Carmel

24 juin 1890 – Grenoble

 Ma révérende et très honorée Mère,

Très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs en enlevant à notre tendre et religieuse affection notre bien chère Soeur Eléonore-Joséphine-Madeleine du Sauveur, professe de notre Communauté, âgée de soixante-quatre ans, cinq mois, cinq jours, et de religion, trente-neuf ans, quatre mois.

Dans un billet trouvé dans ses papiers, notre bien-aimée fille nous prie de ne lui faire de circu­laire que pour réclamer les suffrages de notre saint Ordre. Mais, tout en cédant à son humble dé­sir, nous ne pouvons, ma Révérende Mère, nous priver de la consolation de vous dire quelques mots sur notre chère Soeur, que le bon Dieu prévint, dès son bas âge, des prédilections de son amour. Elle eut le bonheur d'appartenir à une honorable famille de ce diocèse, en qui les principes de la foi sont héréditaires. Un de ses frères embrassa l'état ecclésiastique; et sa soeur aînée, qu'elle avait précédée au Carmel, après avoir édifié notre Communauté par sa ferveur dans nos saintes observances, la précédait dans la bienheureuse éternité, nous avions la douleur de la perdre il y a dix ans.

Douée d'un coeur tendre et sensible, notre chère enfant sentit dès ses plus jeunes années l'attrait d'une grâce secrète qui la portait à se retirera l'écart dans la solitude, pour prier et s'abîmer tout entière dans la pensée du Dieu qui parlait si délicieusement à son âme innocente, l'attirant parla douceur et les charmes de son amour. Les heures passaient rapidement dans ces entretiens célestes, dans cette intime union avec Celui qui avait ravi son jeune coeur. Aussi, nous l'enten­drons plus d'une fois, dans le cours de sa vie religieuse, nous rappeler ces heureux moments dont le souvenir lui était si doux, alors surtout qu'elle sentira la privation de cette onction intérieure qui rend la prière si facile et si délicieuse.

Notre chère enfant ne connut et n'aima jamais le monde; elle fut toujours, pour sa famille et sa paroisse, un sujet de constante édification. Unie avec sa chère soeur par les liens de la grâce aussi bien que par ceux de la nature, la consolation de ces deux belles âmes, attirées l'une et l'autre à se donner tout à Dieu, consistait à s'entretenir de l'unique objet de leur amour et des moyens à prendre pour avancer dans son saint service. Partageant les soins du ménage et la conduite d'un nombreux domestique, elles s'entr'aidèrent admirablement pour que leurs exercices religieux n'en souffrissent aucunement. L'une surveillait et travaillait activement, pendant que l'autre, retirée dans un lieu solitaire, se livrait à la prière, à la méditation, sans que personne dans la maison s'en aperçût.

Notre chère Soeur avait trouvé un solide aliment à sa piété dans les exemples de vertu qu'elle avait reçus de ses vénérables maîtresses, les dignes Ursulines de Tullins. Sa tendre dévotion en­vers la très sainte Vierge, qui fut un des caractères distinctifs de sa piété, s'était admirablement accrue au contact d'une de ses saintes maîtresses, dont le coeur était débordant de ferveur et d'a­mour pour cette divine Mère, et qui savait faire passer dans l'âme de ses chères élèves les ardeurs dont la sienne était embrasée. Elle les retenait captives et enchaînées à sa parole des heures en­tières, en leur parlant des privilèges, des grâces et de l'amour de la Reine du Ciel.

Notre chère enfant aimait à nous redire les heureuses impressions qu'elle en avait reçues, et le reconnaissant souvenir qu'elle gardait ases dignes maîtresses.

Cependant notre chère Soeur voyait les années de sa jeunesse s'écouler sans qu'il lui fût permis de réaliser le voeu le plus ardent de son coeur; sa bonne mère, dont la tendresse s'alarmait à la pensée des rigueurs de notre sainte Règle, ne pouvait se décider à donner le consentement demandé.

Il plut enfin à Notre Seigneur de mettre un terme à l'épreuve, et notre chère entant eut le bon­heur de voir s'ouvrir les portes de notre monastère ; elle avait alors 25 ans. — La maîtresse des Novices lui ayant demandé quel attrait particulier l'amenait au Carmel : « C'est, répondit-elle, pour pouvoir penser à mon aise, sans bruit extérieur, sans distraction. »

« A cette époque, nous disait-elle il y a peu de jours encore, je no croyais pas qu'on pût s'occuper, au Carmel, d'autre chose que de Dieu seul. » En effet, chercher Dieu, s'unir à Lui par le re­cueillement et l'oraison, -fut l'occupation constante de sa vie tout entière, et sa plus grande peine fut d'y trouver parfois des obstacles — Son bonheur était de s'entretenir avec ses soeurs, aux heures permises et pendant les licences, des moyens d'arriver à cette union intime avec Dieu, dont son âme aimante avait soif. Son esprit de foi et de religion imprimaient à tout son être une attitude profondément respectueuse et recueillie en présence du très Saint Sacrement, qui don­nait de l'édification.

Elle eut toujours aussi pour ses Mères Prieures le plus grand respect; et lorsqu'on l'apercevait, au sortir de sa cellule, baisser ses manches et se diriger gravement et silencieusement vers celle de la Mère Prieure, il était facile de se convaincre qu'une pensée de foi l'envahissait et qu'elle se pré­parait à parler à celle qui lui tenait la place de Dieu. Exacte à tous ses devoirs, d'une parfaite régu­larité, veillant à ne dire aucune parole inutile, retirée silencieuse dans sa cellule, notre chère Soeur. se livrait au travail sous le regard de Dieu, dont elle ne perdait pas la présence, s'occupant inté­rieurement à de saintes pensées, comme le recommande notre sainte Règle, priant pour la con­version des pécheurs, les besoins de la sainte Église et les intentions ,recommandées à la Commu­nauté. Elle apportait au travail qu'on lui confiait tout le soin et l'intérêt dont elle était capable, se montrant pleine de charité pour les besoins de ses soeurs dans l'office des tuniques, dont elle eut soin jusqu'à la fin de sa vie. Bonne et sensible, la moindre attention ou prévenance de ses soeurs la remplissait de reconnaissance, et son coeur avait besoin de nous exprimer ses sentiments envers ses dévouées infirmières, dont les soins affectueux et empressés la touchaient profondément. — Qu'on est heureux, nous disait-elle, dans la sainte Religion, d'être entourés par de si bonnes Mères et Soeurs!

Pendant assez longtemps notre chère fille put suivre les saintes observances ; cependant depuis une dizaine d'années une maladie au coeur dont elle portait le germe prit peu à peu un dévelop­pement qui l'obligea à des soins, à des ménagements. La marche, le mouvement des bras lui devinrent difficiles à cause des violentes palpitations qui s'en suivaient, et il fallut en venir à un repos presque complet. Monsieur notre médecin que nous fîmes appeler ne vit pas un danger imminent, il nous donna même l'espoir qu'elle pourrait revenir à un état meilleur qui nous permettrait de la conserver encore. Cependant notre chère malade n'ayant trouvé aucun soulage­ment dans les remèdes prescrits, comprit que le terme de sa vie approchait. Nous ne l'aurions pas cru nous-même si proche, si le changement de ses dispositions intérieures ne nous avait donné le pressentiment que notre Seigneur lui préparait les voies dans la douceur de son amour.

En effet, l'appréhension de la mort, la crainte du jugement de Dieu qui avaient été la grande épreuve de sa vie avaient disparu pour faire place au calme le plus parfait, à la plus douce paix. Quand nous lui demandions comment elle se trouvait : « Ma Mère, répondait-elle, Notre-Seigneur est avec moi ; je suis heureuse de mourir, j'attends le moment avec bonheur. »

Tout lui devint indifférent ; son unique soin était de se disposer à la venue de l'Epoux céleste qu'elle conjurait par ses désirs ardents. Le dimanche 22, elle put encore, aidée par deux de nos soeurs qui la soutenaient, se rendre à la grille de l'infirmerie pour y faire la sainte communion, elle entendit ensuite la messe de Communauté et fut reportée dans son fauteuil à sa cellule. La journée se passa calme et paisible,  mais sentant ses forces s'affaiblir sensiblement, elle pria qu'on voulût bien lui faire recevoir l'Extrême-Onction, disant à ses infirmières qu'on pourrait bien la trouver morte le lendemain. Nous nous rendîmes à son pieux désir et Monsieur notre digne Aumônier entra vers les six heures du soir pour la lui administrer. Il entendit sa confession, et, bien que le danger ne parut pas imminent, il lui appliqua néanmoins l'indulgence In articula mortis.

Notre chère fille ayant de la peine à parler pria M. l'Aumônier de vouloir bien 'exprimer à la Communauté réunie, le regret qu'elle éprouvait d'avoir pu parfois être pour ses bien-aimées Soeurs un sujet de peine ou de mauvaise édification durant le cours de sa vie religieuse. Heureuse de toutes les grâces qu'elle venait de recevoir, notre chère malade attendit dans la paix la plus parfaite l'arrivée de l'Epoux. La nuit fut calme, elle put dormir; le lendemain elle avait même de la peine à se tirer d'un sommeil qui l'envahissait. Dans la matinée, nous lui fîmes une visite, elle suivit encore avec beaucoup d'attention et d'intérêt une petite lecture sur l'abandon et la confiance en Dieu, fit ensuite avec ferveur une communion spirituelle. Vers onze heures, elle prit quelque chose et pria sa charitable infirmière de la laisser seule, se sentant disposée au sommeil. Celle-ci y consentit d'autant plus volontiers que sa chère malade avait passé plusieurs nuits précédentes sans pouvoir reposer. Elle prit son travail et s'assit près de la porte, en dehors de la cellule, prête à entrer au premier signe. Quelques instants après, elle entra pour voir ce que faisait notre chère enfant ; elle en reçoit de nouveau l'assurance qu'elle va reposer et se retire. Vers une heure et demie survint la bonne Mère infirmière qui veut s'assurer si la chère malade n'a besoin d'aucun service. Sur l'avis de celle qui veillait à la porte, elle entre doucement pour ne point troubler son sommeil. Quelle ne fut pas sa douloureuse surprise de trouver notre bien-aimée fille assise dans son fauteuil dans l'attitude d'une personne endormie, mais la pâleur de la mort répandue sur ses traits et ne donnant plus aucun signe de vie. Elle s'était en effet endormie du sommeil des justes, comme un enfant sur le sein de son père. Cette mort si douce et si calme, nous n'en doutons pas, ma Révérende Mère, est une grâce que Notre-Seigneur a accor­dée aux instantes prières de notre chère soeur Madeleine du Sauveur, qui avait toujours redouté les luttes et les angoisses d'une longue agonie; elles lui ont été épargnées, et cette pensée nous console de la douleur de n'avoir pu l'entourer à ce moment suprême, de n'avoir pu recevoir son dernier soupir.

Bien que nous ayons la douce confiance que notre bien-aimée fille a reçu un accueil favorable de Celui qu'elle a uniquement aimé et recherché durant sa vie, comme il faut être si pur pour être admis à contempler le Dieu trois fois saint, nous vous prions humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion de votre sainte Com­munauté, la journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis, les six Pater, une invocation aux Sacrés Coeurs de Jésus et Marie, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à sainte Made­leine, sa patronne. Elle vous en sera très reconnaissante et nous aussi, qui avons la grâce de nous dire, avec un bien affectueux respect, en union de vos saintes prières,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble Soeur et servante.

Soeur MARIE DES ANGES, R. C. ind.

De notre Monastère de notre Père Saint Joseph des Carmélites de la Tronche-Grenoble, ce 24 juin 1890.

 

200 — Grenoble, imprimerie Baratier et Dardelet. — 8265

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