Carmel

23 janvier 1894 bis – Le Puy

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté tou­jours adorable vient de nous affliger sensiblement en enlevant à notre religieuse affection notre bien chère soeur Julie-Sophie-Philomène Aimée de Marie, de Saint Joseph. Elle était dans la cinquante-quatrième année de son âge et avait vingt-huit ans de religion.

Cette bien-aimée Soeur a répandu en s'éteignant un tel parfum d'humilité et d'aban­don, qu'il a dû réjouir le divin Enfant de la crèche. Nos coeurs en ont été consolés et édifiés, et ce touchant spectacle a été comme un baume versé sur les douleurs de la séparation.

Née à la Voûte de Saint-Julien, petite paroisse de notre diocèse, d'une de ces familles, hélas ! si rares aujourd'hui, au sein desquelles fleurit un christianisme aussi pur que pratique, la petite Philomène était la douzième enfant accordée par Dieu à ses vertueux parents. Elle fut reçue comme un don du ciel et devint la Benjamine de ses frères et soeurs. C'était d'ailleurs une enfant si caressante, si gracieuse! Ses bras s'ouvraient naturellement pour embrasser, sa joue était toujours tendue pour recevoir un baiser et son petit visage s'éclairait sans cesse d'une joie toute naïve. Bonne, douce, pieuse comme un ange, tels étaient les traits de son heureux carac­tère. Ils ne pouvaient que se développer aux rayons si chauds du foyer paternel. Son père, rappelait ces anciens patriarches à la figure si calme et si vénérable, sa mère était la femme forte de nos Saints Livres, dont l'activité n'était surpassée que par la vertu. Pour élever sa nombreuse famille, elle joignait à l'exemple les enseignements les plus solides: « Mes enfants, aimait-elle à répéter, on ne va pas au ciel en carrosse ». Ces paroles étaient devenues surtout la devise de Sophie, l'une de ses filles aînées, et marraine de notre petite Philomène. Cette âme vaillante qui a fourni plus tard dans la vie religieuse une si sainte carrière, s'occupa d'une manière spéciale de l'éducation de sa filleule. Elle la portait au renoncement et la trouva toujours docile et soumise. Dans les choses qui lui coûtaient, sa réponse invariable était celle-ci : « Oui, mar­raine, je ferais ce que vous voulez, cela fera une mortification, on ne va pas au ciel en carrosse. »

Dans son enfance, Philomène ne sortait jamais de la maison pour s'amuser avec les enfants de son âge. La famille lui suffisait et elle grandissait innocente et pure dans cette atmosphère si douce. Toute jeune encore elle fut confiée aux soeurs de Saint Joseph de sa paroisse, où à peine âgée de dix ans, elle fit sa première Commu­nion. On s'y opposait d'abord disant qu'elle ne pouvait assez comprendre l'importance d'une telle action; mais une religieuse inspirée d'en haut dit alors : Laissez faire la première Communion de cette enfant; ce sera l'innocence unie à l'innocence, et son avis prévalut.

Notre pieuse Philomène reçut avec allégresse cette heureuse nouvelle et mit tout ses soins pour se préparer à la première visite de Jésus. Sentant son impuissance elle se retirait à l'écart pour prier avec celles de ses com­pagnes qui voulaient la suivre. Que se passa-t-il en ce beau jour au fond de cette âme si pure ! Nous ne pouvons que le supposer, mais sans doute le premier baiser de Jésus dut être bien tendre et bien fort car la jeune communiante ressentit pour ce pain des anges une faim céleste qui ne fit que s'accroître jusqu'à son dernier jour.

Pour terminer son éducation, ses vertueux parents la confièrent aux religieuses de Notre-Dame qui tiennent dans notre ville un pensionnat florissant. Trois de ses soeurs, au nombre desquelles était sa chère Sophie, avaient revêtu les livrées de cette sainte Congrégation et c'est auprès d'elles que Philomène reçut les derniers traits d'une éducation forte et solide. Voici, d'après le témoignage d'une de ses anciennes Maîtresses, ce qu'elle fut au pensionnat.

« On peut assurer sans exagération que notre chère Philomène fut toujours une élève exemplaire, faisant certainement par sa docilité, sa douceur, son application, son angélique piété, la joie de ses maîtresses et l'édification de ses compagnes qui l'aimaient tout particulièrement. Elle était si bonne, si complaisante pour ses jeunes amies que toutes regardaient comme une faveur d'être placées auprès d'elle. Son amour pour Jésus se manifestait partout et il était facile de deviner dès lors, même dans les récréations, son attrait pour la vie religieuse. Il n'y avait rien de plus agréable pour ce coeur déjà tout au bon Dieu que de jouer aux maîtresses, on voyait alors la pieuse enfant vraiment joyeuse et trouver une satisfaction pour les désirs de son âme, là où ses petites compagnes rencontraient un simple amusement. Je ne crois pas que cette angélique enfant ait mérité un seul reproche durant tout le temps qu'elle est restée au pensionnat. Ces quelques mots disent beaucoup sans doute, mais il est certain qu'il reste dans l'ombre bien des traits de vertus pratiqués par Philomène qui sans le savoir exerçait autour d'elle la plus heureuse influence. »

C'est à cette époque que nous placerons un trait de sa vie de jeune fille, arrivé peut-être pendant les vacances passées en famille à la Voûte. Philomène tomba dangereusement malade et fut même administrée. Pour obtenir sa guérison, elle promit de se rendre à pieds au tombeau de Saint Jean-François-Régis. Le grand saint exauça une prière aussi généreuse, mais la pauvre enfant dut marcher pendant deux jours pour faire ce pèlerinage, si bien qu'à son retour elle se remit au lit. Cette épreuve ne ralentit pas sa ferveur.

Comme vous le voyez, ma Révérende Mère, Jésus possédait toute cette âme, il l'avait marquée du sceau des prédestinés et l'avait blessée d'un trait de son amour. Sans doute, durant son séjour au pensionnat, l'ardente jeune fille levait souvent les yeux vers l'humble petite maison située non loin, et habitée par nos premières Mères. Son coeur forma des voeux pour embrasser cette vie si austère et si cachée et lorsqu'elle revint sous le toit paternel ce fut avec le désir de le quitter un jour pour monter la Sainte Colline.

Mais que de vides s'étaient faits à ce foyer béni. Sa mère avait terminé par une sainte mort une vie si pleine de mérites. Toutes ses soeurs, au nombre de cinq, avaient pris leur essor vers la vie religieuse, un de ses frères était prêtre, les autres avaient choisi leur carrière et Philomène restait seule pour entourer et consoler les dernières années de son bien-aimé père. Elle se dévoua auprès de lui avec toute la tendresse de son coeur si sensible et si bon, lui soumettant tous les détails du mé­nage : « Mais, ma chère enfant, lui disait-il, fais comme tu voudras. » Non, pour agir, il lui fallait son approbation.

De son côté, ce digne père veillait sur sa fille avec une amoureuse sollicitude. S'étant aperçu de ses essais de pénitence, il venait furtivement la nuit mettre une bouillotte sous ses pieds glacés, mais notre fervente Philomène la glissait de côté pour n'en pas sentir la chaleur. Ayant découvert un instrument de pénitence laissé par une vénérable tante, ancienne religieuse, elle en fit usage avec un saint em­pressement, mais qui n'était pas toujours selon les lois de la discrétion. Le pauvre père comprenait les désirs de sa fille et n'osait s'y opposer. Cette émotion altéra bientôt sa santé. C'était un coup porté au coeur tout filial de celle qui l'aimait tant. Elle hésita dans sa détermination et offrit à son vieux père de ne pas le quitter. C'est alors que ce grand chrétien ne voulant pas refuser à Dieu la seule enfant qui lui res­tait l'engagea à suivre sa vocation.

Afin de mûrir plus sûrement une question aussi grave, elle vint passer quelque temps auprès de ses soeurs de Notre-Dame, et préféra ne pas confier le secret du Roi.

Ses visites au Carmel se faisaient à la hâte, à l'insu de ses chères soeurs. Notre regrettée et vénérée Mère Thaïs de Saint-Jean de la Croix reçut la jeune aspirante avec cette bonté toute maternelle qui lui gagnait les coeurs. Son entrée fut fixée au 8 décembre 1865. Elle fut accompagnée jusqu'aux portes du Monastère par sa soeur Marie, religieuse de Saint Joseph, et qui, dans ces circonstances, lui tint lieu de la plus tendre des Mères.

Suivons maintenant notre postulante à ses premiers pas dans la vie religieuse. Son caractère se dessine bien vite : Âme aimante et expansive, elle a besoin de se don­ner, de se dévouer; le sourire habituel de sa physionomie, semble redire à ses Mères et Soeurs : je vous aime et je voudrais vous faire plaisir. A cette soif d'affection se joint une délicatesse de sentiment qui la rend, à ses heures, timide et réservée. Elle a le sens du respect et de la soumission poussé jusqu'au culte. L'énergie et la vivacité de son tempérament sont au-dessus de ses forces physiques; aussi la ver­rons-nous durant toute sa vie religieuse, en faire plus qu'elle ne peut.

C'est à la grande joie de la Communauté qu'elle fut reçue à la prise d'habit. Cette cérémonie eut une solennité inaccoutumée, car on célébrait dans notre modeste chapelle le Triduum de la Bienheureuse Marie des Anges. Elle fut présidée par Mgr Lebreton, alors évêque du Puy, dont la grande bonté parut d'une manière touchante. Le prédicateur ayant cité cette parole de l'Evangile : « Je suis venu apporter le glaive sur la terre et séparer le père d'avec sa fille. » Le pieux Prélat ne put retenir ses larmes. Sa Grandeur traita avec vénération le digne père de la nouvelle novice. Sa soeur de Saint Joseph eut aussi part à ses touchantes attentions. La chapelle était transformée par les plus gracieux emblèmes, les chants furent très beaux, c'était comme la porte du ciel, mais en réalité, c'était plutôt le Cénacle avant le Calvaire. Car la vie de la Carmélite n'est-elle pas une longue immolation. Et qui, plus que ma soeur Aimée de Marie, en a ressenti les souffrances ! Sans doute, elle sera heureuse dans sa sainte vocation, mais arrêtée sans cesse dans ses élans par une santé chan­celante, nous la verrons souvent prononcer son fiat mihi secundum verbum tuum.

Son noviciat fut marqué au cachet de l'épreuve, la plus grande et la plus sensible, fut sa difficulté à lire le latin, elle ne la vainquit jamais entièrement et en souffrit d'autant plus que son zèle pour l'office divin était bien grand. Sa santé donna aussi quelques inquiétudes, mais elle se remit assez pour contracter ses saints engage­ments, et le 8 septembre 1867, notre chère Soeur Aimée de Marie se livrait à Celui qui, pour se la rendre semblable, devait lui donner souvent de douloureux baisers. Car elle aimait à répéter : « La souffrance est un baiser du crucifix. »

Après sa profession, elle eut la joie de revoir sa soeur aînée, nommée dans notre ville, Supérieure générale de l'Instruction de l'Enfant Jésus. Cette digne Mère Philomène, dont la mémoire est bénie dans sa Congrégation, avait déjà embrassé la vie religieuse, lorsque sa plus jeune soeur vint au monde et son nom lui fut donné.

Nous allons voir maintenant, ma Révérende Mère, comment se réalisa la pensée de Jésus sur notre regrettée Soeur. Nous vous l'avons montrée, aimante, active et dévouée. Ces qualités avaient un écueil : se répandre trop au dehors, se livrer sans relâche à un travail assidu au détriment de l'esprit intérieur. L'Epoux qui voulait sa bien-aimée toute à Lui vint sans cesse mettre des entraves à ce zèle trop ardent.

Nous voyons notre intrépide Soeur, dans les premières années de sa vie religieuse, dépenser sans compter des forces hélas! trop limitées. « Souvenez-vous que c'est le Seigneur que vous servez », disait saint Paul aux premiers fidèles et le Père Nouet nous assure, dans son langage plein d'onction, que Marie fut une servante travail­leuse, fidèle et humble. Ne pourrait-on pas appliquer ces qualités à sa fille, à l'Aimée de son coeur. Employée successivement au Tour, à la Provisoirerie, et dans différents offices, c'est surtout au jardin que se dépensèrent ses sueurs. En été, après une journée laborieuse, on la voyait avant Matines, se refuser un repos bien nécessaire pour cultiver des fleurs qu'elle était heureuse d'offrir à son Jésus. La roberie de la laine lui fut aussi confiée. Que d'actes de patience et de renoncement y fit la pauvre officière ! Sa nature si prompte aimait à faire l'ouvrage au plus vite et il fallait user ses yeux et son temps à des réparations d'habit qui n'en finissaient pas, elle qui par goût se plaisait aux ouvrages d'agrément. Sa physionomie en paraissait parfois attristée et il lui échappait quelques inégalités d'humeur dont elle s'humiliait profondément. Car elle était bien humble, notre chère Soeur, et le profit qu'elle faisait de ses défauts extérieurs la rendait encore plus agréable à son divin Maître. Elle s'en accusait clans les termes les plus touchants et toute sa personne révélait la défiance et le mépris d'elle-même. C'est cette humilité qui la rendait si petite devant ses Prieures et d'une soumission pleine de confiance à leurs moindres désirs.

Quant à sa fidélité, elle fut généreuse et constante, ne quittant les armes qu'à la dernière extrémité. Son désir de pratiquer notre sainte Règle la faisait revenir sans cesse vers notre vénérée Fondatrice pour se faire enlever un soulagement ou demander une assistance plus complète au choeur. Parfois cette bonne Mère répon­dait un non, si énergique, qu'il pouvait s'entendre de loin. Elle voyait bien que sa fille avait plus de courage que de force.

Que n'eût-elle pas à donner à son Jésus dans cette lutte journalière!... C'est là qu'il attendait cette âme pour la dépouiller successivement de tout ce qui n'est pas Lui. Comment comprendre, ma Révérende Mère, ce qu'il a dû recueillir de sacrifices et d'actes héroïques en cette vie de Carmélite où sans cesse trahie par ses forces physiques, notre vaillante Soeur se faisait une violence continuelle ! A la récréation, nous l'avons vue pendant de longues années, s'asseoir à terre alors que son état eut réclamé un appui; son esprit de pénitence pouvait être largement satisfait.

Mais ce n'était rien auprès de la privation morale. Mourir sans cesse au besoin que l'on a de se dévouer, voilà ce que ma Soeur Aimée de Marie a accepté, non sans le ressentir vivement. Lorsqu'elle voyait nos Soeurs se dépenser dans les travaux communs, surtout s'ils étaient plus pénibles, elle aurait voulu voler à leur aide, encore trouvait-elle le moyen d'en prendre quelquefois sa part. Il y a deux ans, nous l'avons vue, durant plusieurs jours, suivre avec une massue les pierres d'une allée afin de les écraser. L'été dernier, elle a encore dépensé ses dernières forces au jardin.

En 1886, un mal aux yeux assez grave vint la mettre dans une impuissance encore plus complète. Elle sera obligée désormais de réciter son office en pater, et retirée une grande partie du jour dans le secret de la cellule, elle prie, elle souffre, elle attend. Son Oraison est une offrande muette et résignée de son incapacité. Cette voie si pénible à la nature, mais si profitable à l'âme, la mènera à ce parfait abandon dont elle nous a donné le touchant spectacle. Sans désir sur le choix des moyens pour aller à Dieu, elle voit tout venir de sa main. Le bon Dieu l'a voulu, le bon Dieu l'a permis, cette phrase se retrouve sans cesse sur ses lèvres et l'amoureux fiat devient son pain quotidien.

Après de longs mois passés dans cette impuissance, l'amélioration de sa vue lui permit de reprendre quelques occupations. C'est ainsi qu'elle pouvait faire des bouquets pour nos ermitages et procurer une agréable surprise à celles qui en étaient chargées. Pour les fêtes de sa Mère Prieure, elle confectionnait de petits ouvrages : c'étaient souvent de gracieuses niches abritant un Enfant-Jésus ou quelques-uns de nos Saints. Dans le pressentiment qu'elle a eu de sa fin prochaine, elle nous a demandé de montrer à nos jeunes Soeurs ces différents petits travaux, car disait-elle, je n'en ferais plus désormais.

Nous l'avions vue souvent très fatiguée et nous pensions qu'elle se remettrait cette fois encore, mais elle ne le croyait pas. Le 20 novembre, nous la mîmes à l'in­firmerie. C'était toujours cette faiblesse extrême contre laquelle elle ne pouvait plus réagir. Elle nous pria au commencement de janvier d'avertir sa famille afin qu'elle fut préparée à la séparation : « Ma Mère, nous dit-elle, je prie pour eux mais je pré­fère ne pas les voir, car il ne faut pas s'attendrir à un moment si solennel. Je voudrais être administrée par tout autre que par mon frère. » C'est, nous pouvons le dire, ma Révérende Mère, le seul désir que notre chère enfant nous ait exprimé. Jésus, en récompense de cet esprit de détachement et de mort à toutes choses, la combla de ses grâces prévenantes. C'est ainsi que le lundi, 8 janvier, le Très Révérend Père Recteur des Jésuites de Vals, étant venu célébrer la Sainte Messe dans notre chapelle, notre chère Soeur put, avec son secours, se préparer d'une manière plus prochaine au grand voyage de l'éternité. Ce digne Père connaissait bien son âme et la laissa inondée d'une telle joie qu'elle se répandit dans tous nos coeurs. Nous en bénissions Dieu, il nous semblait que notre chère malade revenait à la vie. Mais le lendemain, l'illusion n'était plus possible, elle eut une faiblesse qui la laissa sans mouvement et sans parole, pendant plus d'une heure et, sur l'avis de notre médecin, nous dûmes songer à la faire administrer.

C'est le 10 janvier que ma Soeur Aimée de Marie se prépara à recevoir l'Extrême- Onction avec cette sérénité qui ne la quittait plus. Notre dévoué Père confesseur lui conféra ce sacrement et nous fûmes émues jusqu'aux larmes des accents d'humilité de notre chère fille : « Mes soeurs, disait-elle, avec une expression touchante, je vous en supplie, lorsque vous vous souviendrez de mon mauvais caractère, priez pour le repos de mon âme, je vous en supplie. « Pour dire ces quelques mots, notre édifiante Soeur avait fait appel à tout son courage, car depuis la veille la faiblesse l'empêchait de parler. Aussi, recevant peu après, la paternelle visite de Monseigneur notre Évêque, elle ne put lui exprimer sa reconnaissance. Pour la consoler, notre Vénéré Prélat lui dit avec une particulière bienveillance : « Ma fille, les âmes se compren­nent. » Cette parole fut pour elle, comme un rayon de lumière qui illumina ses traits, et lorsqu'elle put nous parler, elle nous en exprima toute sa joie.

Le lendemain, la trouvant plus mal, nous fîmes rassembler la Communauté pour réciter les prières. Comme nos Soeurs se tenaient à une certaine distance pour ne pas la fatiguer; elle leur fit signe d'approcher et toutes l'entourant, elle promena sur chacune un regard satisfait et nous dit doucement : Je vous aime bien!... Ces mots exprimaient une telle tendresse que les larmes mouillèrent tous nos yeux. Puis, notre bien-aimée fille demanda à son infirmière de lui apporter son livre de règle et le papier d'exaction et l'ayant feuilleté, elle en sortit un billet qu'elle nous pria de lire à ses Soeurs. Le voici, ma Révérende Mère, adouci toutefois, car, dans son humi­lité, elle en avait exagéré les termes : « Je prie notre bien-aimée Mère de vouloir bien, à mes derniers jours, lire pour moi ce petit billet à la Communauté, si je ne suis pas capable de le faire moi-même à cause de la souffrance ou du manque de connais­sance : Ma Mère et toutes mes Soeurs, je vous demande bien pardon, à vous, ma Mère, de mon manque de respect et d'obéissance à votre égard, et vous, mes Soeurs, oubliez tout ! Mon peu de support, mes impatiences, mes manquements à l'esprit de mort, etc. J'ai dit de tout oublier, excepté ma pauvre âme; je compte sur votre charité, je vous en supplie, chaque fois que vous penserez à moi, ou que le démon vous rappellera mes nombreux travers de caractères, ne suivez pas mon exemple, mais entendez ma voix qui réclame de votre charité une indulgence et un requiescant in pace. »

11 y avait d'autant plus de générosité dans cette action, que la chère mourante, ayant déjà demandé pardon la veille, il ne semblait pas nécessaire d'y revenir. Mais l'amour ne dit jamais : c'est assez, et pour l'édification de nos Soeurs, nous fîmes la lecture de ces lignes que nous conservons avec un religieux respect et que nous ne pouvons revoir sans émotion.

L'esprit de ténèbres dut être renvoyé bien loin par cet humble aveu, car jamais on n'avait vu une mourante plus sereine et plus calme. Jusqu'au dimanche, elle ne souffrit pas beaucoup. Sa maladie n'exigeait pas de remède et à part un peu de li­quide qu'on lui faisait prendre de temps à autre, il n'y avait pas à lui donner de soulagement. L'âme régnait et dominait sur cette humble couche. Notre chère Soeur avait tout donné, elle abandonnait tout, sachant bien à qui elle se confiait. Nos Soeurs lui avaient lu souvent, durant ces derniers jours, l'acte d'abandon de Bossuet. Tout était là pour elle, c'était l'occupation unique de son âme, aussi, à toutes les questions, son invariable réponse était celle-ci : «  comme notre Mère voudra ». Elle ne refusait et ne demandait rien, et ne fit pas paraître la plus légère contrariété. Pour en arriver là, quelles victoires n'avait-elle pas remportées !

 

Le samedi matin, nous lui annonçâmes que notre dévoué aumônier allait lui porter la Sainte Communion, son visage s'illumina d'une joie céleste, et elle exprima son bonheur en disant : « c'est samedi, le jour de la Sainte Vierge, oh ! si elle venait au­jourd'hui ». Nous le pensions avec elle, car de fréquentes crises d'étouffements se succédaient. Les prières des agonisants lui furent réitérées bien des fois. A cinq heures du soir, nous récitâmes, près de son lit, 1e Salve Regina pour nous unir à celui qui se chantait alors au choeur. Le visage de notre enfant parut transformé, ses yeux s'élevèrent au Ciel, on sentait auprès d'elle une paix suave. Mais il lui restait encore deux longs jours de souffrance. La nuit suivante elle ne pouvait ni parler, ni avaler une seule goutte d'eau, nous pensions qu'elle ne communierait plus ici-bas, mais Jésus, dans son amour, lui réservait encore cette grâce. A cinq heures, elle nous re­garda et nous dit quelques mots, s'inquiétant de ce que nous ne prenions pas de repos. Puis elle essaya de prendre une cuillerée de liquide à laquelle succéda une petite hostie. Quel bonheur, Jésus pouvait venir ! ne fallait-il pas ce céleste viatique pour souffrir davantage encore. Dans la journée, notre bon Père confesseur extraor­dinaire, vint la visiter et lui renouvela la grâce de l'absolution. Mon enfant, lui dit-il, baisez votre crucifix en disant : Jésus, soyez-moi Jésus, ce qu'elle fit avec amour, mais sans pouvoir prononcer entièrement la sainte invocation. Attentive aux prières que nous lui suggérions, elle les redisait d'une voix entrecoupée, mais pleine de ferveur. Le lendemain, elle communiait pour la dernière fois. Dans l'après-midi, une de nos Soeurs se souvenant de la tendre dévotion qu'avait toujours eue ma Soeur Aimée de Marie pour la Sainte Face demanda qu'on la lui fit vénérer. L'image de cette Face sacrée fut aussitôt apportée et reçue avec ravissement par la bien-aimée mourante, qui, ne pouvant mieux faire, lui adressait des monosyllabes pleins d'expression.

Le soir elle souffrit beaucoup et gémissait péniblement. La nuit fut plus calme, mais elle baissait à vue d'oeil. Vers cinq heures, nous fîmes passer la matraque pour rassembler la Communauté. Notre Soeur bien-aimée ne faisait plus entendre qu'une faible respiration. Deux légers soupirs s'échappèrent, c'étaient les derniers. Nous entonnâmes le Subvenir d'une voix émue; cette chère fille était la première que nous offrions à Dieu dans le suprême sacrifice de la mort; mais nous sentions combien cet holocauste si pur avait réjoui le coeur du divin Epoux et nos âmes en étaient consolées.

Après avoir été revêtue de saint habit, elle eut une physionomie si douce, si mo­deste et si sereine que nous fîmes venir aussitôt une de nos jeunes Soeurs, qui, n'ayant jamais vu la mort, l'appréhendait beaucoup. Elle ne pouvait croire que ce fut là une défunte. Sa dépouille, exposée au choeur, ut être contemplée par sa Soeur de Saint-Joseph. Cette digne Supérieure arrivait en toute hâte afin d'assister à la cé­rémonie funèbre qui fut présidée par M. de Pélage, vicaire général, et Père tout dé­voué de notre Carmel.

Maintenant, cette chère Soeur repose dans notre humble caveau, en attendant le grand jour de la Résurrection; sa vie de souffrance et sa fin si édifiante nous font espérer qu'elle a trouvé grâce devant Celui qui s'abaisse vers les humbles. Mais, comme il faut être si pur pour contempler sa Face adorable, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucial, celle des six pater et pour répondre aux humbles sentiments de notre chère Soeur un Miserere. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons du divin Enfant,

Ma Révérende et très honorée Mère,

la grâce de nous dire, auprès de la crèche,

 

Votre humble soeur et servante,

Soeur ISABELLE des Anges,

R. C. ind.

 

De notre Monastère du Coeur de Jésus, de Notre-Dame du Mont Carmel et de notre Père Saint-Joseph, des Carmélites du Puy, ce 23 janvier 1894.

 

P. S. — La Révérende Mère Prieure du Carmel de Limoges vous prie de vouloir bien rendre les suffrages de notre Saint Ordre à leur si bonne et si regrettée Mère Thérèse de Jésus, décédée le 15 janvier. Sa Révérence ne peut s'occuper encore de sa circulaire étant elle-même assez souffrante et toute sa Communauté bien éprouvée par la maladie. Veuillez ma Révérende Mère, prier pour leur prompt rétablissement.

 

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