Carmel

22 mars 1897 – Lectoure

 

Ma révérende et très honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, pendant cette- sainte quarantaine, vient de nous associer à ses douleurs en rappelant à Lui notre bien chère soeur Joséphine-Gabrielle-Marie-Thérèse de l'Immaculée-Conception, professe du Carmel de Draguignan. Elle était âgée de 49 ans et 2 mois, dont 28 ans passés en religion.

Des circonstances avaient amené au milieu de nous cette bonne âme, vaillante, toute dévouée à Dieu et fortement attachée à sa sainte vocation.

Nous eussions été heureuse, Ma Révérende Mère, de mettre sous vos yeux le détail des luttes qu'elle eût à soutenir, du côté de sa famille, pour embrasser la vie du Carmel ; mais la veille de sa mort nous parlant des dispositions de son âme avec abandon, elle nous supplia, en termes si touchants et si pressants, de ne rien faire connaître de ce qui la concernait, que nous croyons devoir respecter ses humbles désirs : « Ma Mère, nous disait-elle, je vous en prie, ne parlez pas de moi, veuillez me le promettre. Faites-moi la charité seulement de demander les suffrages de notre Saint Ordre en quelques lignes. »

Nous nous bornerons donc, Ma Révérende Mère, à vous dire les sujets d'édifi­cation que cette chère soeur nous a donnés pendant les derniers jours de sa maladie.

Atteinte depuis quelques années, d'un mal qui la minait lentement, elle a supporté cette épreuve avec beaucoup de patience et. une entière résignation à la sainte volonté de Dieu. N'occupant jamais personne d'elle-même, elle était courageuse et assistait à tous les actes de communauté, excepté à l'oraison du matin, dont nous avions voulu absolument la dispenser. L'assistance à Matines lui était particulièrement chère, aussi malgré nos instances pour la décharger de l'Office divin, elle nous suppliait de lui laisser cette consolation qu'elle voulut avoir jusqu'à la mort. Il y avait à peine quatre ou cinq jours que notre bonne soeur se trouvait plus oppressée ; ses forces l'abandonnaient, mais généreuse jusqu'à la fin, elle marchait toujours, ou aurait dit une agonisante debout. L'heure de la délivrance ne devait pas tarder à sonner. Elle ne se faisait pas illusion ; elle attendait avec calme le moment suprême, parlant de la mort comme d'un voyage qu'elle allait faire. Notre-Seigneur a daigné la favoriser de cette grâce de paix et de force jusqu'à son dernier soupir : « Je ne veux pas, répondait-elle à celles qui lui parlaient de guérison, faire une prière pour cela. Il faut mourir ! Qu'importe que ce soit maintenant ou un peu plus, tard. » Son application à réparer était l'occupation de ses journées. En un mot, c'était la vierge sage tenant dans ses mains la lampe et attendant l'arrivée de l'Epoux.

Pour ne pas nous écarter des intentions de notre chère soeur, nous arrivons, ma digne Mère, à vous parler de la dernière journée qu'elle a passée au milieu de nous : c'était le mercredi 17. Elle assista aux Heures, à la sainte Messe où elle communia, aux Vêpres et aux deux récréations. A celle du matin elle nous atten­drit toutes : quittant sa place et se mettant à genoux à côté de nous, elle sollicita la permission de demander pardon à la communauté avant de mourir, des sujets de peine et de mauvaise édification qu'elle croyait lui avoir donnés, nous recom­mandant de prier beaucoup pour elle après sa mort. Cette scène touchante nous arracha des larmes et nous édifia beaucoup ; mais nous étions loin de penser qu'elle tiendrait lieu de la réparation que notre bonne soeur aurait dû faire en recevant le Sacrement de l'Extrême-Onction, grâce dont elle a été privée. Le soir de cette journée, elle se confessa avec beaucoup de présence d'esprit, disant à la soeur qui devait passer après elle, de ne pas s'étonner, si elle restait un peu plus de temps qu'à l'ordinaire, car elle voulait le faire comme si c'eût été la dernière fois de sa vie. Après Matines auxquelles elle assista et qu'elle suivit avec une parfaite lucidité d'esprit, la voyant si oppressée nous étions inquiète pour la nuit. Lui faisant part de nos craintes, elle nous répondit : « Ma Mère, soyez sans inquiétude, je ne suis pas plus fatigué que ce matin. » Pendant la nuit, sa voisine de cellule se leva plusieurs fois pour aller la voir, mais elle lui dit toujours qu'elle n'avait besoin de rien. A cinq heures, une soeur du voile blanc se hâta de se rendre auprès d'elle ainsi que nous le lui avions expressément recommandé, mais notre chère soeur Marie-Thérèse la renvoya aussi d'un geste, en lui disant : « Je ne vais pas plus mal, vous pouvez vous en aller. » Cependant, l'infirmière qui, la veille, avait partagé nos inquiétudes, pressée par une inspiration, se leva un peu avant le réveil de la Communauté et se rendit auprès de la malade, et quelle ne fut pas sa surprise en s'apercevant qu'elle allait mourir ! Aussitôt on passa la matraque pour réunir les soeurs. Prévenue, nous nous empressâmes d'aller nous-même donner l'ordre de faire venir un prêtre pour l'Extrême-Onction. Hélas! nous n'étions plus à temps, on vint à notre rencontre nous dire que notre chère soeur avait cessé de vivre, l'infirmière et deux autres de nos soeurs avaient reçu son dernier soupir. Dans notre douleur et nos émotions, Ma Révérende Mère, nous tombâmes à genoux devant notre chère fille qui dormait son dernier sommeil, et la prière fut la consolation de nos coeurs. Nous récitâmes avec la Communauté, le Subvenite et les prières indiquées au Manuel pour le décès. C était, le 18 mars, à 5 heures 3/4, fête de Saint Gabriel, patron de notre chère défunte, et la veille de notre bon Père Saint Joseph, son patron aussi, et notre titulaire.

Et maintenant que lame de notre chère soeur Marie-Thérèse s'est présentée devant le Souverain juge, nous avons tout lieu d'espérer que son jugement lui aura été favorable. Ses saintes dispositions, sa générosité dans les souffrances, nous donnent la confiance que la miséricorde du bon Dieu se sera étendue sur elle d'autant plus abondamment qu'elle a été privée de la grâce des derniers sacre­ments. Mais les secrets de la justice divine, nous étant inconnus, nous vous prions donc humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien accorder à notre chère soeur Marie-Thérèse les suffrages de notre Saint Ordre. Veuillez y ajouter, par grâce, une communion de votre Sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater et une invocation à notre Père Saint Joseph et à Saint Gabriel, ses saints patrons. Elle vous en témoignera du haut du ciel sa fraternelle reconnaissance : nous vous assurons de la nôtre, ma Révérende Mère, ayant la grâce de nous dire au pied de la Croix, avec un religieux et profond respect,

Votre très humble soeur et servante,

Soeur MARIE DU SAINT-ESPRIT,

R. C. IND. PRIEURE.

De notre Monastère de la Sainte Mère de Dieu, de notre Père Saint Joseph et de notre Mère Sainte Thérèse des Carmélites de Lectoure, ce 22 mars 1897,

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