Carmel

22 janvier 1890 – Reims

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui vient de nous imposer un bien douloureux sacrifice en appelant à Lui notre chère Soeur Marie-Philomène-Aimée de Jésus, âgée de 27 ans 2 mois, et ayant de religion 3 ans et 6 mois.

Cette chère enfant était née clans une paroisse du diocèse d'Angers, d'une famille respectable et chrétienne, au sein de laquelle elle eut le bonheur de puiser une foi profonde et une piété solide. Elle parlait souvent de ses bons parents ; nous en en­tretenir était un besoin pour son coeur aimant ; elle se plaisait à nous faire connaître son bon père, sa tante, religieuse, ses grands-parents, qu'elle ne nommait qu'avec vénération, sa pieuse mère surtout, qui l'avait laissée orpheline bien jeune encore, lui léguant comme un précieux héritage le souvenir des plus douces vertus ; elle ne tarissait pas quand elle nous redisait la foi de cette mère bien-aimée, sa résignation, son inaltérable patience pendant les souffrances d'une longue et douloureuse ma­ladie.

Après la mort de sa mère, ma Soeur Aimée de Jésus dut aider son père dans la direction de la maison, et dans l'éducation de ses frères et de sa jeune soeur. Elle comprit sérieusement cette délicate mission, et sut la remplir avec intelligence et dévouement. Elle acquit un réel ascendant sur ses frères et sur sa soeur, et elle s'en servit toujours pour les guider et les soutenir dans la voie du bien; ses conseils leur étaient chers, et ils les recevaient avec une affection toute respectueuse. Toute à ses devoirs, notre chère enfant n'entendait pas alors l'appel du Bon Maître; elle songeait plutôt à s'établir dans le monde. Mais Jésus, qui la voulait pour Lui seul, lui inspira d'abord un grand dégoût des vanités mondaines, puis un besoin tou­jours croissant de prières et de recueillement, et enfin le désir de la vie du cloître. Elle le nourrissait dans son ime depuis deux ans à peu près quand elle nous fut adressée par un de nos Carmels où elle postulait, et qui n'avait pas de place à lui offrir. Nous la reçûmes avec joie, ayant alors comme actuellement bien des vides à combler. Notre chère Soeur fit généreusement tous les sacrifices que Notre Seigneur lui demandait pour suivre son divin appel : elle laissait un père si tendrement aimé, et le confiait aux soins de sa jeune soeur encore si enfant; mais la vivacité de sa foi lui faisait espérer qu'elle leur serait plus utile par la prière et le sacri­fice dans la vie du Carmel. Entrée parmi nous, nous découvrîmes de suite une bonne enfant, nature simple et franche, caractère doux et conciliant, jugement droit, âme pieuse et aimante, tout en elle nous faisait concevoir les plus douces espérances; sa santé seule nous laissait inquiètes et préoccupées ; ses traits s'alté­raient parfois étrangement et nous faisaient craindre un germe secret de maladie, mais elle affirmait qu'elle ne souffrait pas.

Avant de l'admettre aux saints Voeux, nous crûmes prudent cependant de la faire visiter par M. notre Docteur, qui fut des plus rassurants. Sa parole nous sembla l'expression de la volonté divine, et ma Soeur Aimée de Jésus fut reçue à la sainte Profession. Le 24 mai, fête de Notre-Dame Auxiliatrice, elle eut le bonheur de se consacrer à Jésus ; ce fut un beau jour pour notre communauté ; on sentait que celle enfant se donnait si pleinement, sa physio­nomie reflétait une joie si pure et si recueillie, tout en elle semblait présager une vie religieuse si fervente, que nous avions besoin de remercier Notre Seigneur.. . . hélas ! que ses desseins nous étaient alors inconnus ! Notre enfant ne devait que passer parmi nous, et le Carmel ne devait lui être qu'un chemin abrégé du Ciel.

Après sa Profession, ma Soeur Aimée de Jésus fut successivement employée comme seconde dans plusieurs offices. Elle s'y dépensa avec dévouement, ordre et régularité. Ce qui la caractérisait surtout, c'était la piété. Ame de foi, simple et naïve, elle allait à Dieu tout droit ; les épreuves intérieures ne lui étaient guère con­nues ; elle aimait Jésus et elle le Lui disait, se réjouissant souvent avec une joie d'enfant du beau nom qui lui était échu : « Oh ! Aimée de Jésus ! », disait-elle en croi­sant les mains sur le coeur, avec un regard et un accent qui ne se peuvent rendre. Son attitude devant le très saint Sacrement était des plus édifiantes ; elle y était assidue, et les dimanches et jours de fête on l'y trouvait autant que ses occupations le lui permettaient. Ce que Notre Seigneur voulait de cette âme, c'était l'humilité et l'amour, et, par amour, la répression d'une excessive sensibilité, source pour elle de bien des petites misères ; elle le comprenait et y travaillait. C'est à cela surtout qu'elle s^occupait il y a quelques mois, pendant la retraite anniversaire de sa Pro­fession, et c'est là que le Bon Dieu l'attendait. Le quatrième ou cinquième jour de cette retraite bénie, elle fut prise d'un violent crachement de sang qui nous alarma à juste titre. Cependant elle nous avoua une imprudence commise par elle peu aupara­vant, et nous espérâmes qu'elle était la cause de cet accident, qui resterait peut-être sans suite ; M. le Docteur fut de cet avis, n'ayant après auscultation rien découvert d'inquiétant    Mais quelques jours après, de nouvelles hémorragies redoublè­rent nos craintes. La pauvre enfant dut passer au lit le jour du 24 mai, qui lui rap­pelait de si doux souvenirs; quelle épreuve pour elle, mais en même temps quelle grâce ! Il faut avoir pénétré dans son âme pour comprendre tout ce que cette fin de retraite lui fit faire de réflexions. Après de telles secousses, elle nous parut gravement atteinte ; cependant des soins assidus la ramenèrent parmi nous, et elle put reprendre presque entièrement la vie de communauté ; nous espérions encore, et, faut-il l'a­vouer, nous espérions d'autant plus que le travail intérieur nous semblait loin d'être complet. Notre Seigneur voulait plus, nous le sentions, et nous avions la confiance qu'il lui laisserait le temps de se préparer selon tous ses desseins sur elle. Oh ! qu'ils sont admirables, ces desseins du Bon Maître ! et que ses voies sont amou­reuses ! Il avait ménagé à cette enfant si aimante une joie qui devait être suivie d'un douloureux mais bien salutaire sacrifice. Sa petite soeur, qu'elle avait élevée, et pour laquelle elle avait une affection de mère, avait cru entendre l'appel du Bon Dieu pour la vie du Carmel ; nous l'avions reçue dans notre monastère, mais il y a quel­ques semaines sa santé nous obligea à nous en séparer ; ce fut un coup cruel pour le coeur de ma Soeur Aimée de Jésus ; mais qui pourra dire le progrès que ce sacri­fice si religieusement accepté fil accomplir à son âme ! — L'été se passait assez dou­cement ; cependant, de temps en temps des symptômes alarmants se manifestaient de nouveau ; nous redoutions l'hiver, et à trop juste titre. Dès les premiers froids, l'état de notre enfant devint plus inquiétant, il fallut lui retirer ses offices, puis peu il peu la dispenser d'une grande partie des actes de Communauté, ce qui lui fut bien pénible ; elle avait à coeur d'aller jusqu'au bout, et on peut dire en effet qu'elle a été jusqu'à la dernière extrémité. Elle a eu le bonheur de ne manquer aucune commu­nion, les faisant toutes au choeur et à jeun jusqu'au matin de sa mort inclusivement ; ce jour-là même, elle assista à la sainte messe, on l'y conduisit dans un fauteuil rou­lant ; pauvre enfant, elle revint à son infirmerie à neuf heures, et à une heure de l'après-midi elle entrait en agonie.

On aurait pu croire la semaine dernière encore qu'elle se prolongerait un peu, mais un secret pressentiment nous avertissait que le terme n'était pas éloigné. Sous l'empire de ce mouvement qui nous pressait sans cesse, nous parlâmes doucement à notre chère malade, vendredi matin, de la gravité de son état, du besoin de se tenir prête à tout, de recevoir surtout les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie avec des dispositions de plus en plus parfaites ; rien ne l'étonna, on eût dit qu'elle attendait cette ouverture de notre part pour manifester ses propres désirs, et il fut convenu qu'elle recevrait l'Extrême-Onction ce jour-là même. Elle n'était pas alitée, et la cérémonie put se faire au choeur. . En rentrant à son infirmerie, notre chère enfant baisait, avec un sentiment de respect et de piété, ses mains encore humides de l'Huile Sainte. Vous dire, ma Révérende Mère, tout l'enchaînement des grâces de cette journée nous serait presque impossible; il faut avoir suivi une à une chacune de ces heures si fécondes pour comprendre ce qu'elles ont dû être pour cette âme. .. Oh ! que Jésus est bon pour les siens; qu'il nous était doux de pouvoir nous le redire l'une à l'autre en Le remerciant, les larmes aux yeux, de ce qu'il daignait accomplir pour notre chère enfant. — Dimanche dernier, fête du saint Nom de Jésus, nous quittâmes à midi et demi notre petite malade pour venir un instant avec la Communauté; à une heure moins un quart, l'infirmière vint nous chercher en toute hâte, une crise de suffocation altérait si profondément ses traits qu'on pouvait croire à une fin très prompte; aussitôt nous récitâmes les prières du Manuel, auxquelles la bonne enfant s'unissait pieusement; elle répondait elle- même aux invocations des litanies... Un mieux de quelques minutes nous permit de lui procurer une nouvelle grâce; M. notre Aumônier, vénérable Chanoine de la Métropole, n'était pas encore parti pour les vêpres; il voulut bien entrer, et, après une touchante exhortation, renouvela à ma Soeur Aimée de Jésus le bienfait de la sainte absolution.

Avait-elle conscience de sa situation réelle? Nous ne le saurons qu'au ciel, mais elle appréciait sûrement ces attentions de la divine Providence, et son âme exhalait sa reconnaissance par un seul mot répété avec amour : « O bon Maître ! » Elle désira faire le voeu héroïque pour les âmes du Purgatoire : "Je souffrirai peut-être plus longtemps, dit-elle, mais c'est tout ce que je puis maintenant donner à Jésus. » Et elle le fit à ce moment. — Nous étions seule près d'elle avec sa Maîtresse, elle en profita pour renouveler ses saints Voeux; il était temps ; elle avait peine à achever la formule sainte et le reste de ses forces semblait s'échapper avec ces mots : « Et ce jusqu'à la mort. » Nous lui suggérions cepen­dant de pieuses invocations qu'elle répétait péniblement après nous, redisant sur­tout avec foi et amour : « Jésus ! soyez moi Jésus ! » Vers deux heures et demie elle eut quelques divagations ; sa voix animée par la fièvre prononçait des prières incohérentes; elle semblait ne plus nous entendre, et nous essayions même vaine­ment de lui faire baiser son crucifix (ce qu'elle avait fait elle-même quelques minutes auparavant avec tant d^expression), mais ses lèvres ne le pressaient plus; un peu de connaissance revint encore vers trois heures un quart, elle jeta de nouveau deux ou trois fois ce cri de son coeur : « O Bon Maître ! » et la prière continua jusque vers quatre heures, mais alors ce fut tout. Nous entourions toutes ce lit de douleur, priant ardemment pour la chère agonisante; presque sans interruption nous lui jetions de l'eau bénite; sa respiration haletante devenait de plus en plus faible, et, vers huit heures un quart, elle rendit le dernier soupir, pendant que la Communauté était encore au choeur. Nous étions présente, ainsi que sa Maîtresse, l'infirmière et quelques-unes de nos Soeurs souffrantes. Ma soeur Aimée de Jésus remettait son âme à Jésus au jour môme de son saint Nom; quelle consolante coïn­cidence ! Oh ! nous avons l'intime conviction qu'elle aura trouvé un accueil favo­rable près de Celui à qui elle demandait avec tant de confiance de lui être Sauveur. Son enterrement eut lieu le jour même de sainte Agnès, qui lui avait été échue pour patronne du mois. Mais comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre; par grâce, une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en Notre Soigneur, avec le plus religieux respect, ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Thérèse-Angélique du Divin-Coeur du Jésus.

De notre Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Reims, le 22 janvier 1890.

 

13311 — Imprimerie coopérative de Reims, rue Pluche, 24.

 

 

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