Carmel

23 mars 1889 – Tours

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur dont la volonté toujours adorable vient de nous demander un nouveau sacrifice en rappelant à Lui notre, bien chère soeur Angélique Marie de Saint-Jean Baptiste, professe de notre Communauté. Elle était âgée de quatre-vingt-deux ans et avait soixante-quatre ans de vie religieuse.

 

Les souvenirs d'ineffable douceur que nous laisse notre vénérée Doyenne répandent en nos âmes de tels sentiments de paix et de suavité que nous voudrions, ma Révérende Mère, s'il était possible, vous les faire partager en vous associant tout ensemble à nos vifs regrets et à la pieuse vénération que nous inspire une vie aussi exemplaire.

Née à Morannes, dans le diocèse d'Angers, d'une famille honorable, notre chère soeur reçut au baptême un nom qui annonçait déjà ce que devait être toute sa vie. On l'appela : Marie-Angélique. L'éducation profondément chrétienne, qu'elle reçut de ses vertueux parents implanta dans son jeune coeur des principes dont elle ne se départit jamais, malgré les circonstances diffi­ciles dans lesquelles elle se trouva. Jeune encore, elle eut le malheur de perdre sa mère. .La der­nière bénédiction de celle-ci devait être pour toute sa famille la source des, faveurs divines; en étendant sa main mourante sur la tête de ses enfants, cette femme pleine de foi attira sur eux une large effusion de grâces célestes. Les uns, en effet, dès leur jeunesse, se consacrèrent au service du Seigneur, chacun selon son attrait, et ceux qui moururent à la fleur de l'âge édifièrent par leurs admirables sentiments de piété les témoins de leur départ pour le ciel.

Angélique restait orpheline à douze ans; suivant l'inspiration de son plus jeune frère, elle se consacra immédiatement à la très sainte Vierge, lui demandant de vouloir bien être sa mère, et dès lors, elle prit l'habitude de la prier avec une ferveur qui ne fit qu'augmenter jusqu'à son dernier jour. Une de ses soeurs,religieuse:chez les,Hospitalières de Baugé, la réclama près d'elle; sa piété s'accrut sensiblement au contact de la ¡vie du cloître, et les souvenirs de cette; sainte maison lui furent toujours particulièrement .chers,. La jeune enfant comptait même suivre l'exemple de son aînée et demeurer comme elle dans ce pieux asile, lorsque son père mourant la rappela près de lui ; il voulait revoir sa fille et lui donner ses derniers avis, que notre chère soeur ne pouvait nous redire sans se sentir vivement émue et, verser des larmes d'attendrissement.

Deux fois orpheline, Angélique,aurait voulu retourner à,Baugé; son tuteur en, décida autre­ment. H la plaça chez, une de, ses parentes qui consacrait sa vie, à l'éducation de la jeunesse. Un jour, un de ses jeunes frères vint la voir et, la trouva seule; jetant un regard étonné autour de l'appartement,il lui demanda pourquoi il n'y avait pas de crucifix dans cette salle, la plus habitée de la maison, puis l'entraînant vers le jardin: "Si papa vivait, encore, il ne voudrait pas  te laisser dans une maison où il n'y a pas de crucifix; viens, mas soeur, allons-nous-en." Et sans autre mesure préalable, le jeune adolescent, s'adressant à la personne chargée de garder la maison, la prie d'avertir sa tante qu'il a emmené sa soeur. Les deux enfants s'éloignèrent, gardés par leurs bons anges, et trouvant tout simple de revenir ensemble au foyer où ils avaient appris à connaître et à vénérer la croix du Rédempteur. Ne vous semble-t-il pas, ma Révérende Mère, voir se renouveler, à trois siècles de distance, la scène touchante du départ de Thérèse et de son frère Rodrigue, non plus pour aller cueillir la palme du martyre au pays des Maures, mais pour conserver le don précieux de la foi en regagnant la maison paternelle dont le souvenir était inséparable du crucifix?

De nouveau la pauvre enfant se trouvait seule; mais la douce Providence qui veillait sur sa destinée, lui réservant une place dans notre Carmel, inspira à un de ses oncles, commerçant à Tours, de l'appeler près de lui. Une fois encore les larmes de la jeune fille coulèrent. Et Baugé !

où elle espérait vivre et mourir           Ne reverrait-elle donc pas cet asile béni? Elle demanda d'y

retourner pour y faire ses adieux, mais la personne qui devait l'amener à Tours, ne pouvant disposer que de quelques heures, elle dut se résigner au sacrifice qui fut un des plus douloureux de sa vie. Quel avenir incertain s'ouvrait devant elle !   

Cependant l'accueil que lui fit l'excellente famille dans laquelle elle fut reçue, la consola un peu de tant d'épreuves; on la considéra comme la cinquième enfant de là maison. Ce fut alors que le désir de se consacrer à Dieu envahit son âme tout entière ; elle ne pensait plus à autre chose, gardant pour elle son secret et n'osant le laisser transpirer au dehors. Visitant un jour toutes les églises de la ville, elle entra dans notre chapelle ; en apercevant cette grille, ces rideaux noirs, elle se dit à elle-même : « Il me semble qu'on doit être bien heureux ici. » Travaillée par cette idée qu'évoquait en elle le souvenir dès Hospitalières, elle prit à l'insu de sa tante des renseignements et fit demander à nos Mères si elles consentiraient à la recevoir. L'entrée dé la jeune postulante fut discutée, ajournée et définitivement fixée au saint jour de Pâques. Elle n'avait que dix-huit ans!

Mais la croix qui avait pesé sur les années de son adolescence marqua de son sceau protecteur les débuts de notre chère soeur Marie de Saint-Jean dans la vie religieuse. Sa santé délicate fit naître de sérieuses craintes, et une fois encore la pauvre enfant s'adressa au Dieu Père dés orphelins et à la Mère incomparable qui l'avait préservée, la conduisant si merveilleusement au port, et, après une neuvaine fervente, celte âme pure, si candidement unie à Dieu, obtint de son infinie bonté la consolation de pouvoir suivre notre sainte règle. Admise à la Profession, deux sentiments partagèrent dès lors son coeur : l'action de grâce et le désir de se dévouer à sa Com­munauté. Son âme débordait de reconnaissance; que de douces larmes elle répandait au souvenir des bienfaits dont le Seigneur l'avait comblée !

 

La vie de notre bonne soeur, ma Révérende Mère, fut simple et droite comme son âme, douce et humble comme son coeur, une de celles qui s'écoulent tout entières cachées dans l'accomplis­sement de la volonté divine, sans secousse et dans l'uniformité de jours également sereins. Appor­ter le plus de perfection possible à chacun des petits actes quotidiens fut sa seule préoccupation ; les grandes vertus la trouvaient héroïquement fidèle, elle seule ne s'en apercevait pas. Toujours contente, toujours égale à elle-même, d'un caractère facile, sa charité était sans bornes, et lors­qu'on la remerciait pour tant d'actes répétés de son dévouement, elle en cachait le mérite sous les dehors de l'indifférence la plus complète, se croyant insouciante dans sa naïve simplicité, tant l'humilité avait de profondes racines dans son âme. Mais l'oeil le moins clairvoyant n'aurait pu s'y méprendre ; cette constance dans la vertu de charité lui imposait de continuels sacrifices; et le parfum de cette perpétuelle immolation nous pénétrait si bien que, près d'elle, on se sentait irrésistiblement entraîné à l'imitation d'une aussi aimable vertu."

La charité qui débordait de son coeur, prenait sa source dans l'esprit de recueillement dont notre bonne soeur était comme envahie. Désoccupée d'elle-même, tout entière à son Dieu et aux intérêts de sa gloire, comment n'aurait-elle pas puisé, dans ces relations divines, les sentiments qui en découlent et en particulier cette reine des vertus sans laquelle, nous dit saint Paul, les autres ne sont qu' « un airain sonnant et une cymbale retentissante. » Nous aimions à la voir circulant comme une ombre dans le silence le plus parfait ; habituée à vivre sous le regard de Dieu, sa prière était persévérante et s'exhalait en d'amoureux colloques dans lesquels on saisissait le plus souvent une interpellation pleine d'amour à la très sainte Vierge qu'elle invoquait sans cesse. Lui parlions-nous de cette divine Mère, du bonheur de l'aimer et de la voir, un jour au ciel, une douce joie, toute de saints désirs et d'humble confiance, illuminait son visage; elle nous répondait alors avec un charme et une expression d'âme que nous ne saurions traduire. Elle souhaitait vivement mourir un samedi; répondant à sa demande par là délicatesse la plus maternelle, la très sainte Vierge se réservait de lui envoyer secrètement l'archange, messager de ses hautes destinées, pour lui annoncer la bonne nouvelle.

Notre chère soeur, ma Révérende Mère, passa successivement par les offices de provisoire, lingère, portière; ce dernier emploi lui fut longtemps confié en raison même des répugnances qu'il soulevait en elle et qui la rendaient très apte à le bien remplir. Son amour de la vie intérieure s'arrangeait peu de ces communications avec le dehors, et c'est pourquoi elle y fut maintenue de longues années à la grande satisfaction de ses mères Prieures, qui trouvèrent toujours en elle la plus parfaite soumission, malgré les sacrifices sans cesse renouvelés que lui imposaient ces distractions inhérentes à son office et qui tout d'abord lui avaient semblé incompatibles avec l'esprit intérieur. Mais elle sut bientôt l'y retrouver et, au Tour comme dans sa cellule, notre bonne soeur Marie de Saint-Jean fut un modèle d'union à Dieu et de sainte ferveur.          

Dans le cours de cette longue carrière, à première vue, rien ne semble frapper Je regard, ma Révérende Mère, mais en examinant de près cette sainte vie, nous la voyons parsemée d'exem­ples de vertus de tout genre : zèle pour le saint Office, auquel sa bonne et douce voix donnait un élan qui en soutenait l'harmonie, silence, obéissance, régularité, exactitude aux plus petites recommandations, ardeur an travail, mélangée parfois,il faut l'avouer, d'un peu trop d'empresse­ment, voilà les vertus qui, pendant soixante-quatre ans, ne cessèrent d'édifier notre Carmel, et dont le souvenir demeurera parmi nous comme un testament plein d'enseignements pratiques.

La simplicité, sous sa forme la plus naïve et là plus douce, fut bien le caractère distinctif de celle que nous aimions à appeler : notre bonne soeur Saint-Jean. Cet aimable don de Dieu entrete­nait en elle le véritable esprit religieux qui doit nous guider en tout, et, bien que de légers scru­pules l'aient tourmentée durant le cours de sa longue vie, une seule parole de sa Mère Prieure lui était un voile transparent au travers duquel son regard, éclairé par la Foi, découvrait la réponse divine, et le calme revenait promptement dans ce coeur candide tout ouvert à l'action de la grâce. Une obéissance parfaite était le fruit de son esprit de foi. Obéir était son élément, et comme elle le disait dans sa franche rondeur : "II faut obéir et n'en pas chercher plus long."

Bien que la santé de notre chère soeur nous laissât peu d'espoir de célébrer sa cinquantaine, nous eûmes la consolation delà voir résister à toutes les secousses de la maladie et dé la trouver debout et vaillante au jour désiré. Rien ne fut négligé pour rendre la fête aussi joyeuse que pos­sible et, comme de coutume, le bonheur fit verser des larmes à notre chère jubilaire qui recevait avec une douce confusion tant de témoignages de l'affection de ses soeurs.

Elle était loin d'être indifférente et insensible, cette chère soeur, qui ne pouvait sans attendris­sement parler des miséricordes divines, de l'amour de Notre-Seigneur, de la perte des âmes!

 

Les cantiques du Père Surin la transportaient, et jusqu'aux derniers jours sa voix entrecoupée de larmes fredonnait ces strophes où l'amour du saint religieux laisse tomber ses voiles et .per­met de suivre, ou du moins d'entrevoir, les élans de son coeur. Mais s'agissait-il de la fin de l'exil? Notre bonne Doyenne portait alors une sainte envie à celles qui la devançaient dans le bienheureux séjour, et son chagrin était grand lorsque le médecin l'assurait que le moment n'était pas encore venu : « Oh ! Monsieur, lui disait-elle avec l'accent d'un profond regret, vous partirez donc sans me laisser une bonne parole! » La bonne parole, pour cette âme si avide d'union avec son Dieu, eût été l'annonce de la mort. Cette mort, appelée de tous ses voeux, devait la surprendre.

Depuis quelque temps, les forces de notre vénérée soeur déclinaient sensiblement. Deux fois nous crûmes que le moment de la séparation était venu et deux fois en dix-huit mois elle reçut l'Extrême-Onction, saluant la mort avec des transports de joie. C'eût été trop de bonheur et elle dut se résigner à vivre. Peu à peu l'affaiblissement moral vint se joindre aux infirmités corporelles; mais notre bonne Soeur ne perdait pas de vue le grand but de sa vie : « Mon Dieu ! soupirait-elle, quand vous verrai-je ? O mort ? que tu te fais attendre !"

Cet ardent désir la consumait et il fallait que nous lui suggérassions des actes d'abandon pour l'acceptation d'une vie qu'elle ne trouvait nullement pénible, mais qui ne lui semblait dure, que parce qu'elle la tenait éloignée de son Bien-Aimé.

Dimanche, 17 mars, notre bonne Doyenne put encore assistera la messe et elle resta levée toute la journée ; la nuit ne s'annonçait pas plus mauvaise que d'habitude, et la soeur qui couchait auprès d'elle lui offrit encore à boire vers les deux heures du matin. Quelle ne fut pas sa douloureuse surprise lorsqu'au réveil, s'approchant de notre vénérée soeur, elle la trouva endormie du dernier sommeil! Une plainte, un gémissement, elle les eût entendus ! Que s'est-il passé à son dernier moment ? Tout nous porte à croire que notre bien chère soeur ne s'en est pas aperçue elle-même et que l'archange Gabriel, dont nous célébrions la fête ce jour-là, aura été envoyé par la Reine du ciel à sa fidèle servante pour lui annoncer sa délivrance et l'introduire dans le séjour de la paix, sous la protection de notre glorieux Père saint Joseph, patron de la bonne mort.

Quelles que soient nos espérances, ma Révérende Mère, ce passage si prompt du temps à l'éter­nité nous laisse de profonds regrets, et nous vous prions avec instance de rendre au plus tôt à une soeur si édifiante et si aimée les suffrages de notre saint Ordre; par grâce, une communion de votre fervente Communauté; le Chemin de la Croix et une invocation à la très sainte Vierge et à saint Joseph ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en l'amour de Notre-Seigneur,

Ma très Révérende Mère,

 

votre humble Soeur et servante,

Sr Marie-Xavier de Sainte-Thérèse,

r.c.i.

De notre Monastère de l'incarnation et de la Sainte-Famille des Carmélites de Tours,

le 23 mars 1889.

 

TOURS, IMPRIMERIE PAUL BOUSREZ.

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