Carmel

22 janvier 1894 – Amiens

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et respectueux salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient de porter à nos coeurs un coup des plus sensibles en appelant à Lui notre Révérende et bien- aimée Mère Marie-Louise-Clémentine de St-Jean de la Croix, Prieure et Professe de cette Communauté, âgée de 71 ans, 6 mois et 3 jours, et de religion 28 ans, 4 mois et 26 jours.

C'est au jour même où nous faisions l'office de l'agonie de Notre-Seigneur au jardin des Olives, mystère auquel notre bonne Mère avait une dévotion toute particulière, et auquel le divin Maître avait voulu l'associer d'une manière plus intime, en faisant de la petite infirmerie où elle était recluse depuis deux ans un autre jardin de Gethsémani, c'est en ce jour même, disons-nous, qu'elle est allée recevoir la récompense promise à celui qui aura vaillamment combattu jusqu'à la fin.

Dans son humilité, notre bien chère Mère nous a exprimé plusieurs fois le désir de n'avoir de lettre circulaire que pour réclamer les suffrages de notre Saint Ordre. Malgré notre filial respect pour ses dernières volontés, nous ne pouvons, ma Révérende Mère, résister au désir de nous édifier mutuellement, en vous entretenant un peu de cette vie si pure et si sainte, couronnée par un dou­loureux martyre de 27 mois, si généreusement accepté. Sa mort a été celle d'une Sainte: pleinement abandonnée à la volonté de Dieu pour mourir ou pour conti­nuer à souffrir encore pendant des années, si le divin Maître l'eût voulu ainsi.

Notre Révérende Mère St-Jean de la Croix naquit à Amiens, d'une famille honorable et très chrétienne et qui compte dans son sein huit membres consacrés à la vie religieuse, dont un neveu, prêtre, et deux nièces dans la Congrégation dite du Louvencourt. Sa digne et pieuse mère, demeurée veuve avec huit enfants encore en bas âge, perdit avec son mari, son chef et son soutien, les plus belles espérances d'avenir et de prospérité temporelle qu'elle pouvait légitimement concevoir. N'ayant plus d'autres ressources que sa foi et sa confiance en Dieu, la jeune veuve ne perdit pas courage ; elle éleva ses enfants dans l'amour du travail et les salutaires pratiques de la piété, et au bout de quelques années, elle put compter sur ses filles aînées qui commencèrent à se livrer à l'enseignement de la jeunesse dans un pensionnat très estimé de la ville de Péronne. La petite Clémentine y suivit bientôt ses soeurs ; c'est là qu'elle fit sa première Communion avec une piété tout angélique. A l'âge de 15 ans, elle quittait le pensionnat, afin de contri­buer par son travail à alléger le lourd fardeau qui pesait sur les épaules de sa mère et de ses soeurs aînées. Afin d'arriver à ce but, elle était prête à tous les sacrifices. Ayant des aptitudes pour le commence, elle se vit bientôt obligée de s'éloigner de sa ville natale et de se rendre à Reims chez un riche et honorable négociant qui plus tard l'associa aux bénéfices de sa maison. Avec quel bonheur cependant, elle eût dit adieu à un monde qu'elle n'avait jamais su que mépriser et dans lequel elle ne restait qu'à son coeur défendant; avec quelle joie elle eût donné sans retard pleine satisfaction à son attrait pour la solitude et les autres pratiques de la pénitence ! Mais sa piété filiale, dont elle a été un modèle accompli, ne le lui permettait pas encore et la jeune fille se résignait. Demeurant fidèle à tous ses devoirs d'état, à la pratique de l'oraison et de la mortification, à la fréquentation des sacrements et par dessus tout au salutaire exercice de la présence de Dieu, elle s'efforçait ainsi de devenir de jour en jour moins indigne des liens sacrés qui la devaient unir plus tard à l'Agneau divin. Enfin, après 28 ans de travail et de sacrifices entremêlés de contradictions et de disgrâces, qu'elle supporta avec une vertu héroïque, elle avait réussi à mettre sa bonne mère à l'abri de toute inquiétude pour ses vieux jours, et elle comprit que l'heure était venue pour elle d'embrasser cette vie religieuse vers laquelle elle n'avait jamais cessé de soupirer. Ce fut vers cette époque que, faisant un pèlerinage à Notre-Dame des Miracles, dans la ville de St-Omer, où un R. P. Jésuite prêchait ce jour-là même sur l'esprit de sacrifice, elle crut entendre une voix intérieure lui dire: « Tu me seras consacrée dans la vie religieuse et tu y souffriras le martyre ». Au même instant, elle se sentit tellement embrasée de l'amour divin, qu'elle dut se cram­ponner à sa chaise pour ne pas se lever au milieu du sermon et crier à haute voix : « Oui, mon Dieu, oui, je veux souffrir le martyre pour votre amour !... »

Habituée à marcher par une voie de pure foi, Mademoiselle Clémentine ne fit pas grande réflexion sur ces impressions passagères où l'imagination pouvait avoir quelque part, et elle n'en parla à personne. Mais afin de l'éclairer de plus en plus sur ses desseins, Notre-Seigneur lui fit rencontrer une sainte amie avec laquelle elle fut tendrement unie jusqu'à sa mort. Cette amie l'aida beaucoup de ses conseils et de ses lumières et l'engagea à se mettre sous la direction d'un P. Jésuite en qui elle avait elle-même la plus entière confiance. Ce bon Père connut bientôt toute la droiture et toute la force de l'âme d'élite que le divin Maître lui adressait; aussi la traita-t-il en conséquence, ne lui laissant jamais deviner la profonde estime qu'il avait pour sa vertu. Cependant jamais sa chère fille ne se découragea. Ayant parfois l'esprit perplexe, et obligée de le consulter, elle se rendait dans différentes villes où le Père était appelé pour les oeuvres de son ministère. Elle aurait entrepris les voyages les plus pénibles et serait allée jusqu'au bout du monde pour obéir à son directeur. C'est ainsi que se croyant appelée à suivre la règle de Ste Claire, elle fut sur le point de partir pour Bruges, pour Rome, et jusqu'à Jérusalem pour accomplir ce qu'elle croyait être la vo­lonté de Dieu. Mais toutes ces incertitudes, qui la firent d'abord tant souffrir, ne servirent qu'à mieux faire connaître les desseins de Dieu sur son âme.

De concert avec son directeur, Monsieur le Chanoine Herbet, son parent, ayant été mis au courant de ces diverses tentatives demeurées infructueuses, eut la pensée de venir la présenter à nos anciennes Mères. Celles-ci n'hésitèrent pas à la recevoir, malgré son âge un peu avancé. Son extérieur à la fois si digne et si modeste, son extrême désir de se donner toute à Dieu, quoi qu'il lui en pût coûter, tout faisait espérer que, Notre-Seigneur secondant ses efforts, elle pour­rait s'habituer à notre genre de vie ainsi qu'à toutes les austérités de notre Ste Règle. Ce fut le 27 Août 1863 qu'elle fit son entrée en ce Carmel d'Amiens, berceau religieux de notre Bienheureuse Sr Marie de l'Incarnation auquel elle a légué son coeur pour l'aimer et son oeil pour veiller sur lui. Il lui en coûta beau­coup de se séparer pour toujours de sa pieuse mère déjà septuagénaire ; elle dit adieu à ses frères bien-aimés, à ses soeurs chéries et ne pensa plus qu'à s'appli­quer à ses nouveaux devoirs, afin de contenter pleinement Notre-Seigneur. Elle eut pour patron notre père St Jean de la Croix. Quand sa bonne mère vint la voir à la grille pour la première fois, et qu'elle apprit le nom qui lui avait été donné, elle ne put s'empêcher de lui dire : « Oh ! que je suis heureuse, ma fille, du beau nom que tu portes ! Moi qui ai toujours tant aimé la croix !... »

Nous pouvons dire aussi, ma Révérende Mère, que jamais ce nom de St Jean de la Croix ne fut mieux choisi, ni porté plus dignement que par notre Vénérée Mère qui fut de tous points une vraie fille de Ste Thérèse et de St Jean de la Croix ; jamais elle n'eut trop de croix. Elle avait surtout goûté et mis en pratique cette maxime de notre glorieux Père: « Dieu estime bien plus en vous l'accepta­tion volontaire de la souffrance pour son amour, que toutes les consolations intérieures dont vous pourriez jouir. » Ce fut là vraiment la voie de toute sa vie dans le monde comme dans le cloître. Pendant son postulat, on craignit un instant qu'elle ne pût se mettre au courant de la récitation de l'office divin ; mais bientôt les difficultés s'aplanirent comme par miracle et elle eut la douce consolation d'être admise au temps ordinaire à la prise d'habit, et un an plus tard à prononcer ses saints voeux, ce qu'elle fit dans toute la joie de son coeur. On la vit dès lors s'appliquer avec plus de ferveur que jamais, à la pratique de toutes les vertus religieuses: ce qui la distinguait, c'était surtout son grand esprit de foi, de respect et de dépendance envers ses supérieurs et ses Mères Prieures ; celles-ci aimaient à prendre ses conseils, trouvant en elle une religieuse grave, de bon jugement et de bon avis. Fidèle à tous les points de la Règle, mal­gré des infirmités précoces et des souffrances habituelles, charitable, silencieuse, dévouée, entretenant l'ordre le plus parfait dans les offices qui lui étaient confiés, toutes ces qualités réunies la rendaient extrêmement précieuse et utile pour tous les besoins de la Communauté. Elue Sous-Prieure, puis nommée Dépositaire, elle remplit ces diverses charges avec tout le zèle que lui inspirait son amour de la régularité et son attachement pour sa chère Communauté. Jamais au milieu de ses grandes occupations, elle ne perdit la sérénité de son âme ni le calme de son esprit, ni cette paix intérieure qui est un des fruits de l'Esprit Saint, et dont le rayonnement illumina jusqu'à la fin les traits de son visage. Elle ne sortit jamais de cette dignité religieuse qui lui allait si bien. On voyait en elle le type d'une vraie Carmélite : la modestie, le recueillement, la contenance parfaite de toute sa personne faisait penser à Dieu.

Ainsi que nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, notre chère Mère St Jean de la Croix était une âme de prière et de recueillement. Elle a récité son office divin jusqu'aux derniers jours de sa vie avec une scrupuleuse fidélité, alors même qu'elle était en proie à des souffrances inexprimables. Son amour filial envers la Sainte Église et sa sollicitude à prier pour la conversion des pécheurs étaient dignes d'une vraie fille de Ste Thérèse. Elle avait aussi fait le voeu héroïque en faveur des âmes du Purgatoire.

Mais que n'aurions-nous pas à vous dire de sa tendre dévotion envers la Ste Vierge, et surtout en l'honneur de Notre-Dame des Sept-Douleurs, à qui elle rendait un culte particulier. Elle avait un certain nombre d'anniversaires qu'elle solennisait dans son coeur en souvenir de nombreuses grâces de choix obtenues par l'entremise de cette tendre Mère. Elle s'en ouvrit un jour à Monsieur notre Confesseur et lui raconta qu'étant allée faire un pèlerinage à Liesse, afin de con­fier à sa divine Mère ses incertitudes sur sa vocation, elle entendit distinctement ces paroles : « Ma fille, tu seras Carmélite et tu entreras au Carmel d'Amiens » ; ce qui la remplit d'une extrême consolation.

A peu près vers la même époque, elle apprend avec la plus vive douleur par son neveu et ses nièces, que leur mère, atteinte d'une maladie grave, est en danger de mort. Aussitôt elle leur envoie une prière de la Salette et sait inspirer à tous les membres de sa famille désolée une si entière confiance, qu'ils obtien­nent au bout de quelques jours une guérison miraculeuse. Lorsqu'en 1878, nous perdîmes la bonne soeur ancienne qui avait depuis quarante ans la confection de nos petits scapulaires, notre bonne Mère demanda et obtint comme une grande faveur de lui succéder dans ce travail, ce qu'elle fit jusqu'à sa mort.

Habituée à lutter depuis longtemps avec une énergie rare, contre les douleurs aiguës d'un rhumatisme dont elle était déjà légèrement atteinte à son entrée, notre bien-aimée Mère ne fut cependant jamais arrêtée, pouvant toujours faire face à tout ce qu'on exigeait d'elle. Elle arriva ainsi en l'année 1891, date mémo­rable entre toutes, où nous eûmes la joie de célébrer le 3eme centenaire de la mort de notre Père St Jean de la Croix. Désirant vivement, ainsi que nous toutes, rehausser cette belle fête et lui donner la solennité que pouvaient comporter nos modestes ressources, le glorieux amant de la Croix voulut récompenser à la ma­nière des saints le grand zèle que notre Mère déploya en cette circonstance. Au lieu de sa guérison que nous sollicitions et que nous espérions au cours de ces belles fêtes, une maladie intérieure des plus douloureuses, au dire du médecin, ne tarda pas à se déclarer. A dater de ce moment, la vie de notre pauvre Mère ne fut plus, le jour et la nuit, qu'un véritable martyre, lequel devait durer jusqu'à sa mort. Il y avait près de deux mois qu'elle était ainsi sur le Calvaire, quand Notre-Seigneur voulut y ajouter un crucifiement nouveau: celui de la charge de Prieure. C'est de là qu'avec Jésus, son divin Sauveur, elle devait prononcer son Consummatum est!...

Notre bonne Mère eut beau réclamer auprès de nos Supérieurs, il fallut ac­cepter le fardeau doublement pénible pour elle. Âme de devoir par excellence, elle se voyait impuissante à satisfaire aux obligations de sa charge, ne pouvant assister à tous les actes de Communauté. « Je voudrais être la première partout », disait-elle à nos soeurs. « Oh! ma Mère, lui répondions-nous, Notre-Seigneur veut surtout que vous nous appreniez à bien souffrir. » Souvent cette chère victime essayait au prix des derniers efforts, de monter ou descendre un escalier pour se trouver à un exercice. Mais que de fois, après être arrivée, malgré de cruelles douleurs, jusqu'à la moitié du chemin, vaincue par l'excès du mal, elle ne pou­vait ni aller plus loin, ni revenir sur ses pas! Elle se cramponnait alors à la rampe de l'escalier, attendant de la bonté de Notre-Seigneur la possibilité de faire un pas ; car nous avions la douleur de ne pouvoir l'aider alors, le moindre mouve­ment étranger lui donnant une crise. Nous suppliions notre bonne Mère de ne plus s'exposer ainsi ; mais son courage et sa générosité l'emportant sur nos ins­tances, elle venait encore de temps à autre présider quelque exercice.

Il y avait à peine un mois que la charge de Prieure pesait sur ses épaules, quand il lui fallut quitter sa cellule pour entrer à l'infirmerie afin d'y recevoir les soins que réclamait son état. Monsieur notre médecin, qui nous prodigue ses soins avec le plus parfait dévouement et le plus complet désintéressement, épuisa toutes les ressources de son art pour soulager notre chère malade et arrêter les progrès du mal. Tout fut inutile. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de vous prier de nous aider à acquitter la dette de reconnaissance que nous avons con­tractée depuis bien des années déjà envers notre excellent Docteur, et de recom­mander à vos meilleures prières sa personne ainsi que tous les membres de son honorable famille.

Cependant les nombreux parents et amis de notre bien-aimée Mère s'unissaient à nous, multipliant messes et neuvaines pour obtenir quelque soulagement du côté du ciel, puisqu'il nous était impossible de lui en procurer du côté de la terre. Mais le ciel lui-même restait sourd à nos supplications. Nous comprîmes alors que Dieu avait choisi cette âme privilégiée pour recevoir les traits rigoureux de sa justice irritée contre les pécheurs. Notre généreuse Mère eût facilement oublié toutes ses souffrances, toutes ses agonies, si elle avait pu penser que ses immolations pouvaient conjurer la perte de quelques âmes ; mais cette consola­tion même lui était refusée, car elle était comme abîmée dans le sentiment de son indignité, tout en s'offrant à Dieu, avec les élans de la plus parfaite charité à souffrir toujours de plus grands maux et de plus grandes peines pour la gloire de Dieu et pour les âmes qu'elle aimait tant. C'est ainsi que cette douce victime, si agréable à Dieu, en subissant toutes les rigueurs du Calvaire par sa cruelle maladie, n'a pas cessé de porter l'état de désolation intérieure qui accablait Jésus au jardin de Gethsémani. Qu'il était touchant de la voir alors pendant ses heures d'oraison, toute pénétrée de la présence de Dieu, tenant son crucifix entre ses mains, ne le perdant pas un seul instant de vue !

Tout ce que nous venons de vous dire, ma Révérende Mère, ne vous donne qu'une idée très imparfaite des immolations de notre vénérée Mère : Dieu seul et ses Anges savent ce qui s'est passé dans le secret de cette petite infirmerie qu'elle habitait depuis deux ans. La nuit, lorsqu'elle croyait n'être pas entendue, elle jetait des cris qui retentissaient jusqu'au fond des dortoirs et nous fendaient le coeur; aussi n'a-t-elle jamais voulu être veillée de peur de nous fatiguer, quelques instances que nous ayons faites près d'elle. Sa grande énergie lui faisait encore trouver assez de forces pour s'occuper du gouvernement de la Commu­nauté ; et jusqu'à la veille de sa mort, elle se fit rendre compte de tout. Ce jour- là même, entendant parler deux soeurs ensemble non loin de son lit, elle leur imposa silence d'un ton si plein d'énergie, qu'elles ne purent s'empêcher de sourire. Dans les derniers mois de sa vie, alors que le système nerveux était exaspéré par l'intensité du mal et par les insomnies, s'il lui arrivait de répondre avec quelque mouvement de nature ou de brusquerie, alors elle réparait ces légères fautes en demandant pardon ou disant quelques bonnes paroles d'affection.

Jusqu'à l'avant-veille de sa mort, notre Révérende Mère St Jean de la Croix put se rendre non sans grands efforts, à la petite grille des malades pour entendre la Ste Messe et recevoir la Ste Communion. Monsieur le Secrétaire Général, notre digne Supérieur, ne pouvant, malgré ses désirs, lui porter lui-même la Ste Eucha­ristie, avait prié M. Dely, Vicaire Général, de rendre ce bon office de charité à notre vénérée malade, ce qu'il faisait depuis le mois de juillet, avec une bonté vraiment touchante.

Cependant dès les premiers jours de cette nouvelle année, le visage de notre bonne Mère s'altéra sensiblement ; nous comprîmes que l'heure de la séparation allait bientôt sonner, et nos coeurs en furent profondément attristés. Monsieur notre Docteur vint la voir le 20 janvier et nous conseilla de la faire administrer, ce que la chère malade accepta de suite sur le désir que nous lui en exprimâmes, et ce sans éprouver la moindre émotion. Notre bon Père Supérieur, à qui notre Mère avait toujours donné les marques du plus filial attachement ainsi que de la plus entière confiance, sentit son coeur se briser, et ne put pour cette cérémonie qu'accompagner M. Dely et M. notre Confesseur qui lui donnèrent tous deux le sacrement des mourants. Elle le reçut avec de grands sentiments de foi et de piété, demanda pardon à la Communauté qu'elle avait tant édifiée par ses vertus et renouvela encore, sur la demande que lui en fit M. le Vicaire Général, le sacrifice de sa vie qu'elle avait déjà accompli tant de fois et avec tant de perfection. Elle baisa avec respect le reliquaire de la vraie croix et voulut l'avoir toujours auprès d'elle ainsi que le cierge bénit, jusqu'à son dernier soupir. Malgré la fièvre et les suffocations toujours croissantes, notre Mère bien-aimée conservait toute sa connaissance et priait sans cesse. Le lundi matin, jour de sa mort, elle put encore recevoir le saint viatique que M. notre Confesseur lui apportait; elle était bien près du grand passage du temps à l'éternité. A une heure de l'après-midi, la Communauté se réunit près d'elle pour réciter les prières du Manuel; quand nous eûmes terminé, nous lui dîmes: « Ma Mère, nos soeurs sont toutes en ce moment près de votre lit et vous supplient de les bénir une dernière fois »- Alors réunissant tout ce qui lui restait de forces, elle prit son crucifix et traça par trois fois le signe de la Croix sur la Communauté qui fondait en larmes. Nous eûmes alors la plus douce et la plus entière confiance que cette suprême bénédiction, donnée à ses filles avec tant de foi par notre Sainte mourante, était le présage des grâces les plus abondantes et les plus précieuses pour cette chère Communauté qu'elle avait tant aimée et dont elle avait tant désiré le bien.

Vers cinq heures du soir, la respiration devint plus courte ; nous agitâmes vigoureusement la sonnette de l'infirmerie, afin que les soeurs qui s'étaient un peu éloignées pussent assister au dernier soupir de notre Mère ; toutes n'y arrivèrent pas, car ce dernier soupir fut si prompt et si doux, qu'en un instant son âme pure s'envola dans le sein de Dieu, pour aller chanter éternellement ses miséri­cordes. C'était le lundi 22 janvier.

Après sa mort, ses traits n'étant plus contractés par la souffrance, prirent un air de paix et de béatitude qui nous inspirait un saint respect. Elle semblait nous dire : « Ne pleurez pas, je suis heureuse. »

Les obsèques se firent avec toute la solennité que nous pouvions désirer, grâce au zèle tout paternel de notre vénéré Père Supérieur et à la bienveillance de MM. Mollien et Dely, Vicaires Généraux qui voulurent bien venir présider la cérémonie. La Messe, à laquelle assistaient toute la famille et un grand nombre de personnes invitées, fut dite par M. l'Abbé Daveluy, neveu de notre Révérende

Mère, et qui avait reçu des marques très particulières de son affection. A l'issue de la messe, MM. les ecclésiastiques, aussi nombreux que le collège apostolique, parmi lesquels nous remarquâmes le R. P. Lacour, confesseur extraordinaire de notre Communauté, les RR. PP. Couplet et Peultier, entrèrent dans la clôture et entourèrent comme une magnifique couronne le cercueil de notre regrettée défunte. M. l'Abbé Tilloy, notre confesseur ordinaire et M. l'Abbé Daveluy l'ac­compagnèrent jusqu'à sa dernière demeure, avec plusieurs membres de sa famille.

Bien que nous ayons la ferme confiance que notre Révérende Mère St Jean de la Croix jouit déjà de la récompense que ses grandes vertus et ses extrêmes souf­frances lui ont méritée, comme il faut être si pure pour paraître devant le Dieu trois fois Saint, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre St Ordre dont elle a offert tout le mérite aux âmes du Purgatoire. Par grâce, une Communion de votre Sainte Communauté, une journée de Bonnes Œuvres, l'indulgence des six Pater, une invocation à Notre- Dame des Sept-Douleurs, à notre Mère Ste Thérèse et à notre Père St Jean de la Croix, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un très profond respect et au pied de la Croix de notre doux Sauveur.

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et Servante,

Sr M. Antoinette du Sacré-Coeur,

R. C. I. Sous-Prieure.

De notre Monastère du St Esprit et de Notre-Dame du Mont Carmel, des Carmélites d'Amiens, ce 22 janvier 1894.

P. S. — On nous demande de réclamer les suffrages de notre St Ordre pour une religieuse décédée dans sa 83me année et qui n'aura pas de circulaire.

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