Carmel

22 Septembre 1896 – Pau

 

Ma Révérende Mère,

Paix et humble salut en Notre-Seigneur, dont l'adorable volonté vient, à dix mois d'intervalle seulement, imposer à nos coeurs un nouveau et douloureux sacrifice, en appelant à lui notre chère Soeur Marie-Madeleine de Jésus, professe de notre Monastère, âgée de 58 ans, et de religion 35 ans.

Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, nous ayant demandé de ne point lui faire de circulaire, nous respecterons ce désir, nous bornant à quelques détails très succincts.

Née à Bayonne, d'une famille très chrétienne et qui a eu la grâce de donner deux Religieuses à notre Monastère, elle puisa près de ses bons parents la foi vive, la piété,, l'amour du devoir et de la vertu qui l'animèrent toujours. Elle aimait à nous raconter, même quelques jours avant sa mort, que sa pieuse mère s'appliqua à inculquer en l'âme de ses enfants une tendre et filiale dévotion envers la Très Sainte Vierge. Comme elle était presque continuellement malade, elle ne pouvait les accompagner au mois de Marie de la paroisse ; aussi, s'en dédommageait-elle en dressant chaque année un petit autel, où toute la famille, réunie aux pieds de la Reine du Ciel, chantait ses louanges.

Élevée dans des sentiments si chrétiens, Soeur Marie-Madeleine sentit l'appel divin le jour de sa première communion, qui coïncidait avec la fête de la translation du corps de notre Sainte Mère Thérèse ; mais elle n'eut pas connaissance de l'Ordre où Dieu l'appelait. Comme elle était très gaie et ne pensait qu'à s'amuser, elle perdit de vue, bientôt après, cette première lueur de vocation.

A l'âge de seize ans, elle eut la douleur de perdre sa bonne mère, qu'elle aimait beaucoup. Elle comprit la perte irréparable qu'elle faisait à un âge où les conseils: maternels sont si nécessaires ; malgré cela, elle ne songea pas à la vie religieuse, quoiqu'elle fût toujours poursuivie parla pensée du salut de son âme. Ce ne fut que plusieurs années après, le jour de la clôture d'une retraite qu'elle venait de suivre, et pendant l'action de grâce de la communion, que le désir de la vie du cloître se réveilla dans son coeur, et que spontanément elle dit à Notre-Seigneur : « Seigneur, désormais je suis à vous, et à vous seul ». A 22 ans, elle sollicitait son admission dans notre Monastère

Habituée à commander et à faire sa volonté propre pendant de longues années, habitude contre laquelle elle dut combattre toute sa vie, notre postulante eut bien des difficultés à surmonter en embrassant la règle austère du Carmel. Son noviciat fut même prolongé de quelques mois. Mais comme elle avait un grand désir d'être toute à Dieu, douée d'ailleurs de bien des qualités, surtout d'un excellent coeur, d'un bon caractère, et d'une très bonne voix capable de soutenir le choeur, la Communauté l'admit à la grâce de la Profession.

Placée dans différents offices, elle les remplit avec beaucoup de dévouement, de charité et un esprit d'ordre parfait.

Ce fut surtout à la récitation de l'office divin qu'elle apporta tout son zèle et sa ferveur, déployant, soit pour la psalmodie, soit pour le chant, la forte voix que le bon Dieu lui avait donnée. Elle ne pouvait pas comprendre qu'on n'eût pas du zèle pour chanter les louanges du Seigneur.

Elle avait aussi une tendre et filiale dévotion en la Très Sainte Vierge ; le seul nom de Marie épanouissait sa figure et faisait battre son coeur d'amour. Sa confiance en Elle était illimitée. Elle aimait orner ses autels et ne trouvait jamais rien d'assez beau pour l'honorer.

Pendant sa dernière maladie, alors que très accablée par le mal, qui l'empêchait de prier vocalement, elle eut de la peine de ce qu'elle ne pensait pas assez à sa Mère du Ciel. Un jour, s'étant assoupie, elle rêva de la Sainte Vierge et se réveilla en disant : « Jesu tibi sit gloria, etc. » Ce petit rêve la mit dans des transports de joie durant toute la journée. Nous pouvons dire que si notre chère Soeur s'est montrée son enfant, Marie, de son côté, s'est bien montrée sa Mère en la protégeant toujours d'une façon extraordinaire.

Depuis cinq ans, Soeur Marie-Madeleine soignait beaucoup son âme, voulant, disait- elle, réparer les années infructueuses et stériles de sa vie religieuse. Tous les mois elle faisait un jour de retraite en préparation à la mort.

La santé de notre chère Soeur, sans être très forte, lui permit de suivre toujours nos Saintes Observances. Au mois de décembre dernier, elle eut une fluxion de poitrine qui nous fit craindre un dénouement fatal ; elle-même, croyant qu'elle touchait à sa fin, fit généreusement le sacrifice de sa vie ; elle était très contente de s'en aller vers son Jésus qu'elle avait toujours aimé. Sa déception fut grande de se voir revenir à la vie. Depuis lors elle conserva le pressentiment qu'elle n'irait pas loin. Elle entendait toujours une voix intérieure qui lui disait : « Hâte-toi ». Cependant elle se remit assez bien de cette indisposition, sauf une grande irritation intérieure dont elle se plaignait parfois. A la fin Juin, elle éprouva une grande tension d'entrailles, accompagnée d'un grand dégoût pour toute espèce de nourriture. Nous fîmes appeler notre Docteur, qui lui prescrivit des remèdes qui ne la soulagèrent pas du tout. Le mal resta stationnaire pendant un mois. Au mois de Juillet, une tumeur maligne se déclara, et depuis ce moment les pieds et les jambes enflèrent, et ainsi progressivement jusqu'à l'estomac. L'oppression provoquée par l'enflure la fatiguait beaucoup. Toutefois elle n'avait pas de fièvre et elle n'en a jamais eu.

Vers le 22 Août, Soeur Marie-Madeleine se trouva plus souffrante ; le médecin nous dit qu'elle était en danger, de prendre nos précautions. Nous l'engageâmes à recevoir l'Extrême-Onction. Elle accueillit cette nouvelle avec la plus grande joie et une parfaite

résignation à la volonté du bon Dieu. Elle fit de nouveau le sacrifice de sa vie pour l'Eglise, la France, les âmes, etc. La cérémonie fut fixée au lendemain, car elle désirait recevoir ce Sacrement en pleine connaissance. Elle s'y prépara avec beaucoup de calme, un grand esprit de foi et de piété. Depuis l'Extrême-Onction, elle parut un peu mieux • cependant elle parlait toujours de sa mort prochaine avec une résignation, une joie qui ne l'ont pas quittée jusqu'à son dernier soupir. C'était comme si elle devait partir en voyage, prenant nos commissions avec une sainte gaieté, donnant ses instructions à sa seconde d'office, recommandant à d'autres Soeurs, les fleurs dont elle était chargée, etc., et tout cela avec une lucidité d'esprit inconcevable.

Le 30 Août, nous avions une prise d'habit ; elle vint encore au choeur pour faire la communion ; mais ce fut pour la dernière fois. Après la cérémonie de vêture, que Monseigneur notre Évêque présida, Sa Grandeur entra dans la Clôture pour bénir notre chère malade, l'encourager au milieu de ses souffrances, et lui parler des joies qui l'attendaient au Ciel. — « Vous verrez bientôt vos Mères et Soeurs qui vous, ont précédées au Ciel, lui dit Sa Grandeur. » — « Oui, Monseigneur, répondit-elle, mais surtout je verrai mon Dieu. Quel contraste ! Voici une Soeur qui est au début de sa vie religieuse, et moi qui suis à la fin. »

Depuis ce jour, les forces de notre chère Soeur Marie-Madeleine diminuèrent sensi­blement ; l'enflure augmenta k un tel point qu'une cuillerée de bouillon et le moindre mouvement l'oppressaient énormément. Elle n'avait cependant pas de douleurs aiguës ; c'était seulement l'oppression qui la faisait souffrir. Pendant les 15 jours qu'elle vécut encore, nous lui procurâmes toutes les consolations spirituelles que nous pûmes. Elle s'en montrait très reconnaissante et remerciait sans cesse Notre-Seigneur de toutes les grâces qu'il lui accordait, et s'unissait toujours de plus en plus à Jésus mourant sur la Croix, lui offrant ses souffrances pour les âmes. Elle espérait mourir le jour de la fête de la Nativité de la Sainte Vierge ; elle eut vraiment une déception de voir que sa bonne Mère n'était pas venue la chercher.

Le samedi matin, 12 Septembre, en se levant, elle eut une très grande faiblesse ; elle nous fit appeler près d'elle et nous dit : « Ma Mère, je ne crois pas que je passerai la journée ; si vous jugez à propos de me faire porter le Saint Viatique tout de suite, j'en serai heureuse ; après il ne sera plus temps ». Nous nous empressâmes de faire prévenir Monsieur l'Aumônier, qui arriva aussitôt, la confessa de nouveau et lui donna la communion. Un instant après, elle renouvela ses voeux. Dans la matinée, la faiblesse et l'oppression augmentèrent ; elle parlait encore un peu, et quelques instants avant de mourir, elle remercia encore le bon Dieu de lui avoir laissé l'intelligence jusqu'au bout.

Après dîner, la Communauté alla lui faire une petite visite ; elle fit signe de se retirer qu'elle étouffait. La Communauté à peine sortie, il lui prit de grandes suffocations. Les Soeurs revinrent près d'elle pour prier et lui faire la recommandation de l'âme. Elle s'unit aux prières, baisa par deux fois, et avec un grand amour, son crucifix, et quelques instants après rendit son âme à Dieu ; mais si doucement que nous ne pûmes pas saisir son dernier soupir. Il était 11 heures 1/2 du matin et la veille de la fête du Saint Nom de Marie.

Par une coïncidence peu ordinaire, il y a seize ans, sa jeune soeur, Soeur Marie-Ange, religieuse dans notre Monastère, mourait aussi la veille de la fête du Saint Nom de Marie, qui se trouvait être le 11 septembre.

Nous avons la confiance, nia Révérende Mère, que notre chère Soeur Marie-Madeleine a reçu un accueil favorable de son Souverain Juge ; néanmoins comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions d'ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion, et ce que votre charité vous suggérera.

Elle vous en sera reconnaissante, ainsi que Nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, avec un profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante.

Soeur Marie-Berthe, de N.-D. des Miracles.

r. c. i.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus, du Coeur Immaculé de Marie, de notre Père Saint Joseph, de notre Mère Sainte Thérèse, et de Sainte Anne des- Carmélites de Pau, le 22 Septembre 1896.

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