Carmel

24 février 1889 – Aix

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur dont la volonté toujours adorable a été de nous associer à sa douloureuse passion, le jour où nous célébrions la fête de son agonie au Jardin des Oliviers, en nous demandant le sacrifice de notre chère soeur Cloé-Antoinette-Marie des Anges du Saint Sacrement, professe et doyenne de notre Communauté. Elle était âgée de 77 ans, 1 mois, 2 jours ; et de religion 48 ans, 8 mois.

Notre chère soeur naquit à Saint-Maximin, petite ville de notre diocèse à cette époque, le 17 janvier 1812. Elle eut le malheur de perdre sa mère à l'âge de trois ans ; déjà elle était orpheline de père. Dès sa plus tendre enfance notre chère soeur eut à porter la croix ; car qui peut remplacer la tendresse et les soins d'une mère chrétienne, toute dévouée à ses enfants? Notre petite Cloé ne connut jamais les douceurs de la vie de famille ; elle eut beaucoup à souffrir d'être privée si jeune de ses excellents parents.

Après la mort de sa mère, elle fut envoyée chez un de ses oncles ; mais on ne s'occupait guère de la pauvre enfant dans cette maison. On était ému de compassion quand notre bonne soeur racontait les détails de ses premières années. Elle avait un caractère difficile, colère même ; on ne savait ni la com­prendre, ni la corriger, et son coeur si bon souffrait beaucoup.

Quand elle fut un peu plus grande, on la mit en pension chez une ancienne ursuline qui appartenait à la secte des illuminés. Quel danger pour l'âme de la petite Cloé ! Mais Dieu qui veille d'une manière particulière sur les orphelins ne permit pas qu'elle reçût aucune mauvaise impression. La maîtresse, quoique hérétique, laissait apprendre le bon catéchisme à ses élèves, et notre petite espiègle ayant remarqué qu'elle n'allait jamais à l'église, criait bien haut en apprenant sa leçon : "Hors de l'Église il n'y a pas de salut." Ce qui fâchait beaucoup l'institutrice qui répondait qu'elle n'était pas hors de l'Église, qu'elle portait l'Église dans son coeur.

 

Plus tard elle passa quelques années avec ses frères et sa soeur chez d'autres parents qui, plus intéressés que dévoués, leur donnaient à peine le nécessaire pour vivre. Cloé voyant que son frère n'avait pas de quoi satisfaire son bon appétit, se privait d'une partie de ses repas pour la lui donner, assurant que le peu qu'elle prenait lui suffisait. Cela montre bien son bon coeur.

Elle était naturellement portée vers la piété ; toute sa vie elle n'a cherché qu'une chose : de mieux aimer et de mieux servir le bon Dieu. Cependant elle s'opposa toujours à la vocation de sa soeur qui voulait se faire religieuse, comprenant qu'elle n'avait pas assez de santé pour observer une règle. En effet, elle tomba bientôt dans une maladie de langueur, dont elle supporta cependant les longues souffrances avec beaucoup de patience, et fit la mort d'une sainte. Notre chère Cloé l'avait soignée avec beaucoup de tendresse et de dévouement.

Après la mort de sa soeur, son frère aîné, qui était militaire et faisait partie de la Garde Royale, finit ses années de service et obtint une très bonne place comme homme d'affaires dans un grand château. Notre chère soeur l'y suivit et ce fut là son meilleur temps dans le monde.

Cependant depuis longtemps l'appel divin se faisait entendre au fond de son coeur, notre bonne Cloé désirait se donner toute à Dieu ; mais personne ne voulait croire à sa vocation. Sa soeur lui disait : « Vous n'avez jamais su obéir et vous voulez vous faire religieuse ! » Elle se convertit à l'époque d'une mission et ne pouvait s'empêcher de pleurer quand elle parlait du bonheur qu'elle éprouva après sa confession générale et des grâces qu'elle reçut à la sainte communion. Dès lors sa résolution est prise ; elle se fera carmélite. Dans ce but elle vint passer quelque temps à Aix pour mieux étudier sa vocation, chercher un bon directeur et se mettre en rapport avec le Carmel. On lui disait qu'elle était obligée de rester auprès de son frère, tant qu'il n'était pas établi, qu'il avait besoin d'elle. Sa santé aussi était bien ébranlée par les souf­frances de coeur, les privations qu'elle avait supportées et, disons-le, par des imprudences de tous genres. Tout cela ne la découragea pas, elle s'occupa sérieusement de marier son frère, mais sans pouvoir réussir, car ce jeune homme se trouvait heureux avec sa soeur, et ne voulait pas changer de position.

Les années s'écoulaient cependant, elle avait 28 ans, et les mêmes motifs la retenaient encore dans le monde. Dieu se servit, pour briser ses liens, de notre chère soeur Marie de Jésus, son intime amie, qui venait d'entrer dans notre Carmel. La nouvelle postulante se trouvait si heureuse qu'elle écrivit à Cloé pour l'engager à venir partager son bonheur. Le conseil fut suivi ; celle-ci confia l'avenir de son frère à la divine Providence et entra dans notre monastère le 18 juin 1840, le jour de la Fête-Dieu. Elle fut reçue par la Mère Elisabeth, de sainte mémoire, qui lui donna le nom de soeur Marie des Anges du Saint-Sacrement.

D'autres épreuves l'attendaient au Carmel. Sa santé, il est vrai, se fortifia, elle put observer notre sainte règle dans toute sa rigueur ; mais elle avait tant de difficultés pour lire le latin et aider au choeur, qu'on pensait sérieusement à la renvoyer. Combien de fois n'a-t-elle pas été sur le point de sortir! La Mère

Elisabeth, alors Prieure, et la Mère Marie de la Conception, si connue dans notre saint Ordre, sa maîtresse de noviciat, ne croyaient pas pouvoir lui faire faire profession. La pauvre postulante se désolait, elle aimait tant sa vocation ! Elle aurait mieux aimé mourir que sortir, et sans cesse on lui disait qu'on allait la mettre dehors! Enfin nos Mères se laissèrent toucher; elle avait tant de bonnes qualités ; l'esprit essen­tiellement religieux, une si grande bonne volonté ; au bout de treize mois on lui donna le saint habit, le 17 juillet 1841. Rien ne peut exprimer quelle fut sa joie. Une grâce longtemps attendue est plus appréciée. La première nuit après sa voilure son bonheur était si grand qu'elle ne pouvait dormir; elle portait la main a la tète pour bien s'assurer qu'on lui avait coupé les cheveux, que ce n'était pas un rêve; elle prenait son saint habit sur son lit, le baisait avec dévotion ; elle ne pouvait croire à tant de bonheur d'être enfin revêtue des saintes livrées du Carmel.

Son temps de probation fut aussi prolongé: ce ne fut que le 29 octobre 1842 qu'elle fit profession.

Toutes ces épreuves furent très utiles à notre chère Soeur Marie des Anges. Elle parvint à dire très bien le saint Office ; toute sa vie elle l'a récité avec beaucoup de dévotion ; elle regardait comme un grand hon­neur d'avoir un office à remplir au choeur ; le bon Dieu lui accorda même la grâce de comprendre assez bien le latin.

Toutes ses vertus religieuses furent établies sur un solide fondement. On voyait en elle le type parfait d'une vraie Carmélite. Nous aurions voulu ne voir jamais mourir cette bonne Soeur, afin de pouvoir la donner toujours pour modèle aux jeunes novices.                                                                                  

Elle avait conservé dans sa vieillesse cet esprit d'enfance, cette naïve simplicité qui conviennent si bien à une bonne religieuse. Quel respect pour ses prieures, quoique plus jeunes qu'elle! Comme elle nous a édi­fiée par son humble soumission! Elle tenait beaucoup à tous les anciens usages, et cependant, quand le nouveau cérémonial est arrivé, elle a accepté les divers changements non seulement avec soumission, mais même avec entrain. Elle nous donnait des leçons, en récréation, sur la manière de faire les génuflexions, d'annoncer les antiennes, de faire les saluts, etc.. Elle était vraiment amusante.                          

Sa dévotion envers la Très Sainte Vierge était touchante. Elle était chargée d'une statue de l'Imma­culée Conception que nous avons dans les cloîtres; elle l'ornait avec beaucoup de zèle. C'étaient toujours dé nouveaux bouquets, de nouvelles couronnes ; elle en avait de particulières pour chaque fête ; elle venait demander conseil pour ce qui convenait le mieux ; c'était pour elle une affaire importante. Elle avait le même zèle pour tous nos ermitages et surveillait les Soeurs qui en avaient soin, afin qu'ils fussent parés avec goût.

Ma Soeur Marie des Anges a été employée à peu près dans tous les offices. Pendant plusieurs années, elle fut chargée des pains d'autel; elle passait souvent à cet emploi une partie de la nuit. Elle fut successive­ment sacristine, provisoire, infirmière, portière et enfin lingère. Elle avait beaucoup d'ordre, beaucoup de dévouement, son bonheur était de rendre service à ses Soeurs, de faire quelque chose d'utile pour sa chère Communauté.

Depuis quelques années elle était devenue bien sourde ; elle portait cette infirmité avec une grande rési­gnation, malgré les nombreuses privations qu'elle lui imposait. Elle n'entendait plus les instructions, mais le bon Dieu, pour la dédommager, lui faisait trouver beaucoup de goût dans la lecture. Elle nous racontait, en récréation, les traits édifiants qu'elle avait lus. Son heureuse mémoire et sa naïveté la servaient très bien en cela ; il y avait vraiment du plaisir à l'entendre.

Ma Soeur Marie des Anges était bien fidèle chaque année à faire sa grande retraite de dix jours ; mais dans la dernière qu'elle a faite, au mois d'octobre, Notre-Seigneur lui a accordé beaucoup de grâces. Malgré son âge et les infirmités inséparables de la vieillesse, elle faisait chaque jour ses quatre heures d'oraison et tous les autres exercices. Elle venait très fidèlement nous rendre compte de ses dispositions intérieures, de ses bonnes résolutions comme l'aurait fait une jeune novice. Elle voulait, disait-elle, se préparer sérieuse­ment à la mort.

Sa santé était cependant bien bonne, et sa forte constitution nous faisait espérer de la conserver encore quelques années ; mais tels n'étaient pas les desseins de Dieu. La communauté fut atteinte, il y a trois semaines, d'une forte épidémie de grippe, ma Soeur Marie des Anges en fut prise ; elle fut très souffrante dans la nuit du dimanche au lundi 18 février ; le matin cependant elle se leva encore. Monsieur notre mé­decin, que nous fîmes appeler, nous dit que, vu son grand âge, son état pouvait devenir grave, mais qu'il n'y avait pas de danger pour le moment ; qu'il n'était pas nécessaire qu'elle gardât le lit. Elle est encore descendue le même jour pour le dîner. A 2 heures, un Révérend Père Jésuite, notre confesseur extra­ordinaire, en qui notre chère Soeur avait beaucoup de confiance, vint la confesser à la grille de l'infirmerie; elle dit ensuite Vêpres et Complies ; peu après, nous la trouvâmes cependant si fatiguée, que nous l'empê­châmes de réciter Matines, et nous la fîmes coucher. Notre Père Supérieur vint la voir à 5 heures, et décida de la faire administrer tout de suite. Notre chère malade accepta volontiers. Oh ! que Dieu est bon pour ceux qui se confient en Lui ! Ma Soeur Marie des Anges avait toujours redouté ce terrible passage du temps à l'éternité ; elle n'en parlait qu'avec effroi, et quand on lui annonce qu'il faut se préparer à recevoir les derniers Sacrements, elle reçoit cette nouvelle avec le calme le plus parfait !

A 7 heures, Monsieur l'Aumônier et notre digne Supérieur étaient là avec le Saint Viatique et l'Extrême-Onction ; l'indulgence plénière lui fut aussi donnée, elle avait parfaitement sa connaissance. Dans la soirée, nous l'entendions prier. Mais vers minuit elle entra en agonie ; nous récitâmes alors les prières du Manuel et, trois quarts d'heure après, cette âme si pure s'envolait en paix dans le sein de Dieu, la Mère sous-prieure, les Infirmières et Nous présentes. Sa dépouille mortelle ne causait aucune frayeur ; son visage était souriant, ses traits avaient une expression de bonheur qui faisait du bien à voir.

Dans l'après-midi, nous l'exposâmes au Choeur. Le lendemain, Monsieur notre Aumônier et les Prêtres du Petit Séminaire eurent la bonté de chanter la Messe, et d'entrer ensuite dans la clôture pour l'enterre­ment. D'autres Ecclésiastiques se joignirent à eux et formèrent un nombreux Clergé.

Nous avons trouvé, avec le papier des voeux de ma Soeur Marie des Anges, le billet suivant:

« Je me donne à Dieu pour être victime pour tous les besoins de la sainte Église, pour la conversion des pécheurs et le salut de mes frères. Que rendrai-je au Seigneur pour tous les bienfaits dont il m'a comblée? Je prendrai le calice du salut tous les jours de ma vie. Amen. Amen. (22 août 1861). »

 

Nous avons la confiance que notre chère Soeur Marie des Anges a été favorablement reçue du Souverain Juge ; mais il faut être si pur pour entrer au Ciel, que nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre: par grâce une Communion de votre Communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, et toutes les prières et bonnes oeuvres que votre charité vous inspirera de lui appliquer. Elle en sera très reconnaissante ainsi que Nous, qui avons la grâce d'être, dans les Coeurs de Jésus et de Marie,

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Votre très humble Servante, Soeur MARIE-BEATRIX DE JÉSUS,

Religieuse Carmélite indigne.

De notre Monastère de Sainte-Madeleine au désert, de l'Assomption de la Sainte Vierge, de notre Sainte Mère Térèse des Carmélites d'Aix (B.-du-Rh.), ce 24 février 1889.

 

AIX. — Imprimerie J. NICOT, 16, rue du Louvre. — 9142.

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