Carmel

24 mai 1897 – Monaco

 

Ma Révérende Mère,

Salut très humble en Notre Seigneur Jésus Christ !    

Pour la troisième fois depuis un an, le Divin Maître a brisé nos coeurs en cueillant dans son Carmel de la Réparation un autre fruit mûr pour le ciel. C'est le 24 mars que notre Bien aimée Mère sous Prieure, Joséphine Thérèse de Saint Michel de la Miséricorde, nous quittait pour aller entonner avec les Anges un Ave Maria éternel : elle était âgée de 33 ans, cinq mois, dont elle en avait passe 15 dans la vie religieuse. Une seule pensée peut tempérer notre douleur : c'est la confiance que du haut du ciel, elle veillera sur ce petit Carmel qu'elle a tant aimé et pour la prospérité duquel elle aurait donné mille vies.

 

Notre bien aimée Mère naquit à Nîmes, de parents profondément chrétiens. Notre Séraphique mère sainte Thérèse avait déjà sans doute jeté un regard de protection sur cette enfant qui fit son entrée dans le monde, la veille de sa fête et reçut son nom au saint Baptême.    

Dès ses jeunes années, on remarqua dans notre petite Thérèse un esprit juste et pénétrant, un coeur généreux et sensible, son goût pour la piété qui semblait être né avec elle, se développait de jour en jour. Elle entourait parfois de ses petits bras, le cou de sa bonne mère et lui disait : « Maman, je veux être religieuse cloîtrée, elle revenait souvent à la charge, espérant un signe d acquies­cement, une parole d'approbation qui aurait ravi sa jeune âme, mais la pauvre mère, profondément émue, ne savait répondre qu'en déposant un baiser sur le front de son angélique enfant. Pour aider l'oeuvre de la grâce dans ce coeur avide de connaître et d aimer Dieu, la pieuse mère lui apprenait à se mortifier en tout, mais principalement dans ses repas. C'était particulièrement aux jours de fête que la soucoupe de friandises réservée par Thérèse à son petit Jésus était bien garnie. Un de ses frères plus âgé qu'elle lui disait : "Thérèse, le Petit Jésus aime bien ceci, il aime surtout cela, et la naïve enfant se privait ainsi de tout ce qu'elle préférait

pour son Jésus. Mais un jour elle remarqua que c'était son frère qui mangeait à la dérobée les friandises dont elle avait fait le sacrifice, elle comprit alors, que quand il s'agissait de mortification, il fallait en garder le secret dans son coeur.

Dès les plus tendres années de notre angélique Thérèse, sa mère vénérée, la prépara au grand devoir de la première communion, mais hélas ! 18 mois avant ce beau jour, cette grande chrétienne tomba malade pour ne plus se relever et c'est de son lit de douleur qu'elle s'occupa de la toilette de son ange, et elle n'eut pas la joie de l'accompagner à la table sainte. Quelques jours après la solennité, la digne mère quitta le terre pour l'éternelle patrie. L'éducation de Thérèse fut alors confiée aux dames de Besançon qui dirigent, à Nîmes, un beau pensionnat. Mais le frère de la jeune enfant ne la quitta qu'avec une amère tristesse, c'était un dur sacrifice de se séparer de l'ange de la famille, et la religion seule lui donna la force de l'accomplir.

Thérèse devint la consolation de ses maîtresses par sa piété et son application au travail, elle édifiait ses compagnes, et sa tenue toujours si modeste les animait à la vertu. Sa timidité la fit remarquer par une religieuse de vénérée mémoire qui lui porta ensuite le plus vif intérêt et qui fut pour elle une seconde mère ; elle devint le conseil vivant de la jeune pensionnaire qui ne faisait rien sans consulter sa digne maîtresse; Thérèse ne tarda pas à lui ouvrir son coeur et à lui parler de la chère vocation dont elle avait entrevu la beauté au grand jour de la première communion, car en cette solennité si touchante que la chère enfant n'oublia jamais, l'Esprit de vérité lui donna l'intelligence de ce que doit être une religieuse cloîtrée : une âme séparée de tout ce qui passe et principalement d'elle-même.

Le Carmel devint dès lors l'objet de tous ses désirs et de ses plus ardentes aspirations. Après avoir terminé ses études qui furent couronnées par de brillants succès, notre chère enfant supplia son excellent père de la laisser une année encore, comme pensionnaire libre, dans son cher couvent. Ne sachant rien refuser à sa fille chêne, il imposa ce nouveau sacrifice à son coeur. L'oraison, les lectures spirituelles, les entretiens sur sa vocation avec celle qu'elle appelait sa bonne- Mère remplissaient les journées de Thérèse. Quelles ne furent pas les larmes de là pieuse pensionnaire lorsqu'elle dut dire adieu à cet asile de paix et de joie. Rentrée au foyer, elle devint l'objet de toutes les sollicitudes de son tendre père. Il était fier de sa fille

et il aurait voulu la produire dans le monde, mais Thérèse était timide, elle ne trouvait de bonheur que chez elle ou à l'église ; toutefois, pour faire plaisir aux siens, elle n'hésitait pas, en maintes circonstances, à sacrifier ses goûts.

Le bon père de notre chère enfant, sachant que toutes les aspirations de sa fille tendaient vers le cloître, crut qu'il était de son devoir d'éprouver cette vocation. Il entreprit avec elle de longs et agréables voyages dans lesquels la chère enfant acquit beaucoup de mérites pour le ciel. A son retour à Nîmes, la jeune aspirante songea sérieusement à se présenter au carmel, mais sa timidité la faisait hésiter et elle renvoyait chaque jour cette première démarche. La Providence lui vient en aide : un pieux et digne prêtre qui avait été le supérieur du couvent où elle avait fait son éducation fut nommé aumônier du Carmel. Thérèse toute confiante, alla le prier de vouloir bien la présenter, ce qu'il fit de grand coeur. Nous n'oublierons jamais 1'impression si favorable que nous eûmes d'elle, dès le premier entretien, où elle parut comme enveloppée dans cette auréole de simplicité, vrai présent du ciel et vertu si rare de nos jours. Sa frêle santé nous donna seule quelques craintes, nous la fîmes examiner au docteur qui nous rassura pleinement. Forte et heureuse de se savoir admise, notre chère postulante n'ayant encore que 18 ans, supplia son vénéré père de l'autoriser à entrer au Carmel, mais le digne chrétien lui demanda avec larmes d'attendre encore un peu. Il écrivit à ses deux fils pour leur faire part de la résolution énergique de Thérèse, en les priant de lui donner leur avis. Le fils aîné répondit aussitôt : « Je n'ai jamais pu croire que ma soeur fut appelée à demeurer dans le monde, il me semble que dans son intérêt et même dans le tien, car tu dois souffrir de la voir si chétive et languissante, maigre tous les soms dont tu l'entoures, il vaut mieux lui accorder l'autorisation d'aller dans le cloître, son noviciat indiquera d'ailleurs si elle a vraiment la vocation. » Ainsi fut fait, écrit le généreux frère, et je me suis toujours rappelé que ma bien aimée Thérèse fut très heureuse de mon intercession, c'est aussi un grand bonheur pour moi d'avoir contribué à sa joie ici bas, et plus encore au ciel dont elle me facilitera l'entrée pour aller la rejoindre.

Le raisonnement du fils parut très juste au père qui préféra le bonheur de sa fille au sien. Il lui donna enfin la permission ardem­ment désirée. Ce fut le 15 octobre, sous les auspices de notre séraphique Mère, que notre chère enfant franchit le seuil béni de ce cloître vers lequel elle soupirait depuis longtemps. Aussi nous apparut-elle, en ce jour solennel, comme un vrai cadeau de fête de notre sainte Mère. Nous lui conservâmes son nom de Thérèse auquel nous ajoutâmes celui de saint Michel, en prévision sans doute, des combats qu'elle aurait à soutenir pour arriver à l'apogée de l'humilité. Notre chère postulante, quoique timide, se trouva tout de suite à l'aise, l'esprit religieux en elle fut bien moins le fruit (l'un laborieux travail qu'un don gratuit du St-Esprit. Douée d'un parfait jugement, sa formation religieuse fut très facile. Elle eut néanmoins à combattre sa brillante imagination. Dès le début de son entrée en religion, la chère postulante comprit que cette faculté était un obstacle à l'union avec Dieu, elle lutta contre elle avec toute l'énergie de sa volonté aidée de la grâce, et si elle n'en triompha pas complètement, elle la retint toujours captive. Que de fois, nous la vîmes venir se jeter à nos pieds pour nous dire : « 0 ma Mère, j'ai encore bâti une histoire, et avec une simplicité d'ange, elle nous la racontait, et nous admirions souvent la fécondité d'esprit et la richesse d'idées de notre chère enfant qui trouva toujours dans l'aveu de ses fautes, lumière et force pour se corriger. Quoique frêle et chétive, la jeune postulante embrassa toute l'austérité de la règle avec un courage digne d'une fille privilégiée de notre séraphique Mère, aussi la communauté la reçut-elle avec, bonheur à la grâce de la vêture et de la profession au temps marqué par nos saintes observances. Pendant son noviciat, elle se montra sans cesse fidèle à tous les points de la règle, régulière, exacte au silence, fervente à l'oraison où elle puisait des lumières bien au-dessus de son âge. Notre chère soeur ne fut pas exempte de tentations et peines intérieures, mais elle avait, trop approfondi ces paroles de nos saints livres : « l'homme juste vit de la foi, » et elle commençait trop bien à entrer dans la connaissance d'elle même, pour ne pas être convaincue que ce que d'autres appellent des épreuves, était pour elle la punition de ses petites passions immortifiées. Dieu la préparait ainsi par le silence et l'humilité à la mission qu'il devait bientôt lui confier. En 1888, elle fut choisie, précisément à cause de sa santé délicate, pour la fondation (lu Carmel de la Réparation à Monaco. Sa joie fut grande, néanmoins elle sentit comme nous les déchire­ments et les tristesses de la séparation. Seule la pensée de la gloire (1e Dieu et l'extension de son règne, apporta quelque adoucisse­ment à notre trop juste douleur. Le dernier adieu fut d'autant plus déchirant que l'oeuvre de réparation que nous allions entreprendre s'annonçait sous un jour nuageux et gros d'orage. Mais Dieu était là avec sa grâce pour nous soutenir et nous rappelant la parole du Roi prophète : si Dieu est pour nous, qui sera contre nous, nous nous donnâmes le baiser fraternel avec la ferme espérance de nous revoir au ciel.

Notre chère enfant conserva toujours la plus tendre affection pour son berceau religieux et ses compagnes de noviciat dont elle avait su apprécier les vertus.           

Dans notre nouvelle fondation, la vie de la fervente religieuse fut changée. Simultanément dépositaire, Prieure, sacristine, elle eut de grandes occupations, mais elle sut faire face à tout avec beaucoup de calme, et on n'aurait jamais pu supposer qu'une enfant jadis si timide, put remplir ces emplois avec tant do charme. C'est surtout au début de la fondation que l'esprit religieux de notre chère soeur et sa régularité brillèrent d'un vif éclat. On peut dire qu'elle était une règle vivante et rien ne l'affligeait tant qu'un manquement à l'observance ; quand un religions ou une autre personne lui disait qu'elle était trop sévère et que sainte Thérèse l'était beaucoup moins, elle répondait avec tant de force, et ses arguments étaient si justes qu'on lui pardonnait facilement les formes parfois piquantes et un peu brusques avec lesquelles elle les soutenait. Sa nature droite et simple ne connaissait par ces manières de finesse et de diplomatie de notre fin de siècle, et en digne fille de notre Sainte Mère, elle n'aimait rien moins que la flatterie et ce n'était pas par là que l'on avait accès sur son coeur, elle s'indignait même devant de telles bassesses. Nous aimions à confier à notre bien aimée soeur la première éducation religieuse des postulantes, aussi a-t-elle été l'ange de toutes nos soeurs. Un peu brusque dans les formes, elle les faisait marcher rondement dans l'accomplissement (lu devoir, et si elle voyait en elles le moindre indice de dis simulation, elle nous disait, après avoir longtemps prié : cette fille ne fera jamais une bonne Carmélite. Mais quelquefois, notre bonne Mère fut trompée, no croyant pas qu'on put dissimuler une mauvaise nature sous des apparences de régularité et de vertu. Toutes les soeurs vouèrent dès le début à notre bonne mère une estime profonde et une affectueuse reconnaissance.

 

En 1890, quand nous fûmes à peu près installées, notre chère enfant fît sa grande retraite, elle reçut des lumières très vives sur le péché et ses propres imperfections et elle conçut en même temps une contrition profonde. C'est dans un de ces élans do vif regret qui a duré jusqu'à son dernier soupir, qu'elle a composé un cantique rendant parfaitement les sentiments de son âme. Elle le chantait souvent et elle voulut qu'on le lui chanta quelques instants avant l'administration des derniers sacrements. Nous ne pouvons résister au plaisir d'en citer trois couplets et le refrain :

1. Ah ! mon Dieu j'ai péché, c'est le cri de mon âme- Puis-je à tes pieds sourire et te parler d'amour ? Et pourtant de ton Coeur je sens la douce flamme, La joie et la douleur m'inondent tour à tour.

2.

Ah ! mon Dieu, j'ai péché ! j'ai lancé à ta Face L'outrage et le mépris, sans honte et sans remord Ecris-le sur mon front et jamais ne l'efface Que je sois le rebut de tous jusqu'à la mort !

Refrain.

Ah ! si je n'avais pas cette miséricorde Qui à la fois écrase et fait vivre mon coeur, Seigneur, que deviendrais-je ? Oh ! que ton coeur m'accorde De pleurer nuit et jour, de mourir de douleur !

3.

Ah ! mon Dieu, j'ai péché ! là-haut dans la patrie Je veux te le redire et jamais me lasser. Là est tout mon bonheur, là est toute ma vie Toujours me repentir et puis toujours t'aimer !

 

Le regret de notre chère enfant était si sincère qu'elle aurait voulu être foulée aux pieds par toutes les créatures. Pour adoucir cette peine si profonde, nous cédâmes, après avoir prié et consulté, au désir ardent qu'elle avait de recommencer son noviciat. Elle le demanda en communauté avec des termes si humbles et si touchants que nous fondîmes toutes en larmes, et ce fut un jour de grand renouvellement pour notre petit Carmel. Les fautes que notre chère enfant se reprochaient si vivement consistaient en un peu d'attache à ses idées propres qui provenait bien plus de son tempérament faible et nerveux que de sa volonté. Jusqu'à ce jour, cette humble violette avait édifié ses soeurs, à partir de ce moment elle devint pour la communauté un but de vénération, un reflet céleste s'était répandu sur toute sa personne. Sa vie fut dès lors toute cachée en Dieu avec Jésus Christ. C'est par Lui qu'elle prie, qu'elle adore, qu'elle aime qu'elle répare. Qu'ils étaient consolants nos entretiens sur Jésus seule joie de nos âmes ! Que n'aurions-nous pas à vous Aire nia Révérende Mère, sur les dernières aimées de cette âme en apparence si vulgaire, si basse à ses propres yeux, mais si grande aux yeux de Dieu ?

Notre chère Mère était l'âme de ce petit Carmel, nous avions fondé sur elle des espérances et dans ce but nous tâchions de l'initier à toute chose. Nos multiples épreuves qu'elle prenait grandement à coeur lui avaient révélé un monde mauvais dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence. Parfois, un nuage de tristesse l'enveloppait tout entière, et comme notre Père Saint Elie, elle aurait voulu mourir pour ne plus voir tant d'iniquités. U jour après avoir beaucoup prié, elle avait cru devoir faire une démarche dans l'intérêt de son bien-aimé Carmel. Le succès ne répondant pas à son attente, sa douleur fut si vive qu'elle en vomit le sang; Dès ce jour, elle se prit à languir et malgré tous les soins de notre dévoué docteur, la maladie suivit son cours mais elle ne la priva jamais de suivre la communauté même à l'office de nuit.    

Notre chère Mère ne se doutait nullement de la gravité de son état qui devait se prolonger des années encore, elle se trouvait si bien dans son petit Carmel, elle le voyait si bien aménagé, quoique très pauvre, il faisait ses délices, c'était un ciel anticipé, comme elle le disait sans cesse.

Les divers traitements que nous faisions suivre à notre Bien aimée Mère Sous Prieure ne la guérissaient pas, mais ils prolongeaient son existence et lui adoucissaient les souffrances do cette inexorable maladie qui l'avait si jeune encore privée de sa tendre Mère. Toute sa vie d'enfant et de jeune fille, elle avait désiré de mourir à 33 ans. La mort lui aurait souri si la frayeur des jugements de Dieu n'étaient parfois venue, comme un voile, obscurcir son âme. Cette crainte était sans doute dans les jugements du Bon Dieu qui voulait purifier cette âme que bientôt, comme une plante Il allait transplanter dans les jardins célestes. Après beaucoup d'angoisses, le 4 décembre dernier, premier vendredi du mois elle fut poussée par une inspiration divine à faire son acte d'abandon que nous .transcrivons textuellement :

« Aujourd'hui moi votre entant, ô Jésus, je mets dans votre Divin Coeur toutes mes appréhensions, mes craintes, mes frayeurs de la mort, je m'abandonne à votre bon vouloir, prenez-moi quand vous voudrez, vous êtes mon Père, mon Epoux, je suis votre enfant, votre épouse, donc tout ce que vous ferez sera toujours pour mon bien.         Recevez ô Jésus, cet acte d'abandon, et ne souffrez jamais que je le reprenne. Gardez-le dans votre si doux Coeur, là, O Jésus il sera en sûreté. O Jésus, faites moi mourir d'amour et de regrets ! » Ce fut fini, cette âme énergique, elle ne reprit plus ce qu'elle avait si généreusement donné.

 

 

Notre chère Mère, quoique timide et souffrante faisait le charme de nos récréations et de nos fêtes de famille. Elle mettait en gracieux couplets toutes les grâces que nous demandions à Dieu pour notre si pauvre Carmel et nous les chantions pendant nos récréations ce qui faisait dire aux postulantes : c'est charmant dans ce monastère, on demande tout au Bon Dieu et aux saints en chantant et en faisant de joyeuses récréations ! » Les bornes de cette circulaire nous privent do citer des fragments de poésie dans, lesquels sa belle âme se révélé tout entière sans jamais nuire aux délicatesses de son grand et noble coeur.

En janvier de cette année, craignant que le froid lui fut nuisible, nous l'engageâmes à ne plus se vendre au choeur, elle demeurait au dépôt, où elle travaillait... Sauf les quintes de toux et un peu de malaise elle ne souffrait pas, ses nuits étaient assez bonnes et elle ne se doutait pas de sa fin prochaine. Nous désirions nous- même tellement la conserver que malgré son dépérissement nous nous faisions illusion. Nous demandâmes à Dieu, à Notre Dame de Lourdes, un miracle ; à cette occasion, la chère malade composa de ravissants couplets qu'elle chanta elle même, mais d'une voix si douce et si suave qu'on aurait cm entendre une mélodie céleste. La communauté était réunie à l'Ermitage de la sainte Vierge, toutes nous fondions en larmes, elle seule continuait de chanter.    

A cette époque seulement, nous pûmes la décider d'annoncer son mal à son bien aimé père et à ses frères. Ma maladie est si peu de chose disait-elle, qu'il ne vaut pas la peine de les inquiéter. A la réception de la triste nouvelle, le pauvre père était lui-même, malade mais une seconde lettre de sa fille le rassura si bien qu'il remit aux beaux jours son voyage à Monaco.

Le' frère aîné de notre chère soeur qui sentait que la maladie suivait son cours nous écrivait très souvent et nous priait de l'avertir dès qu'il y aurait danger. Aux premier» jours de mars, comme elle avait eu de grands saignements de nez, nous engageâmes son frère, à venir ; quelle douloureuse entrevue ! Il revoyait dans un tel état de faiblesse cette soeur tant aimée, cette angélique enfant qui avait été son conseil dans des moments difficiles. Son Coeur en fuit brisé, mais il fut fort et courageux et notre chère Mère se montra la, religieuse parfaite en même temps que la soeur la plus tendre et la plus dévouée. Elle devait encore le revoir une dernière fois ainsi que sa belle soeur mais alors elle ne put presque pas parler, ce fut le dernier adieu que le frère transmit à toute sa vénéré famille

 

Apres les saignements de nez, nous transportâmes notre bonne Mère sous prieure à l'infirmerie car jusque là elle n'avait eu besoin d'aucun soin particulier. Elle prenait elle-même les médicament qui lui étaient prescrits afin de ne déranger personne. La Vierge Immaculée n'ayant pas exaucé nos prières, une de nos mères pensa qu'elle voulait laisser l'honneur à la Bse Marguerite-Marie. De tous côtés on s'unissait à nous et particulièrement la famille de notre chère malade, bon frère lui écrivait de touchantes lettres pleines des sentiments les plus chrétiens et les plus religieux. Il la consolait et l'encourageait, mais le dernier jour de la neuvaine ne se voyant point guérie et la faiblesse augmentant, elle dit : puisque le Bon Dieu ne veut pas me guérir, je n'ai qu'à me préparer à aller à Lui, ce ne sera pas long.

Tout à coup, la maladie s'aggrava, les crises d'étouffement revenaient sans cesse, mais la vertu de notre Bonne Mère était à la hauteur de son mal et on peut dire en toute vérité qu'elle a fait paraître durant sa maladie la vertu acquise en santé. Quel suave souvenir elle a laissé aux soeurs qui ont eu la consolation de la veiller pendant les dernières nuits de sa vie ! Aidez-moi à aimer Dieu ! leur disait-elle. Le Nom de Jésus était sans cesse sur ses lèvres, elle souriait à la souffrance, elle l'aimait car elle répondait si bien aux ardeurs de son âme et aux besoins de son coeur ! Au milieu même do ses crises d'étouffement, notre chère malade trouvait un mot aimable pour amuser ses infirmières. Deux jours avant sa mort, elle nous dit qu'il était temps de lui faire administrer les dernier - sacrements et elle s'y prépara avec foi et amour. Eu attendant que le vénéré pasteur, curé de notre paroisse, prit au choeur le St Ciboire,

 

Notre chère enfant pria une jeune soeur de lui chanter son cantique de prédilection : ah ! mon Dieu, j'ai péché ! ... et un autre tout aussi touchant, mais quelles ne furent pas ses angoisses au moment de recevoir l'Hostie sacrée, alors qu'elle l'avait déjà sur les lèvres. Il lui était impossible d'avaler et elle avait déjà souffert plus d'une demi-heure pour préparer le passage à son Bien-Aimé Jésus.

Le prêtre attendait anxieux lorsqu'elle s'écria : « Enfin, je l'ai dans mon coeur ! » Notre émotion était à son comble, les sanglots éclataient, la chère malade répondait avec force à toutes les prières, elle demanda pardon à la communauté en termes bien touchants.

Avant la cérémonie notre Bonne Mère nous fit pencher vers elle et nous dit avec une grande émotion : « Je vais dans un moment demander pardon à nos soeurs, mais auparavant, laissez-moi vous prier, Bien aimée Mère, de me pardonner, je vous ai souvent fait du chagrin, vous qui me vouliez si parfaite et je me suis tant attardée ! par là je vous ai fait bien souffrir mais au ciel je vous rendrai tout ce que vous avez fait pour moi qui le méritais si peu. » Nos larmes et un religieux baiser à cette enfant qui avait été la joie et 1e con­solation de notre vie furent notre seule réponse.

Après la cérémonie, la chère malade nous demanda la grâce de renouveler ses saints voeux, puis elle voulut rester seule, mais après son action de grâces, elle demanda la permission d'écrire à son cher père. Ne pouvant plus le faire elle-même, elle dicta la lettre à sa chère infirmière. Nous pensons vous édifier, ma Révérende Mère, en transcrivant ici le texte de cette lettre qui a fait verser des larmes si brûlantes à son vénéré Père :       

« A Dieu père chéri,

J'ai reçu tous les sacrements de notre mère la Sainte Eglise, ce soir. Je vous quitterai bientôt, bien aimé père, ainsi que tous -ceux que j'ai laissés dans le monde et que j'aime bien. Oui, je vais quitter ce cher Carmel que j'aime tant, mais surtout celle que j'ai toujours aimé à appeler ma mère chérie, elle s'est tant dévouée pour moi. Ses larmes qu'elle me cache mais qui parfois la trahissent me brisent le coeur. Enfin je vais quitter toutes mes soeurs auxquelles je suis si unie par les liens de la charité. Croyez-vous que nous .serons séparés pour cela ? Non, père tant aimé ! Je serai en Dieu et Dieu est en vous tous, qu'y a-t-il de plus près, je vous verrai, je vous aimerai, je prierai pour vous et enfin d'où je serai, je pourrai vous aider beaucoup, je m'en vais trouver notre Céleste Mère au ciel, la Vierge Immaculée, notre Glorieux Père St-Joseph, notre séraphique Mère sainte Thérèse. Je vais retrouver ma mère de la .terre. Oh ! quel' beau jour de fête ! Je leur parlerai de vous, père très cher, de tous ceux que j'ai aimés ici bas. Si je vous promets des bénédictions célestes, je vous demande la célébration de plusieurs messes, car je serai longtemps en purgatoire. Aimez toujours bien mon Carmel de Monaco, rendez-lui tout le bien qu'il m'a fait. Dites à mon cher Gaston de ne pas s'attrister, communiquez-lui vos pensées qui ont toujours été élevées au-dessus des choses de la terre. Adieu, père chéri, adieu, au revoir au ciel. »

Après cela, elle nous parla de plusieurs travaux inachevés. Elle aimait à s'entretenir avec nous des miséricordes du Bon Dieu sur son âme, des besoins spirituels et matériels de sa chère communauté. Notre immense mur de soutènement qui se construisait, l'occupait beaucoup. Pauvre mère, disait-elle, où prendrez-vous pour le payer ? J'en parlerai là-haut. Pour lui cacher nos larmes, nous lui répondions : « Une fois la dépositaire au ciel, il n'y aura plus à craindre, tout sera vite payé ! » Eh ! bien, c'est cela, ajoutait-elle aimablement, oh ! que je vais prier, ne craignez rien, Mère vénérée, vous n'aurez plus de peine, non, non, jamais plus ! "

 

Nous lui faisions choisir sa place au caveau : oui, disait-elle; en face du Très Saint Sacrement, au-dessus de notre sainte soeur Anne de Jésus, elle était parfaite, aussi le Bon Dieu la préserve de la corruption du tombeau, mais moi, je serai bientôt la pâture des vers, pauvre pécheresse, peu m'importe, pourvu que je sois avec le Bon Dieu ! »

La nuit fut très bonne, mais le lendemain 24 mars, l'agonie commença. Notre angélique enfant parlait peu mais souriait à chacune et elle recevait les commissions pour le ciel. A deux heures et demi, elle nous fit signe d'approcher et elle nous pria d'une voix presque inintelligible de faire venir la communauté car elle sentait qu'elle allait mourir. Les soeurs furent bientôt réunies, nous l'embrassâmes et la bénîmes, la soeur infirmière lui mit entre les mains le cierge bénit. La chère malade parut satisfaite, elle baisa encore l'Image de la sainte Face qui ne l'avait jamais quittée depuis son arrivée à Monaco. C'est le regard doux et souffrant de cet auguste chef qui l'avait aidée et soutenue dans ses luttes. C'était aux pieds de cette Face adorable qu'elle avait trouvé cette contrition parfaite, ce» larmes du coeur, vrai don de l'Esprit saint, elle la baisa une dernière fois et ses lèvres décolorées ne pouvaient plus s'en détacher. Notre bien aimée Mère s'unissait à toutes les prières, sa bouche expirante prononçait encore de doux Nom de Jésus qu'elle aimait tant à redire dans ses souffrances et qui après avoir été sa vie ici bas, devenait en ce moment son ciel, c'est-à-dire son bonheur éternel. Sa physionomie si naïve, enfantine même, avait complètement changé pendant son agonie et surtout après son dernier soupir. Une sorte de douce et majestueuse dignité s'était répandu sur toute sa personne. En la regardant on sentait une impression de paix et de joie indéfinissable qui ravissait l'âme en Dieu.

Depuis l'instant où la pierre tombale la ravit à nos regards, nous aimons à la contempler en Dieu, avec son Jésus qui pour l'éternité sera tout en elle. Comme notre chère enfant a toujours cherché à être notre joie et notre consolation sur la terre, nous espérons qu'elle sera notre couronne dans le ciel. Nous étions d'autant plus attachée à cette âme que son affection pour nous était vraiment surnaturelle. Quoique assurée de son bonheur éternel, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages demandés par notre billet du 24 mars dernier, une communion , de votre fervente communauté, l'Indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, quelques invocations à notre séraphique Mère Ste Thérèse, à Notre Père Saint Joseph et à Saint Michel qu'elle a toujours beaucoup aimé, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en Jésus Marie Joseph, avec un très profond respect, ma Révérende Mère,

Votre très humble servante,

Soeur MARIE ELISABETH de la CROIX.

Religieuse Carmélite indigne.

De notre Monastère du Très St Rédempteur, sous la protection de N.-D. Auxiliatrice et de notre Glorieux Père Saint Joseph des Carmélites de Monaco, ce 24 mai 1897.

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