Carmel

23 janvier 1894 – Le Puy

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Ce doux Sauveur est venu cueillir, à l'époque où nous célébrons les joies de sa naissance, celle qui avait si bien retracé dans sa vie ses aimables vertus de sim­plicité et d'abandon. Le 17 janvier, il rappelait à lui notre bien aimée soeur Pauline-Anne-Thérèse-Joseph-Marie du Sauveur et de la Sainte-Face, professe du Carmel de Tulle, âgée de soixante-quinze ans, un mois et vingt-sept jours. Elle avait cinquante-cinq ans, moins un mois, de vie religieuse.

Quoique les vives et longues souffrances de notre vénérée Soeur, nous aient préparées à ce départ, nos coeurs sont bien émus en voyant s'éteindre une existence si édifiante et si bien remplie. Notre bien aimée jubilaire était une des pierres fondamentales de notre humble Carmel ; elle seconda vaillamment notre regrettée Mère Thaïs de Saint-Jean de la Croix dans l'oeuvre si laborieuse de la fondation. Pendant ces dernières années, malgré l'état d'impuissance où elle était réduite, son âme si fervente et si jeune répandait autour d'elle une telle vie, que nous la cher­chons encore avec attendrissement, et le vide qu'elle laisse au milieu de nous est bien grand.

Ce sera une consolation pour nous, ma Très Révérende Mère, de nous édifier au récit de ses vertus religieuses. Pour éviter les longueurs, nous passerons rapidement sur le détail de ses premières années, qui furent toutes embaumées d'un parfum de piété.

Née à Guéret le 21 novembre 1818, en la fête de la Présentation de la sainte Vierge, cette douce solennité semblait présager ce que seraient les jours de cette enfant. En effet, son esprit et son coeur eu s'ouvrant à la vie ressentirent les salutaires influences de la religion, et n'en connurent jamais d'autres. Ses bons parents, ne pouvant s'en occuper eux-mêmes, lui procurèrent le bienfait d'une éducation profondément chrétienne.

Confiée d'abord aux Soeurs de la Croix, à Guéret, les traits de son heureuse nature se dessinèrent bien vite. Vive et enjouée, la petite Pauline était dans un mouvement perpétuel et se permettait quelques espiègleries, mais de bouderie jamais !...

Son coeur était si bon qu'elle ne pouvait souffrir de voir punir ses compagnes et se mettait à genoux aux pieds de la maîtresse afin d'intercéder pour les coupables. Celle-ci, lassée de tant d'importunité, accordait la grâce à condition que la suppliante subirait la pénitence à la place de celles qui l'avaient méritée, ce qui se fit plusieurs fois.

Les bonnes qualités de cette enfant grandirent avec l'âge, Nous la voyons à onze ans élève de la Providence de Limoges, entendre le premier appel de Jésus au beau jour de sa première communion. Peu après, la lecture de la vie de sainte Claire donne à ses aspirations plus d'ardeur et d'élévation. Le divin Jardinier, pour faire croître cette gracieuse plante, la confia bientôt à un guide ferme et éclairé qui ne ménage pas les épreuves et les humiliations à sa pénitente. Elle reçoit avec une soumission admirable ce qu'il lui plaît de lui infliger.

Elle est aussi protégée par M. l'abbé Hervy, grand vicaire de Limoges et supérieur du Carmel. Ce digne Père la fait entrer dans une congrégation de jeunes filles vouée au saint Enfant Jésus et dont il est le zélé directeur. Cette pieuse confrérie répondait si bien aux attraits de son coeur qui en a conservé jusqu'à ses derniers moments un souvenir tout ému.

Une autre âme bien sainte la soutient dans ses fervents débuts. C'est la soeur saint Jean, religieuse de l'hospice de saint Alexis, sa parente. Dans ses fréquentes visites à sa sainte amie, la jeune Pauline apprend à se dévouer auprès des malheu­reux. On la voit souvent au milieu des enfants de l'hospice, se mêlant à leurs joyeux ébats, « Un jour, racontait-elle, je ne me doutais pas que le bon Père Hervy me regardait d'une croisée voisine, prendre part à leurs jeux enfantins. » Un autre jour elle assiste une pauvre femme mourante, et pour s'en faire compren­dre lui récite les prières dans un patois bien hasardé.

C'est vers cette époque qu'âgée de dix-sept ans, notre fervente jeune fille fut présentée à la Mère Du Bourg qui recrutait des sujets pour sa congrégation du Sauveur. Sans doute l'impression qu'elle fit sur la Vénérable Mère fut des plus satisfaisantes, puisque celle-ci voulait la décider à devenir sa fille. Elle aimait en elle cet esprit de simplicité et d'enfance qui se révélait en toute sa personne. La nature semblait avoir agi de concert avec la grâce, car la jeune fille avait un aspect aussi frêle que délicat et distingué. Ses traits avaient la blancheur du lys, et sa taille en rappelait la tige mince et flexible. Aussi, sur la déclaration qu'elle lui fit de vouloir rentrer au Carmel, la digne fondatrice la dissuada fortement d'embrasser une vie aussi austère. Ses avis n'eurent pas le résultat qu'elle espérait car notre chère Pauline désirait surtout la vie contemplative.

Avant de l'embrasser, elle dut, sur l'ordre du bon Père Hervy, et contre toutes ses inclinations, rester pendant sept mois sous-maîtresse dans un pensionnat séculier, où tout était en opposition avec sa piété si profonde et si tendre. L'épreuve fut supportée avec courage et augmenta le mérite de notre fervente soeur.

Enfin, le 16 février 1839, les portes du Carmel de Limoges s'ouvraient devant la jeune aspirante, qui fut reçue dans cet asile béni par notre vénérable Mère Thérèse- Madeleine du Calvaire, de douce et sainte mémoire. Cette grande âme, dont le souvenir sera toujours béni dans nos familles religieuses, avait pu, à la joie de son coeur, fonder un monastère à Tulle et la nouvelle postulante fut désignée pour en faire partie. Elle passa près d'un mois à Limoges, durant lequel la vénérée Mère Thérèse de Jésus récemment rentrée, lui servit d'ange gardien. Touchante attention de la Providence. Cette digne Mère vient de partir pour le Ciel, deux jours avant ma soeur Marie du Sauveur. Après l'avoir précédée au Carmel, elle l'a devancée dans la Patrie, et a dû l'y introduire, afin de continuer l'office de charité commencé ici-bas.

Mais suivons l'heureuse postulante à la fondation de Tulle. Ce cher Monastère n'avait pas encore trois ans d'existence, et il était déjà ce qu'il devait rester plus tard : Le Bethléem de la Pauvreté. Durant les absences de la vénérée Mère Madeleine du Calvaire, notre bonne Mère Thaïs de Saint-Jean de la Croix, sous-prieure, avait les sollicitudes de la charge. Aussi fut-elle heureuse de trouver en la nouvelle venue l'espoir d'un secours utile autant que nécessaire. L'éducation si solide et si sérieuse qu'elle avait reçue à la Providence avait développé ses heureuses qualités, aux­quelles elle joignait un bon jugement, une instruction suffisante et une habileté ingénieuse en toute espèce de travaux manuels.

Son postulat dut être très facile. Elle ne connaissait pas le monde et n'avait pas à en perdre les manières et les préjugés. Habituée à une vie active et austère, elle se mit sans peine à tout ce qu'on voulut d'elle. Au bout de trois mois, la Communauté la reçut avec bonheur à la grâce du saint Habit qui lui fut donné le 23 mai 1839, en compagnie de ma soeur Séraphine de Saint-Michel, qu'elle nomma depuis sa soeur jumelle. L'année suivante, le 4 octobre, en la fête du Séraphique Père saint François, auquel elle avait tant de dévotion, l'heureuse novice se donna tout entière à Jésus dans la joie et la ferveur de son âme, entre les mains de la vénérable Mère Thérèse- Madeleine du Calvaire.

Que dirons-nous de ces vingt années passées dans son berceau religieux où elle a goûté un bonheur si pur et si doux et où elle a laissé le souvenir le plus édifiant ? Nous la voyons déjà ce qu'elle fut toujours, d'une ferveur expansive et ingénue qui avait besoin de se manifester par des colloques souvent renouvelés. Suivons-la dans son office, où penchée de longues heures sur un métier, elle s'exhorte par des monologues qui font sourire celles qui lui sont données pour aides. A la récréation elle apporte sa large part à la joie commune par des récits et des expressions naïves qui lui sont propres, peut-être même parle-t-elle un peu trop, mais c'est une ombre qui ne dépare pas le tableau. Quant à ses vertus religieuses, pour éviter les redites, nous vous en parlerons, ma Révérende Mère, lorsque nous la verrons les pratiquer dans notre humble Monastère.

C'est en l'année 1860, que la fondation du Puy fut inspirée, décidée et accomplie pour la gloire et la consolation du Coeur de Jésus qui devait être son titulaire. Ma Soeur Marie du Sauveur avait eu un pressentiment et un désir qui l'inclinait vers notre pieux Velay. Si jamais, se disait-elle, on m'envoie en fondation, j'aimerais que ce fut au Puy, la ville de la sainte Vierge. Son voeu fut comblé et le 6 septembre elle venait avec trois de ses soeurs rejoindre notre Vénérée Mère fondatrice arrivée depuis le 29 juillet. Son coeur dut battre bien fort à la vue de l'humble petite maison qui devait pendant dix ans abriter la Communauté ! Son aspect pauvre et rustique était bien selon son attrait. Quel dénuement, mais aussi quelle sainte joie! Jamais les saints Innocents ne furent aussi bien fêtés que cette année là, où les Innocentes âgées de quarante ans semblaient rajeunir au milieu des privations et des travaux sur lesquels le Divin Enfant versait sa grâce et son onction.

Nous passerons sous silence, ma Révérende Mère, les détails de cette fondation rapportés dans la circulaire de notre vénérée Mère Thaïs de Saint-Jean de la Croix, cependant nous ne pouvons omettre l'accueil si paternel, si bienveillant que le premier pasteur du diocèse Mgr de Morlhon fit à ses filles du Carmel. Il nomma prieure notre bien aimée Mère Thaïs, sous-prieure ma soeur Philomène des Séra­phins et première dépositaire ma soeur Marie du Sauveur. Pauvre dépositaire!... elle n'avait souvent à enregistrer que des emprunts destinés à couvrir les premiers frais. Mais il était là, ce bon Père Rouqueyrol, recteur de la maison des Jésuites à Vals, veillant avec un amour, une sollicitude sans égale sur ce petit nid. C'est grâce à son initiative et à son dévouement que le monastère avait pris naissance. Il lui continua pendant bien des années ses soins pleins de zèle et d'affection dont le souvenir vivra à jamais dans notre Carmel. Il sut dès le début connaître et apprécier la première dépositaire, aimant cette droiture et cette candeur qui la caractérisait.

C'est alors que l'activité et le dévouement de ma soeur Marie du Sauveur eurent l'occasion de se dépenser. Pour gagner le pain de la communauté elle était à la tâche tout le jour et souvent bien avant dans la nuit. Les broderies en or pour les ornements d'église l'occupaient surtout. Elle s'ingénia aussi pour les ouvrages en cheveux et se forma pour ainsi dire toute seule à ce genre de travail. Ce qui parais­sait humainement impossible lui était facile dès que l'obéissance le demandait. Il n'y avait alors en elle aucune hésitation, et le bon Dieu bénissait par la réussite tant de foi, de courage et de soumission. Un jour, une bannière apportée un peu tard était attendue dans un bref délai, La pauvre dépositaire y mit tout son zèle, n'ayant pas le temps d'essuyer les gouttes de sueur qui coulaient de son front, lorsqu'une main charitable vint le faire pour elle.

Et cependant notre chère Soeur avait une santé faible; ses souffrances étaient vives et fréquentes, mais que ne peut le dévouement et quel oubli de soi ne sait-il pas inspirer!...

Pendant de longues années, elle put déployer son zèle et son habileté dans l'office de sacristine. Elle le remplit avec cet ordre et cette perfection qu'elle mettait à toutes choses. Les ornements qu'elle a brodés avec tant de soin en perpétueront le sou­venir. Quelle sollicitude encore pour entretenir la sacristie de nos bons Frères de l'Orphelinat; elle y mettait un intérêt tout maternel. Malgré tant d'occupations, notre fervente Soeur avait encore le temps de se dépenser dans les offices de la maison, dont les plus humbles avaient ses préférences.

Un travail aussi assidu était parfois au détriment des exercices de piété. Notre chère Soeur en souffrait et s'en plaignit un jour amoureusement à Notre-Seigneur. « Ne crains rien, ma fille, lui fut-il répondu; je te rendrai tout. » Nous verrons vers la fin de sa vie, ma Révérende Mère, comment le bon Maître sut tenir sa parole.

Nos élections de 1871 lui donnèrent la charge de sous-prieure, et on put admirer davantage encore son respect et sa soumission envers sa Mère prieure. Notre vénérée fondatrice, connaissant sa vertu, ne lui ménageait pas les humiliations, et devant la Communauté elle la reprenait sévèrement. On voyait alors l'humble sous- prieure, après s'être prosternée, joindre les mains d'un air plein de reconnaissance, et reprendre immédiatement sa bonne humeur qui n'était jamais altérée.

A l'Office divin, sa voix douce et forte soutenait la psalmodie, et lorsqu'elle chantait les lamentations de Jérémie, c'était avec une telle âme qu'on ne pouvait l'écouter sans une pieuse émotion. Il nous semble l'entendre encore, aux jours de nos grandes fêtes, parcourir nos ermitages et lancer vers le Ciel ce qu'elle appelait des fusées, c'est-à-dire de joyeuses roulades où se mêlaient, dans un latin improvisé, avec de ferventes invocations, des alléluias qu'elle prodiguait dans toute l'ardeur de son âme. Nos Soeurs aimaient à l'accompagner dans ses visites, afin de prendre part à ces touchantes manifestations. Dans ces occasions, comme toujours d'ailleurs, notre bonne Soeur se livrait à ses transports et à ses doux sentiments avec une rare simplicité.

Qui redira ce que cette nature avait d'affectueux, de tendre et d'expansif, et cela pour toutes ses Soeurs. Cette vive tendresse se répandait sur nos familles, sur les amis de la Communauté. Ma soeur Marie du Sauveur aimait vite et beaucoup. Sans retour sur elle-même, sans arrière-pensée, elle était tout de suite à l'aise et y mettait les autres. Son coeur était comme la fleur des champs, à la portée de tous, et elle exprimait ses sentiments avec une effusion touchante. Les souffrances, les intérêts de ses Soeurs la trouvaient très sensible et la mettaient même dans une certaine inquiétude. Mais que n'était-elle pas pour sa Mère prieure, lorsque nous allions la voir, elle nous baisait les mains avec la plus filiale tendresse, nous assu­rant qu'elle ressentait tous nos soucis, portait tous nos fardeaux.

Nous ne pouvons penser sans émotion aux postures si humbles qu'elle prenait, se mettant à genoux partout où elle nous rencontrait, afin de réclamer une béné­diction. Vers les dernières années de sa vie, alors que sa vue affaiblie ne lui permettait pas de nous distinguer, elle attendait à la porte de notre office afin d'avoir cette grâce désirée ; il lui est arrivé plusieurs fois de se méprendre et de s'agenouiller devant nos jeunes Soeurs, qui ne pouvaient assez admirer l'humilité de cette parfaite religieuse.

Nous vous avons dit, ma Révérende Mère, que la vue de notre chère soeur Marie du Sauveur s'était affaiblie dans ces dernières années. Elle était menacée de la perdre entièrement, mais le bon Dieu voulut lui épargner cette épreuve, et lui en laisser suffisamment pour se conduire et s'occuper encore. Alors il lui fut permis d'aider à nos Soeurs du voile blanc dans la mesure de ses forces, et d'accomplir ainsi dans une certaine limite le voeu qu'elle avait exprimé en entrant au Carmel, d'y être reçue comme simple soeur converse. Elle apportait à ces humbles travaux le même entrain qu'elle mettait autrefois aux broderies les plus fines. Les officières lui donnaient aussi des écheveaux à dévider, de la laine à écharper, et si la tâche une fois terminée on lui laissait manquer un instant de travail, on la voyait chercher avec inquiétude celle qui devait lui en fournir, comme si cet ouvrage eut été pressé et important.

Le moment désiré par elle et promis par Jésus avait enfin sonné. Elle pouvait, dans la paix de la cellule, mener une vie plus intérieure. Mais là, encore, ce n'était pas le sommeil de l'Epouse attentive à la voix du Bien-aimé. C'était plutôt sa recherche active après les troupeaux de l'Epoux. Son esprit, son coeur, ses lèvres agissaient sans cesse. Que de pratiques, que de prières vocales qui revenaient à leurs heures et dans lesquelles se dépensaient ses forces. Presque chaque jour, notre fervente Soeur faisait cinq chemins de croix, baisant souvent la terre aux stations, et, cependant, chaque pas était pour elle une souffrance, et la mettait dans un état d'essoufflement qui faisait pitié. Un jour qu'elle terminait ce saint exercice, une de nos jeunes Soeurs, témoin de sa fatigue, voulait la faire asseoir, mais elle refusa en disant : a On est toujours trop près de soi. »

La nuit, pendant ses longues insomnies, elle s'unissait au Saint Sacrifice de la messe qui se célèbre dans les différentes parties du monde, offrant le sang de Jésus pour le salut des pécheurs. Les pécheurs ! Que de sollicitude n'avait-elle pas pour leur conversion ! Elle pleurait sur eux, et sa prière devenait une véritable clameur. Aussi aimions-nous à lui recommander ceux qui nous sont chers, et bien des coeurs amis avaient recours à son intercession.

C'est dans une vie si saintement employée que notre chère Soeur atteint l'époque de ses noces d'or. Elle avait toujours désiré la mort qui devait l'unir à son Dieu, mais lorsqu'elle put prévoir dans un terme prochain la grâce de son jubilé, elle suppliait son bon Maître de l'y faire arriver, puis de venir la cueillir. Si elle désirait cette faveur, ce n'était pas pour en bénéficier elle-même, car elle avait tout aban­donné aux âmes du purgatoire. Aussi espérait-elle que ce jour là une de ces chères âmes s'élèverait radieuse vers le Ciel. Cette perspective la réjouissait d'avance. Chère Soeur! L'Epoux auquel elle s'abandonnait était assez riche et assez généreux pour lui accorder une double grâce. Et, d'ailleurs, n'avait-elle pas conservé son innocence baptismale ? Sa jeunesse spirituelle avait-elle besoin d'être renouvelée comme celle de l'aigle, puisqu'elle avait encore toute la fraîcheur et toute la naïveté de ses impressions. Mais Jésus lui réservera une grâce de connaissance d'elle-même et de vigilance sur tous ses mouvements, dont elle ne saura assez le remercier.

Elle se prépara à cette rénovation avec une humilité et une confiance qui durent toucher le Coeur de Jésus. Ses lettres écrites à cette occasion à ses bien-aimés Carmels de Tulle et de Limoges en étaient toutes empreintes. Elle réclamait le pardon de ses Soeurs et les convoquait à chanter avec elle les miséricordes de Dieu. Les réponses qui lui arrivèrent faisaient bien écho aux saints transports de son âme. Elles étaient accompagnées de gracieux présents, auxquels vinrent se joindre ceux de plusieurs de nos chers Carmels. Dès le 15 février 1889, au soir, s'ouvrait cette touchante fête, et chacune de nous, en l'embrassant, put lui offrir un de ces doux souvenirs qui redisaient si bien : « Il n'y a point d'absence pour les coeurs unis en Dieu ».

Vers sept heures, la Communauté se rendit processionnellement à la salle du Chapitre, transformée par les lumières et les fleurs. Un émouvant colloque fut chanté entre l'Époux et l'Epouse; nous ne pouvons résister, ma très Révérende Mère, au désir de vous en citer quelques couplets :

l'époux Ton coeur est jeune encore

Mon épouse fidèle

Et je le renouvelle

Dans son royal essor.

Tes yeux à me chercher Ont perdu leur lumière Les objets de la terre Ne peuvent les fixer.

 

l'épouse

Jésus ! toujours pour vous aimer Je sens mon âme attendrie En vous, je reprends la vie, Jésus ! ce coeur pour vous aimer Les ans n'ont pas su le glacer.

Jésus, oh ! qu'est-ce donc pour moi Ce qui dépérit et passe Oh ! montrez-moi votre face Jésus, c'est là le tout pour moi Montrez-vous, mon aimable Roi.

 

l'époux

Ma main en tes labeurs A grandi ton courage Au milieu de l'ouvrage, J'ai séché tes sueurs.

Ta voix m'avait charmée Lorsque fraîche et riante Elle appelait tremblante Jésus son Bien-Aimé.

 

l'épouse

Je goûte mon Dieu, mon frère, Mon Jésus à vos pieds si beaux Je goûte des charmes nouveaux.

Jésus, pour moi plus de travaux Sans cesse dans la prière

Jésus, ils ont faibli mes chants Pour célébrer vos louanges

J'emprunte la voix des anges. Jésus, ils ont faibli mes chants Bénissez mes derniers accents.

 

C'est, en effet, d'une voix bien tremblante que notre chère Jubilaire renouvela ses saints engagements. Notre vénérée Mère Madeleine du Calvaire avait reçu ses premiers voeux, c'est entre les mains d'une autre Mère Madeleine qu'elle les renouvelait.

Mais ce n'était là que le prélude des faveurs plus grandes encore. Le lendemain, notre vénéré Prélat, Mgr Fulbert Petit, venait lui-même célébrer la sainte Messe dans notre chapelle, et de sa voix si éloquente et pleine d'onction, parlait des joies de ce jour. Sa Grandeur terminait ainsi :

« La joie, avec toutes ses conditions, vous la possédez; et, dans ce jour de votre Jubilé, vous êtes, ma chère Fille, comme le voyageur qui a gravi une montagne et qui est arrivé sur la plate-forme. Il a rencontré des sentiers bien abrupts, le roc a été bien rude, parfois les rayons du soleil bien ardents, mais il ne s'en souvient plus; quel vaste horizon s'ouvre maintenant devant son regard! Comme l'air est plus pur, l'atmosphère plus sereine! Il respire à l'aise, il se repose un instant, puis il gravira la dernière cime, excelsior, et il arrivera enfin à son but suprême. Ainsi l'âme religieuse élevée au-dessus de toutes les choses de la terre, quand vient sa dernière heure, elle n'a plus qu'à saisir la main de Jésus-Christ et elle passe sans transition dans le séjour de l'éternité. »

Après ces encourageantes paroles, une autre consolation bien grande attendait notre bien-aimée Soeur. Par une délicate attention de notre si bon aumônier, la bénédiction papale venait couronner tant de grâces.

D'autres satisfactions étaient encore réservées à notre chère Jubilaire : les enfants de notre dévoué docteur portaient devant l'autel la couronne et le bâton fleuri. Cinq ans auparavant, ma Soeur Marie du Sauveur demandait avec de vives supplications la naissance de ce cher petit Joseph, que le bon Dieu voulait bien accorder à ses pieux parents.

Quant à la famille de notre bonne Soeur, qui semble passer inaperçue, son coeur lui restait tendrement attaché en Dieu; mais, dès les premières années de sa vie religieuse, elle avait fait le sacrifice de ne plus la revoir en ce monde pour assurer l'éternelle réunion. Et lorsque sa soeur, il y a quelques années, lui fit part de son projet de venir au Puy, elle l'engagea à diriger plutôt ses pas vers la grotte de Lourdes. Peu avant sa mort, elle avait de désir de faire écrire à sa chère nièce, mais Notre-Seigneur lui ayant demandé ce sacrifice, la lettre commencée resta inachevée.

 

Nous sommes maintenant, ma Révérende Mère, à l'époque la plus édifiante de la vie de notre très chère Soeur. Le soir même de ses noces d'or, elle demanda et obtint la permission de revenir au noviciat. Nous avions alors le soin de cette petite famille, et pûmes admirer sa ferveur toujours croissante. Lorsque les heures de s'y rendre étaient venues, notre digne ancienne y arrivait la première. Elle faisait sa coulpe à son rang de dernière professe, avec des accents tout imprégnés de contrition et de mépris d'elle-même. Plusieurs fois elle nous a demandé de réparer devant nos jeunes Soeurs de légers manquements qui lui étaient échappés. Combien de tels exemples enflammaient le courage des novices! Elles en étaient édifiées et émues et l'entouraient avec un bonheur plein de vénération. Mais c'est surtout lorsqu'elle venait nous trouver en particulier que nous avions sujet d'admirer jusqu'où l'amour de Jésus pouvait porter l'humilité et la soumission. Ma soeur Marie du Sauveur nous rendait compte de ses dispositions avec une candeur enfantine, s'accusait de ses moindres manquements et nous soumettait ses petites pratiques. Elle se reprochait jusqu'aux plus petits soulagements accordés à son âge et à son faible tempérament, et ne les acceptait qu'avec une peine extrême. Pour s'en dédommager, elle deman­dait certaines pénitences dont son âme était avide. C'était au soir de sa vie comme le beau reflet de son énergique constance ! Cette vertu ne l'avait-elle pas soutenue dans la lutte incessante d'une santé frêle et délicate, pour supporter vail­lamment l'austérité et le travail. En effet, nous l'avons vue, ma Révérende Mère, pra­tiquer toute notre sainte Règle jusque dans un âge assez avancé.

Dans ce cher Noviciat, elle était vraiment au comble de ses voeux, et pour les satisfaire entièrement, il ne lui restait plus qu'à mourir. Nous crûmes un instant qu'elle allait être exaucée, car au mois de juin de cette même année, notre chère Soeur fut atteinte d'une pneumonie très grave. Suivant l'avis du médecin, il n'y avait plus d'espoir. Quelle heureuse nouvelle ! La fêle du Sacré-Coeur qui approchait allait donc lui ouvrir le Ciel! Dans ses pieux transports, elle appelait ce jour. Alors son infirmerie devint une antichambre du Paradis, dans laquelle on ne s'entretenait que des joies de l'Eternité. Nos jeunes Soeurs venaient sur sa demande chanter le beau cantique :

Seigneur, je t'aime et je veux sans nuage, Je veux te voir pour t'aimer davantage.

La chère malade ne pouvant parler, nous montrait le ciel. Elle reçut les derniers sacrements pleine de joie et d'abandon. Pauvre Soeur, elle croit déjà pouvoir s'en­dormir sur le Coeur de Jésus, mais il lui reste encore un douloureux chemin à parcourir.

Après cette grave maladie, nous voyons ma Soeur Marie du Sauveur se remettre assez pour retourner à la cellule, mais elle reste dans un état d'infirmité qui fait compassion. Son corps est tout petit, faible et tremblant, sa taille déviée est consi­dérablement voûtée, si bien que sa tête, ne pouvant se soutenir, est penchée sur sa poitrine, et même parfois tombe sur ses genoux. La respiration est de plus en plus pénible. Cependant l'âme qui anime ce pauvre corps souffrant a une telle force de résistance que notre vaillante Soeur se rend encore au réfectoire et à la récréation. Au bout de deux ans de noviciat, elle en est retirée à son grand regret à cause de sa fatigue toujours croissante. Dès lors, l'infirmerie devient son séjour habituel. Notre bonne ancienne, tombée dans un état d'impuissance totale, reçoit les soins charitables de ses infirmières avec cet esprit d'abandon et de simplicité qui la caractérise. Son amour pour les humiliations de la Sainte Enfance lui fait trouver du bonheur à les reproduire en elle. Tout est bien, tout est pour le mieux, excepté cependant lorsque celle de nos Soeurs chargée de lui faire la lecture ne se rend pas à l'heure, c'est une privation qu'elle a de la peine à supporter. Ces derniers temps, un de nos chers Carmels nous ayant prêté la vie de la vénérable Mère Du Bourg, cette lecture ravis­sait notre chère infirme, elle ne pouvait parler que de cela et s'en faisait relire les passages les plus édifiants. Quelle joie de revenir sur ce passé si cher, avec sa com­pagne d'infirmerie, notre bonne doyenne, à laquelle son départ fait un si grand vide. Rien ne pouvait l'intéresser davantage comme ce qui rappelait son enfance et son cher berceau de Tulle. Tout ce qui concernait notre saint Ordre était aussi conservé fidèlement dans son heureuse mémoire, même les plus petits détails des fondations de nos divers Monastères, dont les dates précises ne lui échappaient pas.

A l'époque de nos licences de Noël, ma soeur Marie du Sauveur fut un peu plus fatiguée, cependant le malin du 24 décembre, elle vint toute tremblante de joie recevoir à la porte de l'infirmerie la visite céleste qui s'y présentait. Son état s'ag­grava bientôt. Ses jambes, considérablement enflées, nous firent comprendre que la maladie de coeur était arrivée à sa dernière période. Le 5 janvier, nous pûmes, sur l'avis de notre dévoué docteur, lui faire recevoir l'Extrême-Onction, grâce qu'elle avait sollicitée plusieurs jours d'avance. M. l'Aumônier lui conféra ce Sacrement et lui adressa de touchantes paroles après lesquelles notre chère Soeur demanda pardon à la Communauté dans les termes les plus humbles.

Ici commence, ma Révérende Mère, une série de jours bien douloureux pour nos coeurs. En même temps que ma soeur Marie du Sauveur, notre chère soeur Aimée de Marie nous donnait de vives inquiétudes. Celle-ci semblait même plus près du terme, aussi nous ne la quittions guère. Faisant néanmoins de fréquentes visites à notre chère infirme, chaque fois nous pouvions constater les progrès du mal. Elle ne pou­vait trouver de position et nous déclarait qu'elle ne serait bien qu'au Ciel.

Depuis plusieurs mois, ses nuits se passaient sur un fauteuil, sans qu'on put appuyer sa tête et ses membres endoloris, car tout augmentait ses souffrances. Sa parole était devenue plus rare et plus saccadée. Les versets du Miserere se trouvaient souvent sur ses lèvres, ainsi que le suivant : Ostende nobis Domine misericordiam tuam. Pour soutenir son courage et sa résignation, que de grâces lui ont été pro­diguées durant ces derniers jours ! Celle de l'absolution lui a été réitérée par notre Père confesseur qui, répondant au désir de son âme, a bien voulu lui accorder la communion journalière qui lui était apportée par notre bon aumônier.

Par une heureuse circonstance, notre Père confesseur extraordinaire, vénérable Jésuite, prêchait une retraite tout près de notre Monastère, et il a pu exhorter notre chère mourante avec cette onction et ce langage si paternel qui le caractérisent.

Peu après, notre premier Pasteur, Mgr Petit, malgré ses nombreuses occupations, est venu consoler et bénir son humble fille, avec quelle effusion n'a-t-elle pas reçu cette faveur! Elle n'oubliera pas, au Ciel, ce bien-aimé Prélat si dévoué à nos âmes. Elle priera aussi pour notre bon Père, M. de Pélacot, dont elle a eu en ses derniers jours la consolante visite.

Notre chère mourante ne s'aperçut pas du décès de sa compagne, car ayant eu lieu dans une autre infirmerie, nous pûmes lui épargner cette émotion, d'ailleurs ces deux âmes allaient se rejoindre bientôt dans le sein de Dieu. Il n'y eut que vingt-trois heures de distance entre les deux trépas.

La journée du 16 et la nuit qui suivit furent relativement calmes pour notre chère mourante, aussi espérant une prolongation, nous étions allées prendre du repos. Le 17 à trois heures du matin, nous fûmes appelé en toute hâte, car elle baissait rapidement. Sur son visage incliné, il y avait tant de calme et de douceur qu'on aurait pu la croire endormie. La mère sous-prieure avertie avec deux ou trois de nos soeurs récita les prières de l'agonie. Vers quatre heures tout était fini, mais le dernier soupir avait été si faible que nous n'avions pu le saisir.

Après son décès, notre regrettée Soeur reprit la blancheur et le naturel de ces traits, son visage était si reposé qu'on aimait à le regarder. Exposée à la grille du choeur, elle fit la même impression sur les personnes qui venaient la contempler. Cette bonne ancienne n'est pas morte, disait-on, mais elle dort.

Le lendemain 18, à l'issue de la messe chantée par nos bons Frères de l'Orphelinat Saint-Régis, un clergé nombreux et sympathique rentra pour les absoutes et les der­nières cérémonies. Le digne Pasteur de notre paroisse voulut bien présider lui-même les obsèques.

Notre Vénérée Soeur goûte maintenant un repos bien mérité par ses longs travaux et ses vives souffrances Bonne et fidèle servante, elle est entrée, nous l'espérons, dans la joie du Seigneur. Cependant, comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu de toute Sainteté, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis, l'indulgence des six pater, quelques invocations à la sainte Face, objet de sa tendre dévotion,

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, auprès de la crèche du Divin Enfant.

Ma Révérende Mère,

 

Votre humble soeur et servante,

Soeur Isabelle des Anges

R. C. ind.

De notre Monastère du Coeur de Jésus, de Notre-Dame du Mont Carmel et de notre Père Saint Joseph, des Carmélites du Puy, ce 23 janvier 1894.

 

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