Carmel

22 Mai 1893 – Agen

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui, pendant les jours où nous nous préparions à la venue du Saint-Esprit, en union avec les Apô­tres dans le Cénacle, a sensiblement affligé nos coeurs en enlevant à notre religieuse affection notre bien chère Soeur Marie de la Nativité, de Saint- Michel, âgée de 73 ans, et de religion 52 ans.

Née d'une famille respectable et chrétienne de la ville de Bordeaux, et confiée aux soins des Filles de la Charité de Saint-Vincent de Paul, notre bien-aimée Soeur eut le bonheur de connaître et d'aimer Dieu dès l'enfance. Ces saintes religieuses veillèrent sur sa jeunesse, et, tout en lui inspirant le goût de la piété, l'initièrent aux travaux qu'elles dirigent dans leurs ouvroirs avec tant d'intelligence. Douée d'une aptitude extraordinaire pour le travail manuel, la jeune fille saisissait à demi-mot et accomplissait sa tâche sans difficulté.

Ce fut auprès de ses chères protectrices qu'elle reçut les prémices de la vocation religieuse. Elles cultivèrent avec délicatesse ce précieux germe, et bien que l'attrait de la jeune élève ne fut pas pour leur saint institut, elles favorisèrent avec dévouement son entrée au Carmel.

Sans avoir connu le monde, une impression divine lui en fit connaître le souffle corrupteur, et elle se dit à elle-même : « Je ne me sauverai pas dans le monde .. je veux me sauver et me sauver à tout prix ! »

Vous le voyez déjà, ma Révérende Mère, la vocation de notre chère fille fut avant tout une vocation de foi. Elle ne savait pas encore où Dieu la voulait... Une de ses compagnes lui ayant confié son attrait pour la vo­cation du Carmel, ce seul mot la fit tressaillir; une lumière vive la péné­tra... C'était bien la lumière de Dieu!... Ses maîtresses lui conseillèrent de se présenter à notre cher Carmel de Bordeaux ; et cette démarche fut pour elle toute une révélation. Dieu déchira le voile qui lui cachait cette belle montagne du Carmel, et qui plus tard devait se transformer pour elle en montagne du Calvaire, par les longues souffrances que Notre-Seigneur lui réservait.

L'entrée de notre bien-aimée Soeur fut fixée au 8 septembre, jour de la fête de la Nativité de la Sainte Vierge. Elle vit avec grande joie s'ouvrir devant elle les portes de l'Arche sainte. Pendant son noviciat, elle s'appli­qua, dans le silence de la vie cachée, à s'acquitter de toutes les observan­ces de notre sainte vocation, avec une fidélité qui lui conquit les suffrages de la Communauté. Après les temps d'épreuves, la chère enfant eut le bonheur d'être revêtue du saint habit par notre vénérée Mère Catherine, durant son premier priorat au monastère de Bordeaux, et de prononcer ses voeux entre ses mains; bonheur qui fut un des plus précieux souvenirs de sa vie religieuse ; car, comme nous toutes, elle avait la plus profonde vénération et la plus filiale reconnaissance à l'égard de cette Mère bien- aimée. Elle lui avait prodigué d'une manière si particulière les témoignages de sa maternelle affection !

Notre vénérée Mère vit sa chère fille marcher fidèlement dans la voie qui lui était tracée. Elle la trouva toujours docile et obéissante, énergi­que et active dans l'accomplissement de tous ses devoirs. Peu de temps après sa profession, elle lui demanda le sacrifice de son cher berceau reli­gieux pour se rendre à notre Monastère d'Agen. Alors, comme aujour­d'hui, ces deux Carmels, enfants de la même Mère, et animés du même esprit, ne formaient qu'une même famille. Notre bonne Soeur accepta gé­néreusement ce sacrifice ; et plus que jamais elle n'eut d'autre préoccupa­tion que celle d'être fidèle à son Dieu, et de se dévouer à sa nouvelle Communauté.

Ce dévouement, ma Révérende Mère, nous pouvons vous dire qu'il a été sans limites. Nos chères Soeurs anciennes, ainsi que nous, avons tou­tes été témoins de son zèle, de son activité et de son aptitude dans tous les offices ; car presque tous lui ont été confiés successivement et même plusieurs à la fois. Lorsqu'elle avait le soin d'enseigner une de ses com­pagnes, qui devait lui succéder dans une charge, la Mère Prieure pouvait se reposer sur elle, étant sûre que la jeune soeur serait parfaitement initiée à tous les détails de cet office et à la manière de le remplir.

Nous vous désignerons en particulier les offices de Portière, Provisoire, Infirmière, dans lesquels elle resta plus longtemps et où nous la vîmes toujours fidèle au devoir. Le dévouement et le devoir résument toute la vie de notre bien-aimée fille. Elle n'avait pas de meilleur témoignage d'a­mour à donner à son Dieu ; ses pratiques de dévotion étaient renfermées dans ces deux mots : devoir et dévouement. Et ce ne sera, ma Révérende Mère, que lorsqu'il ne lui sera plus possible de les mettre en pratique, lorsque la maladie viendra consumer son corps, que son amour cherchera un aliment nouveau : elle le trouvera dans la souffrance ; et elle saura, silencieuse, sous le regard de son Epoux, recueillir une à une les par­celles de sa croix.

Habituée à compter sur ses forces et sur sa bonne santé, notre Chère Soeur ne se contenta pas de se dévouer pour la Communauté, mais elle se livra à une mortification parfois excessive qui, jointe à la fatigue de ses travaux quotidiens, affaiblit son tempérament et lui causa une extinction de voix jusqu'à la fin de sa vie ; épreuve bien pénible à son coeur, car elle fut privée de donner sa voix au Saint-Office pendant de longues années !

Dieu lui envoya plusieurs maladies à diverses époques de sa vie reli­gieuse ; et bien qu'il exauçât les voeux de la Communauté en la conser­vant à notre affection, 11 la laissa dans un état de langueur qui fut pour elle une souffrance continuelle.

Pendant les 25 ans que l'office d'infirmière lui fut confié, la Commu­nauté a pu apprécier les qualités de notre bonne Soeur. Elle avait un véri­table coeur de mère pour ses malades, leur prodiguait les soins les plus délicats avec cette charité qu'inspire l'amour pour Notre-Seigneur, et avec cet oubli d'elle-même qui la faisait se dépenser sans mesure. C'est pour­quoi un de nos anciens et vénérés Supérieurs, M. le Chanoine Baret, lui dit un jour en souriant : « Je crois., ma fille, que vous avez manqué votre vocation... » faisant allusion à ses délicates industries qu'on trouve tou­jours si merveilleusement développées chez les Soeurs de Saint-Vincent- de-Paul.

Notre bien chère fille s'appliqua toujours fidèlement à la pratique des vertus religieuses. Entre toutes, nous vous nommerons l'esprit de foi et l'obéissance, ma Révérende Mère, qui ont brillé en elle plus particulière­ment. Elle eut sans cesse avec ses Mères Prieures une fusion d'âme, de coeur, d'esprit, de volonté, qui semblait exclure tout sentiment contraire à ceux de son Dieu visible. Peu de temps avant sa mort, elle était heu­reuse de pouvoir se rendre ce témoignage et nous affirmer que son esprit de foi avait été le même envers toutes ses Mères Prieures, comme si elle n'en avait eu qu'une seule durant tout le cours de sa vie religieuse. Lui avions-nous à peine exprimé un désir, ou fait connaître une décision à son égard, elle répondait toujours : « Ma Mère, je suis vôtre, ce sera comme vous voudrez »

L'année dernière, nous eûmes la joie de célébrer les Noces d'Or de notre bien-aimée Soeur ; mais son état de souffrance ne lui permit pas de participer aux réjouissances de la Communauté qui fêtait avec elle une de ses anciennes compagnes. Cependant nous la possédâmes quelques ins­tants au milieu de nous, et elle fut très heureuse de recevoir la bénédiction de Monseigneur qui avait bien voulu célébrer la sainte Messe ce jour-là dans notre chapelle, en l'honneur de nos deux jubilaires. Notre bon et digne Prélat nous donna, en cette circonstance, une nouvelle preuve de l'affectueux intérêt et de la paternelle bonté qu'il daigne témoigner sans cesse à notre cher Carmel.

Les souffrances qu'avait déjà endurées notre bonne soeur Saint-Michel, n'étaient que le prélude des cruelles douleurs qui l'attendaient à la fin de sa vie. Notre vénérée et si regrettée Mère Catherine en avait eu pour ainsi dire le pressentiment, quelques jours avant de quitter l'exil, en la bénissant une dernière fois : « Ma fille, lui dit-elle, soyez fidèle à marcher dans la voie de la tribulation et de la souffrance que Dieu vous trace. »

Ces paroles furent pieusement recueillies et conservées dans le coeur de celle qui en était l'objet; elles ne tardèrent pas à se réaliser; car, ma Révérende Mère, depuis cette époque mémorable, les souffrances de no­tre vénérée Soeur augmentèrent considérablement. Elle s'épuisait goutte à goutte, se consumait lentement comme une lampe qui jette encore quel­que lueur. Fixée à la croix par la main du divin Epoux, elle nous donnait sans cesse des sujets d'édification, pratiquant la douceur, la patience de la manière la plus touchante. Malgré les cruelles douleurs que lui causait la violence de son mal, elle demeurait impassible, n'exprimant aucune plainte ; ne laissant même pas apparaître de contraction sur sa physiono­mie. Sa chère et si dévouée infirmière lui disait parfois: « Vous souffrez beaucoup, n'est-ce pas, ma Soeur ?— Oh! jamais trop de souffrances, répon­dait-elle... La souffrance, c'est le pain de la vie... et encore: Merci, mon Dieu!... » Elle exprimait aussi sa profonde reconnaissance pour les soins qui lui étaient prodigués et pour le dévouement sans bornes de ses deux bonnes infirmières qui l'entouraient nuit et jour. Puis elle reprenait son bien-aimé silence dans lequel elle avait si bien appris la science de savoir souffrir pour le Dieu qu'elle aimait!...

Notre chère malade gardait le plus affectueux souvenir de ses bons pa­rents. Elle nous pria de leur transmettre ses dernières recommandations : « Ma Mère, veuillez écrire à ma bien-aimée famille, à Bordeaux, pour lui dire mon bonheur de mourir Carmélite. Je désire beaucoup que ma bonne soeur, ainsi que ceux qui l'entourent, ne fassent toujours qu'un coeur et qu'une âme, et qu'ils vivent bien chrétiennement, servant Dieu avec fidélité. » — Elle éprouva une très grande joie lorsqu'elle reçut la promesse que ses désirs seraient réalisés, et elle en bénit le Seigneur.

Durant les quelques mois que notre bonne Soeur est restée à l'infirmerie, chaque semaine nous avions le bonheur de lui faire recevoir les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Nos deux vénérés Pères venaient lui apporter les consolations si précieuses de leur paternel ministère ; grâce qui remplissait son coeur de la plus vive gratitude.

Monsieur notre Docteur suivit avec le plus bienveillant intérêt le cours de cette maladie. Il prescrivit un remède qui put prolonger l'existence de notre chère infirme; mais en présence d'une santé si délabrée, il ne pou­vait espérer un rétablissement. La faiblesse au contraire augmentait de jour en jour. Notre entière confiance en notre bon Docteur nous inspira de lui demander s'il n'était pas prudent de faire recevoir l'Extrême-Onc­tion à notre bien-aimée fille; et sa réponse fut affirmative, vu l'état d'épui­sement de la malade.

Cette nouvelle fut reçue par notre soeur vénérée avec une joie pleine de reconnaissance, et son sourire semblait exprimer le désir de voir arri­ver ce bienheureux moment. Cette touchante cérémonie eut lieu le 16 avril. Dimanche de la fête du Bon Pasteur. Notre digne Père confes­seur, avec son inépuisable et si paternel dévouement, vint accomplir lui-même ce pieux devoir. Il avait le secret des combats et des mérites de cette âme généreuse; il l'avait vue gravir avec amour les degrés du Calvaire. Aussi lui dit-il ces consolantes paroles, si douces à ce moment suprême : « Vous pouvez vous présenter avec confiance aux pieds de Notre- Seigneur, mon enfant., vous serez bien reçue de lui... Le Thabor est près du Calvaire !... »

Dans la même journée, notre vénéré Père Supérieur, si attaché à notre Carmel, vint apporter sa bénédiction à la chère malade qui trouva dans les sentiments de son coeur paternel les encouragements nécessaires à son âme; et cette précieuse visite augmenta sa force et son abandon pour souffrir encore davantage, si tel était le bon plaisir de Dieu.

En effet. Notre Seigneur voulait purifier de plus en plus son épouse fidèle, en la laissant sur la croix dans une parfaite soumission. Elle eut le bonheur de recevoir le Saint Viatique, ce Pain céleste dont elle s'était si souvent fortifiée dans le silence et la prière. Ensuite elle renouvela ses voeux entre nos mains ; et comme nous lui suggérions la pensée de de­mander à Notre Seigneur d'adoucir un peu ses souffrances : « O ma Mère, nous répondit-elle, la volonté de Dieu! je ne veux pas avoir d'autre désir. — Je me baigne dans cette divine volonté, disait-elle souvent, lorsque nous l'exhortions à souffrir vaillamment...Quel bonheur de voir le Ciel s'ouvrir bientôt devant moi ! »

Mais ce beau Ciel devait se faire attendre encore... et la chère patiente, armée d'une force morale incompréhensible dans cette maladie de lan­gueur et au sein de cruelles souffrances, nous donnait plus que jamais des preuves d'une admirable vertu et d'un grand amour pour Dieu. Les jours, les semaines se succédaient avec des alternatives de mieux et de plus mal ; pendant ce temps, nous restions sous la continuelle impression qu'elle allait à chaque instant nous être enlevée... Nous avons plusieurs fois re­nouvelé à notre chère fille les prières du Manuel. Toute la Communauté était sur le Calvaire ; et jamais cette parole du Banquet Sacré ne s'est mieux réalisée : «... que par le privilège des liens de charité, toutes les Soeurs souffrent dans celle qui est malade. »

Ce fut le 19 mai, à 8 heures du soir, pendant que la Communauté réci­tait les Complies que l'âme de notre bien-aimée Soeur s'est envolée au séjour des Bienheureux. A ce moment suprême, notre bon Père confes­seur lui donna une dernière absolution ; nos chères infirmières, nos bonnes soeurs du voile blanc, et nous, étions présentes.

 

Nous espérons que cette âme fidèle jouit du bonheur sans fin qu'elle a si bien mérité. Cependant comme il faut être si pur pour contempler sans voile le Dieu trois fois saint, nous vous supplions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre; par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences des six Pater et du Chemin de la Croix; quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre Père saint Joseph et à notre Mère sainte Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un profond respect dans l'amour de Jésus,

 

Votre très-humble soeur et servante.

Soeur Marie de Saint Michel, r. c. i.

De notre Monastère de la Sainte Trinité, de N.-D. du Mont Carmel et de notre Mère sainte Thérèse des Carmélites d'Agen, ce 22 mai 1893.

 

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