Carmel

24 juin 1890 – Trévoux

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur.

Notre petite circulaire du 26 avril vous annonçait le départ pour le Ciel de notre Révérende et bien aimée Mère Térèse de Jésus, professe du Carmel de Montpellier, fondatrice du monastère de Bédarieux, Prieure et fondatrice de notre Carmel de Trévoux.

Vous aurez entrevu le deuil profond dans lequel cette séparation plonge notre petit Carmel : votre sympathie fraternelle, vos prières surtout, seront assurément un baume répandu sur la blessure toute saignante qui laisse nos coeurs brisés et soumis au pied de la Croix. Mais, ma Révérende Mère, quelle plume vous dira ce qu'était la Mère si parfaitement bonne que nous pleurons? Et nous ses filles, objets de ses fortes et saintes tendresses, ne nous sentons- nous pas dans l'impossibilité de vous dire comment elle soutenait nos âmes en les menant à Dieu ? Pourrons-nous jamais vous faire comprendre à quel point elle était vraiment l'Ange de ce Carmel qu'elle a restauré, et dans lequel maintenant son absence laisse un si grand vide.

Notre Mère bien-aimée était née en 1820, à Lodève, où sa famille occupait un des premiers rangs. Monsieur son père savait allier la distinction, la fermeté du caractère aux pratiques de la foi la plus solide. C'était un grand chrétien dont la mémoire est demeurée en vénération. Il avait une épouse digne de lui, chez laquelle les dons de la piété relevaient ceux de la nature. Privés de ré­pandre leur tendresse sur des rejetons qu'ils espéraient élever chrétiennement, ils en demandèrent à Dieu par l'intercession de Saint-Fulcrand, patron de Lodève, et furent si bien exaucés que notre bien-aimée Mère fut la plus jeune de quatorze enfants. Mais, hélas ! une de ces douleurs qui ne se consolent pas devait bientôt frapper cet heureux foyer : la mère, à peine âgée de 46 ans, fut presque subitement enlevée à l'affection de tous, la chère petite Emilie n'avait que dix-huit mois. Son petit berceau fut comme le legs de la tendresse mater­nelle confié aux soins de ses soeurs aînées, qui remarquèrent dans la physionomie de l'enfant quelques traits aimés de leur mère. Elles entourèrent leur petite soeur de sollicitudes et s'appliquèrent à développer ses heureuses dispositions. Semer pour elles fut presque récolter, tant la chère enfant était aimante, docile, gracieuse et portée comme d'instinct à la piété. Son caractère si facile n'était pas néanmoins dépourvu de cette vivacité un peu entreprenante et pleine d'enjouement, qui fait la note saillante et le charme d'une nature méridionale. Elle croissait ainsi sous la douce et austère surveillance de son père, qui allait chaque matin au pied des autels demander la grâce de Dieu et le bonheur de ses enfants.

Un premier sacrifice devait bientôt lui être imposé : sa seconde fille, Madame Virginie F. était entrée au Sacré-Coeur, où elle exerça plus tard la charge de supérieure et où elle mourut saintement, après avoir écrit à sa soeur du Carmel : « Ne pleurez pas, je vais à Dieu ! » En 1830, on savait déjà ce que la chère Société du Sacré-Coeur devait être pour l'Eglise et pour Dieu. Mon­sieur F., dont le coeur était aimant, eut l'intelligence et la force de se séparer de trois autres de ses filles ; il les conduisit à Lyon où leur soeur était arrivée en compagnie de la sainte mère Geoffroy. Les trois jeunes pensionnaires entrèrent à la Ferrandière ; leurs âmes se dilatèrent, et jusqu'en ses derniers jours notre bien-aimée Mère nous rappelait les souvenirs et les joies de la Ferrandière. Joies de la première Communion qui allumaient en l'âme de notre Mère la soif de l'Eucharistie : elle voulait communier le lendemain du jour de sa première Communion, le surlendemain encore. Jésus se plaisait en cette âme si pure et y déposait le germe béni de la vocation religieuse : « J'ai toujours pensé que vous seriez religieuse, lui écrivait plus tard une de ses saintes «maîtresses, parce que vous me demandiez souvent la Communion. »

C'est à dater de cette même époque que se développa dans toute sa tendresse sa dévotion envers la S" Vierge : prier cette bonne Mère, cueillir des fleurs, en former des couronnes et aller doucement les déposer à ses pieds dans la chambre de Madame Prévost, étaient ses meilleures joies : « C'est ma petite Emilie qui a fait cette couronne », disait Madame Prévost sans hésitation. Elle agissait ainsi de concert avec une de ses petites compagnes, pure comme elle et prédestinée comme elle. Notre bonne Mère avait conservé le souvenir d'un songe qu'elle eût à cette époque et dont l'impression ne s'est jamais effacée : « Pendant le « sommeil, il m'avait semblé voir la S" Vierge tenant deux couronnes, elle en « déposa une sur le front de ma petite compagne qui l'aimait avec moi. Comme elle paraissait se retirer, elle lut dans mes yeux mon désir d'avoir l'autre couronne ; mais, elle me dit doucement : « Plus tard, quand tu auras le scapulaire ! » Je racontai tout cela à Madame Léridon en lui montrant « celui que j'avais sur la poitrine : « C'est un autre scapulaire plus grand, me « dit-elle, la S'° Vierge vous le donnera. » Ma compagne mourut peu de temps « après, j'étais inconsolable. » Notre bien chère Mère aimait à nous rappeler les détails d'une visite de Madame Barat à la ferme (c'est ainsi que la sainte Fondatrice désigne plusieurs fois la Ferrandière). « J'étais chargée, nous disait Notre Mère, de lui présenter des fleurs et un petit agneau qu'elle caressait. »

Nous nous demandons si, en caressant l'agneau, l'âme de la Sainte n'aura pas eu pour l'âme de l'enfant une de ces caresses qui, de sa part, se transformèrent si souvent en grâces pour l'avenir. Notre bonne Mère quitta la Ferrandière plus tôt qu'on n'y avait songé, sa santé semblait s'altérer et le médecin ordon­nait l'air natal. Elle revint donc continuer ses études auprès de son digne père. La main du Bon Dieu se plaisait à cueillir les plus beaux épis de la gerbe gra­cieuse qu'il lui avait donnée ; sa troisième fille, à laquelle il avait laissé toute sa confiance pour le gouvernement de sa maison, ne tarda pas à entrer à la Visitation de Montpellier. Elle avait veillé plus spécialement sur la chère Emilie, elle la demanda à son père qui ne sut pas la lui refuser.

C'est donc auprès des filles de St François de Sales qui sont douces, recueillies, agréables à tous et en tout, que s'acheva et se perfectionna l'éducation de notre Mère bien-aimée. C'est là, dans cette atmosphère de piété, que Jésus lui fit entendre qu'il la voulait toute sienne, elle répondit à son appel par un engagement qu'elle considérait comme sacré. Elle en porta la formule sur son coeur et ne s'en sépara qu'au jour de son entrée au Carmel. Une de ses filles de prédilection, qui la pleure aujourd'hui et qu'elle aima jusqu'à la fin, recevait, étant encore dans le monde, ses confidences à ce sujet :

« Vous me demandez si j'ai longtemps attendu, longtemps résisté : cinq ans, et c'est le plus grand chagrin de ma vie. A quinze ans, j'avais la vocation religieuse ; j'étais alors au couvent, je ne le quittai qu'à dix-huit ans et j'aurais voulu ne jamais en sortir. Mon père ne voulut pas : « Il fallait, me disait-il, goûter les plaisirs du monde pour en connaître le néant. C'était un piège que le démon me tendait, et si je n'y ai pas perdu ma vocation, je le dois à la Ste Vierge que j'ai toujours tendrement aimée. Mais, lorsque je considère les dangers que j'ai courus, je tremble et je prie doublement pour vous. »

Le monde s'offrait à elle avec tous les avantages qu'il peut offrir et elle se présentait à lui avec les meilleurs dons de l'esprit et du coeur, avec ce je-ne-sais-quoi de grave et de charmant qui commande presque l'admiration. Elle l'eut complète et connut dès lors cette lutte intime des attraits de la nature contre les attraits mille fois plus forts et irrésistibles de la grâce. Mais, elle abrita son âme en réservant très réellement son coeur pour les douces et saintes affections de la famille. « Si nous n'avions rien à donner à notre Divin Maître, disait-elle, que nous-mêmes, le sacrifice serait bien petit, c'est en lui immolant nos plus chères affections, que nous méritons la sienne. »

L'âme droite et loyale de notre bien-aimée Mère ne pouvait comprendre l'alliage, hélas ! si regrettable et si facile­ment admis, des plaisirs du monde avec les pratiques de la vraie piété ; de là, ses regrets au sujet de ses infidélités. Malgré ses saintes exagérations, elle dut un jour laisser tomber de sa plume l'aveu suivant : « Quand je suis entrée au Carmel, j'ignorais les souffrances et les amertumes ; bien jeune encore, je n'avais bu qu'à la coupe des joies pures qui ne laissent pas de remords.»

D'ailleurs, quand l'entraînement lui paraissait être trop grand, quand la soif de Dieu et le vide du monde se faisaient sentir plus vivement à son âme, elle allait, bien que sa présence fût désirée ailleurs, s'enfermer à Ste Marie, comme le combattant regagne une place forte après une sortie trop périlleuse.

« Vous le savez, disait un jour notre Bonne Mère, il est des âmes et des coeurs qui ne pourraient se sauver dans le monde, ce sont des colombes qui ne sauraient y plier leurs ailes sans se salir; il leur faut l'arche et, sans qu'elles l'aient méritée, Dieu la leur donne par miséricorde. »

Cette grande miséricorde, notre bien-aimée Mère ne savait et ne voulait l'attendre plus longtemps. Monseigneur Thibault, évêque de Montpellier, aidé par l'éloquence de Monsieur l'abbé Combalot, vint évangéliser lui-même son peuple de Lodève et y donna les exercices d'une mission. Notre Bonne Mère lui ouvrit son âme, lui rappela qu'elle avait assisté à l'installation des Carmélites de Montpellier et lui dit qu'elle aussi voulait être Carmélite. Le coeur du Prélat dut se réjouir en entendant cette confidence et concevoir les plus douces espérances pour son Carmel qui venait d'être éprouvé par la mort de trois excellents sujets. Il fut décidé que Sa Grandeur préviendrait Elle-même le père de notre chère Mère.

 

Celui-ci avait atteint l'âge des infirmités, il ne connaissait plus que les joies lui venant de la tendresse ardente de son enfant, il ne souriait plus guère qu'aux harmonies de sa voix : « Reste, ma fille, lui disait-il en pleurant, car bientôt tu m'auras fermé les yeux et tu partiras librement. » Mais, cédant à de douloureuses instances, il dit enfin: « Eh ! bien, que la volonté de Dieu soit faite ! Il faut espérer qu'il voudra bien me dédommager dans l'autre vie. » Notre Bonne Mère fit en secret ses préparatifs, elle fût s'agenouiller auprès du lit du saint vieillard qui la bénit en pleurant. Elle garda longtemps l'empreinte de ces larmes chaudes et abondantes qui avaient coulé sur son front, et jamais nous ne lui avons entendu rappeler le souvenir de cette heure douloureuse sans qu'elle eut elle-même des larmes dans les yeux. Elle partit pour Montpellier avec sa femme de chambre, et le lendemain Monseigneur la conduisait au Monastère. En entrant dans sa cellule, la pauvre couche du Carmel lui parût être un tombeau et, comme si elle eût été avide de cette mort de la nature qui com­mençait pour elle, elle se mit à genoux et traduisit sa reconnaissance par ce cri du coeur: «Merci, mon Dieu! »

C'était le mercredi 9 novembre 1843. Notre Bonne Mère le désigne ainsi : « Jour de grâce, de salut, jour bienheureux pour moi. » L'étonnement fut égal à la douleur parmi les membres de sa famille et les visites qu'elle en reçut furent autant de déchirements nouveaux. L'un de ses frères, cédant à l'entraînement d'une tendresse égarée, vint même lui dire que son départ avait aggravé l'état de son père, qu'il était à l'agonie et qu'il la demandait pour ce moment suprême. Le coeur de notre Bonne Mère se brisait à cette pensée ; mais, son sacrifice était fait sans retour. Plus tard, en un langage gracieux, reprochant à une future postulante d'avoir trop tôt dévoilé son secret, elle s'applaudissait de n'avoir confié le sien qu'à son digne et courageux père: « Je n'aurais jamais pu m'arracher à la tendresse de mes frères, soeurs, tantes, etc. : c'eût été comme toute une volée poursuivant un pauvre petit oisillon dans l'espace. J'aurais couru le risque d'être croquée et adieu mon cher Carmel ! »

Dès les premiers jours de sa vie religieuse, notre bien-aimée Mère se donna tout entière, avec son âme ardente, à la pratique des vertus. La première à tous les exercices, recherchant les emplois les plus humiliants, prête à obéir au moindre signe, elle rencontra néanmoins des épreuves qui eussent décou­ragé une âme moins fortement trempée que la sienne. Mais, elle appartenait à Jésus : rien ne pouvait altérer le bonheur intime de son âme. Elle prit le Saint Habit le 17 février 1844. Un mois après, nos chères Révérendes Mères de Pamiers, sur la demande de Mgr Thibault, consentaient à faire le sacrifice de leurs dignes Mères St-Jean de la Croix et St-Vincent en faveur du Carmel de Montpellier. C'étaient deux grandes âmes de forte race, également saintes, dès longtemps exercées à la pratique des vertus religieuses, dont elles étaient un vivant modèle. Elles se complétaient l'une l'autre : la Mère St-Jean de la Croix était plus austère et plus ferme, la Mère St-Vincent plus sensible et plus douce. Mais, cette douceur, elle ne la connaissait que pour les autres, ayant pour elle-même des rigueurs dont le seul récit fait frémir la nature.

 

L'une et l'autre comprirent bien vite ce qu'était la jeune âme confiée à leurs soins. La Mère St-Vincent en était plus spécialement chargée comme maîtresse des novices. Elle lui imprima cette direction vigoureuse qui était en rapport avec la force d'âme de notre bien-aimée Mère et qui devait la rendre capable de tous les dévouements. Les novices furent bientôt au nombre de quatorze. Âme simple autant que grande, notre Bonne Mère avait l'affection de toutes ses compagnes qui reconnaissaient en elle cette supériorité de bon aloi, basée sur l'humi­lité. Le don de consoler était chez elle incomparable, elle fut souvent donnée pour ange aux commençantes; elle soutint ainsi plus d'un pauvre coeur meurtri, moins par les blessures du monde que par l'étreinte des tendresses auxquelles il s'arrachait. On sait que dans les débuts, la correction est parfois un fruit amer, notre Bonne Mère sut en briser l'écorce et savourer ce qu'il contient de vivifiant pour l'âme: «Comme j'avais le bonheur d'être très aimée de nos Mères, nous disait-elle, elles ne me ménagèrent pas, et je n'ai jamais eu l'idée d'en souffrir. » Le temps du noviciat s'écoulait ainsi dans une fidélité constante qui devait être le véritable cachet de sa perfection et qu'elle a gardée jusqu'à la fin. Elle se préparait à la Profession par un redoublement de ferveur, par des désirs, tels que celui-ci : « Que je sois à Vous, à Vous tout seul, ô Jésus! que toutes les créatures soient chassées de mon coeur. Qu'il n'y reste que Vous, mon Époux bien-aimé, ma vie, mon bonheur et mon Tout ! » Ce beau jour de la Profession fut fixé au 19 février 1845. Que se passa-t-il dans cet heureux échange, dans cette donation de l'Époux à son Épouse ? Nous le saurons au ciel, nous ne pouvions que le supposer en voyant sur la chère physionomie de notre bien- aimée Mère comme une sorte de transfiguration, lorsqu'elle rappelait le souvenir de ce jour béni. « J'ai cru mourir ce jour-là, nous disait-elle, je l'avais tant demandé ! Voyant que je n'étais pas exaucée, j'ai demandé de souffrir pour celui que j'aime. »

C'était le cri de l'âme de notre Mère Sainte Térèse passant dans l'âme de sa fille chérie, et tout le secret de la vie religieuse de Notre Mère est là. Après sa Profession, elle travailla plus vigoureusement encore en son âme, la cultivant par l'oraison. Son corps, dont l'organisme était délicat, ne fut plus pour elle que la matière du sacrifice, le moyen de pouvoir ou souffrir ou mourir. Mourir, elle l'espéra encore quand, bientôt après, une fluxion de poitrine la conduisit à toute extrémité. Elle eut alors d'ineffables transports d'allégresse et d'amour; mais la prière ardente veillait à son chevet, cette prière qui obtient tout du coeur de Jésus, et II la rendit à ses Mères. O saintes âmes, soyez mille fois bénies ! Et, maintenant qu'elle est avec vous dans le séjour de la gloire, ayez pitié de nos larmes en souvenir de celles que vous avez versées.

Dans le mal qui aurait dû l'affaiblir, notre Bonne Mère avait trouvé comme une vigueur nouvelle. Elle fut nommée infirmière et dut, hélas ! donner bientôt ses soins à sa chère Prieure, la Mère St Jean de la Croix dont la vie, qui ne devait d'ailleurs guère se prolonger, allait être un douloureux martyre. Elle ne voulait que sa chère Térèse de Jésus et ce que fit celle-ci, pour lui tout adoucir, est impossible à révéler. Elle l'entoura de prévenances, de soins délicats, de cette attention de chaque minute qui sait deviner les moindres désirs. Ne sachant pas calculer avec ses forces, l'aimable infirmière voulait charmer toutes les heures pénibles et, sans la surveillance de la Mère St Vincent, son repos eut été constamment sacrifié. La Mère St Jean de la Croix mourut avec le regret de ne pouvoir remplacer par un monastère régulier la pauvre maison de jardinier que nos Mères avaient habitée jusque-là. Ce soin fut réservé à la Mère St Vincent qui trouva, plus que jamais, dans la personne de sa chère fille Térèse de Jésus un aide, un appui, un conseil. A la lueur de sa petite lampe de cellule, elle terminait le soir ses laborieuses journées par la correspondance de sa Mère.

Nommée successivement dépositaire et Sous-Prieure, elle s'occupa surtout des novices dont elle eut aussi la charge. Celles qui ont vieilli depuis pourraient dire par quelle gaieté spirituelle elle sut réjouir leur jeunesse, par quel courage viril et doux elle soutint le leur, et enfin avec quelle sollicitude maternelle elle veillait sur elles depuis le matin jusqu'à leur sommeil. Vers cette époque, nos Révérends Pères Carmes s'établirent à Montpellier. Ce fut une joie pour Notre Bonne Mère de pouvoir, de concert avec sa Vénérée Mère Prieure, venir en aide à leur fondation. Elle fit l'expérience des dons particu­liers que les fils de Sainte Térèse ont reçus pour leurs Soeurs. Sa ferveur puisa des accroissements nouveaux dans la direction du R. P. Augustin de Jésus Crucifié et, jusqu'à la fin de sa vie, elle conserva la plus filiale reconnaissance pour ce guide vénéré. Lorsqu'elle sortait du saint tribunal, elle était presque toujours inondée de larmes : « Quel doux moment, disait-elle, quelle enivrante douleur que celle que Jésus fait sentir à mon âme, lorsqu'au pied de la croix, elle reçoit les gouttes de son sang adorable versé pour racheter mes iniquités. »

Tandis qu'elle subissait au dehors la sainte servitude du devoir, au dedans son oraison était continuelle. C'était un regard constant de son âme sur la personne de Notre Divin Maître, elle ne pouvait marcher qu'en son adorable présence : « Hélas ! Seigneur, quel pauvre soldat que Térèse ! Si vous n'étiez vous-même son arme et son bouclier, elle aurait bientôt lâché pied et retournerait en arrière. Que votre Coeur sacré lui soit une forteresse où elle s'enferme toujours. Oh ! donnez-moi l'entrée de ce Divin Coeur, laissez-moi, ô Jésus, m'y enfoncer, m'y cacher afin que je n'en puisse jamais sortir. »

Son ardeur se traduisait par des élans souvent irrésistibles, par un désir croissant de souffrir, pour prouver enfin son amour. Il nous reste heu­reusement quelques notes des chants de son âme : nous osons presque dire qu'ils rappellent ceux de Notre Mère Sainte Térèse. Comme celle-ci, elle connut les ineffables rigueurs des délaissements divins : « Je souffre et je suis heureuse. L'oraison est pour moi un martyre et j'y puise une force inconnue qui me soutient et m'anime. Dieu se cache et se fait sentir tout à la fois. C'est un mélange d'ennui et de bonheur, de douleur et d'amour, de lumière et de ténèbres. Je suis aux pieds de Notre-Seigneur, je sens sa présence et je ne le vois pas. Il m'attire et me repousse. Il m'appelle, je réponds et il se tait ! Mon Dieu, soyez béni si dans cette nuit je vous glorifie plus que dans la lumière. Laissez-y mon âme tant qu'il vous plaira : pourvu que je vous aime et que je ne vous offense pas, voilà tout mon désir. O mon aimable et Sainte Mère, pardonnez à la main tremblante de votre pauvre enfant d'arriver ainsi directement à votre âme et de l'ouvrir à cet endroit où vous ne laissiez pénétrer que l'oeil de Dieu et celui de quelques-uns de ses plus intimes amis ! "

Quand le regard de Jésus pénétrait délicieusement son âme, ce regard qui suffisait à la dédommager de plusieurs années de souffrance, elle se rele­vait plus humble, elle pesait davantage le poids de nos terribles et sublimes obligations: « Je dis terribles, oui ! Le prêtre a un sacerdoce terrible, il est engagé par devoir à gagner des âmes à Dieu et il ne peut se sanctifier qu'en sanctifiant les autres. La Carmélite a aussi un sacerdoce à remplir, elle est appelée par état et par devoir à sauver des âmes. Comment ? Par la prière, la mortification et le silence. Le pécheur en attend son pardon, le Prêtre sa force. l'Eglise entière sa plus belle moisson. Malheur à moi si je venais à m'endormir dans un lâche égoïsme."

 

C'est ainsi que le Divin Maître instruisait lui-même sa fidèle servante et la préparait aux travaux qu'elle allait entreprendre pour sa gloire. La Mère St Vincent s'occupait alors activement de la fondation de notre cher Carmel de Bédarieux. Son humilité ne voulait accepter aucune charge et celle de Prieure était destinée à notre bien-aimée Mère. Elle pleura beaucoup avant de s'y résigner et ce ne fut qu'au jour de la fête de Notre Dame du Mont Carmel, après que la Ste Vierge lui eut fait sentir qu'il y allait de sa gloire et que le nouveau monastère devait lui être consacré. Nos Mères arrivèrent à Bédarieux le 21 octobre 1856. Voici comment notre bien chère Mère parlait plus tard de cette fondation, qui était vraiment l'oeuvre de son coeur :

« Lorsqu'il fut question de fonder à Bédarieux, il nous fût facile de comprendre que notre cher couvent de Montpellier ne pouvait nous venir en aide. Monseigneur nous laissa le choix des sujets : c'était une richesse au-dessus des autres. En attendant que le couvent fût bâti, un Monsieur nous prêtait sa "campagnette" fort bien située ; mais la maison se composait d'une cave au rez-de-chaussée, de quatre petites pièces au premier et d'un grenier où il fallait marcher à quatre pattes. C'est là que nous nous établîmes, six religieuses professes et une novice. Le lendemain de notre arrivée, lorsque le bon Dieu fût installé dans notre maisonnette, le propriétaire vînt nous dire qu'il nous priait de ne plus la quitter. Mais comment se tirer d'affaires sans le sou ? 11 fallait bâtir, se mettre en clôture, etc. Montpellier nous offrait de revenir ; mais Notre-Seigneur nous pressait de rester. Nous fîmes une neuvaine à la Providence et notre propriétaire nous proposa de nous prêter sans intérêt l'argent qui nous serait nécessaire. On commença les travaux sans l'aide d'aucun architecte. En peu de temps la clôture fut terminée et quelques cellules pour recevoir des sujets, et plus tard la chapelle qui est délicieuse et où six autels en marbre ont été placés comme par enchantement. Quant à notre petit monastère il est très régulier, très commode et très sain. La colline et le jardin nous fournissent à peu près les fruits de chaque saison, deux petites chèvres c nous donnent leur lait et les fidèles amis les provisions nécessaires. Notre fondateur et bienfaiteur a pour nous les bontés d'un père, nous lui avons payé à peu près toutes nos dettes. Comment ? Je serais bien en peine de le dire : notre maison est un miracle incessant de la Providence. »

 

La pauvreté fut en effet extrême en ces commencements de Bédarieux, à tel point qu'un jour la communauté manqua de pain. Une pauvre femme en eut le pressentiment. Etant à table avec son mari, elle se lève précipitamment, coupe la moitié du pain qu'ils avaient l'un et l'autre en disant : « Les Carmélites n'ont pas de pain, il faut que je leur en porte ! » En vain voulait-il la retenir : « Je te dis qu'elles attendent et qu'elles n'en ont point. » C'était la pauvreté ; mais aussi les joies de Bethléem et celles qui les ont goûtées, en partageant les travaux de leur Mère, sauraient les redire mieux que nous. Nous avons conservé les accents de la lyre qui chanta durant de longues années le bonheur de la nouvelle ruche ; ils nous disent, à trente ans de distance, combien tout y était harmonie, paix et amour. Notre bonne Mère avait établi la Ste Vierge, gardienne et maîtresse de son petit Carmel et cette Divine Mère lui donna une fois surtout une marque visible de sa protection. Pendant la construction de la chapelle, pour prévenir tout accident, notre bonne Mère était montée elle- même en haut des échafaudages afin de suspendre à la voûte commencée une image de Notre-Dame du Mont Carmel. C'était un dimanche ; dans la nuit qui suivit une main ennemie, guidée par l'esprit du mal, avait calciné la base des échafaudages et le lendemain quand les ouvriers voulurent se remettre au travail leur chute fut effroyable. Ils se crurent morts ! Un prêtre qui se trouvait là leur donna une absolution générale. Mais la reine du Carmel avait veillé sur eux ; notre bien chère Mère en eut bientôt la preuve, n'ayant à panser que quelques contusions qui n'en valaient presque pas la peine. Néanmoins, l'émotion fut en elle si violente que l'enflure affecta tour à tour diverses par­ties de son corps pendant plusieurs mois.

« Que la Prieure essaie d'être aimée pour être obéie, » disent nos saintes constitutions. C'est sur cette loi d'amour que notre chère Révérende Mère avait dès lors posé les bases de son gouvernement qui a été si doux. On admi­rait en elle les plus solides vertus, pratiquées comme tout naturellement, avec la plus grande simplicité. Elle avait un attrait particulier pour la sainte pau­vreté : nous avons le regret, ma Révérende Mère, de ne pouvoir vous en parler qu'imparfaitement. En esprit de pauvreté, elle travaillait toujours même quand elle était malade. Presque tous nos ornements sont l'oeuvre de ses mains. Elle savait tirer parti de tout et avait pour les travaux du dehors un génie d'organi­sation qui était le conseil de ses filles. Sa vie n'était qu'un don perpétuel d'elle-même consacré à la vie de ses enfants qui, de leur côté, faisaient tout pour adoucir ses souffrances. Après de fréquentes maladies, on la voyait reprendre, se traînant à peine, les exercices de la communauté. Elle y fait une légère allu­sion dans une correspondance intime : « Ma santé n'est pas brillante, Notre-Seigneur me donne quelquefois quelques petites parcelles de sa croix ; mais, j'ai assez de forces pour suivre mon cher troupeau et je sens que le Bon Maître ne veut pas encore me donner la couronne. » Bien que la souffrance lui arrivât aussi sous d'autres formes, son âme demeurait dans la sérénité. Quand elle prolongeait son oraison, quand au choeur sa grande et belle voix était plus dilatée, quand elle cherchait un peu plus de distraction auprès des fleurs qu'elle cultivait pour Jésus, nous pouvions pressentir que la contradiction avait touché son oeuvre, comme elle touche toutes les oeuvres de Dieu. Mais, elle apparaissait souriante au milieu de ses enfants pour leur adoucir le poids du jour, souriante surtout au bon plaisir divin : « Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut : laissons-le faire ! » C'était son grand mot, mille fois répété, presque mille fois écrit dans les avis personnels qu'elle donnait à ses filles.

Plusieurs fois notre Bonne Mère avait voulu quitter la charge de Prieure cédant à l'ordre de ses Supérieurs et au voeu unanime de ses filles, elle l'avait gardée tant que le chapitre n'avait pu faire une élection canonique. Durant les années le sa charge, des personnes pieuses lui avaient proposé de faire telle ou telle fondation. Elle sentait au fond de son coeur que Dieu voulait cette oeuvre, mais que l'heure n'en était pas encore venue. Cependant, Madame P. de L..., mère de l'une d'entre nous et habitant le château de F., tout près d'Ars, désirait vivement nous établir non loin d'elle et de sa famille. En parler à son Éminence Monseigneur le Cardinal Richard, alors Evêque de Belley, c'était obtenir son consentement et voici sa réponse : « Je verrai avec grand plaisir les bonnes Carmélites venir dans mon diocèse. J'ai été le Supérieur de leur monastère de Nantes pendant que j'étais Grand Vicaire dans cette ville et je

sais quelle ressource spirituelle de prière et de pénitence renferment ces pieuses maisons pour le diocèse qui les possède. Je vais dès aujourd'hui écrire à Monseigneur l'Evêque de Montpellier pour lui dire qu'une de mes diocésaines, en relation avec le Carmel de Bédarieux, désire obtenir une fondation pour mon diocèse et lui demander s'il veut bien donner son approbation à ce projet. » Plus tard, à la date du 13 novembre 1873, son Éminence écrivait : Monseigneur l'Évêque de Montpellier m'a fait écrire il y a bientôt un mois qu'il consentait à donner la Révérende Mère Térèse de Jésus et des religieuses pour la fondation du Monastère projeté dans mon diocèse. Je sais donc très disposé à accueillir les bonnes Carmélites dès qu'elles voudront venir. »

Ces démarches faites directement par son Éminence et par lesquelles Notre Révérende Mère était spécialement demandée devinrent pour elle l'expression delà volonté de Dieu. Néanmoins, par suite de plusieurs circons­tances, la fondation ne se fit qu'un an après, et ce fut Monseigneur de Cabrières qui signa notre obédience. Nous quittâmes notre cher Carmel de Bédarieux le 30 septembre 1874, après avoir embrassé nos soeurs en pleurant beaucoup. Le coeur de notre Bonne Mère était plein de larmes, car elle aimait cette maison plus que nous ne savons le dire. Elle y laissait les cendres bénies de la Mère St Vincent et des affections qui aujourd'hui survivent à la mort. Les intérêts matériels avaient été réglés précédemment: trois dots nous étaient rendues, nous emportions notre mobilier de cellule et le nécessaire pour le service de l'autel, nous étions d'ailleurs pleines de confiance en Celui qui donne le grain aux petits oiseaux du ciel. Veuillez nous pardonner, ma Révérende et chère Mère, de nous étendre aussi longuement sur cette seconde fondation de notre Mère bien-aimée et spécialement sur notre installation à Trévoux. Il nous semble devoir donner ces détails à ceux de nos monastères qui ont bien voulu nous aider fraternellement et qui nous ont montré une bienveillance telle que nous sommes assurées de ne la lasser jamais. Nos Mères de Montpellier avaient bien voulu inviter notre bonne Mère à revoir son cher berceau reli­gieux, elles nous accueillirent comme étant de leur famille. Puis, nous fîmes une halte chez nos Mères de Montélimar, où tous les coeurs ont été affectueux, où, nous avons admiré tout ce qu'il nous a été donné de voir.

A la gare de Lyon, nous nous trouvâmes seules au milieu d'une foule à laquelle la vue de nos manteaux blancs et de nos grands voiles baissés semblait causer un étonnement pénible. Nous nous empressâmes de chercher deux mauvais fiacres pour être conduites chez nos soeurs de Fourvière. Les portes de ce cher monastère nous furent promptement ouvertes et nous devions trouver là le repos après la fatigue et; toute cette tendre charité que notre Mère Ste Térèse recommande à ses filles. Après avoir coudoyé la foule, entendu le tumulte des gares et les tristes bruits de la terre, il nous était doux de retrouver le silence du Carmel, de reposer nos regards sur les arceaux du cloître et nos coeurs auprès du Tabernacle. Nous ne faisions avec nos soeurs qu'un coeur et qu'une âme et, à l'une des dernières récréations, une bonne soeur ancienne entonna spontanément de sa voix tremblante et d'un coeur qui n'avait pas vieilli : Ecce quam bonum de la fraternité. Notre bien-aimée Mère avait obtenu de Monseigneur Richard la permission de pouvoir nous agenouiller sur le tombeau du St Curé d'Ars. L'impression éprouvée en ce lieu béni par notre chère et bonne Mère est de celles qui ne se décrivent pas. Elle avait senti son coeur devenir plus brûlant au contact du coeur d'un saint, elle avait comme entendu sa réponse au sujet d'une grâce qu'elle sollicitait et elle fut dès lors persuadée qu'il nous serait un protecteur puissant. Nous avons visité l'église, la sacristie où le regard du saint lisait dans les âmes et les fortifiait, sa chambre, véritable reliquaire contenant les pauvres objets qu'il a laissés en s'en allant au ciel.

Le dimanche, 11 octobre 1874, fête de la Maternité de la Ste Vierge, nous arrivions à Trévoux, vers deux heures de l'après-midi. Nos coeurs battaient bien fort en entendant de belles cloches qui sonnaient à grandes volées. Leur voix d'airain disaient solennellement l'accueil que nous recevions dans cette ville de Trévoux qui nous est devenue de plus en plus chère. Monseigneur Mermillod vint nous recevoir à la porte de l'église, portant avec les insignes épiscopaux l'auréole posée sur son front par la main de ses persécuteurs. Ce n'est point ici le lieu de reproduire le discours de l'Illustre Éminence, ce fut un véritable chant d'éloquence puisé à la source même de toute grandeur et de toute beauté. Après les vêpres. Monseigneur portant le très Saint-Sacrement, le clergé, une foule émue et nombreuse nous accompagnèrent, au chant des psaumes et des cantiques, dans notre nouvelle demeure. Notre petite chapelle était illuminée, de pieuses voix faisaient entendre une douce harmonie ; Mon­seigneur ouvrit la petite porte du tabernacle et nous laissa Jésus, notre unique trésor, auprès duquel nous allions vivre en divine familiarité. Dans les rangs du clergé, on avait remarqué un. Prêtre nouvellement arrivé à Trévoux : c'était celui que Monseigneur Richard avait choisi pour nos âmes et dont le dé­vouement paternel n'a connu, depuis plus de quinze ans, aucune défaillance.

Rien tout d'abord ne semblait motiver notre installation à Trévoux plutôt qu'ailleurs, rien surtout ne semblait devoir nous fixer dans une maison plutôt que dans une autre. Mais, bientôt il nous fut facile de constater que la divine Providence, dont les desseins sont toujours admirables, avait voulu nous conduire en ce lieu. Après quelques semaines de séjour dans un local qui paraissait n'être que provisoire et avait été désigné par Monseigneur Richard, quelle ne fut pas notre joie en recevant de nos Mères de Fourvière des manus­crits gardés comme un dépôt sacré. C'était une précieuse épave échappée au naufrage révolutionnaire, nous révélant qu'avant nous, et dans la même maison, avaient vécu, et habité d'autres Carmélites. En 1668, une colonie du Carmel de Salins (Jura) composée en partie de plusieurs proches parentes du Mr du Breuil gouverneur des Dombes, était venue s'établir à Trévoux sous les aus­pices de Mademoiselle de Montpensier souveraine des Dombes. Lorsqu'on se demandait encore où se ferait la nouvelle fondation, un jeune enfant, le comte de Ruffey de Damas s'était écrié : « Madame ma mère, c'est à Trévoux qu'il la faut faire ! » et sa parole avait été un oracle.

La colonie avait grandi et prospérait dans la pratique des plus austères vertus (ainsi que nous avons pu nous en convaincre par la lecture des précieux manuscrits) quand sonna l'heure des grands bouleversements. Nos saintes devancières se dispersèrent avec une douleur dont elles seules ont pu parler, et le 21 octobre 1792 la maison des ci-devant Carmélites fut vendue aux enchères publiques. C'est à l'inspira­tion qu'avait notre bien aimée Mère de ne point quitter ces lieux bénis que nous devons de les posséder aujourd'hui. Elle avait au coeur la certitude que ce bien de famille nous serait rendu. Tandis que son désir était taxé par les uns de témérité et n'avait l'approbation que du plus petit nombre, elle espérait avec l'aide de Dieu vaincre tous les obstacles. Quand ils nous paraissaient insur­montables et que nous le lui disions, elle nous répondait : « Mais ! vous êtes des filles de peu de foi : vous ne savez pas ce que c'est que de compter sur la Pro­vidence ! ».

Cette confiance inébranlable devait être récompensée ; grâce à une généreuse initiative, une souscription fut spontanément ouverte dans le but de nous aider. Monseigneur Marchai, archevêque de Bourges, qui avait succédé à Monseigneur Richard sur le siège de Belley, vit là une claire indication de la volonté de Dieu. Le 28 juillet 1876, sa Grandeur bénit solennellement notre Monastère. Après avoir parlé de l'utilité de la prière et de la pénitence, sa Grandeur ajouta : « C'est grâce à votre charité, généreux bienfaiteurs, que « nous avons pu préparer ce qui s'achève aujourd'hui, ces religieuses sont venues à Trévoux sans savoir si elles trouveraient un abri et du pain : c'est sous le toit même de l'ancien Carmel qu'elles habitent maintenant. Je sais que le « pain ne leur a pas manqué et ne leur manquera pas. Ç'a été une joie pour mon coeur de les voir si puissamment aidées par ceux qui sont l'ornement, l'espoir de ce pays et de mon diocèse. »

Ici, ma Révérende Mère, nous voudrions que les noms de nos Bienfaiteurs fussent tous écrits sous notre plume comme ils l'étaient dans le coeur recon­naissant de notre Mère, aujourd'hui elle les prononce au ciel. Pour vous dire par qui elle fut spécialement secondée dans son oeuvre, il faudrait qu'il me fût permis de soulever un voile de modestie se mêlant à un voile de deuil et cachant ce que la résignation a de plus chrétien, ce que la charité maternelle a de plus généreux et de plus délicat. Elle fut aussi toujours soutenue par Nos Sei­gneurs les évêques qui se sont succédés sur le siège de Belley et qui sont restés très réellement nos Pères. Nous ne nous consolerions pas de les avoir perdus si leur dévouement paternel ne subsistait, avec tout ce qu'il y a de meilleur, dans le coeur de Monseigneur Luçon, notre premier et vénéré Pasteur : « Je fonderais un Carmel dans mon diocèse, nous disait dernièrement Sa Gran­deur, s'il n'existait déjà. »

 

En voyant que le jour et la nuit la louange s'élevait à Dieu de cette solitude abandonnée depuis près d'un siècle, l'âme de Notre Mère se dilatait pour remercier Notre Seigneur, pour être plus que jamais la Mère des enfants qui devaient l'entourer. Oublieuse d'elle-même, elle comptait d'ailleurs pour peu de chose les angoisses, les sollicitudes inséparables des commencements. Au dedans comme au dehors, dans sa correspondance et même dans les rapports de l'amitié la plus fidèle, tout avait pour but de soutenir son Carmel, de l'édi­fier solidement. Elle songeait avant tout à l'édifice spirituel et voulait qu'il eût pour base l'humilité. « Les pierres fondamentales, nous disait-elle, doivent disparaître sous le sol de la vie religieuse et se laisser fouler aux pieds. » Son premier soin fut de nous établir sans retard en clôture et en régularité. Nos saints exercices n'eurent jamais à souffrir de notre petit nombre. Matines furent récitées à l'heure habituelle dès le lendemain de notre arrivée. Un triple amour dominait la vie religieuse de notre bonne Mère : l'amour de sa vocation, qu'elle estimait au-dessus de tout ; l'amour de la Règle, qu'elle sut maintenir intacte et pour l'observation de laquelle elle avait une vigilance scru­puleuse : « Qui vit de la Règle, vit de Dieu! » nous disait-elle souvent.

Elle avait enfin l'amour de ses enfants. Comment vous faire connaître, ma Révérende Mère, les trésors de tendresse sortis de ce coeur si magnanime et si bon ? N'aurait-elle pas pu nous dire : « Je vous aime tant, que mon plus grand bon­heur après celui de mourir pour Notre Seigneur, serait de mourir pour vous. » Et, en réalité, n'est-elle pas morte à notre service, dans l'immolation d'elle-même pour les âmes et pour Dieu, morte à la peine, sous le poids des labeurs, comme ces vaillants qui savent donner leur vie pour le bien confié à leur garde.

C'est en Dieu qu'elle puisait le secret de toutes les énergies. Le regard de son âme était droit et simple comme celui de la colombe. Elle vivait en inti­mité avec son Seigneur et l'on peut dire que par sa confiance elle obtenait tout de son coeur. Éminemment contemplative, elle ne le perdait pas de vue, elle vivait en Lui, pour Lui et de Lui, sans retour sur elle-même. Delà cette parfaite égalité d'âme devant tout événement, cette amabilité extérieure et charmante qui était sur le visage aimé de notre Mère comme un reflet de ses dispositions intimes. Sa piété avait parfois de ravissantes expansions, spécialement envers le Divin Enfant de la Crèche, elle souriait à son image d'un sourire céleste et la couvrait de baisers. L'Eucharistie était la vraie vie de son âme et Jésus Hostie a seul connu l'étendue de ses sacrifices quand, par suite de fréquentes et abondantes transpirations, la Sainte Communion lui était impossible. Que de fois ne l'avons-nous pas vu exposer sa vie (ce n'est pas trop dire) pour faire une com­munion de plus et revenir avec l'allégresse de l'épouse qui a trouvé l'Époux Divin.

Notre Révérende et bien-aimée Mère était une maîtresse accomplie dans la direction des âmes. Elle connaissait l'art de parler à chacune la langue qui lui était propre. Loin d'inspirer ses vues et ses attraits personnels, elle s'appli­quait à saisir la volonté de Dieu, le souffle intérieur de la grâce en l'âme de ses filles. Elle avait un respect souverain pour les voies divines, souvent si diffé­rentes entre elles, si opposées en apparence. Elle se contentait d'y faire marcher les âmes, les soutenant dans leurs faiblesses, les remettant dans le droit che­min quand l'obscurité de la tempête ne leur permettait plus de distinguer la

route. Ce que notre bien-aimée Mère recommandait surtout dans les rapports avec Dieu, c'était la simplicité et la générosité. « Il faut parler simplement à Notre Seigneur, nous disait-elle souvent; lui parler sans phrase ni discours, comme vous le faites à votre Mère. » Ennemie implacable des détours, elle avait tant de droiture et de candeur, que les défauts opposés lui devenaient une énigme. Plutôt que de les supposer, elle eût été trompée sans une lumière intérieure qui ne lui faisait jamais défaut. Elle était sans fiel, comme la colombe, et le moindre retour d'affection la retrouvait donnant toute la sienne. La viri­lité mêlée de douceur était le caractère propre de sa direction : « Comment une âme religieuse, nous répétait-elle, qui par état doit tendre à la perfection pourrait-elle jamais compter avec Notre Seigneur, lui refuser quelque chose, s'occuper d'elle-même par recherche ou par crainte. Oubliez-vous pour ne penser qu'aux besoins de l'Eglise et à la conversion des pécheurs. Vous êtes l'épouse de Jésus, il vous a appelée à vivre sur son coeur : pourquoi la crainte vous en tiendrait-elle éloignée? Sortez de vous-même, levez-vous et marchez généreusement dans la voie des saints, voie de sacrifices, de lutte et d'immolation."

 

Notre chère Mère savait attendre, choisir les moments, ménager les esprits et les caractères ; mais elle ne dissimulait pas et, comme un bon chirurgien, taillait et enlevait jusqu'au germe du mal. Presque toutes ont dû subir aux débuts de leur vie religieuse ces douloureuses incisions. Ce que nous pouvons dire, c'est que dans ces moments si pénibles à la nature, nos larmes, quelque amères et abondantes qu'elles fussent, se sont toujours mêlées aux larmes plus amères et plus abondantes d'une tendre Mère. Elle souffrait beaucoup de faire souffrir et ne mortifiait le coeur ou l'amour-propre que pour perfectionner l'âme. C'était en de pareils cas, lorsqu'elle n'avait osé tout dire ou lorsqu'elle craignait d'avoir trop fait saigner la plaie, que notre bonne Mère, le soir, pre­nait la plume et allait épingler au chevet de son enfant quelques lignes propres à la fortifier et à l'encourager. Chacune de nous garde plusieurs de ces précieux billets, nous avons celui-ci sous les yeux : « Ma chère enfant, je ne peux pas me coucher sans vous dire que mon coeur souffre d'avoir blessé le vôtre ; mais, croyez-moi, c'est la blessure du chirurgien qui veut guérir son cher « malade. Je voudrais surnaturaliser dans votre coeur tous les sentiments qui ont pu l'animer dans le monde... Tout ici doit être divin... Allons, mon enfant, du courage ! Il le faut ; brisons avec tout le terrestre pour ne vivre que du Ciel : Dieu et votre Mère seront satisfaits. »

Notre Révérende Mère avait, nous pouvons l'affirmer, comme une seconde vue, c'est à dire une vue surnaturelle sur les âmes. Aussi celles qui, au début, éprouvaient quelques difficultés à s'ouvrir, comprenant bien vite que leur Mère connaissait leurs dispositions intimes, sentaient soudain leur coeur au large et se livraient sans retour. Que de résolutions généreuses prises et gardées sous sa douce inspiration ! Que de tressaillements de l'âme demandant à Dieu de garder une telle Mère à ses enfants. Au seuil béni du Carmel, elle nous apparaissait comme la personnification de la tendresse maternelle. Chacune d'entre nous a senti dans son accueil l'invincible pressentiment de ce qu'elle devait trouver en elle dans la suite. L'autorité dont elle était revêtue, et que tout rehaussait en sa personne, la faisait sans doute respecter comme une Prieure, mais sa bonté la faisait sur­tout chérir comme une Mère, et quelle Mère ! Dès lors l'existence de chacune de ses filles se liait à la sienne, notre coeur trouvait dans le sien, si bien fait pour se donner, l'écho et l'image de Dieu même. Oh! oui, le coeur de notre Mère renfermait une richesse de dévouement et une délicatesse de charité que Dieu seul peut faire rejaillir sur sa créature, lorsqu'il s'incline vers elle. Le charme de tels rapports croissait avec les années et dans ces derniers temps semblait grandir d'une façon si sensible et si touchante, que nous nous demandions dans une sorte de terreur filiale si le Ciel n'allait pas nous la ravir.

Cet accroisse­ment de suave bonté s'étendait à tous les membres de notre famille religieuse et depuis notre grande épreuve, chaque récréation nous apporte la révélation de quelque témoignage touchant de sa maternelle tendresse : nous mêlons nos larmes et nos regrets se confondent dans une même douleur. Elle s'intéressait à tous ceux qui nous sont chers, partageant en son coeur les joies et, plus encore, les douleurs de chacun. Une attention délicate, mise en réserve pour telle heure ou tel moment, venait maintes fois nous prouver que notre Mère aimait tous ceux que nous aimons. Elle savait soulager toute infirmité corporelle, son oeil maternel considérait le visage de ses enfants pour voir si rien n'y révélait une souffrance. Sachant que le corps lui était confié comme l'âme, elle les sou­tenait l'un et l'autre sans les briser jamais. O ma sainte Mère ! ô vous qui n'avez répandu que des douceurs et des bienfaits, c'est à cette heure que l'une de vos filles, qui a la grande douleur de vous survivre, voudrait dire comment vous avez été, et le jour et la nuit, durant de longues années, l'ange consolateur de son chevet, le bon samaritain mêlant l'huile au vin qui fortifie, comment vous l'avez arrachée à la mort par vos soins et vos supplications !...

Nous dépassons malgré nous, ma Révérende Mère, les bornes d'une cir­culaire, et cependant, nous voudrions vous dire encore ce qu'étaient les exhor­tations de notre bien-aimée Mère au chapitre. Toutes étaient empreintes de cet esprit de charité qu'elle voulait voir régner parmi ses filles, elle s'excusait de nous répéter toujours les paroles du disciple bien-aimé : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. » Elle souhaitait voir aussi parmi nous cet esprit d'enfance religieuse découlant du mystère de la crèche : « Devenez de petites enfants, délicieuses de simplicité et de docilité. Laissez bien loin les faiblesses de l'enfance, n'en gardez que les charmes pour captiver l'Époux Divin. Entendez-le dire à ses Apôtres: « Laissez venir à moi les petits enfants. » Soyez donc bien humbles, bien petites et Jésus vous comblera de ses divines caresses. »

Parfois le coeur de notre Mère semblait vouloir fortifier le nôtre : « Etablissez votre paix et votre repos en Dieu seul. Voyez sa divine main dans tout ce qui peut vous arriver de fâcheux ou d'agréable. Bénissez-le toujours et si jamais votre coeur est endolori, regardez sa tête couronnée d'épines, ses pieds et ses mains percés et vous n'aurez pas le courage de compter vos douleurs. Soyez grandes, fortes, généreuses. La colère de Dieu peut s'appesantir sur la France coupable ; nous, filles de la France, nous devons nous immoler pour elle. »

C'est avec un accent inspiré qu'elle nous parlait du bonheur de la vocation religieuse ; mais, son émotion était profonde quand elle nous dépeignait le malheur des âmes infidèles     Nous avons vu couler les larmes de notre Mère et sa souffrance fut parfois poignante. Mais, que nos Mères ou nos Soeurs qui l'ont vue être patiente et généreuse nous par­donnent de ne point trop nous appesantir sur ce sujet des douleurs de notre Mère, sur toutes celles, d'un caractère très distinctif qui ont marqué les diffé­rentes étapes de son pèlerinage ici-bas. Il nous semble comprendre sa volonté sur ce point et l'entendre nous répéter: « Nous n'aurons qu'un regret à l'heure de notre mort, celui de n'avoir pas assez souffert pour Dieu. » C'est par l'épreuve qu'il fit les meilleurs dons à l'âme de notre Mère et maintenant qu'elle est dans le séjour où la main du Seigneur essuie toute larme tombée des yeux de ses élus, ne nous reprocherait-elle pas d'en trop rappeler le souvenir ?

En l'année 1886, c'est-à-dire douze ans après notre arrivée à Trévoux, Notre Seigneur n'avait encore parmi nous qu'une bien modeste demeure, un simple appartement décoré avec goût, converti en chapelle. Il était disposé de telle sorte que nous ne pouvions apercevoir le tabernacle. Notre bien-aimée Mère se sentait fortement pressée défaire élever un sanctuaire moins indigne de la Majesté Divine. Ayant obtenu la permission de l'autorité diocésaine, au commencement du mois de septembre, elle résolut de faire entreprendre les travaux avant l'hiver et désigna, dans sa pensée, le jour même de la fête de St Michel. Le plan inspiré par elle, admirablement conçu par l'architecte, s'exécutait rapidement. Nos bien­faiteurs, nos chers monastères, nos familles nous vinrent encore en aide et bientôt il nous fut donné de contempler notre gracieuse chapelle dans laquelle l'âme s'élève si facilement à Dieu. C'était une grande oeuvre, la dernière de notre bonne Mère ici-bas, avec la construction de cellules très régulières et commodes : ce devait être le testament de son amour et de son zèle. Mais les oeuvres de Dieu souffrent contradiction et sont souvent cimentées parle sacrifice.

La main bénie de notre chère Mère devait creuser le sillon dans les larmes et laisser la main moins vaillante de ses filles recueillir ce qui lui avait tant coûté. Ce fut seulement le 4 août de l'année dernière, en l'anniversaire de la mort du St Curé d'Ars, que notre chapelle put être bénite avec la paternelle autorisation de Monseigneur notre digne Evêque. La cérémonie se fit sans solennité, pres­que dans le silence des Catacombes, en harmonie avec la tristesse des temps. Donner un sanctuaire à Jésus malgré les labeurs, tel avait été le voeu de notre vénérée Mère ; en le voyant comblé, elle entonna avec nous le chant du Te Deum. Hélas ! bien peu de mois après, le sol de ce choeur où elle venait de nous introduire, devait être arrosé de nos larmes!

Notre bien-aimée Mère avait apporté au Carmel une énergie peu ordinaire ; mais un tempérament délicat ; elle avait surtout de la faiblesse de poitrine, elle éprouvait une douleur presque continue dans la région du coeur. En ces dernières années, les transpirations de la nuit étaient habituelles et des douleurs de rhumatisme étaient venues se joindre aux autres maux qui avaient fait de sa vie religieuse une lutte incessante et patiente. Mais l'heure approchait cependant, où notre bien-aimée Mère allait être vaincue par le mal qui devait la clouer à la Croix. Quelques mois avant sa mort, elle fut saisie d'un tremblement nerveux dont nous ne soupçonnions pas tout d'abord la gravité. Il affecta le côté gauche et y détermina une souffrance aiguë et constante. Les sueurs subsistaient, l'affai­blissement était progressif. Toutes les vertus de notre Révérende et chère Mère reçurent leur perfectionnement durant ces derniers mois. Cependant, en proie à la violence du mal, elle ne négligeait rien, on aurait dit qu'elle avait hâte de tout achever, de régler toute affaire importante, aucun détail n'échappait à sa sollicitude. Voulant provoquer un aveu, nous lui disions : « Est-ce que vous souffrez beaucoup, ma Mère? » Une simple exclamation sortait de ses lèvres et son regard cherchait le Ciel.

Quand nous lui exprimions nos désirs de la voir se rétablir : « Que la Sainte Volonté de Dieu soit faite, nous répondait-elle, » ou bien encore : « Comme le bon Dieu voudra, laissons le faire ! » Elle était entre ses mains comme un agneau, prête pour la vie ou pour la mort. Elle avait autrefois désiré la mort pour jouir de l'Époux Céleste, maintenant le cri de sa perfection était : « Seigneur, souffrir tant que vous voudrez, mourir quand vous voudrez ! » Elle avait fait de la pensé de la mort sa compagne habituelle et voici comment elle l'avait envisagée dès longtemps : « Oh ! que j'ai été bien tout le temps de l'oraison. Mon point d'oraison était sur la mort. « J'ai commencé. Seigneur, par vous faire le sacrifice de ma vie, je l'ai offert pour les pécheurs et vous ai promis de le renouveler tous les jours à cette même intention. Je le ferai avec bonheur, car la mort est-elle à craindre pour une Carmélite? N'est-elle pas pour elle, le passage à une nouvelle vie, l'heureux voyage qui la conduira près de Celui qu'elle aime et doit aimer uniquement ! O mon Dieu, j'ai considéré ce matin la mort avec toutes ses angoisses, je me suis vue agoniser et mourir ; mais, mourir, entourée de mes Soeurs, aidée de leurs bonnes prières, assistée de votre digne ministre et de tous les secours que la Ste Eglise prodigue à vos épouses. Et la mort m'a paru douce et désirable. Puis, j'ai essayé d'effrayer mon coeur en considérant mon corps glacé, défiguré, posé dans la bière, descendu dans la tombe, j'ai entendu cette terre lancée sur lui avec fracas, j'ai vu les vers accourir sur leur pâture, ces chairs tomber en lambeaux et exhalant une odeur infecte, mais mon coeur n'en a pas frémi. Pourquoi, ô mon Dieu? Parce que vous lui avez fait sentir que ce corps de péché ne méritait pas autre chose. Alors j'ai appelé les vers, je les ai invités à tomber sur leur proie, à la mettre en poussière afin qu'il n'en restât plus aucune trace ; et la vue de cette destruction ne me causait qu'une certaine satisfaction. Ma pensée était vers vous Seigneur, je voyais mon âme s'envoler dans votre sein, je vous voyais à la fin des temps la revêtir d'un corps immortel ! Mais, pour essayer encore d'ébranler mon courage, je me suis présentée devant mon Juge, j'ai vu son oeil scrutateur sonder les replis de ma pauvre âme, l'éblouissante pureté de a mon Dieu m'a effrayée un instant, mon âme a frémi, j'ai tremblé !... mais la confiance l'emportant encore sur la crainte, j'ai espéré en la miséricorde de mon Dieu. O Miséricorde de mon Dieu que vous êtes immense ! »

C'était au prix d'efforts surhumains que notre Mère bien-aimée suivait encore plusieurs de nos exercices et qu'elle devait rester jusqu'à la fin le charme et la joie de nos récréations. Son visage portait souvent l'empreinte d'une souffrance profonde, mais il demeurait calme et souriant. Il nous est arrivé de surprendre des larmes se mêlant a l'ineffable sourire de notre Mère qui tombait sur nos âmes comme un rayon bienfaisant. La pensée de la perdre passait parfois sur nous : frémissement douloureux auquel nous ne nous arrêtions pas !

Nos prières étaient ardentes et les soins de ses chères infirmières incessants. L'une d'elles ne voulait plus connaître dès longtemps, ce qu'est le repos de la nuit : c'était le dévouement d'Anne de St-Barthélemy veillant auprès d'une autre Térèse. Il y eut des jours moins douloureux. Noël, sa fête de prédilection, lui avait apporté comme un renouvellement de jeunesse : elle était debout au milieu de nous durant la nuit qui nous fut délicieuse. Pour l'Epiphanie, elle avait revêtu le Divin petit Roi d'une charmante parure de satin blanc, le caressant avec de doux transports, à la manière de notre Père St-Jean de la Croix. « Je n'ai pas tremblé, nous disait-elle, tant que j'ai travaillé pour Lui. » La Semaine Sainte lui fut comme une agonie unie à l'agonie de notre Divin Sauveur. La fête de Pâques semblait amener une sorte de résurrection, elle avait fait la Ste Communion au choeur avec nous de très bonne heure et les licences nous réunissaient à ses pieds. Hélas ! rien ne nous faisait présager que nous allions recueillir les derniers accents des lèvres bénies de notre Mère! Le Dimanche de Quasimodo, 13 avril, à la récréation, elle parcourut encore une partie de notre vaste enclos. Nos jeunes soeurs lui firent hommage des premières fleurs et notre chère Mère Sous-Prieure lui fit remarquer comment les rosiers envoyés par notre cher Carmel de Bédarieux avaient pris racine dans notre terre.

Le 15 avril, Monseigneur Marchai, évêque de Sinope, frère de Monseigneur l'archevêque de Bourges, se rendant à Belley pour le triduum du bienheureux Chanel, vint visiter le Carmel qu'il avait béni à sa naissance. Ce fut en ce monde la dernière joie de notre bonne Mère, joie qui lui rappelait les douceurs de nos commencements. Avec l'autorisation de Monseigneur Luçon, notre vénéré Père, Monseigneur de Sinope, qui est un de nos premiers bienfaiteurs, entra dans la clôture. Elle lui fit tout visiter et comme sa Grandeur constatait qu'au­cune de nous n'avait quitté l'exil depuis quinze ans : « Ah! Monseigneur, lui dit notre Mère, je ne veux laisser partir aucune de mes filles ! » Le surlen­demain, 17 avril, notre Mère prit froid, nous ne savons comment. Les deux jours suivants il y eut de la sueur et de la toux, une toux déchirante, point de fièvre. Notre excellent docteur, dont les soins sont aussi intelligents que désintéressés, constatait un peu de bronchite; mais la faiblesse était grande et alarmante.

Le Mardi, il prononça le mot de congestion « non généralisée ». Le jeudi matin, le docteur était inquiet, sans craindre cependant un danger pro­chain. A l'heure de la récréation, notre Mère bien aimée nous reçut dans sa cel­lule, nous bénit toutes, dit un mot spécial à chacune, s'intéressant à ce qui nous concernait et nous donnant les derniers témoignages d'une tendresse qui sem­blait croître jusqu'à la fin. Sa patience était angélique et sa vue seule nous était un sublime enseignement. Revenu vers six heures du soir, le docteur la trouva très mal ; pressé par nos questions, il nous dit à mi-voix : « Pas cette nuit, peut-être demain ! » Vous sentez, ma Révérende et chère Mère, ce que fut notre angoisse quand nous comprîmes que l'âme de notre Mère allait nous échapper ! Le docteur était à peine sorti que nous vîmes le mal faire des pro­grès rapides et effrayants. Nous étions arrivées au soir du 24, l'Enfant Jésus, entouré de fleurs, était placé sur un autel près de l'infirmerie pour recevoir nos hommages : nous lui demandions un miracle ! Il nous a été possible de déposer dans les bras de notre Mère bien-aimée ce délicieux Enfant Jésus, qui lui avait été donné par son Vénérable Père il y a plus de quarante ans, et de l'approcher une dernière fois de ses lèvres mourantes pour recueillir par Lui le baiser de l'adieu.

Notre Mère bien-aimée avait reçu notre Excellent Père Aumônier vers les quatre heures, nous lui demandâmes si elle voulait le revoir : « Oui, oui ! » répondit-elle avec un accent que nous n'oublierons jamais. Notre Père revint apportant la chère et Divine Hostie qu'elle reçut avec une entière connais­sance. Nous étions toutes auprès d'elle. Nous lui faisions baiser son Christ : « C'est Lui, ma Mère, lui disions-nous, vous l'aimez tant! — « Oh ! oui ; Jésus, Jésus, le Ciel !... » C'étaient les seuls mots que nous pouvions saisir..........     

L'indulgence de l'Ordre, celle que Léon XIII a accordée à chacun des mem­bres de notre Monastère, in articulo mortis, lui furent appliquées. Au moment où la main du prêtre qu'elle vénérait et aimait, lui faisait la dernière des onc­tions saintes, notre Mère bien-aimée rendait son âme à Dieu sans agonie, sans angoisse. Ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes pour ne plus s'ouvrir que sur le grand et bienheureux jour de l'Eternité. Aucun signe extérieur n'était venu nous dire que nous n'avions plus ici-bas que l'enveloppe mortelle de celle qui nous avait tant aimées !... Sa fille chérie notre bonne Mère Sous-Prieure, aidée d'une autre confondue dans la même tendresse et de nos chères soeurs du voile blanc, eut la suprême et douloureuse consolation de la revêtir en pleurant des saintes livrées du Carmel, portées par notre Mère comme un vêtement d'honneur et de gloire. Nous la transportâmes au choeur, nos yeux inondés de pleurs ne pouvaient se lasser de la contempler, sa voix à peine éteinte semblait nous dire : « Je suis heureuse !» et sa chère physionomie avait une ineffable expression de paix et de béatitude. Tout le temps qu'elle fut exposée au choeur, on venait la regarder et prier, on nous demandait de lui faire toucher des objets de piété.

Votre coeur vous dira, ma Révérende et très honorée Mère, ce que fut notre veille auprès de notre Mère bien-aimée, tandis que nous l'embaumions, pour ainsi dire, de nos larmes. Puis, la mise au cercueil et enfin le dernier et déchirant sacrifice quand nous l'avons vue franchir la porte de clôture!.... Un grand drap blanc, fait en hâte avec l'étoffe de nos manteaux, couvrit ce cher cercueil, des mains amies avaient voulu y déposer des fleurs également blanches. Un Carmelin, père de l'une de nous, amené pour cette heure par la Divine Providence, plusieurs membres de nos familles, des amis, le suivaient en notre nom, tandis que tout le clergé de la ville récitait sur lui les prières de l'Eglise. Des religieuses de St Charles, de St Vincent-de-Paul, l'escortèrent de très près. D'autres vierges et de jeunes enfants allaient former autour de lui une couronne de pureté et d'innocence : les restes bien aimés de notre Mère reposent dans le petit cimetière des Religieuses Ursulines qui lui ont fait un accueil filial et sont pour nous de vraies soeurs. Là, sa tombe est gardée par la prière et nos yeux peuvent apercevoir encore la dernière demeure de notre Mère ici-bas !

Mais c'est au ciel, ma Mère bien-aimée, que nous vous cherchons ! C'est là-haut que nous allons implorer votre secours et votre assistance pour les combats de chaque jour soutenus sans vous désormais.

Respice de Coelo !

Elle est à vous cette vigne que vous avez plantée, oh ! restez, non seulement par le souvenir de vos vertus et de vos exemples, mais avec cette ten­dresse qui nous était un appui si doux ! Que nous vous sentions planer sur nous comme une nuée féconde et que votre coeur incomparable ne cesse d'in­tercéder auprès de Jésus pour vos pauvres enfants !...

Après avoir sollicité les suffrages de l'Ordre, nous osons vous prier, ma Révérende Mère, de vouloir bien y joindre une communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix, celle des six Pater, une invocation à Notre-Dame de Lourdes, à notre Père Saint Joseph, à notre Mère Ste Térèse et à notre Père Saint Jean de la Croix, objets de sa tendre dévotion, son coeur en sera profondément reconnaissant ainsi que les nôtres qui vous sont fraternellement unis.

C'est au pied de la Croix, que nous avons la grâce de nous dire avec un profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

SŒUR MARIE DE JÉSUS,

R. C. I.

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la protection de la Bienheureuse Françoise d'Amboise, des Carmélites de Trévoux, le 24 juin 1890, en la fête de St Jean- Baptiste.

 

351. — TREVOUX. — IMPRIMERIE J. JEANNIN.

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