. Néanmoins je me sens portée à prier très humblement notre Révérende Mère de ne point me faire de Circulaire, ne voyant rien dans ma vie qui puisse pro­curer gloire à Dieu. Je la prie encore de demander que les suffrages de notre saint Ordre et autres prières soient remis entre les mains de la Très Sainte Vierge, ma bonne Mère. Je suis heureuse maintenant, de m'abandonner moi-même tout entière dans les coeurs de Jésus et de Marie. Je serai très reconnaissante, si on voulait bien, par charité, ajouter aux suffrages de l'Ordre, un acte de contrition pour l'abus que j'ai fait des grâces de mon Dieu, de celle de ma vocation au Carmel en particulier, un acte d'amour en réparation de toutes mes négligences dans le pur amour de notre Divin Epoux et une invocation à notre Mère? Sainte-Thérèse. Si je n'ai pas le temps ou la possibilité de demander par­don, au moment de ma mort, à mes chères Mères et Soeurs, je les supplie, ici, du fond du coeur, de pardonner tous les mauvais exemples de ma vie lâche et indigne d'une vraie Carmélite, ainsi que les peines et souffrances que j'ai pu leur occasionner. J'attends, de leur charité, l'aumône de la prière, pour m'aider à acquitter la lourde dette dont je suis redevable à la Justice divine. Je les en remercie d'avance, comme de toutes les bontés et sympathies qu'elles m'ont toujours témoignées, toute indigne que j'en étais. Et maintenant, prosternée, en esprit, devant la Majesté de mon Dieu, j'adore le jugement très équitable que le Seigneur prononcera sur mon âme, son indigne Épouse et je lui offre ma vie et mon dernier soupir pour le parfait accomplissement de son bon plaisir. Je suis très heureuse d aller à mon bon Maître et je m'en remets pleinement à sa miséricorde et à son amour. »

In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum. Misericordias Domini in aeternum cantabo.

Soeur Marie-Baptiste, Religieuse Carmélite.

 

Les sentiments que notre Vénérée Soeur exprime ici font son éloge bien mieux que tout ce que nous pourrions dire nous-même.

Comme vous le voyez, ma Révérende Mère, la vertu caractéristique de notre bien-aimée Soeur était sa profonde humilité, qui lui inspirait une grande défiance d'elle-même et la portait à recourir avec la simplicité d'une enfant aux lumières de ses soeurs, même des plus jeunes. La dernière place partout et les emploi les plus bas avaient sa préférence. Notre bonne Soeur était ingénieuse à détourner toute conversation qui était à son avantage. Elle ne disait jamais du bien d'elle-même, ni du mal de personne. Aucune de nous ne lui a jamais entendu dire la moindre petite parole qui put blesser la chanté. Son bon esprit lui faisait tout interpréter en bonne part. Sa parfaite obéissance et sa filiale soumission la rendaient chère à toutes ses Mères Prieures, qui n'avaient qu'à se louer de sa docilité.

Elle était sensible et compatissante aux souffrances de ses Soeurs. Ce fut surtout dans l'office d infirmière que nous pûmes apprécier sa grande charité. Nous gardons le meilleur souvenir des soins affectueux et des attentions délicates dont elle entourait nos chères malades.

Notre pieuse Soeur avait une grande dévotion envers la Sainte Vierge. Toute enfant, se croyant indigne de porter e nom de Marie, elle la remerciait de lui avoir donné celui de sa Mère et elle hono­rait Sainte Anne d un culte particulier. Aussi lorsqu'en arrivant au Carmel on lui donna le beau nom de Marie son bonheur fut au comble.

Elle aimait beaucoup Notre Père Saint Joseph dont elle a fait réparer l'ermitage qu'elle ornait avec le plus grand soin. En digne fille de notre Mère Sainte Thérèse, notre vertueuse Soeur, à son exem­ple, priait sans cesse pour l'Eglise et ses ministres. Ce fut pour son âme une grande consolation d'apprendre qu'une École Apostolique s'ouvrait dans sa ville natale et que déjà de nombreux élèves en suivaient les cours.

Au mois d'Avril dernier, notre Chère Soeur Marie-Baptiste fit sa retraite annuelle, avec une grande ferveur et doubla de fidélité dans l'accomplissement de tous ses devoirs. Son assiduité au St Office, à Oraison et à tous les actes de communauté était de plus en plus remarquable. Depuis plusieurs années, e le endurait avec beaucoup de patience et sans jamais se plaindre des douleurs rhumatismales qui lui provoquaient une grande faiblesse aux jambes; ce qui lui donnait, en ces derniers temps, certaines appréhensions qu'elle exprimait quelques jours avant sa mort, en nous disant : Je crains qu il ne m arrive quelque chose; si je tombe je ne pourrai plus me relever. » Cependant sa forte constitution et sa bonne santé nous permettaient d'espérer de conserver longtemps encore cette bien aimée Soeur, dont la seule présence était une consolation pour chacune de nous; mais tels n étaient pas les desseins de Dieu. L'heure qu'il avait fixée, de toute Éternité, pour retirer de ce monde sa fidèle servante, avait sonné. Tous les Saints de notre Ordre, dont nous allions faire la fête voulaient sans doute l'associer à leur bonheur.      

A cause de son infirmité, cette fervente Carmélite nous avait demandé la permission de se lever une heure avant la Communauté, afin d'être prête pour l'Oraison. Jeudi , 28 Octobre, nos Soeurs du voile blanc passant devant sa cellule, à 5 heures du matin, entendirent des gémissements, entrèrent et la trouvèrent étendue sur le plancher sans parole et sans connaissance. Elles vinrent en toute hâte nous avertir. Quelle ne fut pas notre douleur et notre consternation en voyant notre chère Soeur dans ce triste état nous envoyâmes immédiatement chercher notre vénéré Père Confesseur. Notre excellent Médecin, qui arriva en môme temps, constata une attaque de paralysie: il suivit le cours de la maladie avec une grande sollicitude et employa tous les moyens pour enrayer le mal; mais tout fut inutile. De notre coté nous adressions au Ciel d'incessantes prières pour obtenir cette guérison tant désirée; mais le Seigneur resta sourd à nos ardentes supplications.

Notre bonne Soeur passa 12 jours entre la vie et la mort. Dans son délire elle ne parlait que latin, se croyant encore à Matines, ayant eu le bonheur d'y assister jusqu'à la veille de sa chute. Elle s'était

confessée et avait communié le matin. Lorsque notre chère malade reprit un peu de connaissance elle fut fort étonnée de se voir entourée de ses Soeurs qui lui prodiguaient leurs soins. Nous profitâmes de ce moment de lucidité pour lui faire administrer les derniers Sacrements, qu'elle, " reçut avec beau­coup de piété. Comprenant la gravité de son mal, elle fit généreusement le sacrifice de sa vie et prit entre ses mains son crucifix et son rosaire qu'elle baisait, en faisant de pieuses aspirations et répétait: j'immole tout.

Monsieur le Chanoine Soula entra plusieurs fois pour la confesser et lui apporta tous les secours de son saint ministère; grâce dont elle se montra fort reconnaissante.

La paralysie s'étendit peu à peu à tout le corps; il fallait deux de nos Soeurs pour la garder nuit et jour et six suffisaient à peine pour la soulever. Toutes prêtaient leur concours à nos charitables infirmières et à nos bonnes Soeurs du voile blanc, pour rendre à notre bien aimée Mourante tous les ser­vices que réclamait sa douloureuse position.

Elle rendit sa belle âme à Dieu, le mardi 10 Novembre, à 5 heures du matin, une partie de la Com­munauté et Nous présentes. La levée du corps se fit après la Messe; nous chantâmes de suite la Vigile, et après Vêpres, nous récitâmes l'Office des Morts.

Le lendemain eurent lieu les funérailles à 9 heures du matin. Monsieur le Chanoine Marrot, Archiprêtre de la Cathédrale, voulut bien célébrer le St Sacrifice de la Messe, faire les absoutes et prési­der les obsèques. Monsieur l'abbé Roudiére, Vicaire-Général et Supérieur du Grand-Séminaire eut la bonté de nous amener plusieurs Directeurs et un grand nombre de ses Elèves pour chanter la Messe et l'Office de la Sépulture. Messieurs les Chanoines., notre digne Aumônier et plusieurs prêtres de la ville nous ont fait l'honneur d'y assister, ainsi que nos Révérends Pères Carmes ; leur Juvénat, servait à l'Autel. Aidez-nous, Ma Révérende mère, à nous acquitter de la dette de reconnaissance que nous avons contractée envers ces dignes Ecclésiastiques et notre bon docteur médecin, qui nous sont tous si dévoués. Que Dieu les récompense, comme nous l'en prions chaque jour.

Ce nouveau décès nous a profondément attristées et renouvelle tous nos regrets. Le souvenir de cet Ange de douceur et de paix sera immortel dans nos coeurs affligés et le doux parfum de cette humble violette embaumera toujours notre Carmel.

Quoique nous ayons l'espoir que notre regrettée Soeur Marie Baptiste ait déjà reçu la récompense promise aux doux et humbles de coeur, néanmoins, comme le Dieu de toute sainteté trouve des taches même dans ses Saints, Nous vous prions, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suf­frages de Notre Saint Ordre, par grâce une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis; celle de Six Pater, les actes de contrition et d'amour que notre regrettée défunte a sollicités, ainsi qu'une invocation à la Sainte Vierge, à Notre Père Saint Joseph et à Sainte Anne sa patronne. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, avec les sentiments les plus fraternels,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre très humble soeur et servante Soeur Marie ELISÉE.

R. C. I. Prieure.

De notre Monastère de Jésus-Sauveur et de Notre Père Saint-Joseph des Carmélites de Pamiers,

Le 24 Novembre 1896, fête de Notre Père Saint-Jean de la Croix.

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