Carmel

23 juillet 1895 – Saigon

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble Salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'imposer à notre Com­munauté la perte la plus douloureuse qu'elle puisse éprouver, en lui enlevant presque subitement sa très Vénérée Mère Henriette-Philomène de l'Immaculée-Conception, Professe de Lisieux, Prieure et Fondatrice du Carmel de Saigon ; elle était âgée de 75 ans et de religion 52, dont 34 passés en mission.

Dans un papier, écrit pour être lu après sa mort, elle demande de n'avoir de circulaire que pour obtenir les suffrages de l'Ordre, disant que : « puisqu'on ne peut raconter les péchés sans nombre qu'elle a commis, on ne pourrait davantage rapporter des vertus dont elle n'eut jamais la moindre.»

Le respect que nous avons pour les dernières volontés d'une Mère, que nous regardons comme une sainte, nous y aurait sans doute fait accéder, si elle était dans les conditions ordinaires du Car­mel ; mais nous sentons que les monastères si nombreux de l'Ordre ayant eu des relations spéciales avec elle, nous feraient un reproche d'avoir privé toute notre bien-aimée famille religieuse de grands sujets d'édification. De plus, puisque c'est avec les secours de nos chers Carmels qu'elle a pu en partie, élever son monastère à Saigon, il nous semble que la reconnaissance nous fait un devoir de publier le fruit merveilleux qu'elle a su en tirer.

O bonne Mère, pardonnez à vos filles, habituellement si soumises, d'oser aujourd'hui faire Violence à votre humilité, parce que ce sera procurer la gloire du Seigneur, qui, comme vous nous l'avez mille fois répété, « vous a choisie, vous la moindre de ses servantes, pour l'édifice d'une oeuvre si admirable, afin que vous ne puissiez rien vous attribuer. » 

Notre Vénérée Mère, naquit en 1820 à Courtonne, en Normandie, vingt ans environ après ses frères et soeurs. Ce détail dit à lui seul ce que fut son éducation. Son père l'adulait ; sa Mère, âgée et infirme n'avait plus assez d'énergie pour réprimer le caractère naturellement autoritaire et irascible de son enfant. On s'habitua à plier sous toutes ses volontés et, à dix ans, selon son témoignage, elle gou­rait tout dans la maison de son père qui était à la tête d'une petite fabrique de toile, distribuant écheveaux de fil et commandant aux ouvriers ; elle supputait déjà les profits et les pertes et semblait née pour l'administration. Sa riche nature fut laissée entièrement à elle-même sans qu'on lui donnât une sage direction qui eût produit des fruits si nécessaires pour tout le cours de sa vie, puisque l'éducation c'est l'homme.

A vingt ans, elle perdit sa mère, qu'elle soignait depuis plusieurs années, en demandant au bon Dieu de ne pas la lui enlever avant cet âge, car elle sentait que seule elle n'aurait pas la force de résister aux entraînements du monde. — Dès qu elle se vit orpheline, elle commença à réflé­chir sur les exhortations qu'elle avait maintes fois reçues de sa mère, de se livrer à une plus grande piété ; jusque là la pensée de la vie religieuse l'avait fait reculer d'effroi. Grâce sans doute aux prières de celle qui continuait à la garder du haut du Ciel, elle se mit à penser que mieux vaut tout quitter avant que tout ne nous quitte, et se laissant aller aux tableaux de son esprit naturelle­ment rêveur, elle résolut de chercher le plus sûr pour son salut, en entrant au service du Seigneur dans la maison des Dames Hospitalières de Lisieux.

Elle mit son projet à exécution sans prévenir personne, de sorte que son pauvre père crut de­voir se plaindre au curé de sa paroisse, d'avoir mal agi en conseillant à sa fille un procédé si dé­tourné envers lui, qui cependant n'aurait pas mis obstacle à ses desseins. Il se trompait car le curé ne savait rien non plus. Elle y passa plusieurs mois, nourrissant le plus grand désir de trouver un expédient pour en sortir sans se montrer ingrate, son attrait la portant vers la solitude. — Que fit- elle ? — Elle ne voulut jamais nous le confier ; toujours est-il que, tombée malade, elle revint dans sa famille, mais non pas chez son père, car elle avait peur de ne plus pouvoir s'échapper, lorsque vien­drait le moment où elle pourrait faire un essai au Carmel.

Elle repassait en elle-même, nous dit-elle, ce qui pourrait favoriser son dessein de s'enfuir de nouveau, et trouvait que cela ne serait pas possible tant que son père vivrait.

O profondeur des desseins de Dieu ! — Il arriva que vers ce temps le pauvre père étant monté sur un arbre, pour l'émonder, tomba et se tua sur le coup, ce qui fut pour elle une source sans fin de regrets et de scrupules. — Cependant se voyant libre, elle se résolut à faire sa demande au Carmel, en se disant que si elle n'était pas acceptée de suite, elle se fixerait dans le monde. Elle y vint donc, encore faible et débilitée, et, contre toute attente, le Supérieur, éclairé par le Saint-Esprit, lui dit qu'elle pouvait entrer sur l'heure : c'était le 9 décembre 1843 ; notre Mère était dans sa 24e année. Elle reçut le nom de Philomène, à cause d'un voeu fait par la communauté ; et on y ajouta celui de I'Immaculée Conception dont on venait de célébrer la fête.

En franchissant le seuil du cloître, nous raconta-t-elle, j'eus la persuasion que c'était bien là. que le bon Dieu me voulait, et jamais l'ombre d'un doute n'effleura mon âme.» Cette âme était du reste de celles qui ne connaissent pas l'indécision ; une chose était-elle entrevue, qu'il en fallait la réalisation à tout prix. — Nul obstacle ne lui paraissait insurmontable.

Qu'il nous soit permis de considérer ici quelles conséquences devait avoir la fidélité de cette âme et quelle perte eut fait notre Saint Ordre tout entier et l'Eglise, si elle avait renoncé à sa voca­tion, à laquelle tant d'autres se sont trouvées attachées.

Le Carmel de Lisieux ne comptait encore que six années d'existence ; il avait à sa tète, l'hum­ble et douce Mère Geneviève, que tout l'Ordre vénère comme une sainte, et qui fut en effet donnée sous cette dénomination par le Carmel de Poitiers pour la fondation de celui de Lisieux, en 1837.

Dire ce que cette bonne Mère Geneviève fut pour notre digne Mère Philomène, serait chose impossible ; toute à ses filles, elle était toujours prête à écouter, et à consoler ; aussi le noviciat de notre Mère s'écoula-t-il sans grandes épreuves, comme le reste des dix-sept ans qu'elle passa dans son berceau religieux. Plus d'une fois notre Mère nous a dit : « A Lisieux je n'ai pas eu d'autres peines que celles qui venaient de l'attache à ma propre volonté. Ma Mère Geneviève c'était mon Dieu sur terre. Aussi me fallait-il déposer au plus tôt dans mon coeur, tout ce qui se passait dans le mien.

Cette exclamation peint bien le caractère ardent et communicatif de notre bonne Mère ; l'ex­pansion était un besoin pour elle, et ne pas s'y prêter, était la faire grandement souffrir.

Son noviciat se prolongea au-delà du temps fixé par nos saints règlements, parce que sa santé n'était point satisfaisante. Elle avait pris l'habit le 27 août 1844 ; ce ne fut que le 9 février 1846, qu'elle eût le bonheur de prononcer ses saints voeux.

C'est alors que voulant s'assurer des prières et faire part de son bonheur à son cousin Mgr Lefebvre, qui était vicaire apostolique de Cochinchine, elle demanda la permission de lui écrire.

Lorsque sa lettre parvint à Monseigneur, Sa Grandeur était renfermée dans la prison de Hué, portant la cangue, et n'attendant plus que l'exécution de la sentence du martyre, du déchiquetage en cent pièces, qui avait été portée contre lui, par le suprême tribunal des rites.

O merveille ! Un peu avant la réception de cette lettre, Notre Sainte Mère Thérèse elle-même, à qui le très pieux prélat était particulièrement dévot, se montra à lui dans la prison, et lui demanda d'établir son Ordre en Annam, parce que Dieu en serait grandement servi et glorifié. —En scrutant bien le sens de ces paroles on reconnaît qu'elles renfermaient une promesse d'élargissement, pour l'illustre confesseur de la foi. En effet, le roi d'Annam sachant qu'une escadre française parcourait les mers de Chine, fit surseoir à l'exécution et l'amiral Cécile, qui commandait en chef, ayant appris les mauvais traitements que souffraient ses compatriotes sous la tyrannie païenne, osa, avec beau­coup de fermeté, menacer Thiêu-Tri de la vengeance de la France, s'il ne rendait la liberté à ses na­tionaux.

Le roi Annamite eut peur, il fit ouvrir les prisons, et rendit un long décret, qui n'a pas trop sa place ici ; mais pourtant, ma révérende Mère, puisqu'en France les nobles coeurs s'intéressent tant aux missions apostoliques, nous prenons la liberté d'étendre un peu notre récit, bien sûres que vous nous le pardonnerez volontiers.

Les premières lignes du décret portaient : « Moi, l'Empereur, dans ma bienveillance et dans ma clémence, dans ma vertu et dans ma bonté, j'exauce la demande, et je daigne rendre le décret suivant : On ira voir dans sa prison l'évêque François Dominique, qui a été condamné ; on le délivrera de ses chaînes, on lui ouvrira les portes de sa prison, pour qu'il aille revoir sa patrie, » etc., etc. »

Un mandarin conduisit Monseigneur à bord des navires français. Le noble missionnaire avait dignement refusé les dix piastres et les trois camisoles que le roi lui allouait, et il ne portait d'autre vêtement Qu'une longue robe violette qui flottait sur ses pieds nus et meurtris. Il bénit les officiers ; et l'amiral répondit à l'emphase du roi annamite par cette simple quittance : « Reçu un Evêque. »

Mgr Lefebvre se fit conduire à Singapore pour être mieux à même d'essayer de rentrer dans sa chère mission. Sa Grandeur fit cet essai peu de temps après, en effet, mais elle fut saisie de nou­veau, et on la reconduisit à Singapore, d'où elle revint encore, comme le bon Pasteur qui veut donner sa vie pour ses brebis.

Ses regrets étaient grands de n'avoir pas eu le bonheur de consommer son sacrifice, en scellant sa foi de son sang, comme elle l'avait confessée de sa bouche.

« Hélas, disait-il, avoir été si près du glaive, et se retirer, comme moi, là vie sauve; quelle cruelle déception ! J'ai vu la couronne de près, mais il me faudra peut-être toujours dire : Ce n'est pas pour moi ; néanmoins tant que l'on conserve une goutte de sang dans les veines sur cette terre barbare, on a. toujours quelque espoir. »

Quel coeur d'apôtre ! Quelle âme de saint ! Quelle bénédiction pour ce Carmel d'avoir eu un tel Père et Fondateur !

Au milieu de toutes ces épreuves, Mgr Lefebvre avait répondu à la lettre de sa cousine en lui exprimant le voeu qu'il formait de voir des Carmélites venir de France en Annam pour y fonder un monastère de leur Ordre, lequel semblait parfaitement convenir à l'attrait spécial pour la vie cachée, silencieuse, paisible, qui caractérise cette nation, extrêmement douce et pieuse.

La Mère Geneviève, dans l'ardeur de son zèle et de sa foi, commanda à la soeur Philomène d'écrire immédiatement au saint évêque de Cochinchine, que la chose n'était nullement impossible, que rien dans nos saints règlements n'y mettait obstacle, et qu'on se rendrait très volontiers à l'in­vitation du pieux prélat.

Qui n'admirerait la grandeur de cette âme ! Son propre Carmel s'établissait à peine, puisqu'il ne comptait que huit ans d'existence, il était pauvre, et d'autres fondations s'offraient à lui dans des conditions plus favorables, car celle de Saigon n'aurait d'autres ressources que celles de la Provi­dence. Mais à peine les saints ont-ils entrevu que, de leurs labeurs et de leurs souffrances, jaillira un peu de gloire pour Dieu, qu'aussitôt ils s'y portent avec ardeur. C'est ce que fit cette vénérée Mère Geneviève à laquelle notre bonne Mère Sainte-Philomène rapportait toute la fondation, disant que durant les dix années qui précédèrent la réalisation de cette oeuvre, il est difficile de se faire une idée de la correspondance qu'elle échangea de divers côtés et des occupations multiples qui lui in­combèrent.

La cause de cette longue attente, n'était autre que la persécution religieuse qui continuait de sévir avec rigueur dans ces vastes régions, où Satan exerce son empire au mépris du saint nom de Dieu. Chacune des lettres de Mgr Lefebvre laissait espérer que la suivante serait sans doute l'appel définitif, parce que la paix allait probablement se faire ; mais la lettre suivante éloignait encore cette espérance.

Qui dira les alternatives des deux côtés ? — Lui, le mystique prélat, qui emportait les écrits de sainte Thérèse jusque dans les antres où il était obligé de mettre sa vie en sûreté, lorsqu'il était traqué par les satellites païens, concentrait sa pensée, au milieu même de ses angoisses, sur le cher petit Carmel encore à naître. — De l'autre côté, à Lisieux, on ne s'entretenait que de Saigon. Mais enfin, comme les choses, un moment sur le point de se réaliser, étaient redevenues stationnaires, on fut forcé de reprendre chacune son emploi et de s'en remettre à la Providence pour faire réussir cette grande entreprise.

Notre Mère Philomène fut alors nommée successivement portière, provisoire, office qu'elle rem­plit avec un dévouement et un oubli d'elle-même vraiment admirables, malgré ses répugnances qui se traduisaient souvent par des larmes amères répandues en silence aux pieds de Notre-Seigneur et de la bonne Mère Geneviève qui finit par se laisser toucher et lui confia l'office des pains d'au­tel qui lui laissa les plus délicieux souvenirs.

Ah ! que de fois nous l'avons vue s'épanouir en nous disant : « A Lisieux, j'avais le bonheur de faire les pains, tout en récitant un verset de psaume pendant la cuisson de chaque pain. Que j'étais bien dans ma solitude ! Que j'étais reconnaissante envers mes supérieures qui m'avaient fait arranger un emploi si retiré. »

C'est que notre bonne Mère avait un attrait bien spécial pour la vie érémitique. Elle avait quelque chose des anachorètes, - ce qui semblerait contraire à ce besoin d'expansion et d'ouverture, dont nous avons déjà parlé - mais les âmes ont de ces contrastes, dont il n'est plus besoin de chercher l'explication. Du reste, si la Soeur Philomène passait de longues heures en silence, en cuisant ses douze cents planches de pains par jour, elle savait bien aller chercher les consolations auprès de sa bien-aimée Mère Geneviève et multipliait ses visites : « Voyais-je quelque autre en faire autant, racontait-elle naïvement, croiriez-vous que j'en étais jalouse !! »

Quand la Mère Geneviève sortit de charge, soeur Philomène inconsolable, demanda à la nou­velle Prieure qu'il lui fut permis de dire quelquefois un mot à sa première Mère. La seconde fois qu'elle usa de cette dispense, elle dit à Mère Geneviève : « Tenez ma Mère, je ne trouve plus rien en vous, je ne reviendrai pas. - Non, ma fille, répondit la sainte, c'est la Prieure élue de Dieu qui a la grâce ; allez à elle, vous y trouverez tout. »

Douze ans s'étaient ainsi écoulés, lorsqu'une nouvelle lettre de Mgr Lefebvre annonça que les Français s'étaient emparés de la Cochinchine et que la paix était en train de se conclure ; qu'ainsi on pouvait faire les derniers préparatifs pour le voyage. Quelques mois plus tard une nouvelle lettre demandait qu'on partît sans délai.

C'était la veille du 19 mars 1859. La bonne Mère Geneviève voulut attendre au lendemain de la fête du glorieux Patriarche, pour en communiquer la nouvelle à la communauté.

Dans le récit que notre bonne Mère Philomène nous a laissé de cette intéressante fondation, elle s'exprime ainsi : « La joie fut générale ; pour moi je n'essaierai pas de dire ce qui se passa dans mon âme ! Il me semble que ce fut un des plus heureux jours de ma vie... » Cependant, à côté de cette joie, la pensée de la séparation prochaine mêlait bien de la tristesse !

Nous sommes obligées d'abréger ; c'est, ma Révérende Mère, un livre, et non une circulaire que nous ferions, si nous donnions tous les détails, et nous ne l'osons pas. Du reste, les chroniques que rédigent nos bonnes Mères de Poitiers donneront cette histoire faite sous les yeux de notre bonne Mère, et presque sous sa dictée : cela fait partie de l'histoire de l'Ordre et toute notre chère famille religieuse a droit de la connaître, puisque, comme nous l'avons dit en commençant, toutes nos maisons ont fraternellement tendu la main, pour aider à l'établissement de celle-ci, et cela à plusieurs reprises.

A l'époque où nous en sommes, Mère Geneviève avait demandé à nos communautés de vouloir bien donner du linge, des vêtements, etc., il lui en vint de toutes parts ; mais, cette sainte Mère, ne garda pour sa propre communauté, que tout ce qui était dépareillé, ou de forme un peu Variée, et elle donna aux chères partantes, tout le linge et les vêtements que possédait son couvent de Lisieux. Que de fois notre Mère nous a-t-elle rapporté le larcin involontaire qu'elle fit à son couvent de dix-sept paires de draps, qui avaient garni les murs le jour du Saint-Sacrement, et avaient été ensuite dé­posés précipitamment dans une pièce, avec les objets qu'on leur destinait, lesquels remplirent dix-sept caisses, qui contenaient jusqu'à des ustensiles de cuisine qui servent encore, des outils, etc.

La Providence qui devait faire tant de prodiges pour établir le monastère de Saigon, commença par celui-ci : Une dame qui habitait Lisieux, et qui avait un parent missionnaire dans les pays étrangers, eut un songe, dans lequel elle vit son parent qui semblait lui dire d'employer sa fortune à faire des bonnes, oeuvres, surtout dans les missions lointaines. A son réveil elle envoya immédiate- ment une somme de 10,000 francs, pour être employés en ouvres quelconques dans les missions étrangères, et elle chargea M. Cagnard, supérieur de la communauté de Lisieux, d'être .l'exécuteur testamentaire de ses dernières volontés, dans la forme qu'il jugerait la meilleure.    

Or, cette bonne dame mourut précisément dans le temps où Mgr Lefebvre faisait les plus vives instances pour hâter le départ. Sa Grandeur avait toujours promis de se charger de tous les frais du voyage, qui étaient assez considérables, mais il ne put le faire, car son dessein n'était pas approuvé autour de lui. De son côté, la communauté de Lisieux n'était pas en état de prendre une telle charge; ainsi le projet, sur le point de se réaliser, eût encore éprouvé de nouveaux retards sans le legs de cette vertueuse dame.             

Ah ! que de tels faits développent l'esprit ! aussi celui de notre Mère était exception­nel, et là où d'autres se seraient découragés, elle, au contraire, y voyait un motif de confiance, et Dieu qui, selon la parole de notre Sainte Mère Thérèse, « aime les grands désirs, » l'exauçait tou­jours ! C'est ce qui relève nos courages, à nous ses pauvres orphelines, à qui elle laisse une oeuvre formidable à soutenir. Nous comptons uniquement sur elle encore, en pensant que ce qu'elle a su obtenir de Dieu sur la terre, elle l'obtiendra mieux encore dans les Cieux.

Les annales de la fondation s'étendent longuement sur les démarches Multiples qu'il fallut faire pour obtenir le passage, puis sur les épisodes du voyage où notre bonne Mère se livrant aux nobles élévations de son âme eut plus d'une fois l'occasion de louer et de bénir Dieu dans la magnificence de ses oeuvres.

Mais nous sommes bien forcées d'abréger et dirons seulement quelque chose de la scène attendrissante du départ, là-bas dans ce cher berceau religieux où notre Mère bien-aimée passa de si heureux jours.

On avait fixé ce départ au 1» juillet 1861. Donc, le 30 juin, la récréation du soir fut employée aux adieux. Après Complies, l'esprit de foi de la sainte Mère Geneviève se manifesta dans une céré­monie bien touchante. Elle fit placer les chères élues devant la grande grille du choeur et les con­sidérant dès lors comme missionnaires, elle se mit à genoux et leur baisa respectueusement les pieds, suivie de la communauté tout entière qui vint, par rang de religion, accomplir le même acte en chantant l'antienne : « Quam speciosi...» et le psaume « Laudate pueri Dominum. »

Vous devinez, ma Révérende Mère, ce que furent alors les sentiments de tous les coeurs. D'une part, on admirait l'héroïsme de celles qui s'en allaient dresser leur tente sur la terre étrangère tan­dis que les quatre privilégiées étaient profondément touchées par cette pensée qui leur faisait voir le Carmel de Lisieux, le plus pauvre et le plus petit de tous ceux de notre Saint Ordre choisi cependant pour aller implanter, sur le sol d'Annam, un nouveau Carmel où sont venues s'abriter les filles des confesseurs de la foi et des martyrs, et. d'autres qui avaient elles-mêmes porté la cangue et confessé N. S. J. C.    

Ah ! si notre Sainte Mère Thérèse eût pu venir à la tête de ses filles, quel bonheur ineffable n'en eut-elle pas éprouvé ! Ce bonheur, des âmes bien dignes d'elle, le sentirent; puisque sur tout le parcours des chères voyageuses, les portés de nos Carmels s'ouvrirent pour les accueillir avec l'affection la plus cordiale. Paris, Châlons, Avignon, Marseille, Toulon, ont laissé, dans le coeur de notre bonne Mère, un souvenir fidèle jusqu'à la mort, comme nous aurons l'occasion de le dire

Dans toutes ces communautés bénies on combla les voyageuses de marques d'estime et de présents généreux. A Toulon elles firent la connaissance de la noble veuve d'un officier de marine qui était réservée par Dieu pour rendre au lointain carmel de Saigon une série de services de tout genre, pour son approvisionnement et son alimentation dans un pays dénué de tout. — La mort même de cette vertueuse dame ne mit pas fin à son dévouement car elle avait eu la prévoyance de procurer à notre Mère d'autres amies désintéressées, qui continuent de nous rendre les mêmes offices. C'est ainsi que Dieu es» toujours venu en aide â ce petit Carmel, qui semble l'objet privilégié de son amour. 

La traversée dura trois mois à cause des nombreuses et longues escales qui furent nécessaires, parce que le navire faisait eau de toutes parts, et si abondamment que deux cents soldats étaient occupés à l'enlever. - A Alexandrie la pensée de notre Mère se reporta vers le passé, parce que son âme remplie du plus grand amour pour la sainte Eglise, se nourrissait sans se lasser de l'histoire des saints, et elle était heureuse de connaître la patrie des Cyrille et des Athanase. — A Singapore, nos quatre Mères reçurent des Dames de Saint-Maur une énorme caisse, contenant des objets qui devaient leur être de la plus grande utilité/durant les premiers mois de leur installation

Elles n'étaient plus qu'à trois journées de Saigon.... Enfin elles y arrivèrent i « C'est le 9 octobre 1861, qu'il nous fut donné, dit notre bonne Mère Sainte-Philomène, de fouler aux pieds cette terre d'Annam, arrosée du sang de tant de martyrs ; et désormais elle devenait pour nous une terre d'adoption et de prédilection ! » Oh ! comme l'âme généreuse de notre Mère appréciait cette grâce d'habiter une terre de martyrs ! Elle qui ne cessait de demander à Dieu, de verser pour lui jusqu'à la dernière goutte de son sang !

Mais qui dira la joie de Mgr Lefebvre ! ses voeux étaient comblés ; il allait avoir un Carmel où Dieu serait glorifié, et d'où s'élèveraient sans cesse la prière et la réparation, si nécessaires sur cette terre pleine d'iniquités, et où règne Satan.

Sa Grandeur avait fait préparer une case où elle voulut elle-même conduire ses filles. C'était un grand bâtiment partagé au milieu par un couloir; une moitié était occupée par les soeurs de Saint-Paul, et l'autre moitié était destinée au Carmel naissant.

Après le départ de Monseigneur, notre bonne Mère alla voir un terrain, situé près du sémi­naire, dont on lui avait parlé, et qui est celui où le Carmel s'est établi depuis, par la grâce du bon Dieu.

Lorsque nos Mères furent de retour à leur case, elles s'occupèrent à préparer un autel pro­visoire et ce qui était nécessaire pour dire la messe le lendemain ; et aussitôt Monseigneur désigna pour chapelain un des Pères missionnaires. Il chargea aussi des religieuses annamites, dont le cou­vent était voisin, de leur apporter leur nourriture, jusqu'à ce qu'elles fussent organisées.

« Le lendemain même de notre arrivée, dit notre bonne Mère, nous eûmes la sainte messe et reçûmes pour la première fois notre divin Maître sur la terre païenne ! Nous nous occupâmes ensuite de faire une cloison en planches, pour séparer la soi-disant chapelle extérieure de l'inté­rieure.

Cinq jours plus tard, Monseigneur lui-même, avec deux des Pères de la mission, alors peu nombreux, vint célébrer solennellement la fête de sa chère sainte Thérèse, dans son bien-aimé petit Carmel, et le soir il y eut salut solennel du T.-S. Sacrement, après lequel Notre Seigneur demeura pour toujours dans notre Tabernacle, grâce qui n'avait pas encore été accordée dans le royaume d'Annam. Ainsi nous sommes les premières qui a tons donné asile à Notre Divin Sauveur dans son sacrement d'amour ! Oh ! que nous étions heureuses de nous trouver si près de notre bon Maître quelques pieds seulement nous séparaient de lui. 

Une espèce de palissade que nous avions trouvée dans notre case nous servit de grille. Comme nous avions apporté une bonne quantité de draps de lits, nous nous en servîmes pour faire des séparations dans notre case, afin d'avoir autant que possible des lieux réguliers. Deux rangées de colonnes, qui étaient au milieu de cette grande case, nous facilitèrent beaucoup ces séparations ; aussi, un seul jour nous suffit-il pour construire le choeur, le réfectoire, la récréation, quatre cel­lules, une cuisine et le parloir. Mais ce ne fut pas sans peine que nous eûmes un tour, l'ouvrier chinois n'ayant jamais rien vu de semblable, ne pouvait arriver à comprendre ce qu'on exigeait de lui. - Tout était du reste si primitif dans ce pays, que pour avoir un marteau, il fallut le faire faire à bord d'un navire.

La première des épreuves qui nous attendait fut la difficulté de s'entendre. La langue anna­mite, à peine articulée, nous paraissait bien difficile à apprendre, mais de plus, non seulement il n'y avait pas un père qui eut le loisir de nous l'enseigner, mais il n'y avait pas même un dic­tionnaire, ni aucun recueil de mots, en sorte que durant plusieurs mois nous ne pûmes absolument rien apprendre. »

Aussitôt après leur arrivée, on leur donna leur première postulante, qui reçut le nom de soeur Thérèse de Jésus ; puis trois mois après, plusieurs autres vinrent se grouper auprès de notre Mère et de l'unique de ses compagnes qui était encore avec elle ; les deux autres ayant repris le chemin de la France sur l'ordre du médecin car leur santé avait été fort compromise par ce climat meur­trier. C'est donc ainsi, avec le seul secours de la Mère Saint-Xavier, que notre Mere Sainte- Philomène avait à organiser son Carmel et former ses postulantes qu'elles prenaient à leurscotes au choeur pour leur faire suivre l'office mot à mot, après les avoir préparées d'avance avec bien de la difficulté, car les pauvres enfants ne sachant pas lire, il fallait leur apprendre l'alphabet.

C'est qu'à cette époque la langue annamite n'employait que les caractères chinois, qui sont innombrables. Depuis, les missionnaires ont introduit les caractères européens, en y ajoutant cer­tains signes, qui arment à reproduire la valeur des intonations de la langue, en sorte qu aujour­d'hui les jeunes annamites apprennent aisément à lire le latin ; mais pour les anciennes, il n'en fut pas ainsi.          

Le croirait-on ? Notre Mère Sainte-Philomène et ma soeur Saint-Xavier n'omirent pas un chant, pas une fête, et cependant notre Mère, par suite de l'acclimatation, avait les jambes cou­vertes d'ulcères, au point qu'elle devait les tenir allongées sur un petit siège - Ah ! c est que son courage ne faillit jamais devant le devoir, nous en avons été témoin jusqu'à sa fin.

Pour leur nourriture, elles furent gratifiées de la ration quotidienne des soldats qui leur fut d'une grande ressource, vu leur extrême pauvreté. Elles vécurent bien longtemps sous ce dur régime encore épargnaient-elles le vin et une partie des vivres qui leur étaient ainsi concédés, pour les vendre à d'autres et se procurer ainsi un peu d'argent. Du reste on ne trouvait alors à Saigon, aucune denrée française.      

Il fallait vraiment toute l'austérité de notre bonne Mère et la mortification de la mère Saint-Xavier, naturellement frêle et délicate, pour poursuivre avec autant de courage une entreprise aussi laborieuse. Les jeunes recrues qu'elles avaient faites ne pouvaient pas leur donner beaucoup d en­thousiasme car c'étaient de pauvres filles sans éducation et sans instruction, qui s'étonnaient et riaient de tout ce qu'elles voyaient. Il leur arrivait quelquefois de passer le temps de l'office, lors­qu'elles n'y allaient pas, à fouiller dans les caisses de leurs mères françaises, examinant chaque objet, l'un après l'autre.

Leur instruction religieuse se faisait avec l'aide d'un Père qui leur donnait une demi-heure par jour environ. Du reste le Carmel naissant recevait peu de témoignages de sympathie ; mais notre Mère n'était pas de nature à s'en préoccuper. Pour elle, les créatures n'étaient rien, elle ne cherchait que Dieu seul, dans une foi nue, sans les dévotions spéciales qu'inspire habituellement la piété. Pour elle, l'idée générale de Dieu nourrissait son âme d'une manière presque philosophi­que, et, comme elle le disait, cherchant Dieu, plus par le négatif que par le positif, c'est-à-dire, plus par ce que Dieu n'est pas, que par ce qu'il est.

Cependant l'installation n'était que provisoire, il fallait songer à établir quelque chose de du­rable. On avait fait des démarches et obtenu la concession du terrain que notre Mère avait été visiter le jour de son arrivée ; elle souhaitait d'y faire élever quelques cabanes en paillotes, pour abriter son humble communauté.

On se riait à Saigon de l'établissement du Carmel. Il arriva même un fait assez remarquable. Un père missionnaire réfugié à Singapore, fut prié de venir à Saigon, par Mgr Lefebvre, pour se­conder ses missionnaires en trop petit nombre. Il se rendit au désir de Monseigneur, avec l'appré­hension assez vive, d'être chargé des Carmélites, qu'il avait vues trois mois auparavant, et dont deux étaient reparties en faisant un tableau décourageant de la situation. Précisément dès le soif de son arrivée, le pauvre Père fut chargé du lourd fardeau qu'il redoutait, et le lendemain matin, il vint dire sa messe au Carmel. Après l'action de grâces, notre mère le pria de passer au parloir, mais en s'y rendant, elle-même éprouvait une espèce d'angoîsse, tant elle était persuadée que ce père n'était pas porté à favoriser l'oeuvre naissante.

L'abord fut assez froid de part et d'autre. Le Père commença par dire à notre Mère qu'elle au­rait bien mieux fait de rentrer en France avec ses soeurs — « Mon Père, répondit-elle, nos supé­rieurs m'ayant envoyée ici pour y établir une maison de notre saint Ordre, je ferai tout ce qui dé­pendra de moi pour y réussir, et je ne quitterai la partie que lorsque tout espoir de réussite me sera enlevé. — Mais ma Mère, en restant ici, croyez-vous donc observer, vos saints voeux comme en France ! — Je ne vois pas, mon Père, ce qui pourrait nous en empêcher, attendu que partout on peut obéir et observer la chasteté ; quant à la pauvreté, en nul endroit du monde nous ne pourrions être plus à même de la pratiquer, puisque tout nous manque, pour le spirituel comme pour le temporel. » Ces paroles firent subitement changer de sentiment au Père, qui lui dit: « Eh bien! vous avez bien fait de rester, ma Mère, certainement qu'il faut essayer avant que d'abandonner votre entre­prise ; je veux me dévouer pour vous aider et je vais immédiatement m'occuper de vous; vous pouvez compter sur moi. »

Un changement si soudain frappa notre bonne Mère d'étonnement, car le Père sortait de lui dire qu'une somme qu'elle avait sollicitée du gouvernement venait de lui être refusée, parce que le Ministre avait donné l'ordre de ménager les finances ; et l'âme de notre Mère s'emplit de reconnais­sance envers la Providence qui lui adoucissait ainsi l'épreuve.

Avant de se retirer, le Père demanda à notre Mère combien elle avait d'argent pour sa fonda­tion — « Dix-huit cents francs, mon Père — Eh bien ! donnez-les moi et nous verrons ce que nous en pourrons tirer. » — Notre Mère lui remit donc tout son trésor, s'abandonnant dès lors à la divine Providence pour tout ce dont sa petite famille pourrait avoir besoin.

Dès le, lendemain, le Père mit la main à l'oeuvre. Il obtint la permission de prendre des briques à la citadelle annamite, que l'on démolissait alors, puis il se procura des bois et des Tuiles à très bon marché, mais non sans beaucoup de peines et de fatigues. Son dévouement et son zèle étaient sans bornes ; il passait ses journées au milieu des ouvriers, souvent même il montait sur leurs échafaudages, et là, la truelle à la main, il leur enseignait à travailler. Que de fois ne fut-il pas obligé de prendre sur son sommeil pour réciter son bréviaire ! — Qu'il trouve ici l'expression de la reconnaissance qui est bien due à son dévouement inouï.

En même temps que le monastère matériel s'édifiait, le spirituel n'était pas négligé. Notre Mère avait reçu plusieurs jeunes filles annamites, et malgré les appréhensions des premiers temps, elles s'étaient mises à la lecture du bréviaire et aux travaux que leur enseignait la Mère Saint-Xavier, qui était maîtresse des novices. — Pendant plusieurs mois, la première des postulantes avait eu des fonctions multiples. Comme on n'avait pas de tourière, on était obligé de la faire sortir pour pré­parer l'autel, et aussi pour faire les pauvres achats et aller laver le linge à la rivière.

L'eau potable, à cette époque, était apportée dans des barques ; dès que la barque était signalée il fallait s'empresser d'aller acheter sa provision ; hélas ! il fallait avoir bien soif pour en boire ! Et encore nos Mères se privaient-elles afin de ménager de quoi laver leurs tuniques. — Que de souf­frances et de privations de tous genres a supportées notre Mère, et dont Dieu seul a le secret.

Le Seigneur sans doute, comme il a coutume de faire en ces circonstances, versait sa grâce en proportion des besoins. N'en est-ce pas une bien grande que la persévérance et la constance de ces petites indigènes qui ne comprenaient pas leur Mère et n'étaient pas à même d'apprécier les beautés de l'Ordre religieux qu'elle venait implanter dans leur nation, encore si primitive et si arriérée ?

Aujourd'hui chacune d'elles admire tout ce qui s'est passé alors, et leur reconnaissance pour une Mère si héroïque s'exprime sous toutes les formes. Au commencement les mères et les enfants se faisaient comprendre par signes, ou en se montrant les objets. Quand le bon Père, qui était de­venu l'ami du Carmel, comprit la situation, il vit la nécessité d'enseigner l'annamite à nos deux Mères, de même qu'il apprenait les règlements aux annamites qu'il dirigeait et confessait.

On comprend que malgré les ingénieuses économies du bon Père, les dix-huit cents francs furent bien vite épuisés ; aussi dut-il prendre sur son traitement pour continuer les travaux. Mère Philomène cherchait quel expédient pourrait lui servir. Elle se rappela la générosité de nos chers Carmels de France, qui tous avaient répondu fraternellement aux demandes de Mère Geneviève ; cela lui fit espérer qu'elle ne frapperait pas en vain à la porte du coeur de si bonnes Mères et Soeurs, et ses nuits se passèrent à écrire des lettres, exposant sa pénible situation. — O mes révérendes Mères, agréez ici l'expression réitérée de la plus vive gratitude pour ce que vous eûtes toutes la générosité de faire alors ; la mémoire s'en conservera dans nos coeurs à jamais, car notre bonne Mère Philomène a pris soin d'écrire de sa main, dans son livre de la fondation, chacune des aumônes que vous lui avez faites, imitant en cela les Anges qui les inscrivaient au livre de vie, pour vous valoir une récompense éternelle ! — Grâce à ces secours fraternels, Mère Philomène put rendre au Père ce qu'il lui avait prêté, hormis une somme de 600 fr. qu'il voulut absolument lui laisser comme couronnement de tout ce qu'il avait fait pour ce Carmel.

On touchait à la fin de la saison sèche et l'on souhaitait vivement de quitter l'habitation provi­soire avant les grandes pluies qui durent 6 mois, car la santé des deux Mères commençait à s'affai­blir à cause du manque d'air et surtout à cause du voisinage de l'hospice annamite dont les émana­tions pénétraient jusqu'à elles. Il fut donc décidé qu'elles iraient à leur nouvelle demeure, bien que les travaux intérieurs ne fussent pas achevés. Le jour de l'installation fut fixé au 27 juin 1862, jour de la fête du Sacré-Coeur de Jésus.

Nos bonnes Mères firent donc leurs préparatifs de manière à quitter leur case provisoire le 25, afin d'avoir le temps de disposer dans la nouvelle demeure, tout ce qui était nécessaire pour la cérémonie. — Comme il fallait passer la rivière et qu'il n'y avait pas de pont alors, elles mirent leur mobilier dans une barque, sous la surveillance de deux de leurs postulantes. Hélas, leur barque fut heurtée, et sur le point de sombrer ; ce fut par miracle qu'elle fut sauvée. Mère Benjamin, supérieure des soeurs de St-Paul, qui aimait beaucoup notre Mère, vint la chercher dans sa voiture avec la Mère St-Xavier — les cinq postulantes suivaient à pied. Tel fut la translation de la petite communauté ! — Oh ! quels souvenirs ! que de fois notre Mère y revenait émue !

La Mère Benjamin fit déjeuner les pauvres carmélites, et ne sut pas que le soir elles n'eurent rien à manger. Mais leur joie était si grande de se trouver enfin dans une véritable clôture ! Elle ne possédaient que cinquante mètres carrés entourés de murs, car le reste du terrain était demeuré en dehors faute d'argent pour élever le mur. On avait fait une clôture de bambous et on avait installé un annamite pour la garder.

Nos Mères s'occupèrent immédiatement de tout préparer pour la cérémonie. La chapelle extérieure, pas plus que le choeur intérieur, n'étant pas encore pavés, on couvrit le sol avec un tapis qu'on avait emprunté, on mit des fleurs sur l'autel, et c'est ainsi que la chapelle se trouva magnifiquement décorée !

Le jour béni de la fête du Sacré-Coeur, Mgr Lefèvre vint célébrer pontificalement la messe dans son cher Carmel, ayant pour diacre et sous-diacre son provicaire et le Père Puginier, qui fut plus tard Evêque du Tonkin occidental. Un autre Evêque y assistait ainsi que les missionnaires des environs de Saigon, les soeurs de St-Paul, le colonel du génie et des officiers français et espagnols. — A quatre heures il y eut bénédiction solennelle du St Sacrement, avec un sermon montrant la possibilité et l'opportunité de l'établissement d'un Carmel dans une mission. Depuis ce jour, Jésus ne quitta plus sa prison d'amour, qui ressemblait à Bethléem.

La veille, Notre-Seigneur avait daigné donner à ses pauvres épouses l'assurance bien visible qu'il ne les abandonnerait pas. — Lorsque la digne Mère Agathe, prieure du Carmel de Nantes, reçut la demande que notre bonne Mère Philomène fit à tout notre St Ordre, elle avait une postulante qui désirait payer la dot d'une religieuse dans l'un des monastères les plus pauvres du Carmel. — Son choix fut bientôt fixé, et, avec la permission des supérieurs, elle envoya de suite mille francs, à Saigon, avec promesse de continuer ainsi pendant six années, ce qu'elle fit. — La Mère Agathe, au coeur, si noble et si grand, disait que le désir de sa postulante était d'adopter particulièrement sa protégée et de la regarder comme son petit avocat spirituel devant Dieu. On lui choisit donc la soeur annamite la plus accomplie et on lui donna le nom de sa bienfaitrice. Elle est morte comme une sainte en 1875. — Au témoignage des missionnaires les plus sérieux, à peine trouverait-on sa pareille parmi quatre cents annamites.

Quelques mois plus tard notre Seigneur donnait un nouveau gage de sa bonté providentielle : Nos Mères de la rue de Messine envoyèrent onze cents francs, dont mille étaient donnés par le parent de l'une d'elles. — Nos Mères de la Tronche envoyèrent aussi plusieurs centaines de francs, et celles de Chambéry mille, et ainsi la joie et l'espoir remplissaient les coeurs de reconnaissance pour tant de charité 1 Ces diverses sommes leur permirent d'acquitter leurs dettes.

Le jour de l'installation, on reçut deux nouvelles postulantes. Il n'est peut-être pas inutile de dire ici, que selon les coutumes annamites, les filles ne reçoivent aucune dot de leurs parents ; au contraire, en les mariant, ceux-ci reçoivent une somme du mari, qui achète en quelque sorte sa femme; cela suffit pour faire comprendre, que l'entrée des postulantes n'apporte aucune ressource à la communauté, et qu'il faut s'estimer bien heureux que les parents les donnent pour non Du reste les annamites ont le coeur bon et généreux, et lorsqu'on y fait appel, ils donnent toujours de leur pau­vreté. Ils nous ont beaucoup aidées en maintes circonstances, et nous n'avons que des louanges à faire de leurs procédés envers nous.

Si quelques consolations avaient remplacé les jours d'épreuves, les souffrances et les privations ne tardèrent pas à reparaître. En changeant de résidence on s'était éloigné du bon père qui disait la Messe, et durant huit jours nos pauvres Mères furent privées du saint sacrifice et de la sainte commu­nion. Mgr Gauthier qui n'avait pu encore rentrer dans sa mission persécutée, eut pitié des pauvres religieuses et vint lui-même leur dire la messe tous les jours. Qu'il était touchant de voir ce vénérable évêque, agenouillé sur la terre nue, dans une chapelle si pauvre qu'il était obligé de se faire apporter de chez lui, ce dont il avait besoin. Il continua ce charitable office jusqu'à coque Mgr Lefebvre ayant reçu des missionnaires de France, en nomma un aumônier du Carmel.

Une grande peine était ménagée à nos Mères ; cet ami si désintéressé, ce Père dévoué, qui les avait tant aidées, dut se séparer d'elles pour retourner dans sa mission alors qu e les avaient encore tant besoin de lui. Il avait été nommé supérieur du Carmel, et il mentait bien ce te marque d'estime. A son départ on n'en désigna pas d'autres, et Mgr Lefebvre eut seul la direction de son petit Bethléem.

A cette époque plusieurs de nos maisons de France envoyèrent des aumônes qui permirent de poursuivre les travaux; on put faire planchéier les cellules et paver en brique le devant de la case afin de pouvoir circuler plus facilement, car comme il n'y avait pas de couloir intérieur on était obligé de sortir sous la pluie, pour aller d'une pièce à l'autre, il en résultait donc dans la boue. Pour comble de difficulté le réfectoire était une sorte de hangar, séparé de la maison par une cour; il fallait s'y rendre quelquefois sous des pluies torrentielles, dont on n a pas idée en France, on arrivait trempé et les robes se remplissant de terre, devenaient d'une telle pesanteur que notre Mère Philomène, pourtant si austère, n'en pouvait plus, et à plus forte raison la Mère S. Xavier qui était d'une complexé si frêle. Elles portaient encore les mêmes robes qu'à leur départ de France, n'en ayant pas pour changer ; souvent elles étaient raides comme du cuir. Ah ! nous autres qui somme des ouvrières de la dernière heure, nous n'avons plus qu'à recueillir, en quelque sorte, le fruit des souffrances de nos héroïques devancières !

Vers la fin de l'année, les travaux étaient à peu près terminés, et la maison avait une apparence monastique, qui ravissait la bien-aimée Mère, parce qu'elle anéantissait les calomnies de ceux qui n'avaient pas craint de briser son coeur en disant que le Carmel ne se soutiendrait pas en Annam, que les françaises finiraient par s'en retourner, et que leur maison serait pour les soeurs de S Paul: Mais, nous l'avons déjà dit, notre Mère avait un courage peu facile à abattre ; elle ne s'arrêtait pas aux choses d'en bas; l'oeil de son âme se tenait toujours en haut, selon la parole du Roi Prophète qu'elle répétait souvent : « J'ai regardé sur la montagne, d'où me viendra le secours. »

Vous avez déjà remarqué, ma très révérende Mère, les alternatives de peine et de consolation qui ont rempli la vie de mère Sr Philomène : au temporel, son humble monastère s'édifiait; au spirituel il ne promettait pas moins pour l'avenir. Le noviciat prospérait, les vocations étaient solides et notre Mère eut la douce joie de revêtir successivement des saintes livrée de la Reine du Ciel, toute ses pauvres petites indigènes pieuses et ferventes. Les cérémonies de Prises d'Habit produisirent une grande édification parmi le peuple annamite, essentiellement religieux, et les demandes surgissaient nombreuses. Notre Mère a eu la joie de recevoir, pondant toute la durée de ses charges, les voeux de trente et une soeurs, dont sept l'ont précédée au Ciel.

Une généreuse dame de Paris avait envoyé deux statues en bois, l'une de la Sainte Vierge tenant l'Enfant Jésus, l'autre de Saint Joseph, dans le but d'exciter les annamites à la dévotion envers ce grande saints. Notre bonne Mère les fit donc mettre dans la Chapelle, où elles attirèrent en effet les pieux annamites ; or, suivant la coutume des anciens patriarches, les Orientaux ne se présentent jamais les mains vides, ils apportaient donc leurs présents aux pieds de la Sainte Vierge qui consis­taient en poissons, en légumes et en fruits. Telle fut l'origine de leurs aumônes au Carmel, car on leur fit observer que cela ne convenait pas à la décence du lieu saint et qu'il valait mieux déposer au tour ce qu'ils voulaient offrir. Ils ont toujours conservé cette coutume généreuse en venant se recom­mander aux prières avec foi, le faisant même par télégramme, et, le croirait-on, il n'est pas rare que les païens en fassent autant.

Cependant une douloureuse épreuve allait se faire sentir au coeur de notre Mère. Il n'y avait que trois ans que le Carmel était établi, lorsqu'il perdit son Père et son Fondateur. Le vénérable Mgr Lefebvre, épuisé par un long et laborieux épiscopat durant lequel il confessa la foi à plusieurs reprises, souffrit des angoisses inexprimables causées par sa grande responsabilité. Il se trouvait dans une position si délicate et si nouvelle par suite de l'établissement des Français dans la colonie, qu'il demanda par deux fois à Rome à être déchargé de son lourd fardeau. Le Saint Père accepta sa dé­mission, il quitta sa bien-aimée mission, au milieu des pleurs et des sanglots des annamites qui l'aimaient comme le meilleur des Pères, puisqu'il avait exposé sa vie pour eux. — Qui dira ce qui se passa dans son coeur et dans celui de ses chères filles du Carmel, lorsqu'il vint leur faire ses adieux ? — Oh ! quel coup pour notre Mère ! — Déjà c'était elle qui avait été chargée d'annoncer à Monseigneur que sa demande était agréée à Rome, car aucun des Pères n'avait eu le courage de le dire au saint Prélat. Ainsi, après avoir passé de si longues années à désirer un Carmel, à peine ses voeux sont-ils exaucés, que Dieu le prive du bonheur d'en voir le développement qu'il convoitait.

^ Son esprit s'était identifié à celui de notre sainte Mère Thérèse, et, au récit de ses fondations il rêvait de multiplier les Carmels sur la terre d'Annam. Il s'en entretenait souvent avec notre bonne Mère, qui partageait ses désirs, mais qui, disait-elle, était bien loin d'avoir son esprit de foi. Il vou­lait la plus complète pauvreté, et aurait élevé partout de très humbles monastères avec rien.

Un jour, notre Mère lui demanda la permission d'élever une case en feuilles. « Oui, ma fille, répondit-il, mais prenez bien garde à la pauvreté; et souvenez-vous que Ste Thérèse ne veut pas que ses monastères fassent de bruit en tombant le jour du jugement » Cette réponse réjouit notre Mère le reste de ses jours.

A peine arrivé en France, Monseigneur mourut à Marseille, au jour et à l'heure qu'il avait prédit. On conserve avec vénération dans les archives du monastère, quelques objets lui ayant appartenu et ses dernières lettres ; malheureusement sa correspondance relative à la fondation du Carmel de Saigon a disparu.

De France, la bonne Mère Geneviève suivait et partageait les épreuves de ses filles exilées, et cherchait le moyen de leur venir en aide ; elle leur envoya donc du renfort.

L'une des soeurs, qui avait fait partie du premier voyage, et était repartie sur l'ordre du médecin demandait à revenir. Les supérieurs, après avoir longtemps hésité, y consentirent enfin, et l'adjoi­gnirent à une de leurs premières filles.

En passant par Paris une soeur demanda à les suivre. Hélas ! à peine sur mer, celle de Lisieux atteinte au premier départ, fut reprise d'une fièvre contagieuse, et en quelques instants son état devint si inquiétant que le médecin du bord déclara qu'on ne pouvait la garder sans exposer tout l'équipage. En conséquence le commandant obligea les trois soeurs à débarquer immédiatement. On les descendit à Suez et elles gagnèrent le Caire, où la malade fut soignée à l'hospice tenu par les soeurs du Bon Pasteur. Les Supérieurs de Lisieux, informés de cet événement, y reconnurent la volonté de Dieu et rappelèrent leur fille ; celle de Paris l'accompagna jusqu'à Toulon. Plus tard d'autres communautés donnèrent aussi quelques sujets ; mais il faut pour une telle mission une vocation si spéciale, si divine, que bien peu persévèrent dans cette vie de privations et de souffrances multipliées. 

Parmi celles qui ont été véritablement appelées de Dieu, fut soeur Marie de Jésus du Carmel de Blois, qui vint trois ans après la fondation de Saigon, et y vécut dix neuf ans, dont six passés entièrement seule avec notre bonne Mère. Elle mourut en 1883, et fut remplacée par une soeur de la même communauté, qui arriva quinze jours à peine après sa mort, au moment où la pauvre Mère Philomène allait se trouver seule, par la mort de sa seconde compagne, arrivée deux semaines plus tard.

C'est ainsi que le Seigneur n'accabla jamais entièrement sa fidèle servante et lui donna toujours des preuves de sa Providence, en ses heures les plus angoissées ! — Pauvre Mère, elle répétait bien : « In te Domine speravi, non confundar in aeternum. » Non, elle n'a jamais été confondue dans son espérance, parce qu'elle l'avait placée en Dieu seul ; car du côté des créatures elle eut à souffrir d'étranges amertumes. On comprendra que nous les passions sous silence, et on les sondera, si nous disons seulement, qu'après être sortie de charge, au bout de six ans, elle fut tellement tenue à l'écart, qu'elle ne savait plus rien de ce qui concernait la maison.    

Pauvre Mère ! elle la Fondatrice ! qui s'était tant dépensée pour édifier ce modeste petit monas­tère, elle était comptée pour rien ! O mon Dieu ! voilà comme vous forgez vos saints !

Cependant l'épreuve n'a qu'un temps ; notre bonne Mère Ste-Philomène fut remise à la tête de son petit Bethléem, et, toujours active, entreprenante, ne s'épargnant en rien, elle fit successivement élever les constructions, qui composent le monastère actuel, lequel est solidement et régulièrement établi, ne laissant place à aucune inquiétude pour l'avenir. Maintenant le Carmel est apprécié dans la mission, et il n'a plus qu'à se dilater et à se propager comme nous le dirons plus loin.

A quel prix notre mère put-elle réaliser de tels plans ? — Quand nous nous rappelons qu'elle vint ici sur un terrain nu, avec 1800 francs seulement, et que nous considérons ce monastère si complet, un sentiment d'admiration nous saisit, car nous sentons bien, qu'il a dû se passer des faits prodigieux !

Notre Mère savait le secret pour forcer le ciel à les accomplir. Voulant obtenir des secours et n'osant plus faire de demandes à nos maisons, précisément parce qu'on lui avait généreusement donné, elle s'adressa à St Joseph, qu'elle ne craignait pas d'importuner, et lui fit voeu de jeûner tous les mercredis au pain et à l'eau durant un an, s'il lui aidait à construire les cellules et les emplois. Elle savait bien s'y prendre pour donner le change à ses compagnes, environnant son pain de ses portions, qu'on aurait difficilement soupçonné qu'elle n'y touchait pas. O saints stratagèmes, vous êtes main­tenant rémunéré. 

Il y eut surtout une circonstance douloureuse, où notre Mère dut se procurer des sommes considérables dans un court délai. Une soeur française forlignant, avait chargé le notaire de lui faire

restituer sa dot, contrairement à la promesse quelle avait faite de ne jamais la réclamer, lorsqu'on l'avait employée à la construction de la première aile du bâtiment. Certes, ce fut un coup bien sen­sible, sous tous les rapports, pour notre bonne Mère, alors dépositaire ; elle dévora sa peine et sa sagacité sut trouver des expédients pour se tirer d'affaire.           

C'est pourquoi elle commença une fervente neuvaine à St Joseph, puis elle se mit à faire avec le concours de ses petites annamites, des chapelles de bois contenant des statues de la Ste Vierge et diverses autres ornementations. Certaines petites chapelles se vendaient cent francs et plus Les tourières allèrent les vendre dans toutes les chrétientés, et St Joseph favorisa la vente qui rapporta si bien, qu'au bout de quinze jours, on avait versé à l'homme de loi les neuf mille francs qu'il réclamait.  

Ce n'est pas tout; la Communauté était encore endettée de dix-huit mille francs, pour les der­nières constructions ; notre Mère sollicita la protection de St Joseph et lui promit, s'il l'aidait à se libérer, de publier le fait dans le Propagateur de la Dévotion, puis elle fit le voeu d'aller chaque jour processionnellement à son ermitage durant un an. Elle se mit alors énergiquement à fabriquer encore de ces chapelles, qui, à peine finies, étaient demandées. Au bout d'un an on en avait vendu pour dix mille francs; enfin deux ans n'étaient pas écoulés que toutes les dettes étaient couvertes; et pour qu'on ne put douter à qui on le devait, immédiatement les chapelles ne trouvèrent plus d'acheteurs.

On fit insérer le fait dans le Propagateur, et sa divulgation fut encore la source de nouveaux bienfaits. Grâces on soient rendues au puissant Protecteur et Patron de ce petit monastère, de St- Joseph de Saigon ! C'était déjà à lui qu'on devait d'avoir obtenu de M. l'amiral de la Grandière, gou­verneur de la Cochinchine, l'acte de concession du terrain, longtemps sollicité sans succès, et l'auto­risation du cimetière, qui nous donne la consolation de conserver parmi nous nos chères défuntes.

Que de démarches fit à cette occasion le R P. Le Mée, supérieur incomparablement dévoué du petit Carmel, qui, pour procurer des ressources, ouvrit une souscription et ne craignit pas de se présenter lui-même de porte en porto pour recueillir les offrandes, et trop souvent les affronts. Qu'il reçoive ici l'assurance de notre reconnaissance sans fin.

11 arriva que le directeur du Propagateur, en insérant le témoignage d'action de grâce de notre Mère dans sa publication, se sentit poussé à faire une souscription en faveur du pauvre petit Carmel de St-Joseph; il s'y donna de tout coeur, et, après beaucoup de peines, il recueillit cinq mille francs qu'il s'empressa d'envoyer à Saigon.

Notre Mère était à ce moment en grande sollicitude, la chapelle tombait en ruines, ayant été faite avec de vieux matériaux, comme on s'en souvient ; il était de toute nécessité d'en élever une nouvelle ; elle reçut donc avec allégresse le premier don que lui fit St-Joseph pour cette noble entre­prise, et chercha le moyen de grossir sa somme. Mais, oh douleur ! Un des murs de clôture vint à crouler, par suite des travaux de terrassement que faisait la ville pour égaliser les terrains • cette mesure obligeait à réédifier tous les murs au nouveau niveau, plus bas de trois mètres. Pauvre Mère que devenait son rêve chéri, d'élever un sanctuaire durable à Notre-Seigneur ?... il fallait bien em­ployer l'argent mis en réserve.

Oh ! que les desseins de Dieu sont profonds et mystérieux ; ce qui paraissait anéantir ses projets, fut précisément le moyen par lequel elle put les réaliser.

Monsieur le Gouverneur, ayant eu connaissance de l'accident, vint en personne au monastère pour parler à la Prieure, et lui offrir une indemnité ; puis ayant constaté l'urgence où elle était d'éle­ver une nouvelle chapelle, il lui fit une forte allocation, qui doubla la somme envoyée par Saint Joseph. Ainsi le mur se répara sans frais pour la communauté, et la chapelle, se commença sous la direction d'un architecte dévoué et désintéressé, qui se prêta avec une bonté touchante a tout ce que lui demanda notre Mère, laquelle, chaque soir, après le départ des ouvriers, se rendait sur les tra­vaux, le cérémonial à la main. C'est avec la même exactitude que notre Mère avait suivi toutes les constructions de son cher monastère, qui frappe par sa parfaite régularité, surtout lorsqu'on songe qu'il ne put s'élever que peu à peu, selon les secours envoyés par la divine Providence.

Pendant qu'elle était tant occupée de l'extérieur, notre bonne Mère Philomène ne négligeait pas l'intérieur ; toute sa vie elle a été le pivot de la Ste Observance, ne manquant jamais aucun exercice du choeur, un acte de communauté ; elle dirigeait elle-même le noviciat, et parce qu'elle avait peu de temps à donner individuellement, toutes ses annamites y assistaient. Du reste, ces bonnes filles sans culture, sans aucune formation préalable, ont besoin de longues années d'instruction religieuse et d'une lente probation. On fit de sages et prudentes observations et successivement on établit de très précieux règlements, qui ne touchent en rien à nos saintes Règles et Constitutions, mais qui nous donnent des moyens puissants de maintenir les indigènes dans la ferveur et la perfection.

C'est ainsi que Dieu était avec notre Mère, et montrait qu'elle était bien choisie par Lui, pour l'organisation de cette oeuvre des Carmels indigènes, qui semble promettre à notre St Ordre un épanouissement prochain en ces régions lointaines.

Nous touchons au point qui fit sans cesse battre le coeur apostolique de notre Mère : les fonda­tions. Il serait impossible d'exprimer à quel point, elle en désirait, et le bonheur sans nom qu'elle aurait éprouvé, s'il lui avait été donné d'en voir la réalisation ! — On l'a vu, c'était aussi le rêve de Mgr Lefebvre, à qui elle ressemblait tant ! Certes, si ce digne prélat avait vécu, les Carmels se seraient multipliés sur cette terre d'Annam, où les vocations sont fort nombreuses. Quinze postu­lantes s'étant présentées pour réclamer une unique place vacants, notre Mère ne put retenir ses larmes, et s'écria : « O mon Dieu ! si j'avais vingt ans de moins, et que je pusse voir des fonda­tions. »  

Hélas, il fallait que la croix marquât encore de son sceau une entreprise pourtant si glorieuse pour Dieu, et pour l'Ordre du Carmel. Les successeurs de Mgr Lefebvre trouvaient que le Carmel était une oeuvre bien prématurée, dans une mission encore à son début; ils n'étaient donc pas portés à sa dilatation  Cependant un monsieur très riche et très pieux, ayant fait une aumône notable au monastère dans le but de favoriser une humble fondation, notre Mère en éprouva tant de bonheur) qu'elle demanda sur le champ à Monseigneur, notre supérieur, l'autorisation de commencer. Mais l'heure de Dieu n'était pas encore venue; aussi au lieu de favoriser son désir, le Supérieur lui défendit d'y songer en aucune façon et de prononcer même le mot de fondation.    

Depuis qu'elle était en Cochinchine, son fort tempérament avait supporté vaillamment le climat, si pénible pour les étrangers et môme pour les indigènes. Comme elle le disait : « Ici on n'est pas un jour sans souffrir » ; mais son énergie exceptionnelle réagissait contre toutes les fatigues, pour" tant si nombreuses inhérentes â sa charge. Non seulement elle suivait à la lettre les obligations de notre Saint Ordre, ce qui est déjà prodigieux ici, mais elle y ajoutait des austérités dont les anges seuls ont été témoins.

Avec son esprit éminemment pratique, elle avait su discerner, de prime abord, les concessions à faire aux coutumes annamites ; concessions qui toutes renchérissent sur notre Sainte Règle. —Ainsi l'annamite étant accoutumé à coucher sur la dure, à la nudité des pieds, etc., immédiatement elle avait abandonné ses chausses, et renoncé à la paillasse, d'ailleurs impraticable en un pays où il n'y a pas de paille. Mais le plus ordinairement ce n'est pas sur des planches recouvertes d'une grossière natte, qu'elle dormait, c'était par terre, la tète appuyée sur un livre; et quel repos prenait-elle ? puisque dès quatre heures du matin, elle faisait quotidiennement son Chemin de la Croix, « pour y trouver la force d'y marcher tout le jour », disait-elle.

Sa nourriture n'était pas moins pénitente que son coucher ; on ne peut pousser plus loin le mépris de son corps, l'oubli de soi en toutes circonstances. Quelque fatiguée qu'elle fut de la tempé­rature, ou du mal inhérent au pays, dont elle souffrit fréquemment durant les douze dernières an­nées de sa vie, à peine, le son de la cloche, ou un petit coup à sa porte se faisait-il entendre qu'elle semblait mue par un mouvement électrique, et arrivait la première en communauté.

Pour elle, le Devoir, c'était tout,et elle le remplit jusqu'à la fin de la manière la plus généreuse el la plus édifiante On comprend ce que de tels exemples donnaient de force à sa parole lorsqu'elle exhortait ses filles au chapitre où dans les visites particulières de direction ; elle avait le sens émi­nemment pratique, et quoiqu'elle ne parlât jamais correctement la langue annamite, étant arrivée dans ce pays à l'âge de quarante et un ans, cependant elle savait bien exciter ses bien-aimées an­namites à la plus exacte régularité.

Aidée de l'une d'elles, elle traduisit beaucoup de petits livres particuliers à notre St Ordre : les Retraites de Vêture et de Profession, celle de la Pentecôte et généralement tous les écrits de la bonne Mère d'Aix. Lors du centenaire de notre Père Saint Jean de la Croix, elle mit sa vie en anna­mite, pour augmenter la dévotion de nos soeurs indigènes. Toujours oublieuse d'elle-même, quand il s'agissait d'un bien quelconque pour ses enfants, elle se chargea cette année, malgré son épuise­ment, des emplois multiples de l'une des soeurs françaises qui avait entrepris la traduction du bré­viaire, en annamite afin qu'on put se conformer aux usages de la France pour la lecture du réfectoire ; ce qui acheva de mettre entre les mains de nos bien-aimées indigènes tout ce qui, au Carmel, est généralement à l'usage des soeurs.

Nos Saintes Règles et Constitutions, le Papier d'exaction, le Banquet sacré, etc., ont été traduits sur la demande de notre Mère, peu après son arrivée ici, par un Père très savant, qui est regardé à juste titre comme un bienfaiteur de ce Carmel.

Ces détails, ma Révérende Mère, ne nous paraissent pas inutiles, car ils témoignent de l'autorité avec laquelle on peut astreindre nos soeurs annamites à l'exacte observance, puisqu'elles ont en leur langue tous nos règlements ; elles se trouveraient donc sans excuse si elles y manquaient et ne pourraient atténuer aucune interprétation contraire.

Notre Mère n'a-t-elle pas été inspirée du Ciel, lorsqu'elle prit pour elle et pour ses auxiliaires, l'obligation d'étudier l'annamite, plutôt que d'enseigner le français aux indigènes, ce qui serait à recommencer à chaque entrée. — La sagesse que nous reconnaissons en cette mesure, nous l'admi­rons en bien d'autres cas encore, que l'expérience nous a fait apprécier successivement, et toujours nous avons conclu Notre Mère a l'esprit de Dieu.

Quant au travail qu'elle obtenait de ses annamites, c'est quelque chose d'inouï ; ornements, fleurs, pains d'autel, lavages, repassages, soutanes, etc., tout ce que comporte l'entretien d'une mission florissante, qui possède cent prêtres et plusieurs centaines d'églises ; c'est sur le Carmel que l'on compte pour tout, et l'on ne comprendrait pas un refus, puisque nous devons aider au bien commun par notre travail, comme par nos prières. Notre Mère avait le talent de faire faire des prodiges d'acti­vité, parce qu'elle ne s'épargnait pas.

Daignez nous pardonner notre étendue, ma Révérende Mère, nous aurions voulu être concise, par respect pour les dernières volontés de notre Mère, et nous avons abrégé le plus possible ; mais le moyen de résumer en quelques pages seulement, une carrière si longue et si bien remplie ?

En 1893, notre Mère allait avoir cinquante années de vie religieuse ; alors on balbutia à demi-voix le projet d'une jubilation ; nous ne savions que trop que son humilité voudrait s'y opposer ; mais après s'être longtemps débattue et avoir objecté qu'il fallait attendre en 1896, cinquantième anniver­saire de sa Profession, voyant bien qu'elle nous contristait, elle finit par céder, et promit de se prêter à tout. Cependant sachant que nous voulions informer quelques-unes de nos chères communautés de France, la crainte que nous ne fissions quelque indiscrétion, la fit désigner elle-même les maisons avec qui elle était plus intime.

De chacune arrivèrent les plus touchants témoignages de l'affection religieuse, qui unit les enfants du Carmel et notre Mère eut une fête charmante. Nous avions décoré absolument toute la maison, jusqu'aux escaliers ; nos quatre cloîtres n'étaient que des arcs de triomphe (en papier !) Un bon Père nous avait prêté plus de deux cents lanternes vénitiennes, les murs étaient couverts de sentences, d'écussons ; durant trois jours nos récréations suffirent à peine à l'exécution de nos chants français et annamites, car il fallait y joindre ceux qui nous avaient été envoyés de loin, puis lire ces nombreux témoignages de sympathie qui faisaient couler des larmes d'attendrissement.

On peut dire que le Carmel de France était en Annam, pour cette jubilation, aussi -pour donner à notre bonne Mère la douce joie de témoigner sa reconnaissance, nous lui avions fait offrir, par les généreux parents de nos bonnes soeurs annamites, une quantité considérable d'objets chinois, qui sont allés dans tous les coins de la France et nous ont donné l'occasion de constater l'unité d'esprit et de coeur qui règne dans notre bien-aimée famille religieuse. Pas une réponse qui ne fût conçue dans les mêmes termes et ne nous dit les. mêmes intentions d'attendre la fête de la bonne Mère pour exhiber notre petit envoi. Oh ! que de consolations nous eûmes à cette époque ! Notre bonne Mère s'était prêtée à tous nos désirs, excepté qu'elle ne voulut se laisser voir par personne du dehors. Avec nous, elle répondait volontiers : « Ad multos annos. »

Elle ne refusait pas le travail pour longtemps encore et ne se plaignait pas de la fatigue de presque trente ans de priorat, quoiqu'elle la sentit bien. Il fallait son tempérament exceptionnel pour avoir supporté tant de travaux en un tel pays. Elle était profondément anémiée ; sa pâleur, son enflure nous inquiétaient, car le médecin ne nous avait pas dissimulé que lorsque cette enflure monterait et gagnerait le coeur, elle nous serait promptement ravie. Mais sa vie était la vie de ce Carmel et nous ne pouvions accepter la pensée qu'elle dût manquer un jour, quoiqu'elle nous donnât souvent de vives alarmes ; mais on fit tant de prières et de promesses, que le Seigneur se laissa tou­cher : Il réservait à sa diligente servante quelques consolations avant la mort.

Ces dernières années, Il réunit autour d'elle, comme une couronne de soeurs françaises, qui la vénéraient, appréciaient ses mérites, et cherchaient à la dédommager de ses souffrances passées, les annamites se pressaient nombreuses autour de leur Mère bien-aimée ; alors le bon Dieu sembla vou­loir combler ses voeux.

Notre nouvel Evêque, précédemment notre aumônier tout dévoué, au retour d'un voyage en Extrême-Orient lui apporta la proposition d'une fondation sollicitée par le digne évêque du Tonkin occidental. Avec quelle allégresse notre vaillante Mère accueillit-elle ce projet ! Elle y destina sur le champ celles de ses filles sur qui elle avait toujours fait reposer l'avenir de son, propre Carmel, et se réserva la tâche de remplir leurs emplois et de former d'autres soeurs pour la remplacer.

Jamais son abnégation n'alla si loin ; à 75 ans, elle croyait pouvoir encore suffire à toutes les charges dans son monastère et ne renonçait que par une humilité héroïque au bonheur inappréciable d'aller en personne faire cette fondation bénie. Ses entretiens ne roulaient plus que sur ce cher projet; elle était heureuse des demandes de ses filles qui mettaient à profit sa longue expérience. Pour leur éviter les embarras qu'elle avait rencontrés elle-même, elle se prêta à leurs désirs de préparer sous ses yeux les tours et les grilles qui devaient les mettre en régularité dès. l'arrivée ; elle désigna les soeurs annamites qu'il fallait choisir et les emplois à leur donner ; puis pour procurer des ressources temporelles, elle prit laborieusement la plume pour écrire un grand nombre de lettrés à nos chers monastères de France en disant : « Nos Mères me connaissant, donneront plus volontiers » ; sa dernière semaine se passa à écrire à ses bien-aimées Mères de Nantes, Rennes, Brest, Orléans, Châlons, etc. — A la fin, elle nous avoua qu'elle était épuisée. Hélas ! nous ne pen­sions pas au malheur immense qui nous attendait       

Notre digne Evêque devant être sacré le 25 juillet, dès la semaine précédente les Evêques environnants arrivèrent successivement pour la magnifique cérémonie qui se préparait à la cathé­drale. La veille de la fête du Mont Carmel, trois de Nosseigneurs les Evêques entrèrent dans notre sainte clôture et notre Mère leur fit, non sans satisfaction, les honneurs de sa maison, leur en montrant les lieux principaux. On juge de son bonheur à la demande qui lui fut faite de deux nouvelles fondations ! !

Le lendemain de la fête du Mont-Carmel elle se trouva plus fatiguée que d'habitude, ce qui nous inquiéta beaucoup, mais nous ne tardâmes pas à reconnaître les symptômes de l'influenza qui venait de frapper nos vingt-huit soeurs annamites toutes ensemble ; cependant cette maladie est rarement mortelle en Annam. Notre bonne Mère ayant eu deux accès de fièvre accompagnée de délire, nous nous hâtâmes d'appeler un médecin qui ne vit dans son état rien d'inquiétant que son grand âge et ses longues années passées dans la colonie. Nous, prévînmes le retour de la fièvre, mais sans nous dissimuler que la faiblesse de notre Mère augmentait et pourrait lui être fatale ; nous ne la quittions ni jour ni nuit, cherchant à multiplier les soulagements. Nous pûmes même, par ruse, substituer à sa pauvre couche de planches, un lit de rotin, mais elle garda jusqu'au bout la tunique qu'elle n'a jamais quittée pendant les trente-quatre ans qu'elle a passés en Cochinchine. Elle ne se croyait pas malade et nous recommandait de ne rien dire de son indisposition au dehors ! « Si les Pères h savaient ils croiraient, disait-elle, que je vais mourir et que deviendrait la fondation ?... je ne suis que fatiguée ; un peu de repos me remettra et je pourrai travailler encore quelques années ; n'ayez pas peur la fondation se fera. »

Quoique notre bonne Mère n'ait été au lit que quatre jours, c'en fut assez pour qu'elle fit pa­raître les vertus qu'elle avait acquises en santé, selon la recommandation de nos Saintes Constitu­tions. Toute sa vie, elle avait eu un culte pour son Bréviaire, elle regardait l'Office Divin, comme la plus sacrée de nos saintes obligations. En ces derniers jours encore nous la trouvions toujours en train de réciter quelque partie de l'Office, et comme ses idées n'étaient plus très nettes, elle faisait des interpositions et recommençait perpétuellement, ce qui nous fit demander à notre bon Évêque lorsqu'il vint la visiter, de la dispenser du Bréviaire. Sa soumission parut alors dans tout son jour : « Mgr m'a défendu de dire l'Office, dit elle, naturellement je veux obéir : c'est vrai que cela me fatiguait bien ; l'Office est si compliqué cette semaine ... »   

Depuis ce moment elle se tint dans le plus grand calme, nous faisant le signe du silence lorsque nous lui parlions, n'osant pas nous demander à boire maigre la soif qui la dévorait et s'arrêtant à moitié du godet, pour « diminuer la dépense », disait-elle. N'entendant plus distinctement, elle s'étonnait que la cloche ne fut plus sonnée régulièrement.

Comme nous lui demandions un renseignement : « Regardez le Cérémonial nous dit-elle, et faites exactement ce qui est écrit, c'est le moyen de ne pas se tromper et de ne pas avoir de re­proches de sa conscience. »

La première fois qu'elle ne put aller à la récréation, elle était toute préoccupée de la mal édification qu'elle allait donner. Nous lui dîmes : « Non, ma Mère, n'ayez pas peur, nos bonnes soeurs savent toutes combien vous tenez à la régularité ; personne ne pensera mal. — Ah ! soupira- t-elle, eh bien ! dites-leur que j'y retournerai le plus tôt possible ; mais aujourd'hui, je n'en peux plus. »

11 nous faudrait citer toutes ses paroles si nous voulions rapporter les exemples de régularité qu'elle nous donna en ces quatre journées. Dans la nuit du dimanche, elle refusa de prendre quoi­que ce fut afin de pouvoir faire la sainte Communion, ce qui nous donna la pensée d'appeler le Père, car elle n'était pas en état de se rendre au choeur, sa faiblesse augmentant toujours. Vers le soir, nous priâmes notre bon Père de venir de nouveau pour lui parler des derniers sacrements ; mais notre bonne Mère l'assura qu'elle se sentait encore pleine de vie et qu'assurément elle se remettrait. Cepen­dant, le lendemain 22, nous crûmes devoir lui ouvrir les yeux sur son état, et le soir nous lui amenâmes Mgr CAS PAR, le saint évêque de Hué, qui avait été autrefois aumônier de ce monastère et qu'elle vénérait et appréciait grandement.

Notre Mère avait précisément l'intention de profiter du séjour de ce cher prélat à Saigon pour faire une confession préparatoire à la mort. Ils s'entretinrent longtemps ensemble, puis Mgr admi­nistra l'Extrême-Onction à notre bien-aimée malade ; elle passa encore une nuit fort calme et nous nourrissions l'espoir de la conserver encore un peu.

Après les Heures, nous nous réunîmes toutes auprès de son lit pour réciter quelques prières, puis quelques-unes des soeurs seulement restèrent auprès d'elle, les autres se rendant à leurs occu­pations. Nous venions de descendre quand une soeur nous appela en toute hâte; hélas! à peine pûmes-nous recevoir les derniers soupirs de notre bonne Mère qui s'est éteinte sans agonie et sans aucun des signes précurseurs de la mort.     

O bien-aimée Mère, comment nous avez-vous abandonnées, nous qui avions tant besoin de vos exemples, de vos conseils, de votre expérience. Vous laissez à notre faiblesse une tâche immense à remplir —Ah ! laissez-nous aussi votre esprit de foi, de zèle, de générosité, soyez avec nous pour que nous puissions soutenir votre oeuvre et réaliser vos projets, que nous regardons comme votre legs sacré. Nous vous le promettons, avec votre protection maternelle, nous nous dévouerons, sans compter, aux oeuvres qui ont été si chères à votre coeur, à votre Carmel de Saigon, à celui d'Hanoi. Inspirez à nos saintes communautés de France, la pensée de nous tendre la main, en mémoire de vous qui avez si vaillamment travaillé pour l'honneur de notre St Ordre tout entier, réalisant pour votre part le voeu qui chaque jour monte du Carmel vers le trône de notre Ste Mère Thérèse : « Regardez du haut du ciel, et visitez et dilatez cette vigne que votre droite a plantée....»

Aussitôt après sa mort, les traits de notre bonne Mère prirent une majesté imposante ; elle semblait revêtue de la beauté des saints ; nous la conservâmes ainsi trente heures sans aucune altération.

Le digne Supérieur du Séminaire, notre si dévoué Père, vint chanter solennellement la grand- messe, avec diacre et sous-diacre, comme dernier gage de son attachement à notre Mère. Nous chantâmes nous-mêmes, malgré notre influenza, deux offices de mort, devant cette chère dépouille les obsèques n'ayant eu lieu qu'à cinq heures du soir. Elles furent exceptionnelles, c'était la veille dû sacre; tous les Pères de la mission étaient à Saigon, et tous voulurent témoigner de leur estime pour cette digne Mère, plus ancienne qu'eux tous dans l'Annam.

Deux évêques firent la cérémonie, avec une telle solennité que nos larmes coulaient en abondance. Le choeur avait peine a contenir tout le clergé. Dieu glorifiait sur la terre l'humilité de sa fidèle servante, qui n'avait cherché qu'à se cacher jusqu'après la mort, car au moment même où nous allions ouvrir la porte conventuelle, elle rendit deux gouttes de sang, nous les lavâmes finalement conservant la pensée de la mener face découverte jusqu'en notre petit cimetière ; c'est alors que pour nous en empêcher, elle répandit le sang à flots et il fallut fermer le cercueil en toute hâte.

Notre bonne Mère repose à l'ombre de la croix, selon le voeu qu'elle en a exprimé sur le pa­pier contenant ses derniers désirs. Elle savait que les nôtres étaient de la garder au choeur au milieu de nous ; aussi a-t-elle écrit : « Je supplie et je demande en grâce, qu'on me fasse enterrer au cimetière entre mes bonnes soeurs, c'est-à-dire au dessus de la croix ; je demande avec les plus vives instances de ne jamais penser à me faire enterrer au choeur. Oh ! comment, moi qui ai tant offensé ce Dieu de bonté, dans tout le cours de ma vie, qui ai été si négligente à venir l'adorer dans son sacrement d'amour, serai-je si près de lui ! Oh ! assurément que la terre rejetterait mon corps, vil et abject, d'un lieu si saint !... Donc c'est du fond du coeur et avec un vrai désir d'être exaucée, que je supplie de ne pas me refuser ce que je demande bien humblement. »

Plusieurs secours sensibles que nous lui attribuons, nous font croire, que notre bien-aimée Mère goûte maintenant au ciel un repos bien mérité par ses longs travaux et ses nombreuses souffrances ; cependant, comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu de toute sainteté,' nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter, aux suffrages,déjà demandés par nos bonnes Mères du Carmel de Lisieux, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, la Via Crucis, et l'indulgence des six Pater. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire,

Ma Révérende Mère,

Votre très humble soeur et servante,

Sr MARIE DE JÉSUS,

R. C. Ind. sous-prieure.

De notre Monastère de Saint-Joseph des Carmélites de Saigon,

le 23 juillet 1895, Octave du Mont-Carmel.  

 

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