Carmel

22 février 1891 – Troyes

 

Ma Révérende et très honorée Mère, 

Paix et très-humble salut en Notre-Seigneur qui, au début de la sainte quarantaine, vient

pour la troisième fois, en moins d'une année, nous donner une large part à son calice, en rappelant à Lui, notre vénérée Mère Madeleine-Marie Joseph-Thérèse, Victime du Sacré-Coeur de Jésus, âgée de 54 ans et de religion 33.

 

Ici, ma Révérende Mère, notre coeur se serre et nos larmes coulent ! Notre piété filiale réclame la consolation de mettre sous vos yeux, autant que notre incapacité pourrait nous le permettre, les détails édifiants de la vie religieuse de la digne Mère que nous pleurons ; d'autre part, les demandes pressantes et réitérées qu'elle nous a faites, d'une manière aussi positive que sincère et énergique, demandes renouvelées plus vivement encore il y a peu de jours, et que nous redisait son infatigable infirmière, frappée de l'expression de ses humbles désirs, compriment les nôtres, en paralysant notre plume impuissante.

Les dernières volontés de notre regrettée Mère, posent devant nous une barrière que notre religieux respect ne pourrait franchir sans témérité ! Toutefois, en prononçant ce second fiat, nous nous permettons de nous réserver une légère part de l'holocauste, en vous donnant, ma très Révérende Mère, une courte, mais véridique analyse de la carrière laborieuse et éprouvée par la souffrance de notre chère défunte.

Issue d'une famille honorable et foncièrement chrétienne de la ville de Metz, notre bonne Mère eut le précieux avantage de rencontrer toujours au foyer maternel, l'exemple de toutes les vertus t Sa digne mère resta veuve à 22 ans avec trois enfants, dont le plus jeune ne vit le jour que plusieurs mois après la mort de son père, frappé par un accident aussi subit qu'impré­vu ; conséquence d'un acte de charité et de dévouement, laissant son épouse éplorée, qui puisa dans la foi qu'elle avait héritée de ses pieux parents, le courage qui lit d'elle une copie vivante de la femme forte, telle que nous la dépeint a sainte Écriture.

Tout entière à la tâche que lui imposait la divine Providence, la jeune veuve refusa cons­tamment de contracter une nouvelle alliance. Surveiller son intéressante famille, sur laquelle son regard vigilant restait attentivement fixé, pourvoir dignement à l'éducation de ses chers orphelins, faire germer et croître dans leurs coeurs les vertus solides qui font les saints, telle fut l'unique préoccupation de celte âme vraiment héroïque. Dieu qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, couronna les efforts de cette mère chrétienne qui recueillit à pleines mains les fruits abondants de ses leçons et de ses exemples ; ses enfants marchèrent à sa suite dans la voie droite ! Il lui fut donné de voir l'aîné élevé à la dignité du sacerdoce et de jouir des succès con­solants qui accompagnèrent son début dans la carrière ecclésiastique; mais, hélas! les joies d'ici-bas ne sont que de courte durée ; un an après. Dieu redemandait à son nouveau Ministre, sa mère tant aimée, pour la récompenser dans l'éternelle patrie. Aujourd'hui, ce digne Prêtre est à la tète d'une paroisse modèle du diocèse de Metz, qu'il dirige depuis 26 ans et dont tous les habitants sont de fervents chrétiens, qui vénèrent leur dévoué Pasteur en l'aimant comme un père. Son jeune frère, âme privilégiée, est mort saintement, élève du grand Séminaire, à la veille de recevoir le sous-diaconat.

En 1857, un projet de fondation à Metz appela dans cette ville, notre révérende Mère Constance, de pieuse mémoire, alors Prieure de nôtre communauté. Elle s'y rendit avec deux de nos Soeurs. Ayant appris leur arrivée. Mlle Léonie qui déjà avait entendu la voie du Seigneur lui parler au coeur, en lui désignant le Carmel, se ménagea une entrevue avec nos Mères, et ne songea plus qu'aux moyens d'atteindre son but. L'ouverture à sa tendre mère fut difficile, et la douleur de celle-ci inexprimable! Cependant encore dans celte pénible circonstance, la foi de la chrétienne triompha de la tendresse maternelle. Encouragée et soutenue par ses vertueux fils, elle donna le consentement tant désiré, et la jeune aspirante vint grossir la petite colonie, sans redouter les difficultés et les privations, toujours inévitables dans une fondation. Sa piété, sa conduite édifiante lui méritèrent la grâce du Saint Habit au temps ordinaire. Sa bonne Mère, qui d'abord n'avait pu se résoudre à venir la voir, fit un généreux effort, après lequel elle se dédommagea, par d'affectueuses visites, de l'absence de sa fille bien-aimée. Cependant le calice n'était pas épuisé, il fallait que cette âme courageuse le savourât jusqu'à la lie. De sérieux obstacles survenus obligèrent notre Carmel à renoncer à l'établissement projeté, et firent rappeler les fondatrices. Notre jeune novice, que nous appellerons désormais, Soeur du Sacré-Coeur, ne balança pas un instant, et déclara à sa tendre Mère sa résolution formelle de les suivre. Dans cette circonstance, la femme forte se révéla de nouveau et sa foi généreuse lui fit accepter ce double sacrifice, aussi imprévu que douloureux, pour son coeur maternel ; elle porta l'abnégation d'elle-même jusqu'à se charger, avec une personne de confiance à son service, de la plus laborieuse partie des préparatifs nécessaires au départ ; à l'heure de la pénible séparation, elle embrassa sa fille en souhaitant à toutes les meilleures bénédictions de Dieu pour le voyage ; ses voeux furent exaucés ; le soir du même jour, la chère novice était reçue, coeurs et bras ouverts dans notre communauté, heureuse de retrouver par le retour de la petite colonie, les Soeurs aimées dont elle se croyait séparée pour toujours. Notre bonne Soeur du Sacré-Coeur, fût à Troyes comme à Metz, pieuse, édifiante et désireuse de se consacrer sans réserve à Notre-Seigneur. Reçue à la sainte profession, elle eût la joie de voir son héroïque mère et Messieurs ses frères, assister à la cérémonie de sa prise de voile avec une commune satisfaction. Tous les coeurs étaient heureux du bonheur de la nouvelle épouse de Jésus.

Ordonné Prêtre, son frère aîné voulut venir célébrer sa première Messe dans notre Chapelle, en réservant aussi sa première bénédiction pour sa soeur chérie.

En 1866, ma Soeur du Sacré-Coeur fut élue dépositaire ; elle en remplit les obligations à la satisfaction générale. A la mort de notre Révérende et regrettée Mère Constance, elle se trouva pendant quelque temps chargée de la responsabilité du dépôt ; sa sollicitude et son dévouement furent appréciés par la communauté qui la choisit pour remplacer la vénérable et bien-aimée Mère, dont le départ pour le ciel, laissait un si douloureux vide parmi nous.

C'est à ce moment, ma Révérende Mère, qu'il faudrait une plume plus exercée que la nôtre, pour mettre dans un cadre aussi restreint que nous le prescrivent les intentions de notre vertueuse défunte, pour vous dire ce qu'elle fit pour notre famille religieuse pendant ses années de Priorat t Daigne l'Esprit Saint nous inspirer et tracer lui-même ce que nous nous sentons incapable d'écrire.

Dévouement sans borne, droiture d'intention incontestable, charité maternelle, tendre sollicitude pour les malades, zèle actif et incessant pour nous exciter à l'acquisition des vertus religieuses, telles que notre sainte Mère les voulait dans ses filles, en nous facilitant le fidèle accomplissement de nos saints devoirs, telle fut l'étude continuelle de notre respectable Mère du Sacré-Coeur.

Ici, ma Révérende Mère, que de souvenirs émouvants se pressent dans nos coeurs en nous reportant sur le passé, et nous font voir les desseins du bon Dieu sur chaque âme. Notre Révérende Mère Constance, pendant nombre d'années avait jeté en terre la bonne semence qui devait germer et produire des fruits à l'heure marquée par la divine Providence ; fruits cachés d'abord, mais que le temps et l'expérience dévoilent à nos yeux et qu'il était réservé à. notre Mère du Sacré-Coeur de recueillir en les complétant. Chacune a dignement rempli la tâche laborieuse que Dieu lui avait confiée ! A Lui, honneur et gloire ; à nous, de l'en bénir et d'être fidèles à ses grâces!

Après vous avoir dit, ma Très Révérende Mère, que 14 années de souffrances plus ou moins aiguës, ont toujours trouvé notre bien-aimée Défunte, soumise, calme, entièrement abandonnée et le visage habituellement empreint d'une douce gaieté, nous devons arriver aux dernières phases de la maladie qui l'a ravie à notre légitime affection.

Il y a environ un mois, ses douleurs devinrent plus intenses, son estomac n'acceptait que difficilement la plus légère nourriture, et depuis quinze jours il lui était impossible de digérer le moindre aliment substantiel; quelques rares cuillerées de boisson étaient rejetées avec des efforts douloureux et de pénibles suffocations. La faiblesse de l'édifiante malade devint telle, qu'on ne pouvait la tourner sans lui occasionner de cuisantes douleurs ; le docteur répétait à chacune de ses visites, qu'il ne voyait absolument rien à ordonner, que tous les remèdes possibles avaient été employés et qu'il n'entrevoyait aucune probabilité d'amélioration. La victime de Jésus clouée avec Lui sur la Croix, comprenait la gravité de sa position, suivait sans défaillance et sans effroi les progrès du mal. Lorsqu'elle nous voyait plus inquiète, elle cherchait à nous rassurer en nous disant « Ne vous tourmentez pas, ne pleurez pas, je ne suis pas encore à la fin du combat. » C'est dans ces admirables dispositions qu'elle reçut le Saint Viatique et l'Extrême Onction en pleine connaissance; elle s'y prépara avec sa ferveur ordinaire. Notre respectable Aumônier dont le dévouement paternel est au-dessus de tout éloge, lui prodigua les secours de son saint Ministère avec la charité sans borne dont son coeur est rempli, ainsi que les consolations spirituelles qu'il sait si bien donner à ceux qui souffrent. Tout le temps qu'a duré la cérémonie, notre vénérée. Mère trouva encore dans son énergique piété, la force de suivre toutes les prières et d'y répondre, en tenant seule et d'une main ferme son Manuel jusqu'à la fin. Notre émotion était à son comble et ne fit qu'aug­menter les derniers jours, en recueillant pieusement les nombreux témoignages d'affection et les paroles de sainte charité que cette admirable agonisante s'efforçait de nous prodiguer à toutes. En l'écoutant, il nous semblait entendre Saint Jean répétant à ses disciples : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. La veille de sa mort nous entourions sa couche douloureuse, elle nous disait : « Oh! que c'est beau le triomphe de la grâce dans une âme! Oh! qu'il fait bon souffrir pour Jésus! Vous êtes toutes dans mon coeur, et tous nos coeurs réunis dans Celui de Jésus! Ma chère Communauté, Dieu l'aime! Dieu la bénit ! Adieu ! Adieu ! Au revoir au ciel! Pas une n'y manquera, non pas une seule!!! »

Le calme ayant succédé à cette scène émouvante, la Communauté se rendit au Choeur pour dire Matines ; la nuit fut douloureuse, la parole devenait de plus en plus embarrassée. Le lendemain, jeudi 19 février, elle entra en agonie ; immédiatement après dîner, nous nous ren­dîmes toutes à l'infirmerie pour réitérer les prières du Manuel, qui déjà avaient été faites plusieurs fois; les traits altérés de notre bien-aimée Mère, les quelques gémissements qui s'échappaient toujours plus faibles de sa poitrine oppressée, nous faisaient comprendre que l'heure du sacrifice allait sonner! Nous priions sans interruption et tandis que nous implorions pour cette chère mourante les grâces nécessaires au moment suprême, son âme quittait sa dépouille mortelle pour paraître devant le Dieu qu'elle avait tant aimé! II était alors trois heures de l'après-midi.

Son trépas paisible, la douce sérénité qui se reflétait sur son visage semblaient nous dire: Séchez vos larmes, réjouissez-vous plutôt de mon bonheur. Le corps inanimé et rajeuni de notre Vénérée Défunte, fut exposé à la grille du choeur, selon toutes les prescriptions du nouveau Cérémonial. Pendant les vingt-quatre heures qu'il y resta, une affluence continuelle de pieux visiteurs se succéda sans interruption et chacun, en se retirant, répétait avec émotion : « Oh! qu'elle est belle! Que c'est touchant de voir ces deux Carmélites, en manteaux et grands voiles, placées de chaque côté du cercueil! C'est comme deux anges du ciel ! » La bière était ornée de lys, touchant symbole de la pureté de l'âme que Dieu avait appelée à Lui.

 

Les obsèques eurent lieu avec toute la solennité possible, la Grand'messe fut chantée par notre Vénéré Supérieur, Chanoine de la Cathédrale ; plusieurs Ecclésiastiques dévoués à notre Carmel étaient venus s'associer à notre douleur.

Nous avons la confiance que Dieu a reçu dans sa miséricorde celle qui emporte aujourd'hui nos légitimes regrets ; mais, comme il faut être si pur pour paraître devant son infinie Sainteté, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien appliquer, au plus tôt, à notre chère Mère du Sacré-Coeur, les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une Communion de votre fervente Communauté, le Via Crucis, une journée de bonnes oeuvres avec quelques invocations aux Coeurs Sacrés de Jésus et de Marie, à notre Père Saint Joseph et à notre Sainte Mère Thérèse, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix, ma Révérende Mère,

 

Votre très humble Servante,

SŒUR JULIE DU SAINT-CŒUR DE MARIE.

C. ind.

De notre Monastère de Notre-Dame de Pitié, des Carmélites de Troyes, le 22 février 1891.

 

P. S. — L'intérêt et la bienveillance dont le respectable frère de notre bonne Mère du Sacré- Coeur a toujours honoré notre famille religieuse, nous font un devoir de le recommander à vos prières, ma digne Mère, et à celles de votre sainte Communauté, afin que Dieu tempère l'amertume de sa douleur et le conserve à son troupeau privilégié.

 

Imp. Brunard, rue Urbain IV, 85. — Troyes

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