Carmel

24 avril 1896 – Oloron

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble Salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, dès 16 matin du jour où l'Église nous fait lire à la messe l'Evangile du Bon Pasteur, a enlevé à notre religieuse et filiale affection notre vénérée et bien aimée Mère St-Michel de Jésus, professe de notre monastère. Elle avait 78 ans, 5 mois et 4 jours d"âge, et 60 ans, 6 mois et 20 jours de vie religieuse.

Notre vénérée Mère a plusieurs fois exprimé le désir qu'on ne lui fit de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre St-Ordre. Tout en respectant ce désir de son humilité, nous ne pouvons, ma Révérende Mère, nous priver de la consolation de vous dire, quoique brièvement, ce que notre chère Mère fut pour notre communauté, et le parfum de douceur, de charité, qu'elle a laissé parmi nous. Sa vie, riche en mérites, s'est écoulée tout entière cachée en Dieu, avec Jésus-Christ, unique objet de son amour, malgré les charges qu'il plut au Seigneur de lui confier. Nous sentons vivement le coup qui nous frappe ; c'est une mère et un modèle que nous pleurons, un type parfait de la vraie religieuse.

Notre chère Mère St-Michel naquit dans notre ville d'une famille honorable et très chrétienne. Dès ses premières années, on put remarquer en elle beaucoup de candeur, de docilité, et des dispositions précoces à la piété ; qualités précieuses qui, plus tard, devaient faire de notre bonne Mère une parfaite carmélite. Le monde n'eut jamais d'attrait pour elle. Elle ne connut que les joies de la famille, et les suavités que l'Ame fidèle trouve dans la pratique de la vertu.

Nous ignorons, ma Révérende Mère, si ce fut le jour de sa première communion que Jésus lui fit entendre le Veni, qui devait à jamais lui attacher son coeur. Ce qui nous porte à le croire, c'est que, le jour de sa confirmation, le vicaire de la paroisse qui était son directeur la désigna à Monseigneur comme une future carmélite.

Notre monastère était à peine fondé depuis deux ans quand notre chère Mère St-Michel, âgée de 18 ans, vint se présenter à notre Révérende Mère Dosithée, de pieuse mémoire. Ses bonnes dispositions, jointes à une excellente santé, lui eurent bientôt obtenu la laveur tant désirée. La jeune aspirante faisait son entrée dans notre Carmel, le 29 septembre 1835.

Notre chère Mère se mit à l'oeuvre avec ardeur. Tout lui plaisait dans la vie religieuse et son sourire habituel dévoilait la joie et les transports de son âme. Admise au noviciat, où déjà plusieurs sujets l'avaient devancée, elle rivalisait de ferveur et de régularité avec ses compagnes, et ce fût à la grande satisfaction de la communauté qu'elle fût reçue, après les épreuves ordinaires, au St Habit et à la profession. Le jour qui l'unit indissolublement à Dieu tut le plus heureux de sa vie; et, lorsqu'elle prononça ses voeux au chapitre, ce ne ut que le renouvellement de ceux que, dès le matin, elle avait fait au Seigneur dans 1'intime de son âme.

Dès ce moment la vie de notre chère Mère ne fut qu'une ascension toujours croissante dans la perfection. Humble, modeste, silencieuse, recueillie, elle remplit avec perfection les offices qui lui furent confiés. Son âme pure, simple, droite, ne trouvait pas d'obstacles à l'union intime avec Dieu. Sa vie était un avant goût du ciel. Aussi, notre ancien Supérieur, qui avait toute sa confiance, ne l'appelait-il que la bienheureuse. A une fidélité sans bornes, notre chère Mère joignait une grande délicatesse de conscience. La plus légère faute gênait son âme, et elle aimait à se plonger le plus souvent possible dans le bain salutaire de la Pénitence. Elle en sortait heureuse, pénétrée d'une amoureuse componction, et animée d'une nouvelle ferveur.

Son attrait particulier était l'amour de Notre-Seigneur. L'oraison et la Ste Communion faisaient ses délices, et il était facile de comprendre, à son profond recueillement, à son extérieur tout absorbé en Dieu, l'intime union de son âme avec l'Epoux divin. Elle joignait à l'amour de Notre-Seigneur une tendre dévotion, envers la Très-Sainte Vierge, notre père St-Joseph, et son céleste patron, l'archange St-Michel.

Nous voudrions, pouvoir vous dire, ma Révérende Mère, le profond respect et l'esprit de foi qui animaient notre vénérée Mère dans ses rapports avec nos dignes supérieurs. Elle avait avec eux la candeur du jeune âge. Son esprit de foi s'étendait sur tous les prêtres, quelle vénérait, et en qui elle aimait k voir Notre-Seigneur lui-même.

Les épreuves de l'Eglise, les souffrances du St Père et l'état de notre pauvre France, trouvaient dans son âme un écho sympathique. Que de prières sont montées de son coeur vers le ciel ! Que de souffrances et de privations offertes pour obtenir la fin de nos maux.

Les dispositions intérieures de notre chère Mère St-Michel, unies aux qualités du coeur et de l'esprit dont le bon Dieu lavait douée, la firent choisir, jeune encore, par la Révérende Mère Dosithée pour maîtresse des novices, charge dont elle s'acquitta avec tact, prudence et une douce fermeté. La charité fut toujours sa vertu prédominante. Elle s'oubliait elle-même, et veillait attentivement sur les besoins spirituels et corporels de ses chères novices, dont elle eut bientôt acquis l'affection et la confiance. Elle sut en profiter pour les attirer après elle Notre-Seigneur, dont l'amour absorbait tous les sentiments de son coeur, et pour inculquer à ces jeunes plantes les vrais principes qui font les âmes fortes et généreuses.

En 1846, les élections devant avoir lieu, notre chère Mère eût le pressentiment que l'on penserait peut être à elle pour la charge de sous-prieure. Troublée par cette pensée, elle alla trouver la mère Dosithée, lui ouvrit son coeur avec simplicité, et lui fit part de ses appréhensions. Celle-ci, après l'avoir entendue, se contenta de lui faire un signe de croix sur le front et lui dit: Soyez bien tranquille, le bon Dieu choisira lui-même son élue. Le moment étant venu, notre chère Mère eut la douleur de voir ses appréhensions réalisées, et ce ne fut pas sans peine qu'elle s'abandonna au bon plaisir de Dieu. Sa profonde piété, son esprit de régularité, et la douceur de son caractère parurent avec plus d'éclat pendant les six années qu'elle occupa cette charge. Elle soutenait le choeur de sa voix juste et mélodieuse, et elle fut pour la Révérende Mère Elie une précieuse auxiliaire.

La fondation du Carmel de Bayonne, depuis longtemps projetée, était sur le point de s'effectuer. La Révérende Mère Dosithée, qui achevait ses six années de priorat dans notre Carmel, était choisie pour être à la tête de la petite colonie. Il fallut procéder aux élections et le choix de Dieu tomba sur notre chère Mère St-Michel pour la charge de prieure. C'est alors ma Révérende Mère, que le coeur de notre chère Mère s'ouvrit tout entier à la charité. Le soin les âmes qui lui étaient confiées absorbait tous ses moments. Sa parfaite abnégation d'elle- même se montra dans tout son jour. Elle remplit les importants devoirs de sa charge avec simplicité, faisant toujours paraître dans ses actes une profonde sagesse, un jugement solide, un tact exquis, et une finesse d'esprit plus qu'ordinaire, avec beaucoup de bonté, de douceur et do dévouement. Elle possédait vraiment le coeur de toutes ces filles, qui aiment à redire le bonheur que goûtèrent leurs âmes, sous sa maternelle direction. Elle reproduisait dans sa conduite les traits du Bon Pasteur, et sa mort, arrivée le dimanche où Notre-Seigneur nous dépeint dans l'Evangile la charité et les tendres sentiments de son propre coeur, nous est un garant qu'il a voulu, en ce jour, récompenser cette bergère fidèle et vigilante, qui, pendant plus de vingt ans, a nourri d'une doctrine substantielle et soutenu de ses conseils le troupeau qui lui avait été confié.

Notre bonne Mère aimait beaucoup la vie commune. Elle tâchait de nous inspirer l'amour de la règle et de nous prémunir contre cet esprit de ferveur indiscrète, qui, en nous poussant à l'aire des actes de surérogation au-dessus de nos forces, nous, met souvent dans l'impuissance de faire ce que la règle prescrit.

Sa manière de traiter avec les personnes du monde était aussi religieuse, qu'empreinte de bonté, de simplicité et de droiture ; aussi les coeurs des personnes amies de la communauté lui étaient-ils profondément attachés.

Notre vénérée Mère était fortement attachée aux vrais principes de notre Saint Ordre, et se tenait intimement unie à notre premier couvent de Paris, rue d'Enfer, où l'esprit primitif s'est si bien conservé sans altération. Elle avait une affectueuse vénération pour notre cher Carmel de Toulouse, d'où sortirent les Mères fondatrices de notre Carmel. Ses sentiments, elle les a faits passer de son coeur dans les coeurs de ses filles, qui les garderont fidèlement.

La santé de notre bonne Mère Saint-Michel s'est longtemps soutenue. Elle a pu pendant 28 ans, garder l'abstinence et le jeûne sans interruption, ce qui, joint à la disposition ordinaire de son âme, toujours unie à Notre-Seigneur, lui rendait tout facile et agréable. Il manquait cependant un trait à cette âme d'élite pour la rendre plus conforme à son divin Époux. Notre-Seigneur la toucha de sa croix, et ce dernier coup de pinceau acheva son oeuvre en elle. Avant la fin de son second triennat, notre chère Mère fut atteinte de la fièvre typhoïde : son état nous donna des craintes, mais nous eûmes la consolation de la voir surmonter cette première épreuve. Elle nous était conservée ; mais, désormais, sa santé ébranlée et chancelante ne lui permit que rarement de garder notre sainte règle. D'abondantes sueurs venaient souvent la fixer à l'infir­merie, et ses forces diminuaient sensiblement. A cet état, vint se joindre il y a quelques années une infirmité qui la rendit extrêmement lourde, engorgea son coeur et lui causa une oppression habituelle qui ne lui permettait plus le moindre exercice. Le Seigneur lui demanda peu à peu l'immolation de tout ce qui fait la vie de la Carmélite ; la plus pénible fut assurément de ne pouvoir, encore en charge, suivre la communauté, et d'abandonner tout à fait la récitation du saint-office que la faiblesse de sa vue lui rendait depuis longtemps bien difficile. Elle assistait encore quelquefois à nos récréations, malgré la fatigue quelle en éprouvait: tant elle aimait la communauté et se trouvait heureuse au milieu d'elle.

L'année dernière, atteinte comme plusieurs de nos soeurs de l'influenza, nous crûmes un moment qu'elle allait nous échapper. Nous lui finies recevoir les derniers sacrements mais nous eûmes encore cette fois la douce consolation de la voir se relever peu à peu. Elle ne quittait pas cependant l'infirmerie, où nous allions la visiter, chacune à notre tour, pour lui faire partager encore cette vie de famille qu'elle appréciait tant. Elle nous recevait toujours avec son doux sourire, et sa physionomie affable et sereine. Nous sentons notre impuissance à vous dire, ma Révérende Mère, les nombreux sujets d'édification que notre vénérée Mère nous donna pendant ces longues années passées à l'infirmerie. Oublieuse d'elle-même, elle ne pensait qu'aux fatigues de ses chères infirmières, et aux besoins des soeurs qui la visitaient . Toujours douce, patiente, abandonnée au bon plaisir de Dieu, si quelquefois elle exprimait le désir de vivre assez pour voir le triomphe de l'Église, elle revenait bientôt à son acte d'abandon où elle trouvait tout son repos.

Pendant sa longue maladie, les secours spirituels ne manquèrent pas à notre bonne Mère. Notre bon et dévoué Père Supérieur, qui avait toute sa confiance, venait la visiter chaque semaine, lui renouvelait la grâce de l'absolution et lui adressait des paroles qui répandaient la joie et la consolation dans son âme. Chaque semaine aussi, quand l'état de notre chère malade le permettait, notre digne aumônier lui portait la Communion, après laquelle elle soupirait ardemment.

La veille de Noël notre chère Mère nous parût plus affaissée qu'à l'ordinaire. Elle ne put se lever. Nous finies Tenir notre docteur, qui constata un peu de congestion cérébrale. Sa prostration était si grande et son sommeil si profond qu'il nous était difficile de la réveiller pour l'absolu nécessaire. Le surlendemain nous ne punies y réussir malgré tous nos efforts. Le docteur appelé de nouveau jugea à propos de lui faire administrer le sacrement de l'Extrême-Onction. Notre digne Aumônier vint en toute hâte, il étai neuf heures du soir. Noire chère Mère ne s'aperçut de rien et resta ainsi plongée dans ce profond sommeil jusqu'à six heures du matin. Elle revint alors à elle, et nous assura n'avoir éprouvé pendant ce sommeil qu'un bien être indéfinissable. Nous avons eu cette consolation, ma Révérende Mère, que le bon Dieu a épargné à notre bien aimée Mère les souffrances qui ordinairement précèdent la mort. Depuis ce moment notre chère malade n'a quitté le lit que deux ou trois heures. La congestion s'était dissipée lui laissant une extrême faiblesse. Notre bon et si dévoué Père lui continua ses visites ordinaires, qui la rendait si heureuse. Elle s'était confessée la veille du dimanche de Quasimodo et elle avait fait, le lendemain, la Sainte Communion. Vers la fin de la semaine elle fut atteinte d'un rhume qui, depuis quelques jours, sévissait dans la communauté. Elle n'éprouvait pas de souffrances mais une oppression qui la fatiguait.

Samedi, veille de sa mort, craignant que notre vénéré Père ne prit la grippe et se trouvant fatiguée elle-même nous engagea à ne pas le faire entrer. Nous étions loin, ma Révérende Mère, elle et nous, de soupçonner un dénouement si prompt. Le lendemain matin nous la trouvâmes très affaissée. Elle parlait de la mort quelle pressentait. Elle dit à nos Soeurs qui allaient la voir: nous nous eu allons, nous ne sommes pas de ce monde. Je suis bien en paix et heureuse de m'en aller au ciel. Le médecin appelé ne put se rendre aussitôt. Notre chère Mère venait de prendre son petit déjeuner lorsqu'on sonna le second coup de la messe de communauté. Sa chère infirmière resta près d'elle ; elle semblait doucement reposer. Après un instant, ne l'entendant plus respirer, elle s'approche de son lit; un léger soupir lui annonça que son âme s'envolait dans le sein de Dieu. Notre chère Mère avait succombé à l'asphyxie, sans souffrance sans agonie. On vint nous appeler eu toute hâte, et vous pouvez juger, ma Révérende Mère, de notre douleur en apprenant que notre vénéré Mère n'était plus et de nous voir privée de la consolation de recevoir son dernier soupir. Arrivées à l'infirmerie, nous ne pûmes que constater sa mort et réciter avec larmes le Subvenite. Nous sommes certainement sans crainte sur le sort de notre vénéré Mère, mais nous ne laissons pas de regretter qu'elle ait été privée des grâces que la sainte Église nous réserve pour le dernier moment.

Las funérailles de notre bonne Mère ont eu lieu mardi. Un nombreux clergé nous a fait l'honneur d'y assister et nous a témoigné par sa présence sa religieuse sympathie. Toutes les communautés de la ville y étaient représentées par plusieurs de leurs membres. Les parents de notre vénérée Mère et les amis de la communauté sont venus nombreux, témoignant ainsi par leur présence de leur profond attachement pour notre regrettée Mère.

Nous avons la confiance, ma Révérende Mère, que la vie si pure et si bien remplie de notre vénérée Mère, et ses longues infirmités, supportées avec tant de patience et de douce résignation, lui auront mérité un accueil favorable de celui qu'elle a tant aimé ; nous vous prions néanmoins de lui faire au plus tôt les suffrages de notre St-Ordre ; par grâce, une communion de votre sainte communauté, les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater, une aspiration à Marie Immaculée, à notre Père St-Joseph, à notre Mère Ste-Thérèse et à St-Michel, son patron. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons l'honneur de nous dire, au pied de la croix, avec le plus profond respect,

De notre Monastère de St-Joseph des Carmélites d'Oloron-Saintc-Marie, le 24 Avril 1895.

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante,

Sr Marie-Julie Stéphanie des Anges.

 

Carmel d'Oloron-Ste-Marie le 24 avril 1896

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