Carmel

23 février 1890 – Tours

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la très sainte volonté ne cesse de nous demander de nouveaux sacrifices. Sa main divine vient de nous frapper bien sensiblement encore, en enlevant à notre affectueuse vénération notre très regrettée Soeur Louise-Joséphine de Jésus, professe et doyenne de notre Communauté. Elle avait soixante-dix-neuf ans, quatre mois, et parcourait la quarante-deuxième année de sa vie religieuse.

Bien des fois déjà, en peu de temps, ma Révérende Mère, nous avons sollicité vos pieux suffrages en faveur de nos soeurs défuntes. Si ces départs répétés nous laissent un grand vide, il nous est particulièrement douloureux de voir disparaître ces « bonnes anciennes », comme nous aimons les appeler. Leur souvenir demeurera en bénédiction parmi nous ; vrais types de l'esprit du Carmel, nous trouvons dans l'exemple de leur solide vertu le modèle de cette douce simplicité d'autrefois qui savait allier la virilité du caractère à la soumission de l'enfance, et les tendresses du coeur à l'énergie de la mortifi­cation religieuse.

Telle était bien notre fervente Soeur Joséphine de Jésus, ma Révérende Mère. Nous voudrions, conformément à nos saints usages, vous édifier en essayant de retracer quel­que chose de la vie vraiment sainte de notre chère Soeur, vie qui s'est écoulée dans l'obs­curité, le silence et la prière et qui, par là même, est plus difficile à rendre.

L'Esprit Saint loue et honore en deux mots les justes de l'Ancien Testament : Coeur simple et droit. C'est l'éloge que nous pouvons adresser à la mémoire de notre regrettée Soeur. Cherchant Dieu par la foi pure à travers les sécheresses et aridités qui furent constamment son partage ; « Il faut, disait-elle, marcher devant soi sans jamais s'arrêter, quoi qu'il arrive. » La rectitude de son jugement était un appui sur lequel ses Mères Prieures aimaient à compter, aussi, pour nous eu particulier, son absence se fait- elle vivement sentir.

Notre chère Soeur appartenait à une des plus honorables familles de notre ville ; cependant elle passa son enfance en Normandie, où ses parents vinrent se fixer peu après sa naissance. Aucun détail ne nous a été communiqué sur ses premières années et ce n'est pas à elle qu'il aurait fallu songer à en demander. Jamais nous ne l'avons entendue parler d'elle-même, jamais par une simple allusion elle n'a rappelé aucun fait la > concernant. S'anéantir, passer au milieu de ses soeurs inaperçue, oubliée, était tout son désir. Mais la vraie vertu se révèle à l'insu de l'âme qui veut se cacher, et si nous avons le regret, ma Révérende Mère, de ne pouvoir vous entretenir des grâces dont elle dut être l'objet pendant les longues années qui la virent dans le monde, nous pouvons du moins les supposer en considérant l'ardeur avec laquelle elle s'élança dans la voie de la perfection dès le début de sa vie religieuse.

Après avoir passé la première partie de sa vie à se dévouer auprès de sa mère deve­nue infirme et de son père qui mourut entre ses bras, dans les sentiments d'un parfait chrétien, ma Soeur Joséphine de Jésus ne perdit pas un jour pour accourir au Carmel, dès qu'elle se vit libre d'y entrer; ce délai, source de grands sacrifices, fut une condes­cendance légitime et filiale envers ses bons parents, et la suite fit bien voir qu'il n'avait pas été une infidélité à la grâce. Comprenant la sainteté des engagements qu'elle voulait contracter, elle se proposa de « regagner, disait-elle, le temps perdu, » par une fidélité irréprochable, et elle se mit immédiatement à l'oeuvre.

Dès les premiers jours, la nouvelle postulante fut d'une obéissance exemplaire ; son âge, déjà avancé, semblait être un obstacle à cette prompte soumission de jugement, si nécessaire dans la vie du cloître; jamais, au contraire, on ne vit novice plus souple et plus docile. Facile à conduire, cette âme simple se livrait entièrement à la direction qui lui était imposée ; elle allait droit son chemin sans recherche d'elle-même, sans examen des autres. Servir Dieu, lui témoigner sa reconnaissance pour le bienfait signalé de sa voca­tion en s'immolant pour le salut des âmes, devenait l'unique mobile de ses actes, le besoin de son coeur, l'aliment de sa vie intérieure.

Esprit fin, pénétrant, judicieux, elle joignait à ces dons naturels, une rare discrétion et une douceur incomparable provenant d'une réelle humilité; aussi dans les confidences intimes de notre vie de famille, aimions-nous à comparer cette chère Soeur à une goutte d'huile dans les rouages de la communauté, qualité précieuse qui lui valut l'universelle admiration de ses soeurs et la confiance de ses Mères ; elles trouvaient dans cette âme si profondément religieuse un secours et une consolation. A part ces grandes qualités, rien de saillant, d'extraordinaire : vie uniforme s'écoulant dans la pratique de cette constante fidélité qui communique à l'âme une énergie à toute épreuve.

Son esprit de pauvreté était au même degré que son humilité. Nous l'avons vue nous demander l'autorisation de garder à son usage deux aiguilles de différentes grosseurs, et lorsque nous lui proposions une plus ample permission, elle nous répondait : « Merci, ma Mère, ce serait superflu. » Les âmes qui recherchent un dénuement aussi absolu, ne peuvent qu'être pénitentes et mortifiées ; ainsi notre chère Soeur se contentait-elle de ce qu'elle avait ou de ce qu'on lui offrait. Invariablement on entendait la même réponse : c'était trop et trop bon pour elle, comme si elle eût cru qu'elle pouvait toujours se réduire et s'abaisser davantage, tant cela lui semblait naturel et facile !

Successivement portière, dépositaire, infirmière, elle ne quitta ce dernier emploi qu'au moment où ses forces ne répondant pas à son courage, on lui confia l'entretien des tuniques, qu'elle raccommodait encore la veille de sa mort. Cette halte, ou plutôt ce repos devenu désormais nécessaire, fut pour notre chère doyenne le signal d'un renouvellement de ferveur ; on la vit plus exacte que jamais aux exercices de Communauté, et elle put les suivre jusqu'au dernier jour.

S'agissait-il de travaux communs, elle s'y rendait la première et trouvait dans un courageux et persévérant effort le moyen de se rendre utile malgré son grand âge, et lorsque la voix de l'obéissance lui prescrivait de s'arrêter, elle représentait respectueuse­ment que personne mieux qu'elle n'était en état de supporter les fatigues, puis elle se soumettait avec la même déférence. C'est ainsi que notre chère Soeur a continué d'aller à Matines, assurant qu'elle ne s'en trouverait pas plus mal; elle y assistait encore douze jours avant sa mort.

Où trouvait-elle des forces si soutenues dans un état si débile ? Nul doute à cet égard. Son assiduité au choeur où elle restait à genoux des heures entières, encore ces derniers mois, nous montre la source où elle puisait cette indomptable énergie. Le Bon Maître ne se laissant pas vaincre en générosité soutenait sa fidèle servante dont la constance était d'autant plus remarquable que les consolations spirituelles furent plus rarement son partage.

Vint un jour où elle dut s'arrêter, ce fut le 11 février. Notre chère Soeur fut subitement et gravement atteinte. Mardi dernier nous crûmes prudent de lui faire donner l'Extrême- Onction, qu'elle reçut avec un profond sentiment de reconnaissance et de joie sainte. Aux craintes de la mort et des jugements divins qui avaient été l'épreuve la plus continue et la plus douloureuse de sa vie, succéda tout à coup une confiance illimitée en la bonté de Dieu, et comme nous l'exhortions à l'abandon,elle nous répondit d'un ton convaincu : « Oh ! ma Mère, c'est faire injure à Notre-Seigneur que de se tourmenter ! »

Le mal faisait des progrès rapides. Notre chère Soeur eut la consolation de recevoir le saint Viatique et plusieurs fois l'absolution durant ces quatre derniers jours ; elle nous croyait lorsque nous lui parlions de la mort, mais elle ne sentait pas qu'elle en fût si près.

 

«Je n'ai que de la paresse», nous répétait-elle avant-hier, et en prononçant ces paroles la chère Soeur tirait l'aiguille, préparant de l'ouvrage pour le lendemain. Hélas ! ce lendemain devait être le dernier jour de sa vie. Elle mourait les armes à la main dans l'exercice même du travail.

Une oppression pénible se déclara dans la journée de samedi ; notre chère mourante avait sa parfaite connaissance ; elle suivit avec piété les prières de la recommandation de l'âme pendant l'oraison du soir. Les suffocations augmentant graduellement, nos soeurs revinrent après la collation pour réciter auprès d'elle le Rosaire et quinze Salve ; elle s'y unissait et nous interrompait de temps en temps, s'inquiétant à la pensée d'être une cause de fatigue pour la Communauté. L'agonie se prolongea encore quelques heures, calme, mais douloureuse. Comprenant que la fin approchait, nous invoquions à haute voix la très sainte Vierge, et notre bonne soeur nous regardait en souriant. Vers la fin des Matines, quelques minutes avant sa mort, nous lui rappelâmes le but essentiellement apostolique de notre sainte vocation, lui suggérant à cette intention un acte d'offrande et d'immolation totale d'elle-même, et elle fit un suprême effort pour nous dire : « Ah, oui ! » Dans ce dernier souffle où s'exhalait toute son âme de Carmélite, elle semblait nous redire ce qu'elle avait été toute sa vie : ardente et zélée pour le salut des pauvres pécheurs.

Une mort si douce semble nous assurer de l'accueil tout miséricordieux que notre vénérée Soeur aura reçu du Souverain Juge ; cependant, ignorant les secrets jugements de Dieu, nous venons réclamer pour notre chère défunte les suffrages de notre saint Ordre, Par grâce, ma Révérende Mère, une communion de votre fervente Communauté, l'indul­gence des six Pater, Ave, Gloria, et le Chemin de la Croix. Veuillez croire à notre reconnaissance et au profond respect avec lequel je suis, en Notre-Seigneur,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre humble soeur et servante,

Sr Marie-Xavier de Sainte-Thérèse, R. C. I.

De notre Monastère de l'Incarnation et de la Saiote-Famille des Carmélites de Tours, le 23 février 1890.

 

TOURS, IMPRIMERIE PAUL BOUSHEZ.

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