Carmel

24 avril 1891 – Douai

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Le bon Dieu vient de nous imposer un douloureux sacrifice, en rappelant à Lui notre Révérende et vénérée Mère Saint-Joseph du Coeur de Jésus, professe de notre Com­munauté; elle était dans la soixante-seizième année de son âge, et la cinquante-deuxième de sa vie religieuse.

 

Notre chère Mère naquit à Lesboeufs (Somme) et reçut au baptême le nom prédestiné de Marie-Thérèse. Ses parents, fervents chrétiens, lui apprirent de bonne heure à con­naître et à aimer Dieu. Son enfance s'écoula heureuse et paisible au foyer paternel, sous le regard vigilant de sa mère qui lui enseigna les premiers principes de notre sainte religion. Plus tard, elle fut placée dans un pensionnat dirigé par une pieuse demoiselle qui cultivait avec soin l'esprit et le coeur de ses élèves et les formait à la piété. La jeune pensionnaire se montra docile et studieuse et gagna bientôt tous les coeurs par la bonté et la douceur de son caractère. Son éducation terminée, elle rentra dans sa famille où elle fut la con­solation de ses parents, et l'exemple de ses jeunes frères et soeurs. Les plaisirs du monde n'eurent jamais d'attraits pour cette âme que Dieu s'était choisie et qu'il voulait posséder tout entière. Elle avait entendu au fond du coeur l'appel divin et désirait s'y rendre aus­sitôt, mais elle dut retarder son départ pour donner ses soins à une grande tante qui réclamait son dévouement. C'était une ancienne religieuse , chassée de sa Communauté par la Révolution, et qui vivait pieusement dans la retraite, s'occupant de bonnes oeuvres. La piété de la jeune Marie-Thérèse ne fit que s'accroître dans la compagnie de sa véné­rable parente ; ensemble elles consacraient une partie de la journée à la prière et à de pieuses lectures. Ces divers exercices étaient pleins de charme pour l'aspirante au Carmel, et rendaient son attente moins pénible. Quand elle se trouva libre par la mort de sa bonne tante, elle vint à Douai se présenter à la Révérende Mère du Coeur de Jésus; cette vénérée Prieure découvrit dans cette jeune fille simple et candide les marques d'une véritable vocation, et consentit à la recevoir. Le 29 juin 1839 fut fixé pour le jour de son entrée. Son bonheur fut bien grand quand elle vit s'ouvrir les portes du monastère. Dès les premiers jours, elle se conforma sans peine aux pratiques de la vie religieuse, et se montra, ce qu'elle devait être toujours, soumise, exacte, silencieuse et recueillie. Une conduite si édifiante lui attira l'estime et l'affection de la Communauté qui se décida à lui donner le saint Habit, sans attendre le délai ordinaire. La cérémonie de la vêture eut lieu le 16 juillet et l'heureuse novice reçut, avec les livrées du Carmel, le nom de Soeur Saint-Joseph du Coeur de Jésus.

Pendant son année d'épreuve, elle fit de nouveaux progrès dans la vertu et se prépara avec ferveur à la sainte profession. Ce jour tant désiré arriva enfin, et Soeur du Coeur de Jésus prononça ses voeux dans toute la joie de son âme : désormais, unie pour toujours à son divin Époux, elle voudra, à son exemple, s'immoler sans réserve pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ; ce but de notre sainte vocation, toujours présent à sa pensée, la remplira de force et de courage pour accomplir tous les sacrifices, accepter toutes les souffrances. Remplie de ferveur et secondée par une santé robuste, elle suivait toutes nos saintes observances avec une grande générosité; comptant pour rien les fatigues et les difficultés, elle se chargeait volontiers de ce qu'il y avait de plus pénible pour soulager ses Soeurs. Elle fut successivement proviseuse, portière, deuxième dépositaire, et elle fit paraître beaucoup de charité et de dévouement dans ces divers emplois; devenue Maîtresse des Novices, elle s'occupa avec zèle des jeunes âmes qui lui étaient confiées, afin de les former à la pratique des plus solides vertus.

Il y avait environ onze ans que la Soeur du Coeur de Jésus édifiait notre Carmel par sa régularité et sa ferveur, quand elle fut élue Prieure, à la grande joie de toute la Commu­nauté; elle la gouverna avec beaucoup de sagesse et une extrême bonté, pendant le reste de sa vie, à part les intervalles voulus par nos Constitutions. D'un abord simple et facile, elle nous accueillait avec tant de douceur qu'elle gagnait bientôt notre confiance; elle s'en servait pour nous conduire à Dieu, nous encourager et nous soutenir dans les com­bats de la vie spirituelle. Nous étions particulièrement touchées du sincère intérêt qu'elle portait à nos familles, partageant nos joies et nos peines, priant surtout avec une tendre charité pour nos malades et nos défunts. Le bon Dieu permit que plusieurs Soeurs fussent atteintes, pendant ses divers priorats, 'de longues et pénibles maladies. Toujours prête à les consoler, elle passait des heures, des journées presque entières près de soeurs malades qui réclamaient sa présence. Tant de fatigues, jointes aux préoccupations de la charge, altérèrent sa santé, sans l'empêcher cependant de remplir ses fonctions et d'assister ordi­nairement aux exercices communs. L'oraison, qui avait toujours fait ses délices, fut sa force et son soutien dans toutes ses difficultés et ses peines. Le temps qu'elle passait devant le Saint-Sacrement s'écoulait toujours trop vite à son gré ; son ardent amour ne se lassait pas d'offrir des réparations et d'implorer la divine miséricorde pour les pécheurs. Elle avait pour la Sainte Vierge un culte filial et se plaisait à réciter chaque jour son Rosaire, avec une grande dévotion.

Il y avait bien des années que la Mère du Coeur de Jésus dirigeait la Communauté avec courage et abnégation, quand elle fut atteinte, presque subitement, d'une paralysie qui la rendit immobile durant plusieurs jours. L'usage d'une partie de ses membres lui revint ensuite graduellement, mais le bras gauche demeura toujours inerte; quand elle devint capable de faire quelques pas, ce fut avec le secours de deux infirmières. Passer ainsi d'une pleine activité à une dépendance de tous les instants eût été pour une Religieuse moins parfaite une cause de tristesse. Il n'en parut absolument rien sur la physionomie ni dans les paroles de notre chère Mère ; elle reçut cette épreuve avec calme et sérénité, disant que le bon Dieu en avait sans doute disposé ainsi afin qu'elle eût plus de temps pour prier. Pendant plus de deux ans que dura son infirmité, sa patience et sa soumission ne se démentirent pas un instant et Dieu seul a connu l'étendue de son sacrifice et l'intensité de ses souffrances. Que de mérites elle dut acquérir surtout pendant la nuit qui lui était particulièrement pénible, ne pouvant changer de position sans être aidée par sa charitable infirmière, qu'elle craignait toujours de déranger. Aussitôt que notre chère malade eut repris un peu de force, elle désira revenir au choeur ; on l'y conduisit au moyen d'un fauteuil roulant ou bien soutenue par deux Soeurs. C'est ainsi qu'elle eut, presque jusqu'à la fin, la consolation de communier tous les jours, d'assister à la sainte Messe et à l'Office divin, au milieu de nous. Cependant la digne Mère allait bientôt at­teindre la cinquantième année de sa vie religieuse. Elle se disposa, par une retraite de dix jours, à la célébration de son Jubilé, pendant que ses filles faisaient les préparatifs de cette fête, afin de lui donner toute la solennité possible. Notre chère Mère renouvela ses saints voeux avec une grande ferveur et se montra bien touchée des témoignages d'affection que nous étions heureuses de lui donner en reconnaissance de sa bonté ma­ternelle à notre égard.

La Mère du Coeur de Jésus voyant son état d'infirmité se prolonger, et craignant que la Communauté en souffrît, fit à diverses reprises les plus vives instances près de l'autorité diocésaine pour être déchargée du priorat. Son humble demande fut exaucée en octobre 1889. A partir de cette époque. Ma Révérende Mère, la prière devint son unique occupation ; l'assistance aux actes de Communauté ne suffisait plus pour satisfaire sa dévotion, elle restait encore de longues heures devant le Saint-Sacrement, malgré la chaleur ou le froid, dont elle disait n'être pas incommodée : l'amour qui embrasait son coeur domi­nait sans doute le sentiment de la souffrance. Avide de gagner des indulgences, elle multipliait les prières qui en sont enrichies, afin de soulager les âmes du Purgatoire. Aidée par ses infirmières, elle faisait souvent le Chemin de la Croix et, s'oubliant parfois dans l'ardeur de sa charité, elle laissait échapper à demi-voix ses ardentes supplications pour les pécheurs. Ses pieux exercices étaient réglés pour toute la journée, et la nuit, pendant ses longues insomnies, elle priait encore.

La santé de notre bonne Mère se maintenait assez pour nous donner l'espoir de conser­ver, au moins quelques années, ce modèle de ferveur et de patience. Dieu en avait jugé autrement; l'heure du départ pour la patrie approchait. Le mardi 10 février dernier, la Mère du Coeur de Jésus avait assisté à la Messe et communié à son ordinaire, malgré un peu de malaise ; elle était même restée quelque temps au choeur devant le Saint-Sacrement exposé pour les Quarante-Heures, quand, de retour à l'infirmerie, elle se trouva plus souffrante; le mal augmenta si rapidement que notre dévoué Docteur jugea prudent de la faire administrer. Le lendemain, le danger avait disparu, et, après quelques jours de repos, elle revint encore un peu au choeur. Son grand désir de la sainte Communion lui faisait supporter une soif dévorante, pendant une partie de la nuit, afin de n'être pas privée un seul jour de cette nourriture céleste. Cependant l'estomac ne pouvant plus supporter de nourriture solide, notre chère malade s'affaiblit toujours davantage ; l'oppression dont elle souffrit devenait si forte que nous craignions de la voir succomber. Une

légère amélioration, qui se produisait de temps en temps, et beaucoup de ferveur lui donnèrent encore la force d'assister plusieurs fois à la sainte Messe, jusqu'au dimanche avant-veille de sa mort. Ce jour-là, elle fut atteinte d'une congestion pulmonaire qui résista à tous les remèdes. Depuis une quinzaine de jours, elle communiait en viatique, aussi souvent qu'il est permis ; elle reçut encore cette suprême consolation le lundi matin. La journée fut très pénible et le soir, l'oppression augmenta au point que notre chère malade pouvait à peine respirer. Cet état se prolongea toute la nuit et la matinée de lendemain, sans que notre chère mourante fît entendre aucune plainte. Les paroles inarticulées que nous pouvions saisir étaient des prières ou des actes de conformité à la volonté de Dieu; au milieu de ses souffrances, son âme était toujours unie à l'objet de son amour.

Le mardi, vers une heure et demie, la communauté se réunit pour réciter les prières de l'agonie; elle parut vouloir y répondre. Nous voyant prier et pleurer autour de son lit, elle arrêta sur chacune de nous, son regard si bon et si doux qui semblait nous dire: « Pourquoi vous attrister de mon bonheur ? » A mesure que la fin approchait, la respiration devenait plus lente. Quelques minutes après Vêpres, la cloche de l'infirmerie sonnée précipitamment rappela de nouveau la Communauté près de notre vénérée Mère. Monsieur l'Aumônier, qui avait donné l'absolution le matin, entra pour lui réitérer cette grâce, pendant que nous récitions les prières; notre chère mourante semblait attendre cette dernière purification pour rendre son âme à Dieu. Elle s'éteignit si paisiblement que nous aperçûmes à peine son dernier soupir. La mort de cette Mère bien-aimée laisse un grand vide dans notre communauté, mais l'exemple de ses solides vertus restera gravé dans nos coeurs, pour nous exciter à marcher sur ses traces. Ses traits, qui avaient toujours reflété le calme et la paix, prirent après sa mort une expression de béatitude qui nous remplit de consolation en nous donnant l'espoir que Notre-Seigneur avait déjà reçu dans sa gloire son épouse fidèle. Nous vous prions cependant, Ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre; par grâce, une Communion de votre fervente communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, une journée de bonnes oeuvres et quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, à notre glorieux Père saint Joseph et à notre sainte Mère Thérèse ; elle en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un profond et religieux respect,

De votre Révérence,

 

La très humble Soeur et servant«,

Soeur MARGUERITE-MARIE DU CŒUR DE JÉSUS.

De notre Monastère des Carmélites de Douai, sous le patronage du Sacré-Coeur de Jésus, de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre Père saint Joseph, le 24 Avril 1891.

 

Douai – L. Dechristé père, imprimeur breveté, rue Jean-de-Bologne, 1.

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