Carmel

23 août 1888 – Tours

Ma Révérende et très Honorée Mère ,
Paix et bien humble salut en la volonté trois fois sainte de notre adorable Sauveur, qui vient de briser nos coeurs en leur imposant une nouvelle et douloureuse séparation, enlevant à notre religieuse affection notre bien chère soeur Euphrasie du Saint-Sacrement, professe de notre monastère. Elle avait 56 ans 6 mois et 35 ans de vie religieuse.
Adorant silencieusement la main qui nous frappe en même temps qu'elle couronne ces chères âmes de nos soeurs, mûres pour le ciel, il nous faut faire un suprême effort de résignation, et dans notre grande douleur nous sentons le besoin de nous appuyer sur le fraternel secours de vos prières qui nous aideront à nous incliner profondément sous une aussi pesante croix. La perte de notre bien-aimée soeur Euphrasie nous laisse un vide immense, que le seul amour de Notre-Seigneur peut combler. En elle, les novices perdent le plus aimable modèle de vie religieuse, les soeurs un exemple de la plus touchante charité, et ceux qui avaient droit à sa confiance les douces consolations que leur procuraient sa franchise et sa charmante simplicité. Il fallait la voir à l'oeuvre ! aussi n'espérons-nous pas, ma Révérende Mère, vous la dépeindre telle que nous l'avons connue, et ce regret augmente encore notre légitime affliction ; il nous eût été si doux de faire passer dans votre coeur les sentiments qui animaient le nôtre à son égard!
Dieu, qui veillait sur cette âme choisie, la fit naître à Poitiers au sein d'une famille dont la fermeté décrie devoir et l'attachement à la foi étaient exemplaires. Dans leur modeste condition, ses vertueux parents s'attirèrent toujours la vénération et le respect. Constance était la plus jeune des trois enfants que Dieu leur donna. A un extérieur agréable, elle joignait un coeur docile et reconnaissant, ainsi qu'une certaine gravité de caractère qui lui inspirait tant d'éloignement pour tous les jeux de son âge, qu'on ne s'apercevait qu'elle était enfant que par sa candeur et son aimable naïveté. Un penchant naturel au bien conservait cette âme dans une pureté et une innocence admirables. Les dons de la grâce, joints à ceux de la nature, attiraient instinctivement son coeur vers les choses divines, et la plus douce occupation de sa vie déjeune fille était de chanter des cantiques en l'honneur de Jésus au Tabernacle ou de la Reine du Ciel ; ce qu'elle faisait sans affectation, mais simplement, offrant ainsi à Dieu, par ses accents sympathiques, l'hommage de la belle voix qu'elle en avait reçue. Il est facile de comprendre  quelle fut aux yeux de Dieu cette jeunesse empreinte de la foi la plus vive  et de la plus aimable piété ! Dans cette famille patriarcale, la jeune enfant n'avait qu'à suivre des exemples tout tracés, ce qu'elle faisait avec un profond respect et une filiale vénération, ne quittant jamais sa mère et trouvant dans la conversation de ses chers parents tout ce qu'elle pouvait souhaiter sur terre; aussi se disait-elle avec raison   « la plus heureuse créature du monde. »
Ce bonheur si grand de la vie de famille, bonheur surtout apprécié de ceux auxquels Dieu en demande le sacrifice, elle le goûtait et le possédait réellement. Mais cette joie était trop vive pour qu'elle ne fût par le présage de l'immolation que Dieu allait lui en demander, et dès les premiers jours de son adolescence, elle se sentit attirée au service du Seigneur. La voix du Maître se fit en tendre, et sans chercher à se rendre compte des élans de son coeur, elle se livra pleinement à l'action de la grâce malgré le déchirement intime qui accompagna cet holocauste prématuré. Cet acte, héroïque dans sa simplicité, lui était inspiré par sa foi ; les enseignements de son vieux père et de sa sainte mère lui avaient appris qu'elle appartenait à Dieu tout d'abord, et que Celui-ci avait le droit d'exiger d'elle une donation totale et sans réserve, " Créée pour Dieu!... » se disait-elle, en s'appliquant à elle-même cette noble destinée que nous révèlent les premiers enseignements du catéchisme. Cette parole fut l'âme inspiratrice de toutes ses actions.
Fidèle à la grâce qui l'appelait, elle se trouva complètement déterminée à entrer dans notre saint Ordre, et notre Carmel, qui était destiné à recevoir cette âme privilégiée, comprit aussitôt la faveur qui lui était faite par la Providence. Notre chère soeur parut immédiatement rompue aux exercices de l'oraison, de la mortification et d'une profonde humilité. Le monastère était pour elle un paradis terrestre: tout lui en paraissait délicieux. Dès le premier soir de son entrée, la communauté fut surprise d'entendre pendant le temps de l'oraison des chants inconnus qui semblaient sortir d'une cellule : c'était la nouvelle postulante qui, ne pouvant contenir les transports de sa reconnaissance, exhalait sa joie en des cantiques pleins de ferveur auxquels sa charmante et douce voix donnait une expression toute particulière de suavité et de bonheur.
Nous voici, ma Révérende Mère, au seuil d'une vie religieuse toute remplie de Dieu, d'amour du prochain et de fidélité exemplaire, et nous sentons avec douleur l'impuissance où nous sommes de vous retracer ces faits, si simples en eux-mêmes, mais qui s'enlacent les uns aux autres dans la trame d'une vie toute sainte et avec une si surprenante égalité d'âme que nous pouvons dire sans exagération : notre chère soeur Euphrasie était sans défauts. Cependant elle en avait un, et toutes ses soeurs étaient unanimes à le lui reprocher : c'était l'excès de sa charité. Vous comprenez, ma Révérende Mère, quel sacrifice Dieu nous a demandé en appelant à Lui notre si regrettée soeur, et combien cette perfection augmente nos regrets de l'avoir perdue.
La charité ! Ce mot la dépeint tout entière. Elle aimait ses soeurs d'un amour égal, mais généreux, toujours empressée de rendre service à toutes, suivant le précepte de l'apôtre, pleurant avec celles qui avaient quelque sujet de tristesse, se réjouissant avec celles qui étaient dans la joie : hors de là, on la trouvait toujours gaie, toujours contente. Ses manières affables semblaient tenir de l'ancienne urbanité française, si rare de nos jours, mais dont elle trouvait le secret dans le Coeur de Notre-Seigneur. Elle paraissait être elle même une douce émanation de ce Coeur divin, et chaque parole sortie de ses lèvres, transformée par l'amour de Dieu, s'épanchait sur son prochain avec une douceur incomparable qui faisait dire à toutes : « Comme je voudrais ressembler à ma soeur Euphrasie! »
Elle seule s'ignorait : « Mener une vie humble, cachée, inconnue, vivre pour Dieu seul, voilà ce qui m'est destiné et ce qui me réjouit, disait-elle.  —  Que l'on est heureux de n'être rien" , répétait-elle encore, avec cet accent de conviction joyeuse qui laissait voir tout ce que cette âme profondément humble éprouvait de bonheur à la pensée de son néant. Un sourire céleste illuminait alors son visage. Il y a souvent loin des paroles aux actes: pour notre chère soeur c'était tout un; et nous l'avons vue dans bien des circonstances savourer joyeusement une humiliation qui lui était imposée dans le but de l'éprouver, ou bien ménagée par la Providence divine, toujours jalouse de faire monter plus haut cette âme vraiment prédestinée.
Cette gaieté constante, fruit d'une conscience sans reproche, était la manifestation d'un coeur inépuisable en bons sentiments. Sensible aux moindres attentions, elle se croyait à peine acquittée après les avoir payées de nombreuses marques de prévenance et d'affection, accompagnées d'expressions si humbles, que l'on restait ravi sous le charme d'une aussi douce vertu. Nous ne pouvions l'appro cher sans nous sentir édifiées de ses aimables procédés, et pendant que son âme était tout à Dieu, elle savait montrer à ses soeurs un coeur prêt à les assister ; c'est qu'elle puisait à sa vraie source, l'amour du prochain. Toujours guidée par des motifs surnaturels dans le bien qu'elle faisait, elle ne se pro posait que de plaire à Dieu et ne cherchait qu'en lui sa récompense.
La confiance en Dieu était sa vertu favorite; aussi, parlait-on devant elle d'événements fâcheux ou menaçant les intérêts de la communauté, ou l'entendait dire aussitôt : « Ayons confiance, mes soeurs, Notre-Seigneur est si bon! Tout ira bien, vous verrez ! » Tout ira bien ! Tel était son refrain habituel. Cette confiance s'étendait à tout ; grandes et petites choses, toutes n'avaient pour elle qu'un bon côté. Il n'était donc pas surprenant de la trouver toujours calme, sereine ; les embarras extérieurs ne faisaient aucune impression sur son esprit : « Qu'importe, disait-elle, pourvu que cela ne trouble pas notre paix l » Pour elle, la paix était la vie de l'âme ; elle la possédait, et, chose plus rare, la communiquait autour d'elle.
Si les relations ordinaires de notre bien chère soeur étaient empreintes d'une telle suavité, que dire, ma Révérende Mère, de ses rapports avec ses Mères Prieures? La transparence de son âme, la lim pidité de son bon et franc regard et son candide sourire suffisaient pour connaître à fond et du premier abord cette heureuse nature. Elle savait en quelques mots dérouler aux yeux de ses Mères le spectacle d'un coeur simple et droit, très fortement et très étroitement uni à Dieu. « Je n'ai pas grand chose à dire, ma Mère, j'aime Dieu de tout mon coeur, je m'efforce de lui plaire, et puis tout est fini, je vais mon petit chemin. » Nul souci, nulle inquiétude. Dans les moments de sécheresse elle ajoutait: « Je sens profondément ma misère, je ne suis qu'une bien pauvre petite créature, mais puisque la bonté de Dieu me tolère ainsi, pourquoi ne me supporterais-je pas moi-même? » C'est ainsi, ma Révérende Mère, qu'elle trouvait encore et toujours le moyen de s'exciter à la confiance au milieu même des aridités si pénibles de la vie spirituelle.
Assidue au travail manuel comme à celui de sa perfection, notre bien chère soeur s'y adonnait avec un rare talent, mais sans avoir à redouter aucun écueil, soit du côté d'une certaine satisfaction personnelle, soit de celui de l'empressement ; l'amour de Jésus dominait sa vie entière ; elle se prêtait avec bonne grâce, se donnait consciencieusement, mais ne se livrait jamais et savait conserver dans l'action cette douce présence de Dieu dont elle n'était point distraite. L'heure réglementaire la ramenait avec délices ta où son coeur eût voulu toujours rester: devant le Saint-Sacrement. Aussi, ma Révérende Mère, cette fidélité persévérante lui attira-t-elle de nombreuses grâces et même des faveurs sensibles que ses larmes trahissaient pendant l'action de grâces de la sainte Communion.
La santé délicate de ma soeur Euphrasie s'était suffisamment maintenue pour lui permettre de suivre la règle , mais ce n'était pas sans efforts; cette nature douce et pacifique était douée d'une grande énergie morale, et il lui en fallut beaucoup pour suivre sans exception la vie commune, car elle se trouvait à tout, toujours et partout. Aussi pouvait-elle dire la veille de sa mort à une soeur qui lui demandait d'intercéder en sa faveur afin qu'elle pût faire sa règle : "Oh ! oui, certainement, pour cela il faut un grand courage et un grand désir! »
Nous étions loin de prévoir que notre chère soeur allait nous être sitôt ravie: mais les desseins de Dieu sont mystérieux et impénétrables ! Dans le courant de juillet, elle fut prise d'une fièvre assez bénigne qui ne donnait aucune inquiétude ; la maladie suivait son cours, laissant notre bonne soeur aussi joyeuse que de coutume; à chaque interrogation du docteur, elle répondait avec le même sourire, trouvant tout « délicieux », jusqu'à sa paillasse qu'elle n'aurait pas voulu voir s'enrichir d'un matelas. Mais bientôt une double complication vint mettra ses jours en danger. Malgré les soins les plus intelligents et les plus dévoués, le mal augmenta rapidement, et la science humaine dut s'in cliner devant la volonté divine. Notre bien chère soeur en accueillit la nouvelle avec un sentiment d'ineffable joie : « Que vous me faites plaisir! Quel bonheur d'aller au ciel! » Elle voulut faire le sacrifice de sa vie et nous demanda de l'aider dans cet acte solennel : « Encore, ma bonne Mère, nous disait-elle à chaque pause que nous faisions dans la crainte de la fatiguer, encore », et elle répétait avec une foi vive toutes les offrandes que nous lui suggérions ; puis levant les yeux vers "le ciel et promenant un long regard autour d'elle, comme si elle eût voulu inviter les anges et les saints à mêler leurs louanges aux siennes : «Que de grâces ! Mon Dieu ! je vous remercie de me confirmer dans la foi et dans la charité. Je vous rends celle vie que vous m'aviez prêtée,  je la dépose entre vos mains comme entre celles d'un bon père, m'abandonnant complètement à vous ! »
Le matin même de sa mort elle répondait à une soeur qui s'informait de ses nouvelles : « Bien, ma soeur, très bien pour le ciel ! » Pas une plainte durant sa maladie ; elle n'en avait fait entendre aucune pendant sa vie; la mort la trouvait fidèle à ce courageux silence. Elle reçut en pleine connaissance et avec des démonstrations de joie sincère les derniers sacrements, et sa dernière parole fut encore l'ex pression de son oubli d'elle-même et de son affectueuse sollicitude pour ses soeurs : « Souffrez-vous beaucoup ?» lui demandait l'une d'elles. — Mais vous-même, ma soeur, vous?»
Un quart d'heure après, nous recevions son dernier soupir ; ce fut un soupir de paix. Elle mourut comme elle avait vécu, dans le baiser du Seigneur.
Puisse notre bien-aimée soeur nous laisser en mourant son double esprit de fidélité à la règle et de sa parfaite charité. Sa mémoire demeure toujours parmi nous, et son doux souvenir nous sera dans l'épreuve une force et une consolation.
Nous avons l'intime confiance, ma Révérende Mère, que Notre-Seigneur aura accueilli dans son amour cette âme qui nous laisse tout embaumées du suave parfum de ses vertus vraiment religieuses ; nous vous supplions néanmoins de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente communauté, l'indulgence du chemin de la Croix et des six Pater; elle vous en remerciera avec sa tendre reconnaissance et se constituera voire avocate auprès de Celui en qui nous aimons à nous dire, avec un bien religieux respect,
Ma très Révérende Mère,
Votre humble soeur et servante,
Sr Marie -Xavier de Sainte-Thérèse ,
RCI
De notre Monastère de l'Incarnation et de la Sainte-Famille des Carmélites de Tours, le 23 août 1888             

TOURS.  —   IMPRIMERIE    PAUL   BOUSREZ.

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