Carmel

24 Juillet 1897 – Saigon

 

Ma Révérende et Très - honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur dont la volonté toujours adorable, vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en enlevant à notre tendre et religieuse affection, notre bien aimée soeur Agnès Fébronie de St Claude professe annamite de notre monastère, âgée de 57 ans, dont 35 passées en religion.

C'est au lendemain de la belle Fête de Notre Dame du Mont Carmel que cette chère soeur, l'une des plus anciennes de notre monastère à été appelée, nous en avons la douce confiance, à contempler les gloires éternelles de notre divine Mère, la Reine du Carmel.

Née en 1840 à Bai-xan, chrétienté peu éloignée de notre ville, d'une famille vraiment catholi­que, elle puisa au foyer paternel; une foi ferme et vive qui la caractérisa toujours.

La position de ses parents nécessitant le secours de leurs enfants pour les aider dans la culture de leur champ, la petite Agnès quoique la plus jeune, montra de bonne heure son zèle au travail et une bonne volonté bien au dessus de ses forces pour satisfaire à ce devoir filial; aussi était- elle aimée de tous avec une particulière tendresse que son coeur affectueux savait rendre abon­damment; ce sentiment lui fût un grand sujet de mérite plus tard, car elle sut en tirer profit pour la gloire de Dieu, par un détachement vraiment religieux.

Elle n'avait pas encore fait sa première communion, lorsque Dieu qui la voulait toute à Lui se plût à regarder son âme pour l'attirer vers les choses d'en haut et la détourner de celles de ce monde vain et périssable pour lequel elle n'eût jamais aucun attrait.

Sa fidélité à cette première grâce fût pour elle la source de bien d'autres, c'est ainsi que jeune encore elle comprit les charmes de la solitude et aimait à dire que le silence qu'elle y trouvait, l'aidait à penser à Dieu et à garder la paix de son âme.

Comprenait-elle donc déjà le prix de ce bien si grand et si inestimable ?... Nous ne saurions le dire, car notre chère soeur parlant peu, nous avons peu à raconter de ses jeunes années, mais ce qu'il y a de vrai, c'est que la grâce était en elle et que le Saint - Esprit possédait déjà son coeur d'enfant.

Elle perdit sa mère â l'âge de douze ans et sentit toute la grandeur de cette perte. Son père sans cesse occupé aux travaux du dehors, ne pouvait comprendre ni saisir comme le coeur maternel, tous les soins que réclamait son jeune âge pour développer en elle toutes les qualités du coeur, mais la divine Providence qui veillait sur cette chère enfant avait placé sur ses pas un guide sage et éclairé qui eût pour elle les sollicitudes d'une mère, la soutînt dans ses bonnes résolutions, acheva ce travail de formation et l'aida puissamment à persévérer dans son désir de marcher dans la voie de la perfection.

Ce prêtre pieux et zélé eût le bonheur de verser son sang' pour la foi, au moment de la persé­cution, Agnès puisa donc dans les conseils de ce coeur ardent et généreux toute la sève de la vie chrétienne que l'on trouvait alors avec tant de force dans ces âmes d'élite. Elle grandit sous cette ferme direction et devint bientôt dans la chrétienté une jeune tille modèle. La grâce de sa vocation s'étant montrée plus clairement à son âme elle sentit bientôt le besoin de s'en ouvrir à son père, pour suivre la voix intérieure qui l'appelait, fuir les créatures et ne vivre que de Dieu seul, mais nous l'avons dit, Agnès était entourée de l'affection des siens, son père surtout 1 adulait; obtenir son consentement n'était pas chose facile, malgré ses sentiments sincèrement pieux, il ne voulût pas entendre parler de séparation. La chère enfant se résigna et attendit en paix l'heure de Dieu qui ne tarda pas à sonner. Elle avait alors dix-sept ans.

A cette époque une épidémie de choléra envahit en peu de temps toute la chrétienté de Bai- xan et fit bien des victimes, Agnès en fut atteinte à la grande désolation de sa famille, sans espoir de guérison, elle avait déjà reçu tous les secours de la Ste Eglise et se préparait à aller jouir de son Dieu; de son côté, son père profondément affligé, ne pensait plus qu'à offrir son douloureuse sacrifice, lorsque cet homme de foi, subitement éclairé d'une lumière d'en haut, comprit que la mort de sa chère enfant était un châtiment dû aux empêchements qu'il mettait à sa vocation.

Alors sans hésiter, prenant une généreuse résolution, il promit fermement, si elle guérissait, de la laisser librement suivre la voie tracée par la main divine. Dieu se servit de ce moyen pour faciliter la vocation de la jeune fille; aussitôt la promesse faite, le mal diminua, les craintes disparurent et en peu de jours, notre chère malade fût entièrement guérie à la grande consolation de tous ceux qui l'aimaient tant           •> .

Deux membres de sa famille si chrétienne montrèrent plus tard la même générosité que son père en offrant à Dieu, deux de leurs enfants. Ils sont aujourd'hui prêtres et édifient l'Eglise de leurs exemples, comme notre chère Soeur nous a édifiées nous mêmes pendant de si longues années.

Notre Carmel n'étant pas encore établi à Saigon, Agnès, alors âgée de dix - huit ans, dût se décider à entrer dans un couvent annamite, attendant l'heure où il lui serait permis de franchir les portes d'un cloître -qu'elle appelait de tous ses voeux. Son père spirituel dont nous avons parlé plus haut, lui en avait souvent décrit la beauté, la grandeur et la sainteté, aussi son âme ne vivait-elle que du souvenir de ces récits, espérant en l'avenir.

Trois ans plus tard, c'est à dire en 1861 époque à laquelle se fit notre fondation, lorsqu'elle entendit parler de notre Carmel, sa joie et sa reconnaissance envers Dieu ne connurent pas de bornes : elle communiqua aussitôt son désir à ses supérieurs, dont elle avait déjà, su malgré son jeune âge, gagner toute l'estime et toute la confiance; à cause de cela même, ils n'accédèrent à sa demande qu'après un long temps d'épreuves, espérant la garder au milieu d'eux.

Ses anciennes compagnes de religion qui l'aimaient beaucoup, avaient coutume de dire de notre chère Soeur qu'elle était si mortifiée et gardait son âme toujours si pure, qu'elles la croyaient en état de pouvoir se présenter à la Sainte Table à quelque heure que ce fût, cette disposition étant la meilleure de toutes les préparations, pour s'unir au Coeur divin de Jésus au Saint-Sacrement-

Après un an d'attente, elle fut présentée à notre bien-aimée et si regrettée Mère Philomène de ' vénérée mémoire, qui la reçut avec bonheur; tout parlait en sa faveur. Notre chère soeur fût toujours ce qu'elle se montra alors, humble, modeste, amie du silence et du recueillement, selon le témoignage de notre bien aimée Mère, ma soeur Fébronie ne perdait jamais de vue la présence, de Dieu, son âme unie à lui, ne cherchait, ne désirait que lui seul; si elle rencontrait quelque chose qui pût l'en détourner, hochant doucement la tête, elle se disait à elle-même: " Ce n'est pas le Seigneur cela et je suis venue ici pour le trouver et le suivre de plus près ", cette pensée lui servant de reproche, elle y trouva toute sa vie force et soutien dans ses moments de combat; ce lui fût toujours un stimulant pour conserver la paix de son âme, même au milieu ides préoc­cupations et contradictions que le bon Dieu lui a souvent ménagées pour augmenter ses mérites et la rendre plus agréable à ses yeux.

Avec de telles dispositions, on fut heureux après les épreuves d'usage, (sagement prolongées ici, pour nos chères soeurs annamites) de lui donner le Sfc Habit de notre Ordre; plus tard, elle fit également sa profession dans des sentiments remplis de piété et de foi.

Très adroite en toutes sortes de travaux, elle nous a rendu de grands services par son dévoue­ment et son activité, s'acquittant de tout avec une bonne volonté sans égale et cela en toutes circonstances.

Employée successivement dans les différents offices de la maison, elle y a toujours montré, beaucoup de zèle, de régularité, de bonté et de douceur, particulièrement à la Provisoirerie où sa charité ingénieuse pour chacune de ses soeurs l'a fait apprécier et aimer de toutes.

Notre bonne soeur aimait à passer inaperçue aux yeux de ses soeurs, mais la vertu quelque voile qu'elle emprunte se découvre toujours; déplus, les actions de notre chère soeur étaient accompagnées de tant de simplicité qu'il était facile de la reconnaître partout.

Un petit trait ma Révérende Mère, vous en donnera un exemple : aux approches des fêtes, toujours désireuse de chercher ce qui pouvait faire plaisir à sa mère prieure, elle conçut une année, le projet de faire en grandeur naturelle la peinture de notre vénérée Mère Philomène.

Projet bien insensé et plein de présomption, il s'en était rien cependant,.sa simpli­cité était trop connue pour cela Elle se mit donc à l'oeuvre, employant à ce travail, sinon beaucoup de temps, du moins beaucoup de coeur et essaya de reproduire les traits de sa bion- aimée Mère, Elle fit de son mieux disons le, mais ne réussit qu'à ses yeux seulement; il eût été difficile pour ne pas dire impossible d'y reconnaître notre bonne Mère: notrec hère soeur n'était pas peintre, il faut l'avouer, elle agît uniquement par son coeur et non par son talent.

Le jour de la Fête arriva, la merveilleuse peinture parut aussi triomphante, surmontant tous les autres objets; ma Soeur Fébronie exposa son tableau dans toute la simplicité et la joie de; son coeur filial, mais son chef-d'oeuvre n'eût pas tout le succès désirable, cependant, s'il n'excita pan l'admiration, il eût du moins l'avantage de produire la plus franche gaieté parmi toutes ses soeurs, notre bonne Mère elle-même rît beaucoup, quoique fort touchée malgré tout de cette attention, car elle avait compris le secret du coeur de son enfant, elle lui en témoigna toute sa reconnaissance.

Notre chère Soeur était satisfaite; elle ne cherchait pas les applaudissements, mais elle avait désiré faire plaisir à sa bonne Mère, elle pensait avoir réussi, cela lui suffisait.

Très unie à ses supérieurs, d'une obéissance prompte et facile, on pouvait se servir d'elle en toutes circonstances; quand sa Mère prieure avait parlé, elle répondait invariablement cette parole qui nous- édifia si souvent " Bonne Mère, comme vous voudrez, je suis prête à tout ".

C'est surtout au mois d'Octobre dernier que nous pûmes admirer sa vertu et son esprit de foi; voulant la mettre à la sacristie et sachant qu'elle était déjà fatiguée, nous lui demandâmes si elle avait assez de force pour cela. " Bonne Mère, vous vous inquiétez de ma santé?... nous dit-elle, mais si vous le voulez, le bon Dieu m'en donnera la grâce, votre volonté est pour moi la mani­festation claire de la sienne, et je ne désire pas autre chose" Chère bonne soeur, nous ne nous doutions pas alors, que ce changement était vraiment l'oeuvre de la main divine qui voulait la purifier davantage et l'aider à terminer sa couronne par mille occasions de mérites, où elle ne montra jamais que sa patience et sa grande vertu. Si elle avait compris le secret de savoir se plier à tous les caractères, elle avait surtout compris celui de savoir souffrir en silence, sans jamais se plaindre.

Jusque là, notre bonne soeur avait eu le bonheur et la consolation de pouvoir ! se conformer à tout ce que prescrit notre sainte Règle, sans que sa santé en parût ébranlée; cependant, depuis le commencement de l'année nous remarquions en elle, un affaiblissement qui, malgré tout trahis­sait son silence et son désir d'aller jusqu'à la fin, disait elle. Nous lui fîmes alors prendre du repos et des soulagements, espérant vraiment la voir se remettre assez pour nous édifier encore longtemps de ses exemples. Dieu en avait décidé autrement ! Vers la fin du mois de Mai de cette année, une épidémie d'influenza, presque semblable à celle qui nous éprouva si douloureusement il y a deux ans, pénétra de nouveau dans la communauté et rendit presque toutes nos soeurs annamites malades en même temps : notre bien chère Soeur Fébronie atteinte une des premières, fut la victime choisie par Dieu, elle resta deux mois malade seulement.

Sa maladie s'est écoulée comme sa vie, dans le silence et la mortification, ne demandant rien, ne refusant rien, elle a fidèlement pratiqué à l'infirmerie ce point de nos constitutions : elles montreront en maladie, la vertu qu'elles auront acquise en santé.

Rien dans son état ne pouvait nous faire prévoir une fin si prompte, cependant, au commen­cement du mois de juillet, la trouvant plus fatiguée, nous fîmes appeler de nouveau le" médecin annamite qui soigne nos bonnes soeurs, il nous conseilla alors de la faire administrer sans retard craignant un étouffement qui pouvait nous l'enlever subitement.

Sans attendre davantage nous fîmes tout préparer, pendant qu'on allait prévenir notre Père confesseur si dévoué pour nous.

Il vint aussitôt et lui administra le Sacrement de l'Extrême-onction, elle avait communié le matin au choeur, elle ne reçût donc le St Viatique que le lendemain seulement, elle eût encore ce bonheur plusieurs fois avant sa mort, dernière consolation que nous sommes heureuse d'avoir pu lui procurer selon son désir. " Je n'ai faim et soif que de mon Jésus, nous disait-elle je suis si heureuse les jours où j'ai le bonheur de le recevoir " Dans ces heures toujours si longues pour une pauvre malade sur un lit de douleur, nous lui demandâmes si elle offrait ses souffrances à Notre Seigneur et si elle les supportait en union avec Lui " Il n'y a ici que mon corps, nous répondit elle, mon coeur est toujours près, de jésus au Très Saint Sacrement, je ne puis penser à autre chose, c'est là, ma seule force maintenant ", et à une de nos jeunes soeurs allant la voir peu de jours après et lui demandant un conseil pour sa perfection, elle lui dit : "ne vous inquiétez pas de ce qu'on peut faire ou dire autour de vous, cherchez le Seigneur seulement et avec Lui vous aurez la paix. Qu'est-ce que tout le reste. Le bon Dieu sait tout, possède tout, Lui seul peut nous donner la joie" Ces quelques mots résument bien la vie toute entière de notre chère Soeur, elle a cherché - Dieu en tout et elle s'est toujours détournée autant qu'elle a pu de tout ce qui pouvait l'en éloigner, elle a vécu de renoncement et de mortification, dans ces dispositions, la pensée de la mort ne pouvait l'effrayer, car elle lui faisait entrevoir la consom­mation de cette union éternelle dont elle avait si bien fait l'étude ici-bas, elle vit donc approcher l'heure de la délivrance avec bonheur.

La veille de la Fête de Notre Dame du Mont Carmel, anniversaire de sa sainte profession, elle avait eu le bonheur de recevoir le matin la Ste Communion, sa journée se passa toute entière en action de grâces; elle était confondue nous disait-elle, de toutes les bontés du Seigneur envers elle ... A partir de ce moment, la maladie faisant des progrès inquiétants, nous ne voulûmes pas attendre davantage pour lui faire réciter les prières du Manuel, nous réunîmes alors la commu­nauté pour lui procurer cette dernière consolation dont elle nous témoigna toute sa reconnais­sance. Nous ne pensions pas qu'elle passerait la journée du lendemain, cependant elle put encore recevoir Notre Seigneur ce jour là, dernière nourriture que son âme reçût comme le pain du voyageur. Nous avions fait dresser près de son lit, un petit autel sur lequel était une statue de la ste Vierge, afin qu'elle put contempler les traits aimés de sa bonne Mère du ciel pour la fêter avec nous en ce beau jour de sa fête. Nous lui dîmes alors que nos soeurs et nous la remplacerions au choeur pour gagner des indulgences, elle nous en remercia beaucoup et nous édifia encore par ses sentiments de plus en plus remplis de confiance et de piété.

Sa mort fut sans agonie, calme et paisible comme l'avait été sa vie toute entière, elle conserva sa pleine connaissance jusqu'à la fin et rendit son âme à Dieu le lendemain à une heure du matin, si doucement, que nous pûmes à peine saisir son dernier soupir, plusieurs de nos soeurs et nous présentes

Le Saint Sacrifice de la Messe fût offert dès le matin, pour le repos de son âme et aussitôt après les heures on l'exposa au choeur; sa figure calme et souriante sur laquelle toute trace de souffrance avait disparu, semblait vraiment nous dire que son âme jouissait déjà de la béatitude éternelle.

Cependant comme il faut être si pur pour être admis dans la céleste Patrie, nous vous prions ma Révérende Mère de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre St Ordre, d'autant plus fraternellement que nos chères soeurs annamites ne manquent jamais de dire tous les offices de Morts demandés par les circulaires, malgré la difficulté qu'elles ont à lire le latin.

Veuillez, ajouter par grâce, une communion de votre fervente communauté, l'indulgence des six Pater et celle du Chemin de la Croix, objet de la dévotion assidue des annamites.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce d'être en union de vos saintes prières, avec un profond respect, ma Révérende et très honorée Mère.

Votre très humble Soeur et servante

Sr Marie de Jésus

r. C. i.

De notre Monastère du Carmel St Joseph à Saigon (Cochinchine) le 24 Juillet, 1897.

Retour à la liste