Carmel

22 octobre 1896 – Saint-Flour

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur ! Il a plu à ce divin Maître d'imposer à nos coeurs un douloureux sacrifice en rappelant à Lui, après l'avoir éprouvée par de longues et pénibles souffrances, notre chère et bien-aimée Soeur Marie-Joséphine, professe de choeur, âgée de 65 ans, 5 mois, dont 47 passés dans la vie religieuse.

Ce fut à Malineux, paroisse de Neuvéglise, clans notre diocèse, au sein d'une famille honorable et profondément chrétienne, que la divine Provi­dence plaça le berceau de notre Chère Soeur. Elle était la sixième des dix enfants, qui grandirent sous ce toit béni, et reçut, au baptême, le nom de l'Auguste Reine qui devait l'attirer, plus tard, dans son Ordre privilégié du Carmel. La patriarcale famille de notre regrettée défunte mérita, par une fidélité exemplaire aux préceptes divins-, la grâce insigne de donner à la Sainte-Eglise bon nombre de prêtres zélés et de ferventes religieuses. Tout ce que Mario voyait et entendait contribuait au développement de sa piété précoce. Mais il fallait que les vertus de la future carmélite prissent racine au pied de la croix. La chère enfant n'avait pas atteint sa huitième année, quand elle perdit sa vertueuse mère. Grande fut la désolation dans cet intérieur où tout, jusqu'alors, avait été bonheur et joie. Le père, hom­me de bien par excellence et chrétien modèle, trouva dans sa foi le courage d'une parfaite résignation et se dévoua, tout entier, à ses chers orphelins.

Il fut admirablement secondé dans cette mission par sa fille aînée la­quelle, douée d'une maturité remarquable, put prendre la direction du ménage et devenir la seconde mère de ses frères et soeurs. La tâche de celle-ci fut particulièrement douce auprès de sa jeune soeur. A un âge où l'enfant ne rêve que jeux, Marie savait déjà se rendre utile. Sa piété, sa bonté de coeur et son amour du travail lui attiraient l'affection de tous. Parler peu et faire beaucoup était le programme de ses jeunes années comme il fut celui de toute sa vie religieuse. Avec quelle ferveur, elle s'adon­nait à la prière, aux pieuses lectures ! Avec quelle fidélité elle remplissait les devoirs sacrés de la piété filiale ! Son âme droite s'élevait natu­rellement vers Dieu ; plus elle s'efforçait de Le connaître, plus elle L'aimait: c'est ce qu'elle affirmait, plus tard, en déplorant que, dans nos temps malheureux, la jeunesse fût privée d'instruction religieuse « De toutes les « grâces que le bon Dieu m'a faites, disait-elle souvent, la plus grande « c'est celle d'une éducation bien chrétienne. On méprise la religion parce « qu'on ne la connaît pas : Ah ! si on étudiait le catéchisme.... si on lisait « le Saint Évangile.... les impies seraient moins nombreux et les croyants « plus pratiquants. »

Après les leçons maternelles, Marie reçut celles d'une pieuse tertiaire qui se dévouait à l'instruction des petits enfants. Ce fut là, vraisemblable­ment, qu'elle se prépara à sa lre communion. Nous ne savons rien de par­ticulier sur ce jour mémorable : notre humble Soeur parlait si rarement d'elle-même! Si on peut dire, en général, que la 1ère communion est le fondement de la vie chrétienne, que dût être celle qui servit de base à une telle vie religieuse ?. . A en juger par la suite, la jeune communiante ac­complit ce grand acte avec une ferveur angélique. Quelques années après, elle fut confiée aux excellentes religieuses de Saint-Joseph qui dirigeaient alors, comme aujourd'hui, avec tant de zèle et de succès, l'école des filles. Devenue carmélite, la reconnaissante élève se rappelait, avec délices, et les pieuses maîtresses dont elle avait admiré l'esprit religieux et le petit couvent où elle avait respiré un avant-goût des parfums du cloître.

Marie grandissait en âge et en vertus au hameau solitaire d'où elle ne s'éloignait que pour se rendre à l'église paroissiale: Cette chère église était bien la demeure choisie de son âme : elle aurait voulu y rester toujours. Les saints offices, les prédications, la pompe des grandes fêtes inondaient son âme d'une sainte joie. Aussi que n'eût-elle pas fait pour y assister! Les occupations journalières et la longueur du chemin n'étaient point des obstacles à ses yeux. Levée de grand matin, elle remplissait diligemment ses devoirs habituels et partait ensuite, à jeun, seule, autant que possible, afin d'être plus à l'aise pour faire en route son examen de conscience et sa préparation à la Sainte Communion. Arrivée à temps, elle se rendait au confessionnal, entendait la Sainte Messe et communiait, puis, après une longue action de grâces, reprenait le chemin de la maison paternelle où elle arrivait, vers 2 heures du soir, sans avoir pris d'autre nourriture que le Pain eucharistique. « Dieu ne saurait être payé trop cher » a dit Saint Alphonse de Ligori. Convaincue de cette vérité, la courageuse enfant ne craignait pas d'exposer sa vie pour aller chercher son Dieu. Du reste, tout le monde, autour d'elle, savait faire acte de vaillance pour accomplir le devoir. Pendant la saison d'hiver, il était quelquefois difficile de se rendre à Neuvéglise : la longueur et les aspérités du chemin auraient pu légitimer bien des abstentions, mais, à Malineux, on n'admettait pas facilement l'im­possibilité. D'ailleurs, l'ange de la famille était là pour couper court aux

hésitations. Paraissait-on indécis, elle sortait furtivement, et, après avoir fait quelques pas hors de la maison, rentrait, toute triomphante,en criant) du plus loin : «Nous pouvons aller à la Messe, le temps n'est pas mauvais.» Maintes fois, on eut à regretter de l'avoir crue sur parole et on lui en fit des reproches, mais inutilement .: sur ce point, elle n'était pas accessible au repentir, encore moins au ferme propos. Un dimanche, le temps fut si rigoureux que les paroissiens éloignés du bourg ne purent assister aux offices. Et pourtant, les chrétiens de ce temps là avaient la foi robuste, ils ne cherchaient pas des prétextes pour se dispenser de sanctifier le jour du Seigneur. Toutefois, l'obstacle jugé suffisant pour les autoriser à rester chez eux, n'effraya pas l'intrépide jeune fille. Elle osa braver la neige et la tourmente et marcha, pendant plusieurs heures,dans des chemins impra­ticables. « Mais vous êtes folle !» lui dit le bon Monsieur B, curé de la paroisse, son confesseur, en la voyant arriver, seule, par un temps épou­vantable. C'était, en effet, un acte de la divine folie qui pousse jusqu'à l'héroïsme les âmes d'élite.

Au sentiment de toutes les personnes qui admiraient sa conduite, Marie était une aspirante à la vie religieuse : elle avait seize ans; on se demandait quelle communauté allait fixer son choix. Ce choix, Marie ne songeait pas à le faire : depuis longtemps, elle avait prévu et réglé son avenir. Vivre pieusement dans le célibat en se dévouant à sa famille était, pour elle, l'idéal du bonheur et même de la perfection. Elle aimait tant les siens ! le bon Dieu pouvait-Il lui demander le sacrifice de la séparation ? .. Ne leur devait-elle pas ses soins affectueux?... Un juste retour de tendresse et de dévouement?... « Honora ton père cl la mère, etc. », c'est le précepte du Seigneur, se disait-elle avec conviction, je l'ai appris dans mon catéchis­me. Et elle oubliait, la chère enfant, que Jésus, venant en ce bas monde, y a porté le glaive, que, de sa bouche adorable, est tombée cette parole : « Celui-ci qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi ». Bientôt, elle connaîtra les exigences divines et les trouvera, d'abord, un peu rigoureuses, mais, éclairée des lumières de la foi, elle ne tardera pas à comprendre que le bonheur d'être toute à Dieu vaut le sacrifice des joies les plus douces et des affections les plus légitimes.

Ainsi que le jeune homme de l'Évangile, notre Soeur s'en alla toute triste du lieu où elle avait entendu, pour la première fois, Notre-Seigneur l'appelant à marcher dans la voie étroite. C'était, sans doute, dans le silen­ce de la prière ; selon son habitude, la pieuse enfant renouvelait au Bon Maître sa promesse d'être toujours, et de plus en plus, fervente chrétienne, fille aimante, soeur dévouée; elle se réjouissait et rendait grâces de ce que, moyennant la fidélité à ces devoirs, elle avait l'assurance de plaire à Dieu et de gagner le Ciel. .Quelles ne furent pas sa surprise et ses alarmes lorsqu'elle entendit une voix intérieure lui dire : Cela no suffit pas : il faut tout quitter et embrasser la vie religieuse !...

Être religieuse?... se disait-elle: mais, je n'ai pas ce qu'il faut. D'ailleurs, ne puis-je pas me sanctifier partout ? etc.... Ainsi parlait la nature aux prises avec la grâce. Celle-ci demeurera victorieuse et la paix ne tardera pas à renaître dans cette âme de bonne volonté. Quoi: qu'il doive lui en coûter, elle a déjà prononcé son Fiat.

Nous pouvons dire de notre chère défunte : elle a toujours pratiqué le bien qu'elle a connu ! Quand elle avait compris le devoir, elle ne s'arrêtait devant aucun obstacle. Désormais, prier et réfléchir, pour obtenir les grâces de lumière et de force dont elle a besoin, sera son unique préoccu­pation. Timide, défiante d'elle-même, elle cherche un guide et un appui en la personne du bon Père Murât, missionnaire diocésain, son parent, de vénérée mémoire, à qui elle confie le secret de sa vocation. Le saint reli­gieux, agréablement surpris, félicita sa pieuse cousine, 1'encouragea, lui promit 1e secours de ses prières et de ses conseils.

A cette époque, un couvent de la Sainte Famille venait d'être fondé à Aurillac. La fondation, dûe à l'initiative et au zèle du Père Murât, était encore l'objet de sa religieuse sollicitude. Il travaillait activement à recru­ter des sujets pour la communauté naissante et voulait attirer dans cette Sainte Famille les jeunes personnes de sa parenté appelées à quitter le monde. Il fut décidé que Marie entrerait au nouveau pensionnat, en qualité d'élève, pour continuer ses études et examiner sa vocation.

En demandant comme une laveur d'être placée à la table des enfants pauvres, au réfectoire, la nouvelle pensionnaire manifestait déjà cet amour delà pauvreté qu'elle devait porter si loin et l'esprit d'humilité qui la dis­tingua toujours. Elle no resta qu'une année au couvent, mais, en ce peu de temps, quel travail la grâce ne fit-elle pas dans son âme!... Effrayée, naguère, par la perspective d'un sacrifice, elle avait été sur le point de rejeter l'appel divin : maintenant, la voilà disposée à s'offrir de la manière la plus généreuse. En quelques mois, les leçons et les exemples de ses pieuses maîtresses secondant en elle l'action de l'Esprit Saint, elle a franchi tous les degrés au dessus desquels se trouve la sainte Montagne où Dieu l'attend. Elle demande à quitter le pensionnat « parce qu'elle y est trop bien, et à s'enfermer dans le cloître pour faire pénitence ». Son père lui représente que la règle du Carmel est austère, qu'elle peut se faire reli­gieuse sans renoncer, à tout jamais, à la consolation de lui fermer les yeux et lui oppose une foule d'autres raisons inspirées par sa tendresse pater­nelle. Néanmoins, trop éclairé pour méconnaître les droits du Père Céleste, il consent au départ de son enfant. Celle-ci aurait pu rentrer momentanément dans la famille : c'était le désir de tous les siens et le souhait bien naturel de son coeur filial. Mais, non : à Celui qui veut être aimé par dessus tout, elle sacrifiera tout ce qu'elle peut sacrifier, même la joie de revoir son cher Malineux : d'Aurillac, elle arrivera directement à Saint-Flour.

Sur la demande du Père Murât, une place avait été réservée à l'heu­reuse postulante par la Mère Thérèse-Victoire de Jésus, notre vénérée fondatrice, de douce mémoire, qui l'accueillit avec sa bonté ordinaire et la nomma Soeur Marie-Joséphine. En recevant le nom du grand Saint qu'elle priait et aimait depuis sa première enfance, et qu'on lui dit être le Père de sa nouvelle famille, la jeune postulante éprouva un sentiment de bonheur. Elle commença, dès lors, à imiter son bien-aimé Patron dans la vie de prière, de travail et de silence qu'il menait à Nazareth. A son exemple, elle rechercha l'obscurité, l'oubli des créatures, la compagnie de Jésus et de Marie. Nous verrons plus loin que cotte dévotion spéciale envers le grand Protecteur de la dernière heure lui valut la grâce de terminer ses longues années de labeurs et de mérites par une mort aussi tranquille qu'édifiante.

Soeur Marie-Joséphine avait porté au Carmel, avec l'ardeur de ses 18 ans, la candeur de l'enfance et le sérieux de l'âge mûr. Avec un corps ma­ladif et une âme virile, on peut faire une bonne carmélite,c'est le sentiment de notre Mère Sainte Thérèse. Celle qui venait de prendre rang parmi ses filles avait l'âme vaillante et une forte santé. C'était plus qu'il n'en fallait pour réaliser les vues si profondes et si justes de l'illustre réformatrice. Esprit simple et droit, coeur dévoué, caractère énergique, il ne lui manquait que la formation religieuse pour être carmélite. Le désir et l'espoir d'être mal dans le cloître lui ont fait quitter le Couvent de la Sainte-Famille, où elle avait tout,excepté la souffrance. Son espérance ne sera pas trompée.

Aux âmes faibles, Notre-Seigneur laisse entrevoir, d'abord, la suavité de son joug, le prix de ses consolations: ma Soeur Joséphine n'était pas de ce nombre ; aussi le divin Maître ne craindra-t-Il pas de lui faire envisager, à son entrée dans la carrière, la croix et les épines. Laissons-la nous parler elle-même de ce qu'elle appelait son déluge de larmes, cette étrange et douloureuse épreuve de son postulat. — « Quand j'eus franchi la porte du cloître, je me sentis où Dieu me voulait; tout ce que je trouvais au Carmel répondait à mes aspirations et à mes goûts; j'avais l'espoir, comme la volonté, d'y vivre et d'y mourir. Mais quelle angoisse intérieure j'éprouvais quand mon souvenir se reportait vers la famille. Mes larmes coulaient malgré moi!... Les jours se succédaient, même joie et même tristesse : joie dans mon âme, triste dans mon coeur!... J'étais heu­reuse : pas un doute sur ma vocation n'effleurait ma pensée; pour tout l'or du monde, je n'aurais pas donné ma place au Carmel... » La pauvre postulante ignorait peut-être alors que cette épreuve lui donnait un trait de ressemblance avec sa séraphique Mère. Thérèse n'a-t elle pas écrit dans une touchante page de sa vie : « Quand je quittai la maison de mon père, il me sembla qu'on m'arrachait l'âme, tant ma douleur était grande » ?... Un jour viendra, et il n'est pas éloigné, où Soeur Joséphine aura grandi dans le détachement ; alors elle dira, à son tour : « L'amour divin n'était pas assez fort pour dominer en moi les sentiments naturels ; mais, je l'ai compris enfin :1e Dieu qui exige tout donne, sans tarder, le centuple promis.»

Pour savoir consoler, il faut avoir pleuré : notre Soeur Marie-Joséphine était pleine de compassion pour les petits chagrins des novices : « Confian­ce, ma Soeur, leur disait-elle, vous êtes éprouvée, c'est bon signe ! Voyez- vous, il faut, pour devenir professe, teindre son voile dans les larmes. Ne vous découragez pas; j'ai pleuré nuit et jour pendant trois mois, quoique je fusse très heureuse et que j'eusse bien vocation ». Rencontrait-elle, par extraordinaire, une postulante malade de nostalgie, comme elle l'avait, été, notre bonne Soeur lui vouait une affection toute maternelle et s'efforçait de la protéger : « Cette enfant a un bon coeur, disait-elle ; elle aimait ses parents et son pays, elle aimera beaucoup le bon Dieu et sa Communauté ». Parlant ainsi, la charitable avocate se peignait elle-même. En effet, l'amour de Dieu et du prochain furent les deux grandes sources d'où découlèrent, en son âme, les vertus fondamentales de la vraie reli­gieuse : humilité profonde, mortification universelle et constante, charité faite de dévouement. Ces vertus, que nous verrons briller dans la professe, paraissaient déjà dans la postulante. Aussi la Communauté, voulant lui donner un précieux encouragement, l'adjoignit à deux de ses compagnes, dont la cérémonie de vêture eut lieu trois mois après son entrée.

En ce beau jour des divines fiançailles, soeur Marie-Joséphine portait sur son coeur le bouquet de myrrhe cueilli dans les sentiers ardus de la vie purgative. Désormais, les sacrifices qui lui ont tant coûté et toutes les pratiques de la vie religieuse seront, pour elle, une source de délices. Avec l'habit séculier, elle a rejeté bien loin tous les souvenirs et toutes les pré­occupations qui auraient pu ralentir sa marche. Constamment tournée vers le ciel, elle ne regardera plus que son divin Modèle pour arriver, de l'étude à l'imitation et de l'imitation à l'union. Une fille de Sainte Thérèse doit être, avant tout, âme de prière. Nos bonnes Soeurs anciennes se rap­pellent, avec édification, le noviciat de Soeur Joséphine, son recueillement à l'oraison, sa ferveur dans la récitation du saint Office, son assiduité au choeur le dimanche et les jours où le Saint-Sacrement était exposé. Déli­cieusement attirée par le Dieu de l'Eucharistie, elle s'agenouillait aussi près que possible du tabernacle et restait là de longues heures dans une muette adoration. L'office de portière, qu'elle exerça pendant 35 ans environ, à diverses reprises, lui procurait de nombreux actes de renoncement dont elle ne se plaignit jamais. Au premier son de la cloche du tour, elle 'disait à Jésus Hostie : Je vais où vous m'appelez et, son devoir accompli, reve­nait aussitôt. Jusqu'à sa dernière maladie, elle fit régulièrement l'Heure- Sainte et beaucoup d'autres veilles extraordinaires. C'était à ces heures d'audience divine qu'elle remplissait vraiment sa mission apostolique. Embrassant du regard, les intérêts de la Sainte-Eglise, les besoins des âmes les malheurs de notre pauvre France, elle se plaignait amoureuse­ment à Notre-Seigneur de ce qu'il a maintenant des ennemis si nombreux et des amis si rares : comme notre séraphique Mère, elle priait pour obtenir qu'au moins ceux-ci fussent bons. Toujours prête à quitter Dieu pour Dieu, elle descendait de son délicieux Thabor sans interrompre sa prière. A cette époque, notre petit Carmel, récemment fondé, était extrê­mement pauvre, c'est pour ce motif que ma Soeur Joséphine l'avait choisi. Aussi, s'estimait-elle heureuse de participer largement aux fatigues et aux privations qui résultent de la pauvreté. La culture du jardin et la broderie des ornements d'église étaient, avec les fraternels secours qui arrivaient de nos chers Carmels, les seules ressources de la Communauté, Soeur Marie- Joséphine se disait sans aptitude pour les travaux manuels : d'ailleurs ils ne répondaient ni à son besoin d'activité ni à sa préférence pour les emplois les plus humbles. Remplacer les brodeuses dans les offices domes­tiques était le lot de son choix. On eût dit que son unique devoir, à elle, était de se prêter, de rendre service, d'être, en un mot, la servante de tou­tes ses soeurs. Pour ménager sa santé et lui faire pratiquer le renoncement en tout, Mère Thérèse lui enjoignit de s'excuser humblement quand les demandes de services seraient nombreuses. Jamais acte d'obéissance ne lui coûta comme celui là. Elle aurait voulu pouvoir se multiplier pour suf­fire à tout ; dans ses dernières années, on l'a vue répandre des larmes parce qu'elle était contrainte de donner un refus. Le soin des bas, dont elle avait charge, n'était pas négligé : souvent, elle y consacrait le temps qu'elle prenait sur son repos. Après Matines, personne n'avait besoin de ses services,,mais elle avait besoin de se dévouer encore ; prenant alors sa corbeille à ouvrage et une petite lampe qui éclairait à peine elle se mettait au travail et continuait à tirer l'aiguille jusque bien avant dans la nuit.

Pour transformer en enclos le terrain inculte dont elles venaient de faire l'acquisition, nos vénérables devancières s'imposèrent un travail écrasant. Que de fois, en sortant du choeur, à 11 heures, elles allaient, au clair de la lune, manier la pelle et la pioche ! Soeur Joséphine était toujours la première au labeur, la dernière au repos. Elle aimait à se donner une tâche, à avoir son chantier à elle, toute seule, d'abord pour être plus silencieuse et plus solitaire, ensuite pour n'être admirée et louée de per­sonne. Une énorme quantité de pierres devant être transportée d'un lieu à un autre, l'intrépide travailleuse s'en chargea et la besogne marchait vite. Elle était terminée quand une modification de plan vint la rendre inutile. Sans donner le moindre signe de mécontentement, Soeur Joséphine reprit sa brouette pour rapporter les matériaux à l'endroit où elle les avait pris. Le jour où arriva ce contre temps, celle qui en fut la victime si résignée se trouvait être lectrice au réfectoire. C'était le mardi de la deuxième semaine d'août.- Tout le monde sourit quand, lisant les Leçons du Bré­viaire, elle arriva à cette parole de l'Ecclésiaste : «Il y a un temps de jeter les pierres et un temps de les ramasser ». On la lui répéta en récréation en la félicitant de ce que les vérités de la Sainte Écriture se réalisaient à son endroit. — « Il est toujours temps de travailler pour gagner le Ciel », ré­pondit-elle avec un gracieux à-propos.

Ainsi s'écoulaient les jours d'attente : la fervente novice soupirait ardemment après celui de l'union irrévocable avec le céleste Epoux. Ce fut le 15 janvier 1852, fête de Saint Paul, premier ermite, qu'elle eut le bonheur de prononcer les saints Voeux. Après ce grand acte, accompli dans l'allégresse de son âme et à la satisfaction de la Communauté, la lumière, à travers laquelle Soeur Marie-Joséphine avait vu le néant de ce qui passe, brilla à ses yeux d'un nouvel éclat. Plus que jamais, elle vou­lait rendre à son Dieu amour pour amour. Il semblait que le grand Saint sous les auspices duquel elle avait fait sa profession religieuse lui eut donné un accroissement d'esprit érémitique. Elle aimait la solitude ail point de calculer sans cesse ce qu'elle pourrait en gagner par tel ou tel moyen ingénieux. C'est ainsi qu'elle essaya d'utiliser les heures de récréa­tion en profitant de ce moment pour porter les messages à la mère prieure. Celle-ci ne crut pas pouvoir trouver une correction plus efficace que d'obliger sa jeune portière à chanter, en pleine communauté, commissions et confidences. Avec une admirable simplicité, la coupable exécuta, de sa voix peu mélodieuse, la pénitence imposée et il n'y eut pas récidive. On la vit, néanmoins, toujours fidèle à cette résolution consignée dans ses sou­venirs de retraite : « Pour vivre en solitaire, je ne m'occuperai pas plus de ce qui ne me concerne en rien que si j'étais morte ». Si elle s'en départit quelquefois, ce fut toujours pour une raison de charité.

Le bonheur de notre jeune professe croissait avec les années. Ce qu'elle goûtait au service de Dieu de pure et sainte joie lui faisait dire qu'elle n'avait point été trompée. Le centuple attendu dépassait, de beaucoup, ses espérances : « O mon Dieu, répétait-elle, après notre Mère Sainte Thérèse, comment peut-on trouver étroit le chemin qui conduit à Vous ?...» Presque à la veille de sa mort, nous l'entendions affirmer encore que le Carmel est le vestibule du ciel. Dans ce paradis terrestre, l'heureuse carmélite avait su trouver le véritable arbre de vie : la croix.

Toujours avide de ses fruits salutaires, elle cherchait sans cesse de nouveaux secrets d'immolation. Un jour, la chère Soeur se sentit mécon­tente d'elle-même et conçut l'amer regret de vivre lâchement dans l'asile de la pénitence : « Je suis carmélite..., victime par état, se dit-elle... Une carmélite peut bien se contenter de pain et d'eau... Essayons...». A partir de ce moment, Soeur Joséphine prit, avec mesure, le pain noir dont se nour­rissait alors la Communauté. Son office de portière, ne lui permettant pas toujours de se trouver à table pour la réfection commune, lui facilitait le moyen de se soustraire à toute surveillance. Elle en profita pour faire im­prudemment un jeûne si rigoureux que sa forte complexion en fut ébran­lée. Pendant la semaine des Rogations, l'office d'hebdomadaire, au choeur, lui étant échu, le lundi, avant la procession, elle s'avança timidement vers sa mère prieure pour lui demander la permission d'aller au réfectoire prendre un morceau de pain : « — Sans cela, ajouta-t-elle, je ne pourrais pas chanter les Oremus. » Quelle révélation pour la maternelle prieure ! Après la Messe, elle fit appeler la pauvre défaillante, l'interrogea douce­ment, obtint des aveux. La pâleur de son visage et l'altération de ses traits ne laissaient, d'ailleurs, pas de doute : la courageuse enfant avait oublié la dépendance pour ne songer qu'à la mortification et elle s'était rendue malade. Convaincue de sa faute, elle aurait accepté toutes les punitions plutôt que les conséquences inévitables de sa ferveur indiscrète. Le repos et les soins allaient être son partage. Il fallut renoncer au jeûne et à l'abstinence et continuer le régime une année entière pour se remettre complètement. La leçon était de nature à lui inspirer des regrets sincères. Aussi, à partir de ce jour, prêcha-t-elle la modération et l'obéissance, sur ce point, mieux encore qu'elle ne les pratiqua. « — On ne vit pas sans manger, disait-elle aux novices, je l'ai appris à mes dépens, » et elle leur racontait son histoire.

Pendant les jeunes années de notre regrettée Soeur, la Communauté fut peu nombreuse. Pour porter l'austérité de la Règle et les rigueurs de la pauvreté, il fallait des âmes fortement trempées comme l'était celle dont nous résumons, à grands traits, la vie édifiante. Chaque religieuse avait à remplir des offices divers, parfois même incompatibles. Ainsi, ma Soeur Joséphine, étant portière, demande à prêter son concours à la préparation des pains d'autel. Dans ce travail, que ne dédaigneraient pas les anges, sa piété trouva une satisfaction et son dévouement un exercice. Mais là, vinrent encore échouer ses résolutions de prudence et de soumission parfaite. Levée à minuit ou une heure les jours fixés pour faire les hosties, elle restait debout devant sa table, à la chaleur d'un feu ardent, le fer en main jusqu'à 9 heures du soir. Vingt heures consécutives de travail fatigant ne justifiaient pas à ses yeux une dispense de jeûne. Malgré les instances qu'on lui faisait à cet égard, elle se contentait de dîner à 2 heures et de faire collation après matines. Un jour, Mgr Baduel, de sainte mémoire, faisant une visite à la Communauté, arriva à l'office des hosties. Informé des rigueurs que Soeur Joséphine exerçait contre elle-même, Sa Grandeur posa des défenses et donna des ordres. L'humble carmélite les reçut avec respect, mais, malgré son désir et sa promesse d'y être fidèle, elle trouvera moyen d'accorder les prescriptions épiscopales avec son besoin de macérations. A dater de ce jour, elle se crut en règle en allant manger une soupe vers 9 ou 10 heures du matin et faisant son unique repas après complies. Que Soeur Joséphine fût au réfectoire avec la Communauté ou que ses occupations la retinssent ailleurs, elle voulait être servie comme tout le monde : « Un dîner froid ou un dîner chaud,c'est la même chose », disait-elle. En tout et partout, elle visait à ne pas occasionner le moindre dérangement et se serait reproché comme une exigence peu charitable de consentir à ce qu'on gardât son, pauvre dîner dans le fourneau pour le lui servir à son arrivée au réfectoire.

Autant notre dévouée Soeur craignait de donner de la peine à autrui, autant elle était jalouse de la prendre pour elle-même. Ce fut l'ambition principale et le soin constant de sa vie. Nous toutes, qui la regrettons, avons senti les doux effets de son inépuisable charité. Avec une délicatesse remarquable, elle l'étendait à nos familles, prenant à coeur leurs besoins spirituels, leurs chagrins domestiques, étant à leurs petits soins autant que le lui permettaient nos saints usages. Elle avait un mot de consolation pour tous les affligés, un encouragement pour toutes les faiblesses. Que ne faisait-elle pas pour donner du secours à tous les malheureux!... Elle se serait imposé, en leur faveur, des privations exagérées, si l'obéissance ne fut intervenue. Quand elle faisait le récit de quelque malheur ou de quelque misère, ce n'était jamais sans suggérer un moyen d'assister les victimes. Nos ouvriers ne l'appelaient que la bonne Soeur Joséphine.-« Si vous avez besoin de quelque chose, disait souvent l'un d'eux, adressez-vous à elle, vous êtes sûrs de l'avoir tout de suite ». - Ils ne savaient pas ce qu'elle faisait de prière et de diligences pour prévenir les accidents.

Quand nous la voyions examiner attentivement les outils et les échafau­dages, nous savions que ce n'était pas curiosité de sa part : une charitable sollicitude la portait à utiliser ainsi, au profit du cher prochain, tous ses moments libres. Nous pouvions recourir à elle pour tout et à toute heure. Son empressement à obliger était si grand que chacune apprit à s'en défier. Il suffisait d'exprimer, devant elle, un désir quelconque pour quelle tra­vaillât aussitôt à sa réalisation. S'il s'agissait d'un objet à son usage, immédiatement, elle demandait permission de s'en priver pour le déposer à la cellule de la soeur à qui il pouvait être utile. Fallût-il recourir a autrui, elle n'hésitait pas. Adroitement, elle faisait savoir à qui de droit qu'en telle occasion on ferait plaisir, que tel procédé, telle attention causerait une agréable surprise. En un mot, notre bien-aimée Soeur avait la chante ingénieuse : chercher le moyen de faire des heureux était sa préoccupation, le trouver était son bonheur. Quand nos Soeurs du voile blanc étaient ma­lades ou surchargées de travail, ma Soeur Joséphine pétrissait toute seule le pain de la Communauté. Les jours de lessive, elle s'arrangeait pour ne laisser aux autres rien de ce qu'elle pouvait faire elle-même. En hiver, per­sonne autre qu'elle n'avait le droit d'aller laver à l'eau froide. Nous savions d'avance en quels termes nous serait donnée la consigne : « Ce qui vous ferait du mal a toutes me fait du bien à moi aussi. Il n y a pas permission de sortie c'est réglé avec notre Mère ». Pauvre chère Soeur Joséphine ! Elle obtenait beaucoup plus qu'on n'aurait voulu lui accorder! tant de concessions à son coeur fraternel !... Le véritable mobile de ces actes n'échappait point à notre admiration : il rendait de plus en plus cordiale la religieuse affection dont notre bien-aimée défunte était l'objet dans son cher Monastère. 

La bonté naturelle de Soeur Marie Joséphine et sa charité sans bornes la désignaient pour l'emploi d'infirmière. Elle s'en acquitta d'une manière irréprochable. Ne comptant jamais ses peines ni ses fatigues, elle soignait toutes ses malades avec « beaucoup d'amour », comme l'ordon­nent nos saintes constitutions. Au bout de quelques années, la volonté de Dieu fut qu'elle cédât à une autre le titre d'infirmière, mais le pénible de cette charge elle le revendiqua jusqu'à ce que la maladie l'obligea à recevoir, elle-même, des soulagements et des soins. Passer les nuits au chevet des malades, rendre aux infirmes les services les plus humbles, c'était le lot favori de l'ex-infirmière. Elle veilla pen­dant 40 nuits consécutives une postulante atteinte de la fièvre muqueu­se. Les maladies contagieuses ne lui inspirèrent jamais la moindre appré­hension : elle comptait pour si peu sa santé et sa vie ! Les jours passés auprès de ses soeurs souffrantes ou au labeur résultant de leur état étaient ses jours de fête. Que de fois l'avons-nous entendue rappeler le bon temps passé à soigner une vénérable octogénaire à qui sa présence était en quelque sorte indispensable. Avec une simplicité d'enfant, elle se prêtait aux moindres désirs de sa chère malade et usait de mille petites industries pour la récréer, pour lui faire accepter les soins convenables à sa situation. « Auprès de la bonne Mère Saint-Joseph, j'ai fait quelques mois de paradis, nous disait-elle : la compagnie des saints est si agréable ! »

En réduisant notre chère Soeur Joséphine à l'impuissance absolue, pendant les derniers jours' de sa vie, le divin Maître a voulu lui donner à elle le moyen d'achever sa couronne, et à nous la consolation de lui rendre, au moins en partie, les soins dont elle a été prodigue envers ses soeurs. Aussi, combien cette tâche était douce à ses dévouées infirmières et à nous toutes ! Nous aimions à lui en renouveler l'assurance quand elle paraissait craindre d'être à charge. « Je donne beaucoup de peine, murmurait-elle parfois ; avant de mourir, je rendrai toute la Communauté malade. » Nous lui exprimions notre désir de la conserver longtemps encore. — « Eh bien ! ce sera tant que le bon Dieu voudra ! » ajoutait-elle avec un affectueux sourire et en nous remerciant.

Jusqu'à ses dernières années, à part l'affaiblissement causé par ses pénitences excessives dont nous avons déjà parlé, ma Soeur Marie Joséphine eut le bonheur de garder nos saintes Observances en ajoutant toujours un surcroît. Sa maxime était, qu'en santé, il faut faire plus que la règle, afin de pouvoir, quand on est malade, s'accorder un soulagement et garder la règle. Cette doctrine était pour elle exclusivement : s'agissait- il des autres, elle n'en admettait ni la théorie, ni la pratique. Quand on parlait, en récréation, des exemples des Saints, elle ne manquait pas de. rappeler que tout ce qui est admirable n'est pas imitable. Si une jeune religieuse ; - paraissait enthousiasmée de quelque trait remarquable, il n'en fallait pas davantage pour alarmer sa tendresse fraternelle. Elle commençait alors à parler, avec un grand sérieux, des illusions et de leurs dangers, de la sécurité et des avantages qu'offrent les voies ordinaires. Pour prolonger l'intéressante exhortation, on exaltait le courage des grands pénitents; comme eux, on voulait se faire victime. Oh ! alors Soeur Joséphine était visiblement émue et, quand les victimes volontaires surgissaient de tous côtés, elle avait l'air bien malheureuse. Chacune de ces petites scènes entretenait l'esprit de famille et nous disait bien haut les sentiments de religieuse dilection qui animaient notre regrettée défunte ; c'était le langage éloquent de son coeur tout dévoué.

Nous ne saurions assez vous dire, ma Révérende Mère, avec quelle persévérance et quel courage cette chère âme vola au plus pénible. Elle pouvait à peine se soutenir et elle nous réitérait encore une demande formulée bien des fois : « Ma Mère, nos jeunes Soeurs ont plaisir de se récréer, moi, je m'en passe facilement; veuillez me permettre d'aller, matin et soir, laver la vaisselle à leur place ». Un nouveau refus ne tardait pas à être suivi de nouvelles instances.

Très satisfaite quand elle pouvait causer une agréable surprise, notre charitable Soeur prenait un soin extrême pour ne pas révéler qu'elle en était l'auteur. Non seulement elle évitait la rencontre de ses obligées, mais encore elle usait de mille petits expédients pour leur donner le change. Nous pouvons dire, en toute vérité, qu'elle a voulu sincèrement être regardée comme une servante inutile. La Communauté connaissait et respectait ce besoin de son humilité. On parlait souvent d'un bon ange apte à tous les métiers et empressé partout où il pouvait pénétrer. A l'insu des officières, il portait l'eau au réfectoire, aux fontaines, le bois à la cuisine etc..., tantôt il faisait un balayage, tantôt, il travaillait au jardin. Quand la neige couvrait la terre, il ne manquait pas de frayer un chemin partout où l'on devait passer. Bref, cet ange semeur de bienfaits et si habile à s'éclipser ne pouvait se dérober à l'Œil qui voit tout. Tant d'actes exempts de vaine gloire, accomplis sous le regard de Dieu seul, auront valu à notre chère défunte, nous en avons la persuasion, ce repos éternel dont elle parlait avec tant de confiance : « Nous nous reposerons au ciel », telle était toujours sa réponse à nos offres de soulagement. Pour laisser ignorer à  ses Soeurs qu'elle couchait à l'infirmerie auprès d'une malade, elle imagina de se faire une paillasse avec des copeaux et de laisser la sienne dans sa cellule. Parlant de son lit improvisé, elle le disait trop moelleux pour un lit de carmélite. Une de nos Soeurs ayant eu l'occasion d'en faire l'expérience, nous sûmes par elle que d'énormes morceaux de bois mêlés au contenu de cette paillasse avaient fait du repos de Soeur Joséphine un véritable supplice.

Son dévouement fut toujours désintéressé. Aux prévenances et aux at­tentions elle répondait, sans interrompre son silence, par un geste négatif un peu brusque, qui coupait court à tout. Profitant de la première occasion pour remercier, elle expliquait qu'elle n'avait besoin de rien, qu'on était trop bon à son endroit et qu'enfin il ne fallait songer à elle en rien ni pour rien. Lui adressait-on un mot d'éloge ou de reconnaissance, avec ces admirables sentiments que le divin Maître loua dans la Chananéenne, elle répétait invariablement une parole trop humble pour paraître triviale: « Peine de chien doit être comptée pour rien ». Elle est bien grande, pen­sions-nous intérieurement, la foi qui inspire tant de générosité avec tant d'abnégation !...

Sous un extérieur austère et presque froid, notre Soeur Marie-Joséphine cachait un coeur sensible et délicat. Elle avait le secret des petites préve­nances et des attentions multipliées. Les jours de lavage, elle s'informait si personne n'avait les pieds humides, se donnant la peine de porter au séchoir les vêtements mouillés. Elle qui avait passé plus de 40 ans au Carmel sans se chauffer craignait toujours que ses soeurs endurassent le froid. Quand le temps était rigoureux, celles qui allaient l'aider à l'office des pains d'autel devaient accepter, sous peine de la contrister vivement, une brique chaude qu'elle leur mettait sous les pieds. Arrivée en récréation, quand nous étions au jardin, elle pourvoyait à ce que chacune fût commodément assise et se mettait à la dernière place. En cela, elle gardait à la lettre le conseil évangélique. Souvent on eut l'occasion de lui rappeler le point du Cérémonial qui ordonne de se placer par ordre d'entrée à la salle de récréation. A nos réunions du soir, elle veillait à ce que personne ne fût trop éloigné de la lampe. Quant à elle, au plus loin, elle se trouvait encore trop près, ce qui faisait dire agréablement : » Quand ma Soeur Joséphine voit trop clair, elle manque à la sainte pauvreté ». C'était jusque dans les moindres détails que nous pouvions admirer la charité vraie et toujours agissante de notre vénérée Soeur. Toute la Communauté est unanime à lui rendre ce beau témoignage qu'elle s'est dépensée sans compter. La compagnie des Soeurs que nous demandons, en face des saints autels, le jour de notre vêture et de notre profession, oh ! comme elle l'a aimée !... Trois jours avant sa mort, elle voulait assister encore à la récréation commune et, jusqu'à son dernier soupir, elle regardait, avec satisfaction, sa chère famille religieuse en prières autour de son lit.

Depuis son entrée au Carmel jusqu'à son départ pour le Ciel, elle s'est dévouée parce qu'elle était charitable, c'est ce que nous avons tâché de vous persuader, ma digne Mère. Avec la même assurance nous pouvons dire : elle s'est oubliée parce qu'elle était humble Les preuves à l'appui ne nous manqueraient pas si nous pouvions rapporter ici tous les actes admirables que nous avons vus avec édification et tous ceux, plus nom­breux encore, dont Dieu seul a été le témoin. Ma Soeur Joséphine avait, souvent sur les lèvres et toujours. dans le coeur, ce mot de nos saintes Constitutions: Tout au mépris de soi. Elle savait se mépriser elle-même. Par modestie, elle parlait peu. Quand elle prenait la parole, en récréation, si ce n'était pas pour nous recommander quelque grand pécheur ou se réjouir avec nous, d'une conversion éclatante, c'était pour publier ce qu'elle appelait, avec tant de conviction, ses maladresses, ses gaucheries. Il sem­blait que ces récits ne coûtassent rien à son amour-propre. Sortant alors de sa réserve ordinaire, elle n'y rentrait pas sans avoir ri de bon coeur et applaudi à l'hilarité générale. Sa franche acceptation des insuccès, des déceptions, des avis et des réprimandes, donnaient la mesure de son humilité. Son âme ne connut jamais le trouble et sut toujours se glorifier dans ses faiblesses, selon l'expression de l'Apôtre. On remarquait qu'en avançant en âge, Soeur Marie-Joséphine faisait une plus complète abdica­tion du moi humain. Pour détourner les attentions dont elle était l'objet, au plus fort de la douleur, elle savait trouver le mot pour rire. Un jour, étant montée, par le moyen d'une échelle, à plusieurs mètres de hauteur, elle tomba violemment sur le plancher. Effrayée par le bruit de sa chute, une partie de la communauté courut à son secours : « Ce n'est rien ! ce n'est rien ! rassurez-vous, fit-elle avec sang-froid. J'ai entendu dire que les contusions à la tête donnent de l'esprit : j'en avais si peu ! c'est vraiment une heureuse chute, il faut s'en réjouir ! « Pourtant, elle devait souffrir, puisque bien des mois après, elle avoua', à sa Mère prieure qu'elle se res­sentait encore de l'accident. Dans ces cas-là, vainement lui offrions-nous un vulnéraire quelconque : la prière et la patience étaient le seul baume qu'elle voulût appliquer sur ses blessures. Elle préconisait cependant un autre remède et ne manquait pas d'y recourir au besoin. Eprouvait-elle quelque malaise, aussitôt, elle prenait une bêche et allait retourner une plate-bande du jardin. Quand elle était parvenue à s'exténuer de fatigue et à s'inonder de sueur c'était, à son avis, prendre un bain et expulser tou­tes les maladies. Notre petit monastère se trouvant perché aux flancs de la montagne sur laquelle est assise la ville de Saint-Flour, il nous est impossible d'éviter tous les regards curieux. Un sanflorain qui, de son balcon, aimait à considérer notre laborieuse Soeur disait à ses amis : « Si j'avais une domestique qui travaillât comme cette carmélite, je lui donne­rais 600 fr. » Ouvrière infatigable dans le champ du Père de famille, Soeur Joséphine portait avec allégresse le poids du jour et de la chaleur, non pour obtenir le denier mercenaire, mais en vue de conquérir, pour elle- même et pour tous ses frères dans le Christ, l'héritage céleste. Pendant que son corps était penché vers la terre, sa pensée et son coeur parcou­raient la vaste place de l'univers. Là elle trouvait les oisifs du monde, les ouvriers d'iniquités si nombreux hélas ! et de son âme s'exhalait une ar­dente prière pour leur retour à Dieu. 

Estimer les autres et se mépriser soi-même, tel est bien le fait de la vraie humilité. Avec un fonds de bienveillance inépuisable, notre humble Soeur avait ce bon esprit qui ne voit que le bon côté des personnes et des choses. Indulgente outre mesure, elle savait excuser les torts les plus réels, les fautes les plus graves. En conversation, elle prenait la défense de quiconque était l'objet du moindre blâme, ce qui lui valait parfois l'épithète élogieuse de médecin Tant mieux!... Elle se faisait l'avocate de toutes les coupables et on savait très bien qu'elle reviendrait à la charge jusqu'à ce qu'elle eût obtenu gain de cause. Il était, cependant, un grief qui ne trouvait jamais grâce à ses yeux. Si elle voyait quelqu'un s'imposer une tâche trop lourde, une fatigue ou une pénitence extra­ordinaire, son bon coeur n'y tenait plus. Le silence lui devenait, pour lors, impraticable. Appeler l'imprudente dans un coin et lui adresser une verte admonition, était l'affaire de quelques minutes. A peine exécuté, l'acte pesait sur sa conscience; Soeur Joséphine se reprochait cette liberté; elle allait en faire l'aveu et dénoncer la coupable. Le mot concluant était toujours le même : « J'ai manqué au silence, à l'esprit de mort, à l'humilité, c'est vrai ! mais la charité passe avant tout. »

Il manquerait un point essentiel à l'éloge de notre chère défunte, si nous ne disions rien de son esprit de pauvreté. L'âme, pour qui Dieu est tout, trouve son bonheur à se prier de tout pour l'amour de Dieu. Avant d'embrasser la pauvreté monastique, Soeur Marie-Joséphine savait retran­cher le superflu, mais quand elle fut entrée dans la voie du dépouille­ment, elle y marcha sans relâche jusqu'à la mort. A quelles proportions ne réduisit-elle pas son strict nécessaire!.... En regardant de loin le bien- être et les richesses, elle pouvait dire en toute vérité : Je n'en ai aucun besoin!... L'Enfant divin qui dépouilla le grand Pauvre d'Assise en lui répétant : « François, donne-moi encore quelque chose », parlait souvent à l'oreille de son coeur et elle trouvait toujours quelque chose à Lui donner. Pour sa nourriture et son vêlement, elle rechercha sans cesse ce qu'il y avait de pire. Lui faire accepter pour son usage un objet qui n'eût pas été mis au rebut, c'était lui imposer un grand sacrifice. Quelques jours avant les distributions de linge et d'habits, elle prévenait les officières qu'elle n'avait besoin de rien. S'il était possible de se faire trop pauvre à la suite de Jésus pauvre, nous dirions que Soeur Joséphine est tombée dans cet excès. Nous fûmes attendries en trouvant dans sa cellule, après sa mort, cer­tains petits objets auxquels nous n'avions pas pris garde: en guise d'écritoire, une burette cassée, un crayon rajusté dans toute sa longueur avec un fil, un porte-plume qui n'en était plus un ; pour tenir ses aiguises, deux bouts d'étui emboîtés l'un dans l'autre. A propos du dit étui, permettez-nous ce détail, il nous souvient qu'à une époque, il avait pour fermoir un bouchon de liège. Une novice et une postulante l'ayant aperçu dans la corbeille de notre bonne Soeur, en furent tellement édifiées qu'elles le lui confisquè­rent, puis, se le prêtant mutuellement, elles l'admiraient et faisaient ensemble cette prière : « Mon Dieu, accordez-nous la grâce d'être pauvres comme ma Soeur Joséphine ». Ce n'était pas peu dire.

Sr Joséphine se serait fait scrupule d'écrire avec une plume neuve : à celles qui avaient été jetées, elle faisait subir un lavage et s'en servait. Volontiers, elle indiquait sa recette, mais, il faut bien le dire, personne n'eut envie d'en faire l'essai. Se servir d'un bout de linge pour envelopper un doigt malade, c'était, à son avis, trop de luxe; tant qu'elle n'avait pas reçu de défense expresse, elle se contentait d'un morceau de papier. Sa rare correspondance devait porter nécessairement le cachet de la pauvreté. Un quart de feuille, tout au plus une demi-feuille suffisait à l'expression de ses religieux sentiments et de ses pieux conseils ; encore cette courte épître devait-elle circuler entre les divers membres de sa famille habitant Paris. Quand nous lui représentions que ses lettres, ayant à faire le tour de la Capitale, étaient par trop pauvres, elle citait agréablement l'exemple de Saint Pierre d'Alcantara écrivant au roi sur un bout de papier grand com­me la moitié de sa main. Ses visites au parloir étaient celles d'une religieu­se morte au monde et détachée des siens. Elle « se dépêchait promptement », ainsi que l'ordonnent, en termes significatifs, nos saintes Constitutions. Avec les personnes qui la visitaient de temps en temps, elle causait pen­dant 5 ou 10 minutes ; pour celles qui se présentaient de loin en loin, la demi-heure réglementaire lui suffisait amplement. Le monde, ennemi de la croix, serait incapable de comprendre un si parfait détachement et un tel amour de la pauvreté: il taxerait d'exagération ou de petitesse les traits cités plus haut. Mais il ne lira pas ces modestes pages. Nos chers Carmels et la famille éminemment chrétienne de notre regrettée défunte, à qui elles sont destinées, en jugeront autrement. Ils comprennent, eux, ce que peuvent avoir de grand et de méritoire devant Dieu certains actes petits et vulgaires au point de vue humain. Ils savent aussi que l'épouse d'un Dieu pauvre, jusqu'à n'avoir pas une pierre où reposer sa tète, ne saurait aller trop loin dans la pauvreté et le dénuement. Pour nous, ma Révérende Mère, qui avons respiré le parfum de ses vertus, Soeur Marie-Joséphine était une leçon vivante d'abnégation. Nous aurions voulu la voir moins cruelle envers son corps, mais elle avait résolu de l'asservir sans relâche. « Elle aurait pu arriver au ciel par un chemin plus doux, nous disait naguère un prêtre qui l'a connue, mais elle a été une âme bien généreuse. »

Si, pour peindre exactement sa physionomie morale, nous disons qu'elle fut parfois très ferme dans ses vouloirs, nous devons ajouter : ce fut toujours pour se maltraiter, pour faire plus grande sa part de fatigues et de privations. Quand, sous d'autres rapports, nous avions à lui deman­der le sacrifice de ses vues personnelles, elle savait nous donner des réponses comme celle-ci : « Eh bien ! ma Mère, puisque vous ne le jugez pas à propos, j'y renonce ». Pour lui faire accepter les soins que réclamait son état, ses infirmières lui parlaient souvent d'obéissance. Quand elle croyait y avoir manqué, elle n'avait pas de tranquillité que nous n'ayons reçu ses humbles excuses. Peu de temps avant son décès, elle nous fit appeler pour nous redire une inquiétude dont elle nous avait parle maintes fois depuis le jour où elle nous dit avec émotion : « Je ne puis plus écrire ; veuillez le faire à ma place pour demander pardon à Monseigneur de ce que j'ai tenu à ma manière de voir dans une circonstance ». Nous lui rappelâmes qu'elle-même avait déjà rempli ce devoir; « C'est vrai, repartit- elle, mais je n'ai pas assez reconnu mon tort : je ne le voyais pas comme a présent. Un jour, pendant que je faisais le Chemin de la Croix, Notre Sei­gneur m'a dit intérieurement que l'obéissance aux supérieurs doit être prompte et aveugle, tandis que j'ai été raisonneuse et tenace. » Pour éprou­ver sa vertu, un bon religieux qui la connaissait particulièrement ne crai­gnit pas de déchirer, en sa présence, une collection de pieux écrits qu'elle tenait à conserver. La Communauté, témoin de cette opération,fut profon­dément édifiée de son attitude respectueuse et soumise.

En 1890 Soeur Marie Joséphine avait cinquante-neuf ans. Jusque là elle avait travaillé énergiquement à se crucifier elle-même ; c'était sa vie agissante, avec sa soixantième année, devait commencer sa vie souffrante ; de sa main divine, Notre-Seigneur allait la crucifier par la maladie. Aux sources vivifiantes de la prière et des sacrements, où elle a puise la force pour travailler, elle trouvera la patience pour souffrir et cette patience ne se démentira jamais.

La vie intérieure de notre chère Soeur était simple comme tout elle- même Dans l'océan immense |des miséricordes divines, elle se trouvait au large et voguait avec le plus filial abandon. Ce qui la poussait à l'immolation ce n'était pas la crainte, c'était l'amour. Quand il n'y aurait pas eu les crimes de la terre pour lui faire un devoir de l'expiation, elle aurait voulu souffrir afin de se rendre conforme à son divin Époux. Sa confiance inébranlable n'était point présomptueuse. Elle gardait et tâchait d inculquer autour d'elle ce saint et sage principe : Recourir à Dieu comme si on ne pouvait rien, et agir soi-même comme si on pouvait tout. Naturellement prévenue contre les dévotions compliquées, les pratiques superficielles, elle assurait ne pas goûter « les prières à la mode ». En fait de nouveautés, elle n'adoptait rien qui ne fut approuvé par la Sainte Église. Par son amour de l'Église, elle était vraiment Thérésienne. Avec quelle religieuse vénération elle recevait tout ce qui émanait de l'autorité ecclésiastique ! La lecture faite en Communauté des Encycliques et des Lettres pastorales ne lui suffisant pas, elle demandait la permission de les prendre dans sa cellule pour les relire et les méditer à loisir. La récitation de l'office canonial était pour elle un devoir sacré dont elle ne se laissait- dispenser sous aucun prétexte. Quand elle n'eut plus la force de tenir .son bréviaire, elle tenait encore sa place dans les rangs et s unissait a la psalmodie. La maladie faisant toujours des progrès, bientôt, il lui fut impossible de se tenir debout; alors, elle se faisait porter sur son fauteuil, dans une pièce contiguë au choeur pour entendre la Communauté. Elle aimait l'honneur de remplir un office dans la maison du bon Dieu. Quelle ne fut pas sa déception le jour elle ne put lire sa leçon au choeur! Renoncera-t-elle à cette pieuse satisfaction. Qui l'aurait cru n'aurait pas connu son caractère « Je sais ce que je vais faire : j'apprendrai ma leçon avant chaque office, il me sera ensuite facile de la lire.

Nous la laissâmes se convain­cre par elle-même, que l'entreprise était téméraire. Un premier essai suffit et elle vint nous dire tristement : « Je me fais vieille! la mémoire s'en va. Je ne puis venir à bout de retenir ma leçon !... A sa grande joie, elle trouva un autre expédient : grâce à deux paires de lunettes, elle put remplir, longtemps encore, les offices qui lui échurent.

Quelle que fût sa fatigue, tant qu'elle eut la force de marcher et alors même qu'elle le fit bien péniblement en s'appuyant sur les stalles elle faisait le chemin de la croix tous les jours, après complies. Elle avait une dévotion spéciale au Saint-Rosaire, tant recommandé par notre Saint Père le Pape. Quand sa faiblesse ne lui permit pas de le reciter plusieurs fois selon son habitude, elle priait ses garde-malades de le dire tout haut. Saintement avide du Pain Eucharistique, elle disait en parlant de la communion quotidienne : "Qu'on me la mette à fol prix qu'on voudra, je ne trouverai jamais qu'elle me coûte trop." Toutefois elle se conforma toujours aux décisions de son confesseur. 

Une fois condamnée au repos, la courageuse malade nous inspira une nuit des alarmes, hélas ! trop fondées. Notre chère Soeur avait eu une congestion cérébrale qui ne devait pas tarder à se renouveler. Une seconde attaque la semaine suivante et une troisième deux mois après laissèrent la malade comme paralysée du côté droit. Cette inaction forcée lui pesait beaucoup. « Je ne crois pas pouvoir m'y habi­tuer, disait-elle, en répétant son douloureux Fiat. » Elle confia sa peine à l'excellent religieux qui prêchait la retraite à la communauté. Celui-ci la consola et promit de célébrer la Sainte Messe pour elle le len­demain. Ce lendemain apporta un changement que Soeur Joséphine attribua aux prières de son charitable consolateur. Elle put reprendre quelques petites occupations et suivre la communauté jusqu'au jour où une nouvelle crise la réduisit à l'immobilité complète.

Ses forcés étaient tellement affaiblies qu'elle ne pouvait se rendre aucun service, pas même relever un objet tombé à côté d'elle, ni porter les aliments à sa bouche. Assise sur son fauteuil, elle, autrefois si amie de la solitude, no voulait plus rester seule, nous ne la quittions ni le jour, ni la nuit ; son état n'exigeait pas de soins continuels, mais nous n'aurions pu nous résoudre à contrarier son désir. Cependant le Carême approchait. Sentant que les veilles nocturnes seraient fatigantes pour la communauté, nous commençâmes une neuvaine à l'Enfant-Jésus miraculeux de Prague. Le second jour de la neuvaine, on nous prévint que ma Soeur Joséphine avait un mot bien pressant à nous dire. Le mot était celui-ci : « Je vais mieux, désormais toutes nos Soeurs pourront me quitter la nuit, je resterai seule ». Le divin petit Roi, si aimé et si honoré dans la grande famille du Carmel, daigna encore exaucer nos prières dans une autre circonstance en nous accordant une grâce sollicitée pour la chère infirme.

Dix mois s'écoulèrent ainsi. Portée sur les bras de ses dévouées infirmières ou véhiculée dans un fauteuil, notre malade avait la con­solation d'entendre la Sainte Messe tous les jours, de se confesser et de communier régulièrement et d'assister aux récréations. Nous espérions la conserver quelques années encore ; nous lui parlions de ses noces d'or et de la grande fête qui aurait lieu à cette occasion : « Il est trop tôt pour y penser, disait-elle en souriant ; d'ici-là, le bon Dieu aura tout arrange ». On espère facilement ce qu'on désire. Soeur Joséphine regardait le jour de sa mort comme le plus beau et le plus désirable. Aussi, avec quelle joie reconnût-elle dans une nouvelle attaque d'apoplexie les indices de sa fin prochaine ! C'était un samedi ; son petit repas du soir l'ayant indisposée, une de nos Soeurs la veilla pendant la nuit qui fut très calme. Le lendemain, après déjeuner, son état nous causa de plus vives inquiétudes. Notre excellent Docteur, appelé aussitôt, n'était pas arrivé qu'une crise soudaine réduisit la malade à toute extrémité.

Une sueur froide et une pâleur mortelle couvraient son visage ; elle n'avait plus de parole; nous tremblions que cette chère âme ne partit sans la grâce des derniers sacrements. Tous nos dévoués Pères Supérieurs et confesseurs étaient au grand séminaire où se tenait un Synode diocésain. Nous les fîmes prévenir, mais,le danger paraissant imminent,nous priâmes un pieux ecclésiastique, qui se trouvait à quelques pas de notre monastère, de venir admi­nistrer la chère mourante. Il avait commencé les saintes onctions quand arriva notre bon Père Supérieur. Ils prièrent ensemble devant ce lit de dou­leur où la chère patiente devait attendre, trois jours encore, la venue de l'Epoux. Par deux fois, elle nous fit signe de demander pardon pour elle a la communauté. La journée fut très pénible; il était navrant pour nos coeurs d'entendre, dans toutes les parties de la maison, les douloureux gémissements de notre bien-aimée Soeur. C'était une sorte d'agonie ; 1 op­pression augmentait d'heure en heure ; nous ne pouvions saisir que quel­ques mots à demi-articulés. C'était le 2 août. La communauté, faisant les visites au choeur pour gagner les indulgences de la Portioncule, défilait continuellement devant l'infirmerie où souffrait celle qui autrefois avait été si zélée et si fervente, en ce jour de grâces, pour le soulagement des âmes du purgatoire. On ne pouvait passer sans s'approcher de ce lit autour duquel la prière n'était jamais interrompue.

Nos Soeurs descendaient au réfectoire quand la malade eût une nouvelle crise, nous les rappelâmes pour la récitation des prières du Manuel. Une légère amélioration s'étant produite, nous commençâmes a reprendre espoir. Notre chère agonisante était calme et joyeuse en face de la mort' Nous lui parlions du bonheur promis à l'âme fidèle dans la maison de Dieu, des grâces qu'elle devrait demander pour la Sainte Eglise pour ses Supérieurs, pour son Carmel et pour sa famille. Elle nous as­surait que personne ne serait oublié et baisait amoureusement son cruci­fix La nuit suivante fut encore bien douloureuse et la journée du lundi de même La malade s'affaiblissait progressivement, sa respiration était pé­nible son pouls intermittent ; nous n'osions la quitter dans la crainte de n'être pas là pour recevoir son dernier soupir. Une grâce et une consola­tion lui manquaient ; le bon Maître ne voulut pas qu'elle en fut privée. Malgré des occupations exceptionnelles, Monseigneur, notre Saint Evêque et vénéré Père, daigna porter une dernière bénédiction à son humble fille. Ce témoignage de paternelle bienveillance nous toucha profondément et fut une grâce de préparation pour la chère âme qui allait se séparer de nous. En quelques paroles pleines de foi et d onction, Sa Grandeur nous exhorta à pratiquer les vertus qui préparent la sainte mort et se retira convaincue une fois de plus que, s'il est doux de vivre au Carmel, il est encore plus doux d'y mourir.

A partir de ce moment jusqu'au lendemain, la malade ne donna plus signe de connaissance : elle était assoupie et paraissait moins souffrante. Le mardi matin, elle nous dit quelques mots : nous lui fîmes renouveler le sacrifice de sa vie, les actes de foi, de contrition, d'espérance et d'amour. Monsieur le Secrétaire Général, notre dévoué confesseur ordinaire, venait de dire la Messe conventuelle. Sur le désir exprimé par notre chère malade, il voulut bien entrer pour lui donner une dernière absolution. L'âme de notre chère Soeur était prête pour le suprême passage.

Vers midi, nous la trouvâmes plus fatiguée ; ses yeux étaient fermés aux choses de la terre ; de plaintifs mais bien faibles gémissements trahissaient une douleur violente ; son visage était enflammé, sa poitrine haletante, nous aurions voulu pouvoir la soulager en quelque chose. Dans ce but, nous fîmes appeler M. le Docteur, mais, avant son arrivée, tout était fini! A 5 heures nous quittions notre malade pour nous rendre au choeur. A peine avions-nous dit le Veni Sancte de l'oraison, que les Soeurs restées auprès d'elle nous appelaient en toute hâte C'était l'agonie. La Communauté, arrivée à l'instant, récita les prières de la recommandation de l'âme. Une dernière fois, nous approchâmes le crucifix des lèvres de la chère mourante : un léger soupir nous avertit que l'heure suprême avait sonné. Notre bien aimée Soeur Marie-Joséphine avait quitté la terre et nous avions la douleur de lui fermer les yeux. A celle qui n'a pas voulu de repos ici-bas, donnez. Seigneur, le repos et la béatitude !.... Que votre lumière éternelle l'éclaire.... Telles étaient tes supplications de nos coeurs émus. Nous récitâmes le Subvenite, priant la cour céleste d'ouvrir ses rangs à celle qui montait du Carmel précisément à l'heure où, chaque jour de sa vie, elle s'était efforcée de faire la même ascension, sur les ailes de la prière. Il était 5 h. 20 du soir.

Le service des obsèques eut lieu le surlendemain et fut présidé par M. Delort, Vicaire général, notre digne Supérieur. Un nombreux clergé nous fit l'honneur d'y assister et d'accompagner la dépouille funèbre jusqu'au modeste caveau où nous avons la consolation de garder les restes de nos chères défuntes. Il était touchant de voir, dans notre choeur, cette belle couronne de quinze prêtres entourer le cercueil de l'humble carmé­lite. Parmi eux, M. l'abbé Griffoul, curé d'Oradour, et M. l'abbé Alhinc, aumônier du Couvent de Saint-Joseph, l'un et l'autre parents de notre regrettée Soeur, représentaient dignement la famille absente. Le Dieu qui se°plait à exalter les humbles proclamait ainsi et récompensait déjà le dévouement de cette vraie fille de l'Église, si zélée pour la sanctification de ses ministres. Que tous ces Messieurs, les bons Frères de la Doctrine chrétienne, toutes les Communautés de Saint-Flour et la pieuse assistance présente à la cérémonie veuillent bien trouver ici l'expression de notre gratitude pour le témoignage de religieuse sympathie qu'ils ont bien voulu nous donner dans cette douloureuse circonstance.

Nous ne saurions terminer ces lignes, ma Révérende Mère, sans recommander à vos bonnes prières et à celles de votre fervente Communauté notre saint Evêque, à qui doit remonter le principal hommage de lu reconnaissance qu'inspirent à nos coeurs les dévouements dont nous sommes l'objet ; notre bon Père Supérieur qui s'acquiert, chaque jour, de nouveaux droits à notre gratitude; M. l'abbé Tissier et M. l'abbé Boyer, vicaires généraux, nos dévoués confesseurs. Celui-ci exerce, avec le plus complet désintéressement, les humbles fonctions d'aumônier dans notre petit Carmel; celui-là compte, depuis plus de 30 ans, parmi les bienfaiteurs de la Communauté. Nous ne devons pas oublier M. le chanoine Aimé qui fut, avec tant de dévouement, et aussi longtemps que sa santé le lui permit, le Père vénéré de nos âmes.

Vous nous pardonnerez, ma digne Mère, d'avoir dépassé les bornes d'une circulaire, quand vous saurez notre désir de donner satisfaction à l'honorable famille de la chère défunte. Puisse ce faible témoignage de bonne volonté lui faire oublier la peine que nous lui causâmes, involontai­rement, le jour des obsèques.

La plupart des ecclésiastiques invités suivaient les exercices de la retraite prêchée, en ce moment, au Grand Séminaire. Ils voulurent bien profiter d'un intervalle entre deux instructions pour descendre au Carmel. Cette circonstance nous ayant obligées à prendre une heure relativement matinale, la cérémonie des funérailles était terminée quand la famille arriva. Ce fut une amère déception pour elle et pour nous. Nous partagions la douleur et les regrets de tous, particulièrement ceux du vénérable Monsieur P. qui, malgré ses 73 ans, avait affronté la pluie et la fatigue d'un long voyage pour venir contempler une dernière fois sa chère Soeur carmélite.

Cependant Dieu nous réservait une bien douce consolation. Le digne pasteur de Neuvéglise, venu, lui aussi, pour assister aux obsè­ques de sa paroissienne, célébra la Sainte Messe que nous entendîmes. La pieuse famille de Soeur Joséphine et ses soeurs en religion étaient là, au pied du saint autel, séparées par la grille, mais unies dans les mêmes sentiments et la même prière pour le repos de son âme. Du ciel, où notre pensée la cherchera désormais, elle obtiendra à ceux qu'elle a si religieusement aimés les grâces de salut qu'elle leur souhaitait par dessus tout.

Nous dirons à l'honneur de ces excellents chrétiens que la carmélite était en vénération parmi eux. Elle le savait et usait de sa religieuse influence au profit des âmes et de son cher Carmel. Sous ce dernier rapport, nous lui reprochâmes souvent d'en abuser. C'est à son initiative et à la pieuse libéralité des siens que nous devons deux magnifiques peintures de notre Mère sainte Thérèse et de notre Père saint Jean de la Croix, les statues du Sacré-Coeur, de Notre-Dame de Lourdes et de saint Antoine de Padoue, un tableau de Notre-Dame du Mont-Carmel et un de sainte Anne. Depuis longtemps, elle souhaitait voir au choeur la grande ligure de notre Père saint Elie. Quand elle eut exprimé son pieux désir, on ne lui en fit pas attendre la réalisation. Par une heureuse coïncidence, dans laquelle nous aimons à voir la protection du grand Prophète, le jour des obsèques de notre chère Soeur, l'Église chantait les premières vêpres de la Transfiguration. Il nous était doux de penser qu'après avoir vécu sur le Carmel, dont elle a voulu faire son Calvaire, Soeur Joséphine était enfin parvenue au Thabor éternel.

Nous vous prions, néanmoins, ma Révérende Mère, d'accorder un fraternel souvenir de prières à cette chère âme, en ajoutant aux suffrages déjà demandés une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis, celles des six Pater et tout ce que votre charité vous suggérera. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un religieux respect, en l'Amour de Notre Seigneur,

Votre très humble soeur et servante,

Sr Marie-Joseph,

r. c. i.

De notre Monastère de Saint-Joseph des Carmélites de Saint-Flour, ce 22 octobre 1896.

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