Carmel

22 Juillet 1893 – Besançon

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Humble et respectueux salut en Notre-Seigneur, qui, au début de la sainte quaran­taine, nous a imposé un bien douloureux sacrifice, en enlevant à notre religieuse affection, après deux jours d'indisposition, notre bien chère et très regrettée Mère Marie Clotilde- Antoinette de I'Enfant Jésus, professe de notre Monastère, dans la 70e année de son âge et la 47e de sa vie religieuse.

Des circonstances indépendantes de notre volonté nous ayant empêchée de nous occu­per de sa circulaire, nous éprouvons aujourd'hui le besoin de jeter un coup d'oeil en arrière sur la vie si bien remplie de notre bien chère défunte et de vous entretenir un instant des vertus dont elle nous a donné un si constant exemple.

Notre chère Mère était la plus jeune d'une des plus belles familles de la contrée vivant dans une belle aisance et surtout vivant de la foi. Celte famille patriarcale dont le père était comme le roi et le seigneur, se composait de dix enfants, tous capables d'être présentés pour modèles à la paroisse. Le bon Dieu voulut faire sa part, le frère aîné entra dans l'Institut des Frères de la Doctrine Chrétienne où il laissa de grands exemples des vertus religieuses. Notre chère Mère n'en parlait qu'avec une sorte de vénération. Ce fut ce frère bien aimé qui seconda sa petite soeur dans son dessein de la vie religieuse et l'aida beaucoup à surmonter les difficultés qui s'opposaient à son entrée au Carmel.

La petite Clotilde, d'une nature angélique, vivait heureuse entourée et choyée de ses pieux parents : on comprend ce que devait être ce modeste intérieur aux regards du Divin Maître qui ne tarda pas à choisir encore une fleur dans ce petit parterre. De bonne heure notre chère Mère entendit l'appel divin, et dès qu'elle connut l'arrivée de nos Mères fondatrices, elle fut des premières aspirantes qui se présentèrent. Elle obtint de venir faire une retraite, puis annonça son désir de rester si on le lui permettait. Le père, profondément ému, frappé d'une telle demande, envoya son fils la chercher avec ordre d'employer, s'il en était besoin, des gendarmes pour lui ramener sa fille. Notre Vénéré Supérieur, qui était alors Monseigneur Mathieu, de sainte mémoire, la fit sortir immédiatement. Pourquoi ce refus si formel d'un si grand chrétien ? C'est qu'il ne pouvait se résigner à voir sa bien- aimée fille jeûner huit mois de l'année, disait-il, tant lui-même souffrait terriblement de la tête pendant le jeûne du carême auquel il se soumettait très strictement

La jeune aspirante dut reprendre le chemin de la maison paternelle où, pendant deux années entières, elle eut à lutter contre la tendresse paternelle. Nos Vénérées Mères l'encourageaient, la soutenaient ; nous retrouvons encore dans ses papiers leurs lettres, toute l'expression de leur tendre affection pour celle en qui elles avaient bien vite reconnu la vocation d'une vraie fille de notre Sainte Mère. Après ces deux années d'épreuves, deux années d'exil pour son âme, la petite colombe (comme nos bonnes Mères aimaient à la nommer) revint à l'arche avec les palmes de la victoire remportée sur le monde et les siens par son aimable patience, et se montra dès le premier jour novice parfaite ; et ce qu'elle fut au début elle le fut toute sa vie.

 

Ma Révérende Mère, une ancienne compagne de noviciat de notre bonne Mère de l'Enfant Jésus nous écrivait, il y a quelque temps, nous citant un fait dont elle avait été témoin ; cette bien chère Mère nous dit en parlant de notre regrettée défunte : « Je l'ai vue recevoir des reproches immérités, on la croyait avoir manqué à l'obéissance, à la sainte pauvreté, la petite novice terrassée de reproches devant moi baisa la terre comme si elle eut été coupable, sortant ensuite pour le même travail je lui dis : vous avez été grondée et sans le mériter, alors elle me saisit le bras avec affection en me disant : ma petite soeur, sachez qu'au Carmel une journée sans humiliation imméritée est une journée perdue; c'était comme le jet de son coeur religieux, car, entre la réprimande et ma sympathie il n'y avait que deux minutes, ce trait vous dépeint l'âme de celle que nous pleurons, en tout je l'ai vue tendant sans relâche à la perfection. »

Voilà le témoignage que nous avons de son commencement pour nous qui ne l'avons connue que dans un âge plus avancé, nous ne pouvons oublier les grands exemples qu'elle n'a cessé de nous donner dans tous les emplois et offices de la Communauté, ce dont elle s'est acquitté avec un actif et vrai dévouement, une aimable et ardente charité ; successivement provisoire, robière, sacristine, infirmière, partout la même abnégation d'elle-même, un grand esprit de foi et de respect pour les traditions de nos Mères fonda­trices, leurs usages, leurs manières, qu'elle gardait avec une scrupuleuse fidélité et qu'elle voulait voir pratiquer aux postulantes envers lesquelles son zèle n'avait pas de borne pour les initier aux pratiques religieuses, profitant de toutes les circonstances pour les aider, les encourager.

Notre bien chère Mère était ingénieuse pour aider sa Communauté, faisant comme elle disait ses expériences et dans son aimable simplicité s'amusait avec nous en récréa­tion de ses déceptions ; mais le bon Dieu bénit sa bonne volonté et à force d'essais, elle réussit assez bien à la reliure. Cet office fut une de ses dernières préoccupations, depuis longtemps elle nous disait : je ne voudrais pas mourir sans qu'une de nous puisse me remplacer. — Nous lui devons tous nos livres du choeur, une partie de la bibliothèque.

Ma Révérende Mère, nos Vénérées fondatrices ayant successivement rempli la charge de prieure, la communauté jeta les yeux sur soeur Antoinette de l'Enfant Jésus dont l'excellent coeur gagna bientôt toutes les sympathies, et dirigea avec une aimable con­descendance le petit troupeau pendant trois ans, soutenue et aidée de nos bonnes Mères qui l'aimaient et étaient payées de retour. Plus que toute autre elle sentit leur perte ; pour nous, nous aimions à les retrouver dans les douces et aimables réparties de notre bonne Mère Antoinette de l'Enfant Jésus.

La tendre piété de notre chère Mère envers Notre-Seigneur la portait, par attrait, au mystère de la Sainte-Enfance; quelle ne fut pas sa joie et son bonheur en voyant la statue de l'Enfant Jésus miraculeux de Prague, don d'un de nos chers Carmels. Que de respec­tueuses tendresses, élan de sa belle âme, elle adressait à ce Bien-Aimé Petit Jésus, que de prières elle Lui a adressées en vue d'obtenir des secours ; au Ciel elle aura continué ses supplications, du Ciel aussi elle s'associe à la reconnaissance que nous devons à la protection de notre Divin Petit Roi, elle nous aidera aussi à acquitter notre dette de gratitude envers les personnes charitables qui nous sont venues en aide d'une manière si efficace et si inattendue.

Sa piété s'étendait à tous et à tout, son grand esprit de foi animait toutes ses actions et souvent nous étions étonnées avec quelle naïve simplicité elle priait, ce qui nous édifiait beaucoup, et nous faisait dire que le bon Dieu ne pouvait rien lui refuser, parce que, disait-elle, je le remercie de suite ; en effet, elle avait souvent à demander une prière d'action de grâces. Que de prières elle a faites pour sa famille qui était restée aussi le sujet de ses religieuses sollicitudes, malgré le nombre, elle se rappelait toutes les dates et il ne se passait guère de jours qu'elle n'eût un anniversaire à recommander en récréa­tions aux prières de ses soeurs. Elle avait surtout à coeur l'esprit de foi, l'esprit de famille pour les jeunes foyers qui se formaient ; elle demandait par dessus tout de bonnes voca­tions sacerdotales et religieuses. Quel ne fut pas son bonheur en suivant un de ses neveux au séminaire au saint autel et un autre chez les Frères, digne émule de son oncle, mort à la peine, et on peut le dire en odeur de sainteté ; et bon nombre d'autres petits neveux sur lesquels elle fondait ses espérances pour l'avenir, et qu'elle se réjouissait de voir à la cérémonie de sa cinquantaine, époque qu'elle désirait et appelait de tout ses voeux non pour elle, mais pour les siens au nombre de plus de cent cinquante neveux et petits neveux.

Oui, cette bonne et bien aimée Mère gardait cette espérance, et jusqu'à la veille de sa mort elle souriait à la pensée de ce beau jour. Elle en parlait avec une grâce char­mante avec Monsieur notre dévoué Docteur, qui a tant de droits à notre reconnaissance; du même âge que notre bonne Mère, il lui disait : oh ! mais, nous ne voulons pas vous laisser partir, il faudrait faire mes paquets, et elle de reprendre : oh ! n'est-ce pas, Monsieur le docteur, ce serait dommage, dans trois ans je ferai mon cinquantain !... Mais, hélas ! le bon Dieu en avait disposé autrement.

D'une complexion très délicate, notre chère Mère supporta avec une courageuse énergie la rigueur de la règle qu'elle accomplit toujours sauf quelques légers adoucis­sements ; ces dernières années, elle soutenait parfaitement le jeûne du Carême. Ne pouvant se livrer aux travaux plus pénibles, elle s'en dédommageait, nous disait-elle, en direction, en faisant, sans que personne ne s'en doute, bien des pratiques d' humilité, de renoncement, profitant de toutes les occasions qui se présentaient. Son grand esprit de foi l'animait toujours dans les emplois qu'elle eut à remplir, n'épargnant ni fatigues, ni souffrances pour la sainte pauvreté, vertu qu'elle a poussée à l'excès dans ce qui était à son usage, elle avait un soin particulier pour ses livres d'office qu'elle a laissés intacts à tel point, qu'on ne dirait pas qu'elle s'en soit servi. Sa charité aussi, était ingénieuse pour soulager ses soeurs. Etant infirmière, quelles fatigues ne s'imposait-elle pas pour ses chères malades? En tout temps, on la voyait parcourir la maison, voulant se rendre compte de tout ; s'il arrivait un orage au milieu de la nuit, elle ne craignait pas d'aller du grenier à la cave pour parer aux accidents ; on était tellement habitué â la rencontrer qu'aujourd'hui on croit la voir et la rencontrer encore.

Malgré son âge, notre chère Mère continuait à se dévouer ; rien ne pouvait nous faire présager une fin si prochaine, depuis quelque temps cependant nous voyions sa physionomie un peu changée ; en récréation elle était parfois endormie, nous la pressions de se reposer, elle ne pouvait se résigner à accepter des soulagements, nous assurant qu'elle se trouvait mieux du régime de la communauté. Elle avait passé le rigoureux hiver dans sa cellule sans en être indisposée. Malgré une certaine atteinte de la maladie, influenza, qui faisait tant de victimes dans notre ville, nous étions entrées en carême comme les autres années ; notre bonne Mère nous assurait ne s'être jamais si bien portée. Le 23 février, elle était avec la communauté à la buanderie, où elle se montra plus alerte que jamais, ce que toutes nous avions remarqué avec bonheur, lui disant le soir qu'elle rajeu­nissait tous les jours. Le lendemain matin, ne la voyant pas à l'oraison, nous nous ren­dîmes à sa cellule, afin de voir si elle n'était pas souffrante ; nous la trouvâmes avec des vomissements, ce qui, au premier abord, ne nous surprit pas, parce que cela lui arrivait de temps en temps, sans qu'elle en fût arrêtée ; néanmoins, nous la fîmes coucher et le soir, voyant, contre l'habitude, que le mal continuait et qu'elle ne pouvait rien prendre, nous fîmes prévenir M. le Docteur, qui ne trouva rien de grave, imposa différents remèdes qui soulagèrent notre chère malade ; le jour suivant, elle paraissait mieux, nous continuâ­mes les ordonnances du Docteur. Le lendemain, dimanche 26, notre bien chère Mère baissait; nous fîmes de nouveau appeler le médecin qui était absent, ainsi que M. l' Aumônier, aussi absent. Sur le soir, elle nous dit : ma Mère, je crois qu'il faut m'administrer. Voyant qu'elle se frappait, nous la rassurâmes. Comme il était tard, et que M. l'Aumônier n'était pas rentré et ne voyant pas de danger, on remit au lendemain. M. l'Aumônier entra après la messe pour la confesser, la trouvant assez mal pour l'administrer, mais nous dit : attendons la visite de M. le Docteur, qui vint de suite, et fut effrayé de la gra­vité de l'état de la chère malade, nous avoua le danger de la maladie. Elle souffrait de coliques de miserere. Il ordonna des remèdes énergiques, nous dit d'attendre néanmoins pour l'administrer, qu'il reviendrait dans l'après-midi. On suivait l'ordonnance. A midi, elle nous parlait encore très bien, nous lui proposâmes de faire appeler M. le Curé, son neveu, ce qui lui fit plaisir ; je serai heureuse de le voir, nous dit-elle. Nous quittâmes cette bien aimée Mère qui nous édifiait tant par son aimable et courageuse patience et résignation à la volonté de Dieu.

A peine fûmes-nous sortie qu'on nous rappela, nous disant que notre chère malade ne parlait plus ; nous accourûmes, et en effet, c'était la fin. M. notre dévoué Aumônier vint en toute hâte et n'eut que le temps de faire les onctions et c'était fini, notre bien chère Mère rendait sa belle âme à Dieu, comme dans un doux sourire, sans effort, sans agonie. Ce fut un coup terrifiant !... nous étions consternées, rien ne nous avait prépa­rées à ce douloureux sacrifice. Cette chère âme si candide était prête, le bon Dieu en l'appelant ainsi à Lui voulut lui éviter les frayeurs de la mort et les craintes du jugement dernier qu'elle avait toujours redoutées.

M. le curé, neveu de notre bonne Mère, profondément ému de la triste nouvelle, vint en toute hâte et ne put avoir que la douloureuse consolation de contempler à la grille sa tante bien aimée qui paraissait souriante et plongée dans un doux sommeil.

Notre Vénéré Père Supérieur, regrettant de n'avoir pu recevoir à temps la nouvelle de la maladie de notre regrettée Mère, voulut bien accepter de chanter la messe d'enter­rement et présider aux obsèques. M. l'Aumônier, dans son généreux dévouement, s'associant plusieurs membres de notre pieux clergé, se chargea du chant avec tout le talent et la piété qui le caractérisent, et accompagné du cher neveu, seul représentant de la grande famille, accompagna notre chère et regrettée défunte au cimetière, où nous fûmes repré­sentées par différents membres de communautés religieuses et d'autres personnes amies de notre petit Carmel.

Ma Révérende Mère, quoique nous ayons la douce confiance que notre bien chère Mère Antoinette de l'Enfant Jésus, soit déjà en possession du bonheur céleste, comme il faut être si pure pour paraître devant Dieu trois fois saint, nous vous prions de vouloir bien faire ajouter aux suffrages de l'Ordre déjà demandés, par grâce : une communion, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du via crucis, les six Pater, une invocation au Saint Enfant Jésus ; à Saint Joseph, à notre mère Sainte Thérèse et à ses saintes patronnes. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire aux pieds de la Croix avec un religieux et profond respect.

Ma Révérende Mère,

 

Votre humble soeur et servante,

Soeur MARIE-THÉRESE,

R. Carmélite ind.

De notre Monastère de l'Immaculée-Conception et de notre Père Saint Joseph des Carmélites de Besançon, le 22 juillet 1893.

 

P. S. — Ma Révérende Mère, nous recommandons à vos pieux suffrages notre saint et vénéré prélat, dont la mort foudroyante a jeté la consternation dans notre diocèse. Un souvenir particulier pour M. notre Père Supérieur, frappé plus que tout autre par ce coup si cruel.

Veuillez aussi, ma Révérende Mère, nous aider à nous acquitter de notre profonde recon­naissance envers M. Boucher de Saint-Agnan, décédé, et Madame Boucher de Saint-Agnan, nos généreux Bienfaiteurs.

 

 

 

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