Carmel

23 mars 1892 – Castres

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui, dans le temps où nous nous occupions spécialement de ses souffrances, a voulu nous faire participer à son calice, en appelant à Lui notre chère et regrettée Mère ROSE LAURE MARIE-THÉRÈSE de JÉSUS professe de notre cher Carmel d'Agen, conventuelle et

doyenne de notre Communauté, où se sont écoulées les quatorze derniè­res années de sa vie. Elle avait soixante-douze ans et six mois d'âge, dont trente-neuf ans et cinq mois de religion.

Nous perdons, en elle, une Soeur qui nous fut toujours intimement unie et dont le dévouement ne connut pas de bornes.... Modèle des vertus monastiques, elle attirait les bénédictions du ciel sur la Communauté qui la vénérait, et maintenant, nous en avons la confiance, elle nous sera auprès de Dieu une protectrice de plus.

Cette vénérée Mère naquit au sein d'une des plus honorables familles de Saint-Jean-d'Angély (Charente Inférieure) ; on lui donna au baptême les noms de Marie Rose Laure.

Son enfance n'eut rien de puéril, et sa vertueuse Mère prit un soin particulier de former à la piété son coeur innocent que Dieu s'était choisi et devait posséder tout entier.

Ses aimables qualités faisaient les délices de sa famille, de son père surtout, qui malgré un attachement bien légitime pour son fils aîné, ne pouvait dissimuler sa prédilection pour sa petite Laure.

Désireux de cultiver, aussi bien que possible, les dons de l'esprit et du coeur, dont Dieu avait été si prodigue envers elle, ses parents firent choix de professeurs capables de les développer, et la gardèrent auprès d'eux, jusqu'à ce qu'elle eût atteint sa quatorzième année.

Son frère devant alors faire à Paris ses dernières études, toute la famille l'y suivit et la jeune Laure fut placée dans le pensionnat des Religieuses du Sacré-Coeur, pour y terminer son éduca­tion.

L'appel du Divin Maître s'était déjà fait entendre à son âme, et ses désirs de vie religieuse s'accrurent encore, sous les pieuses influences de ses dignes maîtresses, qu'elle ne quitta qu'à regret, deux ans après, et auxquelles elle conserva toujours la plus vive reconnaissance, le plus filial attachement.

Vers le même temps, elle visita la chapelle d'un de nos Carmels de la capitale ; sa prière y fut fervente     Elle sentit là ce qu'elle n'avait jamais éprouvé ailleurs et Notre-Seigneur lui fit com­prendre clairement qu'il la voulait au Carmel.

Comprendre et vouloir n'étaient qu'une même chose pour cette âme exceptionnellement géné­reuse. Dès lors son but fut fixé et invariablement poursuivi dans le secret de son coeur, et déses­pérant d'obtenir de ceux qui l'aimaient tant, le consentement désiré, elle forma la résolution d'accomplir son sacrifice à sa majorité.

Mais quand sonna l'heure ardemment voulue, de si sérieux obstacles se dressèrent devant elle, que son directeur l'obligea à différer son départ et finit par lui imposer, comme un devoir, la promesse de ne quitter ses respectables parents qu'après leur avoir fermé les yeux. Fille de l'o­béissance avant tout, elle s'inclina et se résigna à attendre le moment de Dieu.

Douze longues années s'écoulèrent, durant lesquelles l'admirable jeune fille se fit la mère des pauvres et la consolatrice des affligés.

Voici ce que nous écrit sur cette époque de sa vie, une de nos Soeurs du Carmel de Saintes, qui eût alors des rapports avec elle : « Cette bonne Laure était l'ange de sa famille, l'âme de tontes

les oeuvres pieuses de son temps, le modèle, la joie de ses nombreuses amies, et la consolation de ceux qui étaient appelés à pénétrer dans sa grande âme, où Dieu opérait des merveilles de grâces, cachées sous le voile d'une humilité profonde, qui en relevait et augmentait le prix. »

Cependant, et bien qu'entourée d'affection, d'estime, de vénération même et de soins parfaits, Laure dépérissait. Le divin Maître manifestait ainsi sa volonté de l'avoir à Lui, sans plus de délai; Laure le comprit, et profitant de l'occasion d'une joie survenue dans la famille, elle déclara à ses parents sa détermination à sacrifier à Dieu ce qu'elle avait de plus cher ici-bas.

Elle fut comprise de sa vertueuse mère. Pour vaincre la résistance de son père, elle dût mettre dans ses intérêts, un médecin, grand ami de la famille, qui l'avait vue naître. Celui-ci plaida si bien sa cause, qu'il finit par arracher à M.*** un demi-consentement.

Laure s'empressa d'informer son directeur de ce succès et le pria de vouloir bien faire, au plus tôt, les démarches nécessaires à son admission.

La ville de Saintes ne possédant pas encore de Carmel, elle fut proposée à nos Mères de Bordeaux.

Elle se présenta sans retard et reçut un accueil un peu froid de notre vénérée Mère Catherine de sainte mémoire, qui lui dit entre autres choses : « Mademoiselle, nous examinerons votre vocation.—Ma vocation, reprit la postulante,avec une modeste fermeté, ma vocation ! mais, elle n'a pas besoin d'examen, je suis sûre de l'appel de Dieu. — L'entretien prenant fin sur la demande de son nom, elle, par humilité, ne le prononça pas, mais disant : « Je m'appelle Rose du Carmel », elle fit passer sa carte an tour et se retira promptement.

Elle fut bientôt admise, et notre vénérée Mère fondatrice, alors Prieure de notre cher Carmel d'Agen, désira y recevoir la postulante. C'était imposer un grand sacrifice à nos Mères de Bor­deaux ; elles le firent cependant sans hésiter, en faveur d'une Mère, envers laquelle elles se sen­taient infiniment redevables.

Il restait à Laure un devoir à remplir : celui de dire adieu à son père bien-aimé, brisé par la pensée d'une séparation prochaine. Depuis plusieurs jours, un silence profond régnait entre lui et sa fille chérie. Après avoir pris congé du reste de la famille, et donné un baiser de plus à son cher petit neveu au berceau, Laure ranimant son courage, se dirige vers la chambre de son père ; celui-ci n'a pas la force de lui dire une parole et lui remet, en pleurant, une lettre dans laquelle il la supplie de rester encore avec lui. Cette lettre fut-elle immédiatement ouverte, nous l'ignorons; nous savons seulement que la future Carmélite s'arracha généreusement des bras de ce tendre père qu'elle ne devait plus revoir ici-bas !... Car, bien qu'il passât plus tard par Agen, il ne put jamais se décider à ne voir et ne parler à sa bien-aimée Laure, qu'à travers cette grille du parloir dont l'austérité brisait son coeur : ce qui fut à sa fille un sacrifice infiniment sensible.

L'entrée de la postulante avait été fixée au 9 octobre, coïncidence remarquable, c'était l'anni­versaire de son baptême. ..            N'allait-elle pas commencer au Carmel une nouvelle vie ?

Elle partit pour Agen accompagnée de sa courageuse mère qui voulut en femme forte, offrir à Dieu sa chère fille. Celle-ci après l'avoir embrassée au terme de son voyage, entra résolument dans l'arche sainte, et reçût le nom de Soeur Marie-Thérèse de Jésus.

Ame virilement trempée, elle ne regarda jamais en arrière, et chaque combat fut pour elle l'oc­casion d'une nouvelle victoire.

Dès le début de sa carrière religieuse, on la vit régulière, obéissante, âme de prière et de sa­crifice, fidèle jusqu'à un iota aux moindres de nos saints usages, prévenante, dévouée, mortifiée, prenant pour sa part le plus pénible des travaux communs.

Notre cher Carmel d'Agen était alors en réparation, et, durant l'absence des ouvriers, nos soeurs déblayaient, transportaient des pierres, etc... Notre postulante, peu habituée à ce genre de tra­vail, s'y livrait avec une ardeur infatigable. Elle se trouvait au Carmel dans son élément et sa santé jusque-là si délicate, se fortifia et devint même robuste.

.Ma Soeur Thérèse n'était pas animée à la pratique de la vertu par de doux encouragements. Notre vénérée Mère Catherine qui savait si bien tirer parti des riches et généreuses natures, n'é­pargnait pas celle-ci. La semence jetée dans une si bonne terre portait d'excellents fruits. La postulante quoique douée d'une très grande sensibilité et d'une exquise délicatesse de coeur, refoulait énergiquement dans l'intime de son âme, les moindres impressions de la nature, et, ne voyant que Dieu dans sa Mère Prieure, profitait de tout pour anéantir son être propre, et arriver vite à la perfection, par l'union intime avec Notre Seigneur.

Nous aimons à reporter notre pensée vers ce temps béni du Noviciat, nous qui eûmes la grâce de prendre le saint habit et de faire notre Profession avec ma soeur Thérèse, type de fervente et vraie Carmélite que nous eûmes constamment sous les yeux. Il suffisait de la regarder, pour ap­prendre ce que l'on avait à faire.

Revêtue des livrées de Marie, elle redoubla de fidélité et poursuivit sans jamais dévier, la ligne de conduite qu'elle s'était tracée : vivre cachée, fuir le regard de la créature pour ne chercher que celui de son Dieu ; mais elle se trahissait par le parfum qu'exhalait autour d'elle la perfection de ses moindres actes. Elle visait en tout au plus parfait ; les ouvrages qui sortaient de ses mains étaient irréprochables ; peu dire et beaucoup faire semblait être sa devise.

Ma Soeur Thérèse n'était pas une âme ordinaire ; capable de penser, capable de réfléchir, elle était surtout capable de vouloir. Elle voulait mourir pour vivre, et s'appliqua sans relâche, à tenir toutes ses facultés dans le vouloir de Dieu et dans celui des ses Supérieurs.

Dès les premiers jours de sa vie religieuse, frappée des avantages surnaturels de l'esprit de foi, qui nous montre Dieu dans ceux qui nous tiennent sa place et nous met entre leurs mains comme des enfants sans volonté, elle se laissa ciseler, broyer, pour retracer en elle l'image de Jésus cru­cifié.

Après sa profession, son âme prit encore un plus rapide essor vers Lui ; son esprit de pénitence et de mortification se révéla sous un nouveau jour, et l'ascendant de l'obéissance put seul en contenir les pieux excès.

Une de ses vertus de prédilection était la sainte pauvreté, qui semblait lui être naturelle. Tout ce qu'il y avait de plus vil, de plus méprisable, eût été l'objet de ses préférences, si on lui en eût laissé le choix.

Toujours en présence de Dieu, elle ne donnait jamais son avis, et, si on le lui demandait, elle répondait humblement et avec défiance d'elle-même.

Une fidélité aussi soutenue était d'autant plus méritoire, que ma Soeur Thérèse ne ressentit ja­mais les douceurs qu'on goûte parfois dans la vie spirituelle. Sa boussole fut la foi nue et son ancre, la miséricorde de Dieu ; c'est par ce sentier ardu, qu'elle gravit la sainte montagne et parvint bientôt à son sommet.

Employée successivement à la sacristie et au tour, puis nommée Maîtresse des Novices, plus tard élue Sous-Prieure, elle remplit ces divers offices avec le dévouement qu'on pouvait attendre de sa vertu.

A la sacristie, on vit briller son esprit d'ordre et de piété, son goût parfait et distingué pour toutes sortes d'ouvrages. Que d'ornements et autres objets brodés par elle, ou dont elle a dirigé l'exécution et le dessin. Dans ses derniers jours même, où de cruelles douleurs la tenaient clouée sur la croix, elle s'occupait encore de celui d'une chasuble.

Elle sut toujours d'ailleurs, faire bénéficier sa Communauté, des talents que Dieu lui avait si largement départis; et cela sans bruit, sans sortir de sa sphère surnaturelle qui était la vie ca­chée.

Notre Seigneur, qui se plaît à exalter les humbles, permit qu'au soir de sa sortie du Noviciat, on la nommât Maîtresse des Novices; sa discrétion, sa prudence et ses autres vertus justifiaient ce choix.

Dieu seul sut ce que l'humilité de ma soeur Thérèse eut à souffrir d'avoir à diriger ses

compagnes de quelques heures auparavant ! ... Lui donner charge d'âmes, c'était lui imposer

le plus pénible des sacrifices ; elle se soumit néanmoins à la volonté de ses supérieurs, sut étouf­fer les cris de la nature et, oublieuse d'elle-même, entreprit sans retard l'oeuvre importante qui venait de lui être confiée.

Son premier soin fut d'inspirer à ses Novices, l'amour et la pratique des devoirs de notre sain­te vocation ; de les faire vivre de l'esprit de foi dans les supérieurs, qu'elle leur montrait comme base et couronnement de la perfection religieuse. Ses exemples disaient encore plus que ses paroles ; un simple désir de sa Mère Prieure, ou même de ses soeurs, lui était chose si sacrée, que, pour y répondre, les renoncements lui devenaient agréables.

Les fleurs, que la Maîtresse aimait à voir épanouir dans son petit jardin du Noviciat, étaient la simplicité, l'humilité, l'esprit d'enfance. — Un jour le petit troupeau réuni autour d'elle, fut convié à prendre un nom nouveau: chaque novice devait être le petit atome de Jésus, et par là même vivre en atome, sans volonté ni jugement propre, ne s'occuper que du devoir personnel, ne jamais donner son avis, être silencieuse, modeste, en un mot : être et non paraître.

Elle s'appliquait aussi à faire entrer ses Novices dans l'esprit de la sainte Église, et les pré­parait à ses fêtes successives, par mille pieuses industries.

Mère aussi vigilante que bonne, sa surveillance ne se démentait pas un instant; aucune des actions de ses Filles ne lui échappait; on eût dit que Dieu les lui révélait, et elle possédait le don spécial de faciliter la pratique du renoncement.

Après cinq ans du plus complet dévouement, ma soeur Thérèse, qui était l'appui de sa Prieure, fut élue sous-Prieure, à la satisfaction de la communauté; puis, son temps terminé, ses supérieurs lui imposèrent de nouveau la direction des novices, qu'elle garda six ans encore, au bout des­quels elle fut élue Prieure.

Il faudrait avoir connu ma soeur Thérèse, ma Révérende Mère, pour se l'aire une idée de ce que dût lui coûter l'acceptation de cette charge !... Ici encore, elle courba la tête et mit largement, au service de sa famille religieuse, sa personne, son coeur et sa capacité pour la direction des âmes.

Tandis qu'elle achevait son premier triennat, notre vénérée Mère Catherine achevait son Priorat dans notre cher Carmel d'Albi ; celui d'Agen, usant de son droit élut celle-ci et la rappela.

On ne peut exprimer la joie et l'entrain avec lesquels la Mère Thérèse dirigea elle-même les préparatifs de réception, et remit sa houlette entre les mains de la Mère vénérée, qui l'avait reçue dans l'Arche sainte.

Elle rentra avec bonheur dans la vie commune; mais à peine en savourait-elle les douceurs depuis un an, que le sacrifice de son berceau religieux lui fut demandé, sacrifice dont Dieu seul put mesurer l'étendue !... Elle y avait passé vingt-cinq ans et y laissait d'immenses regrets et des souvenirs qui y vivent encore.

Ce fut en faveur de notre monastère de Castres, que notre vénérée Mère fondatrice disposa de la Mère Thérèse. Nous l'acceptâmes avec une reconnaissance qu'égala la joie de revoir notre ancienne compagne de noviciat, avec laquelle durant quinze années, nous avions souvent été employées dans les mêmes offices.

Elle nous arriva le premier Janvier 1878 ; Notre Seigneur ne pouvait nous offrir de plus bel­les étrennes et combien nous l'en remerciâmes dans le fond de l'âme ! La communauté la reçut aussi avec bonheur, et le coeur de la Mère Thérèse, sans rien perdre des sentiments forts et dé­licats qui l'attachaient au Carmel d'Agen, se donna au nôtre immédiatement et sans réserve.

Nous lui confiâmes successivement les offices de première portière et de maîtresse des novices, dans le cours des dix-huit mois qui précédèrent nos élections, où elle fut élue Prieure.

Comme nous l'avons dit plus haut, ma Révérende Mère, il fut facile de se convaincre que !a Mère Thérèse, n'avait accepté la charge, que pour adhérer au vouloir divin, et sa profonde humilité nous fut toujours un sujet d'admiration.

Elle sollicita de notre vénéré Père Supérieur, comme une grâce, d'être avertie de ses devoirs et de ses fautes, et il fallut nous résigner à voir cette vénérable Mère, d'un âge bien supérieur au nôtre, régler en quelque sorte, sa conduite sur nos avis. En vain nous permettions-nous quel­quefois de lui adresser d'affectueux reproches, sur sa trop grande déférence ; elle ne se dépar­tait en rien de sa manière d'agir.

Les attentions respectueuses que la foi religieuse inspire au Carmel envers la Mère Prieure, lui étaient à charge. Au contraire, elle usait de son autorité pour se faire la servante de ses Filles, particulièrement des malades, qui étaient pour son coeur l'objet d'une très maternelle sollicitude. Elle les visitait assidûment, les soutenait et les consolait. Rien n'égalait sa joie, lorsque le bon Dieu exauçait ses prières et celles qu'elle faisait faire pour leur rétablissement.

Que n'aurions-nous pas à dire encore, ma Révérende Mère, du dévouement de celle dont nous essayons de retracer les vertus ? — Oh ! que souvent se prolongèrent ses veilles, et que de fois aussi nos Soeurs du voile blanc la trouvèrent-elles au choeur à quatre heures du matin ! que de fois elle passa la matraque lorsqu'un travail pressé les en empêchait ! que de fois elle les aida ou fit elle-même l'ouvrage à leur place ! Sa bonne santé lui permettait de prendre une large part des travaux communs, tels que lessives, etc. etc... Il était impossible de la supplanter dans les ba­layages de chaque semaine, qu'elle n'oubliait jamais ; toutes instances à ce sujet devenaient inutiles: elle s'en dégageait toujours aimablement et de manière à ne pas laisser place à la répli­que ; et quand nous lui représentions que cette façon d'agir nous mortifiait, elle répondait gra­cieusement ; « Ces pauvres enfants ont tant d'ouvrage ! il faut bien que j'aide en ce que je puis. »

Aussi ferme que bonne, elle avait pour la régularité et la parfaite observance, un zèle des plus ardents. Dans ses chapitres pleins de force et d'onction, elle inculquait dans les âmes les principes de la plus solide perfection.

Sa prudence, sa perspicacité augmentaient avec les années, et toutes les personnes qui avaient des rapports avec elle, l'appréciaient et l'aimaient.

Appelée à lui succéder, nous fûmes heureuse de constater les progrès des âmes qu'elle remet­tait entre nos mains et lui confiâmes à notre tour la direction de nos chères novices,qui l'aimaient et la vénéraient comme une sainte. Elle leur dévoua, plus que jamais, les précieuses ressources de son âme et de son coeur. Ne perdant jamais de vue que l'avenir d'une Communauté dépend de la culture de ces jeunes plantes, elle s'appliquait, par tous les moyens imaginables, à développer dans leur âme la sève des vertus du Carmel, dont le Seigneur avait déposé le germe.

Elue première Dépositaire après son Priorat, elle rencontra dans cet office,des occasions mul­tiples de nous donner des preuves de son religieux dévouement. Sa confiance et sa foi dans la divine Providence, (inépuisable trésor de notre pauvreté),était sans limites. Éprouvions-nous de l'embarras à l'approche de certaines échéances, elle demandait permission de faire une neuvaine ; sa dévotion la portait d'ordinaire à invoquer les saints récemment canonisés ou béatifiés ; elle obtenait ainsi tout ce qu'elle demandait et quelquefois par des voies merveilleuses.

C'est à l'âge de 70 ans que cette vénérée Mère se dépensait de la sorte. Sa ferveur, secondée par sa forte constitution, lui avait permis jusque-là, non seulement d'observer notre sainte règle dans toute sa rigueur, mais d'aller bien au delà.

Nous comptions qu'il en serait encore longtemps ainsi ; mais les vues de Dieu ne sont pas toujours les nôtres.

Il y a environ deux ans, elle devint souffrante. Monsieur notre dévoué docteur aussitôt appelé, reconnut la gravité d'un mal cruel dont elle portait le germe depuis longtemps, mais ne vit pas de danger prochain. Le mal fit cependant de rapides progrès et la vénérée malade dût bientôt accepter l'infirmerie et des soins très assidus.

Oh! qu'il en coûta à sa nature à la fois si active et si réservée! Toutefois pas une parole, pas un signe, pas un mouvement ne trahit la lutte intime. Sa paix et sa sérénité n'en furent nullement altérées. Ces seuls mots revenaient constamment sur ses lèvres : « Mon Dieu, ne vous gênez pas avec moi .'... que votre bon -plaisir s'accomplisse. »

Elle offrait ses souffrances pour le triomphe de notre Mère la sainte Église, pour la conversion des pécheurs, pour les missions, pour les âmes du Purgatoire, pour les ordres religieux, pour sa chère famille, pour nos amis et bienfaiteurs ; enfin cette grande âme embrassait le monde en­tier.... Son infirmerie était un véritable calvaire où elle s'immolait pour tous.

Son humilité était héroïque ; elle se croyait indigne des soins dont elle était l'objet, de l'affec­tion dont on l'entourait. Oubliant ses douleurs, elle ne se préoccupait en son coeur que de la fatigue de ses infirmières. C'est ce qui la porta à dire un jour à notre vénéré Père supérieur qui possédait toute sa confiance : « Mon Père, j'occupe autour de moi et ne puis rien faire ; permettez que je demande au bon Dieu de me prendre. — « Non, ma Mère, répondit notre bon Père, vous ne devez pas partir sans notre autorisation, et nous ne vous la donnons pas. »   — Au sortir de l'infirmerie il ajouta : « Ma Mère, quelles que soient les souffrances de la Mère Thérèse et la douleur qu'en éprouve votre coeur maternel, ne cédez jamais à votre tendresse en demandant au bon Dieu de les abréger, nous avons trop à bénéficier de tels exemples et de tels mérites. »

Après le décès de notre vénérée malade, nous disait encore : «Quand le bon Dieu fait à une âme la grâce de souffrir comme a souffert la Mère Thérèse, on entre certainement dans les intérêts de sa gloire, en demandant la prolongation de leur existence. »

L'amélioration qui se manifesta dans l'état de la malade, nous fut une preuve palpable que le vouloir des Supérieurs est toujours l'expression de celui de Dieu. Elle recouvra assez de forces pour descendre au choeur, y entendre la sainte messe et y communier. Elle assista aussi, jusque vers la fin de sa vie, mais au prix des plus énergiques efforts, à nos récréations du matin, que son esprit de Communauté lui rendait très chères.

Elle ne parlait jamais de ses maux et, si nous l'interrogions, elle répondait simplement : «  Ma Mère, c'est toujours à peu près. » Ou bien : « Je souffre beaucoup plus aujourd'hui. »

Eprouvait-elle quelque besoin en l'absence de sa chère infirmière? Elle l'endurait paisiblement et au retour de celle-ci, elle lui disait gracieusement : « Petite, je priais votre bon ange de vous « envoyer ; je souffrais tant que je craignais de m'évanouir. »  — Eh ! ma Mère, répondait la Soeur, il fallait nous sonner :« Vous sonner, reprenait-elle, oh ! non, jamais ! »

I.'esprit de foi dans les Supérieurs si remarquable en la Mère Thérèse, prit au terme de sa vie un caractère enfantin. la vue de sa Mère Prieure épanouissait son visage, elle nous prenait la main, la baisait, se faisait bénir. Ses souffrances devenaient-elles intolérables, sa plus douce con­solation était de nous voir, ou, si nous étions occupée ailleurs, de nous faire demander une béné­diction et une prière avec recommandation de ne pas nous déranger.

Dieu lui accordait-il quelques heures d'un calme relatif, elle les passait devant le T. S. Sacrement, à la tribune de l'infirmerie, ou faisait ce qu'elle appelait des pèlerinages aux ermitages ; celui de la Sainte-Face de Notre Seigneur avait ses préférences ; elle s'y rendait à la dérobée pour ne pas interrompre le silence et la solitude de ses soeurs.

Nous espérions, malgré tout, conserver encore cette vénérée malade, lorsque, il y a quelques mois, de fréquents érysipèles, dont le dernier s'étendit sur la moitié du corps, vinrent ajouter à son martyre...

Son épuisement progressif nous fit pressentir enfin que l'heure du sacrifice approchait. Elle- même, se rendant parfaitement compte de son état, désira recevoir les derniers sacrements dans la pleine possession de ses facultés. En terminant cette solennelle et touchante cérémonie, Mon­sieur l'Aumônier lui conféra l'indulgence In articulo mortis et lui adressa quelques paroles di­gnes de la haute piété qui le caractérise. La chère malade souffrait cruellement. Dans un suprême effort, elle implora de la communauté, un pardon qui nous arracha des larmes. Elle n'en avait nul besoin, tandis que chacune se sentait redevable envers elle.

Sa voie intérieure avait totalement changée et n'était plus, depuis quelque temps, que paix et confiance.« J'avais tant redouté les jugements de Dieu, nous disait-elle, et maintenant rien ne me fait de peine. »

Ses humbles sentiments nous édifièrent jusqu'à la fin. « J'ai les mains vides, répondait-elle à une soeur qui lui parlait du Ciel, mais j'espère dans les mérites de Notre Seigneur. »

Quelques faiblesses, présage de sa fin prochaine, étant survenues, le saint Viatique et l'indul­gence plénière lui furent renouvelés et nous lui réitérâmes plusieurs fois les prières de la recom­mandation de l'âme. Elle aimait à dire : partez, âme chrétienne et s'efforçait de demander encore : pardon, pardon de tout. » —Voulant renouveler ses saints voeux qu'elle avait si inviolablement gardés, elle nous tendit sa main gauche, seul membre qu'elle put encore mouvoir.

Quelques heures après, se trouvant plus calme, elle désira recevoir nos soeurs. Chacune eût la consolation de lui donner ses commissions pour le Ciel et d'obtenir un petit mot très approprié au bien de l'âme.

Elle dit, dans cette circonstance à une jeune soeur: « Loin de moi la pensée de me proposer pour modèle, je sais trop combien ma vie a été défectueuse ; mais si je suis si tranquille aujourd'hui, si je meurs avec tant de bonheur, c'est que je n'ai jamais voulu que la volonté de Dieu, manifestée par celle de mes Supérieurs. »

Ainsi, à cette heure suprême. Notre Seigneur permettait que la vérité fut proclamée par la bouche même de la sainte mourante.

Nous devinions dans son coeur un désir filial, celui de revoir une dernière fois notre vénéré Père Supérieur ; désir bien légitime, que par délicatesse et mortification elle s'abstenait d'expri­mer. Prévenu par nous, ce Père si dévoué, archidiacre du diocèse, laissant de pressantes occupa­tions, arriva le soir même auprès de sa chère fille, pour la bénir et lui donna les consolations de son saint ministère. Celle-ci heureuse de cette visite et de cette bénédiction, eût volontiers chan­té son Nunc dimittis, mais notre vénéré Père lui dit : « Nous ne vous donnons pas encore permission de partir ; le bon Dieu ne vous prendra pas même dans son Ciel sans notre autorisation. Je reviendrai demain matin. »

Le lendemain. Dimanche, en effet, ce vénéré Père retrouvait sa malade animée d'une vie sur­naturelle. Elle lui parla avec une force, une précision, une possession d'elle-même étonnantes et lui exprima de nouveau, ainsi qu'à nous, sa filiale reconnaissance. Elle tint ensuite à remercier sa dévouée infirmière, qui ne l'avait pas quittée durant sa longue maladie, puis nous chargea de transmettre à sa chère famille, son affectueux souvenir.

Après avoir reçu de notre bon Père une dernière bénédiction et la permission de quitter l'exil, le soir même, elle perdit presque entièrement la parole ; dès lors nous ne pûmes saisir sur ses lèvres que quelques mots faiblement articulés. Toujours unie à Jésus crucifié, dont elle nous offrait une image frappante, elle conserva jusqu'au dernier instant de sa vie, une lucidité d'esprit et une connaissance parfaites.

Lundi soir, après Complies, une faiblesse plus accentuée réunit de nouveau la communauté dans son infirmerie, jusqu'à l'heure de Matines, après lesquelles, l'état de la malade se prolon­geant, nous envoyâmes nos soeurs prendre un peu de repos, et restâmes à prier auprès d'elle avec deux de nos soeurs du voile blanc.

Vers quatre heures du matin, son infirmière saisissant une altération dans ses traits, lui dit : «  Que faites vous, ma Mère ? Voulez-vous un peu d'eau ? Avez-vous besoin d'air? Et sur un signe négatif : « C'est donc le ciel que vous voulez ? »— A ces mots elle tressaillit, leva les yeux, un céleste sourire illumina son visage, et son âme s'exhala dans un doux soupir, que nous eûmes la consolation de recueillir. C'était le mardi 8 courant.

Après une si belle mort, un reflet de l'éternelle béatitude demeura empreint sur sa physionomie. On aimait à prier auprès de sa dépouille mortelle et à y faire toucher des objets de piété.

Notre vénéré Père Supérieur, entouré d'un nombreux clergé, chanta la messe et présida les obsèques, comme dernière marque de son dévouement à celle qui en avait tant reçu de lui pen­dant sa vie.

Monseigneur notre Archevêque qui avait bien voulu apporter sa bénédiction à la Mère Thérèse, durant sa maladie, nous exprima après son décès, dans une très paternelle lettre, la part qu'il prenait à nos regrets.

Dans cette douloureuse circonstance, notre cher Carmel d'Agen nous donna de nouveaux té­moignages de religieuse et fraternelle sympathie, faisant dire à la chère défunte, les messes de S. Grégoire et lui accordant les mêmes suffrages que si elle était décédée dans son Monastère.

La vie si fidèle et la précieuse mort de notre regrettée Mère Thérèse, nous font espérer qu'elle jouit du bonheur éternel. Cependant, il faut être si pur pour contempler sans voile le Dieu trois fois saint que

nous vous supplions, ma Révérende Mère, de joindre aux suffrages que déjà vous avez bien voulu lui accorder, et dont elle s'est démise en faveur des âmes du Purgatoire, par grâce une communion de votre Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Cris, l'in­dulgence des six Pater et quelques invocations à la Ste Face de N. S.,objet de sa spéciale dévotion et à N.-D. du Perpétuel Secours, dont elle a inauguré le culte dans notre chapelle.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un profond respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre humble Soeur et servante.

Soeur THÉRÈSE STANISLAS DE JÉSUS,      ,

R.C. Ind.        

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la protection de notre Père St Joseph et de notre Mère Ste Thérèse des Carmélites de Castres, le 25 Mars 1892.

 

P. S.— Des circonstances indépendantes de notre volonté ont retardé l'envoi de cette circulaire.

On nous prie instamment de demander, à tous nos Carmels, des prières pour le rétablissement d'un malade et une intention très spéciale.

 

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