Carmel

24 août 1889 – Mans

 

Ma Révérende et très honorée Mere,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, au lendemain de la glo­rieuse Assomption de sa divine Mère, a imposé à tous nos coeurs un bien douloureux sacri­fice en enlevant à notre religieuse affection notre bien-aimée soeur Marie-Thérèse-Adélaïde DE SAINT-MICHEL, Professe du choeur et doyenne de notre chère s Communauté, âgée de 82 ans 3 mois, et de religion 59 ans et 6 mois.

Notre vénérée Soeur nous ayant souvent exprimé de vive voix, et aussi, dans un billet écrit de sa main, trouvé après sa mort, le désir de n'avoir de circulaire que pour réclamer les suffrages de notre Saint Ordre; nous croyons devoir y condescendre, au moins en partie, en ne retraçant que brièvement les traits de cette longue vie, résumée du reste en un seul mot: Vie toute cachée en Dieu Notre Seigneur, au Saint Tabernacle.

Ma Soeur Saint-Michel était née à Saint-Cyr (Mayenne), d'une famille éminemment pieuse; plusieurs de ses membres se consacrèrent au bon Dieu et moururent en odeur de sainteté.           

Une de ses nièces, religieuse de la Congrégation d'Évron, se dévoue encore dans notre ville à la direction de la Crèche et des pauvres enfants trouvés, et ne cesse d'édifier toute sa communauté par son constant oubli d'elle-même, sa douce et aimable charité.

Nous ne savons rien de l'enfance de notre chère Soeur, sinon que Notre-Seigneur se révéla de bonne heure à cette; âme pure et candide ; qu'il la posséda tout entière dès sa jeunesse, se plaisant à la favoriser : de grâces très particulières dont le, secret , lui est quel­quefois échappé dans la ferveur de ses entretiens intimes.

« Souvent, quand j'entrais à l'église, disait-elle y je me sentais immédiatement saisie d'un sentiment si profond de la présence de Dieu, m'attirant à lui par une force irrésistible, que j'étais comme enlevée à moi-même. Ainsi s'écoulaient des heures entières, sans que je me rendisse compte du temps qui fuyait et de ce qui se passait autour de moi. »

Le Seigneur qui préparait à cette époque la fondation de notre cher Carmel, disposait merveilleusement dans l'ombre Celle qui devait en être la première pierre ; il posait dans son âme les premières assises de cette vie d'Oraison; qui est la vie propre de notre Saint Ordre et qui devait être, d'une manière plus particulière encore, celle de notre bien-aimée Soeur.

Admise dans l'Arche Sainte, elle fut la première de ce fervent Noviciat dont, nous vous parlions il y a à peine un an, ma Très Révérende Mère, dans la circulaire de notre chère Soeur Anne de Jésus ; elle partagea avec ses compagnes les rudes labeurs des commence­ments ; fut chargée plus tard du travail des ornements, office dans lequel elle sut se dévouer, mais cependant en laissant voir clairement dès le début que la part de Marie, plus que celle de Marthe, serait son partage.

Durant sa longue carrière religieuse, ma Soeur Saint-Michel se montra unie à toutes ses Mères Prieures. Toujours semblable elle-même, d'une grande uniformité de caractère elle était bonne, gaie, aimable, charitable, mortifiée, témoignant toujours une vive reconnaissance pour tous les services qu'on lui rendait.

Si parfois une petite susceptibilité effleurait son coeur sensible et délicat, un regard du Bien-Aimé de son âme, une parole bienveillante de ses Soeurs, dissipaient vite ce léger nuage, et tout en elle reprenait de suite cette douce sérénité qui faisait tant de plaisir à voir.

Sa régularité aux exercices de la Communauté a été ponctuelle jusqu'au moment où il a plu au divin Maître d'exiger d'Elle un bien rude sacrifice, celui de n'y plus assister ; sacrifice qui dura 22 ans.

A partir de ce moment, commença pour notre chère Soeur toute une vie nouvelle : vie de solitude et de silence, de travail et d'oraison, vie dans laquelle son âme s'épanouira pleine­ment aux doux rayons de l'amour divin.

Pendant ces vingt-deux dernières années, Jésus la choisit pour être la compagne fidèle, l'adoratrice assidue de son Coeur Eucharistique. Heureuses d'entrer dans les desseins de Dieu sur Elle, toutes ses Mères Prieures lui accordèrent des permissions particulières pour rendre plus fréquentes et plus prolongées ses visites au Très Saint Sacrement, la regardant comme leur Moïse sur la montagne, chargée d'attirer sur elles, sur leur gouvernement et sur tout le Monastère les grâces d'en haut.

Déjà son infirmerie était comme un pieux sanctuaire où chacune aimait à venir s'édifier, « à parler de Lui », comme elle le disait avec tant d'onction. Mais l'Oratoire surtout devint le lieu de son repos, le lieu de ses délices. 

Désormais, privée d'assister à nos récréations, notre bonne Soeur Saint-Michel en sera bien dédommagée par la surabondance de bonheur goûté près de Notre Seigneur, qui la tient séparée de tout pour qu'elle soit plus entièrement à Lui. Aussi peut-elle dire en toute vérité comme l'Épouse des Cantiques : Je suis toute à mon Bien-Aimé et mon Bien-Aimé est tout à moi! Le son de sa voix est plein de douceur... il est tout aimable !

Ici, ma Révérende Mère, les Anges seuls pourraient nous redire des saintes ardeurs de cette âme se consumant avec la petite lampe au pied du Tabernacle, ses colloques embrasés avec le divin Prisonnier d'amour. Eux seuls encore pourraient nous dire aussi les Caresses mystiques de l'Époux à son Épouse privilégiée, la rosée abondante de douceurs et de grâces, qu'il se plaisait à répandre sur cette humble Fleur de son « Jardin fermé ».

Oui, ma Très Révérende Mère, il nous semble que notre Vénérée Soeur peut bien être comparée à l'humble fleur des champs, qu'elle peut être appelée : La Fleur de Jésus. Le regard du divin Maître l'a choisie, lui a donné sa blancheur. Sa main divine l'a transplantée au Carmel à l'ombre de son Tabernacle ; là, son Coeur lui a donné les nuances qu'il aime le plus : vie humble, silencieuse et cachée. Le Soleil Eucharistique avait si bien pénétré toutes les fibres de cette âme qu'elles ne vibraient plus que sous la bienfaisante influence de ses rayons. Ses joies comme ses tristesses lui venaient du Saint Tabernacle. Recevoir, visiter Jésus, c'était sa passion. De là son profond chagrin devant la privation imposée souvent par ses infirmités. Elle pouvait dire encore : « Je suis assise à l'ombre de mon Bien-Aimé et son fruit est doux à ma bouche ».

Oui, elle était bien assise dans la douce paix, cette chère Soeur, dans la sainte charité. Ravie des charmes divins de son céleste Époux qui l'avait admise dans ses celliers mystérieux, son âme y buvait à longs traits, aux sources du pur amour.

Mais l'amour jouissant appelle un autre amour, celui du sacrifice ; cette âme généreuse le comprit; aussi dans un de ces moments d'ivresse spirituelle; s'écria-t-elle : « O mon Dieu ! c'est trop de faveurs, c'est trop de bonheur ! Si je puis vous plaire et vous honorer davantage en ne goûtant pas de si suaves consolations, je vous prie de me les soustraire et de les remplacer par des souffrances ». Cet acte de véritable amour fut agréé de Notre-Seigneur; aux délices succédèrent les privations, les douleurs physiques. Le divin Maître modéra ses manifestations sensibles, ce qui faisait dire à notre vénérable Soeur dans ces derniers temps, que la rosée céleste ne tombait plus, comme jadis, sur son âme, que son Jésus se cachait à elle souvent et longtemps. Nous ne croyons pas cependant qu'il se soit jamais voilé complètement; mais ces épreuves, qui jusque-là lui avaient été inconnues, rendirent sa fidélité plus grande, ses vertus plus fortes et plus profondes.

Quand le soir de cette belle vie est venu, la dernière heure en a été si calme, si sereine, que nous pouvons croire qu'alors Jésus pressait plus tendrement sur son coeur sa Fleur bien-aimée, et lui donnait enfin le baiser éternel dans lequel sa fidèle Épouse a exhalé son dernier parfum. Parfum d'amour et d'esprit de sacrifice, ma Révérende Mère, car, il y a peu de temps, au moment où tous les coeurs chrétiens faisaient monter au Ciel leurs ardentes supplications, en réparation de l'injure faite au Chef suprême de la Catholicité, notre vénérée Soeur Saint-Michel, en vraie fille de l'Église et de notre Sainte Mère Thérèse, offrait à Dieu sa vie pour le Saint-Père. Offrande qui fut reçue sans doute comme un holocauste d'agréable odeur, et monta droit au Coeur de notre bon Sauveur, puisqu'il s'est empressé de l'accueillir, sans que rien dans l'état habituel de notre chère Soeur pût faire pressentir un dénouement si prompt.

Mais qu'elle fut touchante aussi la dernière visite à son Jésus dans ce pieux Oratoire, quelques jours avant sa mort ! Appuyée sur le bras de sa charitable Infirmière, le visage illuminé, le regard fixé sur le Tabernacle avec un sourire, une expression d'indicible amour, elle lui fit tout haut une prière si pleine d'effusion, d'ineffable tendresse que nous regrettons de ne pouvoir la citer. Chant suprême de son âme aimante qui semblait déjà entrevoir sein Bien-Aimé et vouloir briser les derniers liens qui la retenaient encore loin de Lui.

Quelque chose de cette expression toute céleste se reproduisit, à notre grand saisissement et à notre admiration, sur sa physionomie au moment où sa dépouille mortelle pénétra dans le Choeur; expression radieuse qui ne la quitta plus.           

Pendant la maladie de notre chère Soeur, ses Infirmières ont été constamment édifiées par son esprit religieux, son oubli d'elle-même, toujours plus occupée de la peine qu'elle donnait que de sa propre souffrance. Sa régularité pour le grand silence fut surtout remarquable. Du reste, Notre-Seigneur lui-même l'avait dès longtemps formée à cette pratique parfaite du silence, en punissant ses moindres infractions sur ce point par la soustraction de sa présence sensible.

Depuis quelques semaines, notre vénérable Doyenne, s'alimentait difficilement. Le 16, elle eut une faiblesse qui nous fit pressentir la gravité du mal. Monsieur notre Docteur appelé immédiatement trouva son état grave, mais encore sans danger imminent, à moins nous dit-il, d'un nouvel accident.

Dans la nuit du 16 au 17, une seconde crise plus forte et plus prolongée nous fit constater l'affaissement progressif de ses forces. La chère malade s'en rendit parfaitement compte et demanda avec instance les derniers Sacrements.  

Monsieur le Curé de Notre Dame de la Couture, notre digne confesseur, prévenu dès 4 heures du matin, arriva en toute hâte, lui donna le Saint Viatique et l'Extrême-Onction qu'elle reçut en pleine connaissance et avec une très grande consolation. Il lui conféra aussi l'indulgence de l'Ordre.

Notre chère Soeur demanda pardon à la Communauté, une première fois d'abord, suivant le Cérémonial. Puis, après le départ de notre bon Pasteur et quelques instants d'action de grâces, comme si son coeur n'eût pas été satisfait, sortant subitement de son recueillement : « Oh ! mes chères Soeurs, s'écrie-t-elle, en sanglotant et tendant les bras vers chacune de nous, combien je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine ! Que je suis malheureuse de vous avoir peinées, pardonnez-moi toutes, je vous en prie. » Et il fallut que chacune allât l'assurer de son pardon, lui donner et recevoir le baiser fraternel. Nous étions toutes bien émues.

Le soir, à 9 heures, nouvelle alarme, puis le calme revint et dura jusqu'au lendemain matin, 7 heures où encore un évanouissement accompagné d'effrayants symptômes nous fit craindre un prochain dénouement. Profitant alors de la présence du Très Révérend Père Supérieur des Jésuites, notre Confesseur extraordinaire, nous le priâmes d'avoir la bonté d'entrer pour donner à la chère mourante une dernière absolution.

Mais l'heure suprême n'était pas encore arrivée, le mieux reparut. Ce fut vers 11 heures 3/4, au moment où nous donnions de ses nouvelles à la Communauté, après la dernière visite du Médecin, qu'un coup de sonnette très précipité nous avertit de nous rendre promptement à l'Infirmerie. Nous accourûmes suivie de toutes nos chères Soeurs. Nous n'eûmes que le temps de lui suggérer quelques pieuses aspirations, de réciter les Litanies des Saints, et pendant l'Oremus Proficiscere, elle rendit sa belle âme à son Dieu qu'elle avait tant aimé !

La consolation nous fut accordée de l'avoir exposée à découvert, au Choeur, pendant deux jours, durant lesquels sa chère Nièce put venir prier, de longues heures, devant les restes vénérés de sa bien-aimé Tante. Monsieur son Neveu, venu de loin, eût ainsi le bonheur de la revoir et la douloureuse mission de conduire le Deuil.      

Car, ma Révérende Mère, pour la troisième fois, nous avons le profond chagrin de nous voir enlevées ces chères dépouilles. Nos coeurs les suivent pleins de regrets, mais aussi de reconnaissance pour toutes les personnes charitables qui veulent bien nous remplacer dans cette triste circonstance.

Nous sentons le besoin d'exprimer notre vive gratitude à Monsieur le Curé de Notre- Dame, notre digne et si bon Pasteur, qui, dans cette peine de famille nous a donné avec tant d'empressement une preuve de plus de son paternel dévouement. Nous avons grande­ment regretté qu'une absence forcée l'empêchât de faire la cérémonie des funérailles ; ce fut un de Messieurs ses Vicaires, assisté du Clergé de la paroisse et de pieux Religieux, qui le remplaça.

Combien encore nous fûmes touchées en voyant notre excellent et vénérable Aumônier, très fatigué en ce moment, vouloir malgré nos instances réitérées, se joindre au cortège funèbre avec un courage qui ne pouvait lui être inspiré que par son grand amour du saint ministère, sa haute piété et son attachement à notre cher Monastère. Que Monsieur notre Docteur reçoive aussi l'expression de notre religieuse reconnaissance pour les bons soins donnés à notre bien-aimée Soeur et à notre Carmel, depuis de longues années.  

 

Et maintenant, chère et vénérée Doyenne, ne nous oubliez pas au Ciel; priez pour Vos Mères et vos Soeurs que Vous avez tant aimées; obtenez-leur le véritable esprit de notre Sainte Mère Thérèse, la grâce d'une mort semblable à la vôtre ! Souvenez-vous encore de cette seconde famille de notre vénérée Mère Aimée de Jésus, aussi la nôtre, qui mêle avec nous ses prières et ses larmes, et qui attend de l'intercession que vous avez promise, les secours dont elle a besoin dans ces débuts difficiles et laborieux que vous avez bien connus vous-même.

Bien que les saintes dispositions de notre bien-aimée soeur Saint-Michel nous donne la confiance

d'un accueil favorable auprès du souverain Juge, son plus vif désir ayant toujours été de mourir dans l'acte du pur amour, cependant, ma Mère, comme il faut être si satin pour paraître devant le Dieu de toute sainteté, nous vous prions de bien vouloir lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre: par grâce une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des 6 Pater, celle du Via Crucis, objet de sa particulière dévotion, une invocation aux Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie, à saint Michel, son glorieux patron, à notre sainte Mère Thérèse et à notre Père saint Jean de la Croix. Elle en sera bien reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans l'amour du divin Maître,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

Sr THÉRÈSE DE SAINT-AUGUSTIN

RCI Prieure

De notre Monastère de Jésus Médiateur et de l'Immaculée-Conception des Carmélites du Mans; le 24 Août 1889.

 

Le Mans. — Imp. Leguicheux, rue Marchande, 15.

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