Carmel

22 Août 1893 – Paris, Avenue de Saxe

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre Seigneur qui vient de nous imposer un. bien douloureux sacrifice en rappelant à Lui notre bien chère Soeur Xaverine-Marie-Germaine de Tous les Saints, tourière agrégée de notre communauté, âgée de 51 ans dont 27 ans du dévouement le plus entier à sa chère famille religieuse.

Nous perdons en cette excellente Soeur un véritable trésor, car si sa vie uniforme et cachée n'offre pas de trait saillant, on peut dire qu'elle a été pleine de mérites devant Dieu.

Deux mots nous semblent la révéler tout entière : Humilité et simplicité. Humilité par laquelle elle a vécu se dérobant à tout le monde et plus encore à elle-même, simplicité pleine de candeur, dont l'amabilité et le charme répandaient autour d'elle un parfum de vertu qui attirait tous les coeurs.

Vers dix ans seulement, la petite Xaverine apprit à connaître et à aimer le bon Dieu ; sa famille d'ailleurs parfaitement honnête restant indifférente à la religion. Mais la Providence veillait sur cette enfant; les Soeurs de Saint-Vincent de Paul étant venues à cette époque se fixer à la Touche, dans le département de Seine-et-Marne, où habitaient ses parents, elle devint leur première élève, et son âme s'ouvrit facilement à la piété, dont les pratiques répon­daient à toutes les aspirations de son excellente nature.

Le sérieux de son caractère la fit promptement distinguer entre ses compagnes, et les religieuses qui l'aimaient très particulière­ment, lui donnaient souvent la difficile mission de maintenir le bon ordre dans les classes, ce qu'elle faisait déjà avec l'habileté et la charité qui devaient plus tard la faire aimer de tous les coeurs.

C'est dans la pratique assidue des plus humbles devoirs de la famille ou de la charité à l'égard des pauvres, que se passa sa première jeunesse. Placée durant quelque temps au service d'une honorable famille, elle sut garder son coeur au milieu du monde, se préparant ainsi à l'appel de Dieu. Ennemie de toute légèreté, n'ayant que du mépris pour les plaisirs de son âge et de sa condi­tion, sa seule distraction était de fréquenter assidûment la chapelle des bons Pères Lazaristes, où Dieu lui avait ménagé la rencontre de celui qui devait l'aider à connaître sa volonté. Aussi quand à vingt-quatre ans, elle vint demander à notre vénérée Mère Sophie de Saint-Elie une place de Soeur du Voile Blanc, cette bonne Mère comprit de suite que le bon Dieu lui adressait une âme qui n'avait rien perdu de sa candeur première.

La modestie de son extérieur, la sobriété et l'humilité de ses paroles disposaient en sa faveur, de plus, la sûreté de son juge­ment et son intelligence pratique de la vie n'échappèrent pas à l'oeil perspicace de notre bien chère Mère, et le nombre des Soeurs du Voile Blanc étant suffisant, elle pensa, malgré cet obstacle, gratifier sa communauté de cet excellent sujet en la gardant au Tour, prévoyant les services qu'elle pourrait y rendre.

Pendant que la prudente Prieure avisait ainsi au bien de sa famille religieuse, la postulante se disait à part soi en voyant nos Soeurs tourières : « Quelle grâce le bon Dieu me ferait de me prendre religieuse au-dedans, mais quant à être Soeur tourière, jamais. » La chère enfant ne se doutait pas que c'était dans ces humbles fonctions qu'elle devait se sanctifier. Aussi à quelle rude épreuve furent placés sa soumission et son abandon à la volonté divine quand la Révérende Mère Sophie lui déclara que la Com­munauté n'ayant pas besoin alors de Soeurs du Voile Blanc, elle pourrait attendre au Tour qu'une place devînt vacante. C'était une sorte d'espérance ; quelque vague et éloignée qu'elle fût, là pieuse aspirante ne crut pas devoir chercher autre chose, et pleine de générosité et de ferveur, ne pensa plus qu'à s'appliquer à tous ses devoirs avec une fidélité qui n'eut d'égal que son dévouement à toute épreuve.

Nos Mères ne tardèrent pas à constater que leurs espérances étaient plus que dépassées et que Soeur Germaine réalisait tout ce qu'on pouvait désirer d'une tourière destinée à donner au dehors une juste idée de la vie du Carmel.

Les mois et les années en s'écoulant apportaient toujours plus de certitude à la Mère Sophie touchant la volonté de Dieu, qui marquait la place de Soeur Germaine au Tour. Pour la pauvre enfant dont l'aspiration vers la vie cloîtrée ne changeait pas, elle continuait à marcher dans cette demi-obscurité d'une espérance persévérante, s'abandonnant à la conduite de ses supérieurs, dont elle ne saisissait pas la pensée. Combien de fois avons-nous pu constater cette plaie toujours ouverte et toujours saignante en son coeur. Chaque entrée de postulante lui était un nouveau mar­tyre, et Dieu seul a pu compter les larmes qu'elle versait en secret. C'est par l'acceptation sans cesse réitérée d'une peine si crucifiante que Dieu la sanctifia.

Une teinte de mélancolie planait quelquefois sur son âme, souvent elle gémissait sur les ténèbres où elle se croyait plongée, se jugeant inutile, la plus indigne des créatures et incapable de rien faire pour Dieu ; tandis que ce bon Maître qui regarde les humbles avec complaisance, lui accordait la marque la plus assurée de prédestination, en lui faisant produire les fruits des vertus dont il lui avait caché les fleurs.

Personne au dehors n'eût pu soupçonner ses souffrances intimes, tant le calme, la sérénité, l'air franc et ouvert qu'elle con­servait en toutes circonstances la rendait aimable et condescen­dante pour tous.

Il est vrai de dire que, quelle que fût l'âpreté de ses voies inté­rieures, une radieuse étoile brillait au firmament de son âme. La douce image de Marie était sans cesse présente à sa pensée. Elle aimait la très sainte Vierge comme l'enfant aime sa mère, et elle lui avait voué un culte de respectueuse et délicate vénération. On sentait qu'une paix suave et divine l'inondait dès qu'elle par­lait de cette Reine du Ciel ; sa physionomie paraissait soudain s'illuminer et son âme craintive semblait alors tout oublier pour entrer dans une atmosphère de confiance et de joie. Plusieurs fois cette divine Mère voulut bien se faire sentir à elle très particuliè­rement et lui donna un désir ardent de l'imiter d'aussi près que possible. Sa vie dans ses premières années au Temple, était devenue l'idéal qu'elle regardait sans cesse, et le pieux ouvrage sur la Mère admirable devint son manuel quotidien. Ayant lu le petit opuscule du Bienheureux Grignon de Montfort intitulé Le secret de Marie révélé à l'âme pieuse, ce fut une lumière pour sa vie, dès lors elle se constitua la petite esclave de Marie et eût voulu faire partager son bonheur à toutes les âmes qu'elle approchait Un voyage qu'elle fit à Lourdes, il y a deux ans, donna le dernier épanouissement à sa chère dévotion.

Ne pouvant être carmélite, notre chère Soeur désirait du moins se rapprocher le plus possible de la perfection religieuse qu'elle avait toujours rêvée, et se lier le plus étroitement qu'elle pourrait à notre saint Ordre consacré à la Reine du Carmel, objet de sa si tendre vénération. «Je veux faire tout comme nos Mères », nous disait-elle souvent. Ces pieuses aspirations la portèrent, il y a déjà plusieurs années, à nous demander de faire des voeux perpétuels. (Les règlements de nos bonnes Soeurs tourières ne leur en per­mettant que d'annuels.) La lumière que Dieu paraissait lui donner sur cet acte si sérieux, autant que ses grands désirs inclinèrent les Supérieurs et son confesseur à lui accorder sa demande, jugeant qu'il y avait lieu de déroger pour cette fois à nos usages.

Nous dépasserions les bornes que nous désirons garder, si nous essayions de vous dire, ma Révérende Mère, ce que fut notre bien- aimée Soeur pour nos familles, pour les affligés et les pauvres. Inconsciente du bien qu'elle faisait, elle n'en était que plus simple à donner à chacune le mot qui console, le conseil qui éclaire, là parole d'encouragement et d'espérance. Aussi quels regrets ne laisse-t-elle pas après elle !

Mais comment dépeindre surtout le dévouement et l'affection de notre chère enfant pour sa communauté, tout ce qui la touchait lui allait au coeur; ses joies étaient ses joies, et elle ressentait pro­fondément ses peines. Nous pouvions lui confier les missions les plus délicates, étant sûre qu'elle les remplirait avec une intelligence, une discrétion et un tact parfait. Souvent sa timidité avait à en souffrir et elle nous disait en souriant : « Nos Mères ne sauront qu'au ciel tous les actes de renoncement qu'elles m'ont fait faire. » Aujourd'hui notre chère Soeur en reçoit la récompense, nous en avons la douce confiance.

Son aptitude au travail nous la rendait précieuse, tout ce qui sortait de ses mains portait le cachet du fini et de la perfection ; mais ce qui avait tous ses attraits, c'était l'ornementation des autels ; rien n'était assez beau pour sa chère chapelle et l'on avait peine à satisfaire ses pieuses ambitions.

Le peu que nous vous avons dit, ma Révérende Mère, sur notre excellente Soeur, vous laisse assez comprendre la perte que nous faisons. Notre consolation est de penser qu'au ciel elle continuera à aimer sa communauté comme elle l'aima sur la terre et lui sera une protection.

Depuis un an le divin Maître nous préparait au sacrifice qu'il vient de nous demander : au mois d'octobre dernier, notre chère Soeur avait ressenti les premières atteintes d'une attaque de para­lysie, ce qui ne l'empêchait pas de se dépenser sans compter, comme elle en avait l'habitude ; mais tout nous faisait craindre, dans un temps plus ou moins rapproché, un état fort pénible pour notre bien-aimée Soeur.

De plus, le travail évident de la grâce en elle, depuis deux ans surtout, nous faisait pressentir que l'Epoux ne tarderait pas à cueillir ce fruit mûr pour le ciel. Son âme se pacifiait de plus en plus, et si le regret de n'être pas Carmélite subsistait comme une souffrance, elle n'en laissait plus paraître que son parfait abandon au vouloir divin. Comme pour toutes les âmes qui en­trent généreusement dans cette voie de l'abandon absolu, la per­fection se simplifiait pour elle, et jetant toute inquiétude dans le sein du bon Dieu, elle se confiait entièrement à sa divine miséri­corde.

Notre chère Soeur ne se faisait pas d'illusion sur son état, elle nous en parlait souvent, et là encore nous comprenions que l'oeuvre du Maître se faisait en son humble servante, qui natu­rellement avait une certaine crainte de la mort. Depuis qu'elle se sentait profondément atteinte, cet effroi avait disparu et nous n'oublierons pas le calme et la paix que reflétait son visage, lors­qu'elle nous dit, il y a un mois : « Ma mère, en sortant de la Sainte Table, je me suis sentie très fortement poussée intérieurement par Notre-Seigneur de lui faire un total abandon de moi-même. Je Lui ai tout donné ! » La chère enfant ne se doutait pas que deux jours après, le divin Maître acceptant son offrande, prendrait tout en effet.

Le surlendemain, ses malaises ordinaires augmentèrent, le côté gauche était entièrement pris, ce n'était qu'en s'appuyant au mur qu'elle arrivait à faire quelques pas. Le mal fit de rapides progrès, et malgré les remèdes les plus énergiques et le dévoue­ment de notre pieux docteur il fallut se rendre à la réalité: notre bonne Soeur était frappée d'une congestion au cerveau qui avait déterminé la paralysie ; il ne resta bientôt aucun espoir de gué­rison.

Notre chère Soeur Germaine montra alors combien elle avait l'esprit du Carmel « en faisant voir en maladie la vertu qu'elle avait acquise en santé ». Pendant les trois semaines qu'elle resta malade, pas une plainte ne sortit de ses lèvres, sa patience, sa douceur et sa piété édifièrent grandement ceux qui l'entou­raient.

La veille de l'Assomption, bien que le danger ne parût pas imminent, notre bien aimée malade désira recevoir les derniers sacrements qui lui furent administrés par le Révérend Père Lescoeur, confesseur de la Communauté, en qui, depuis plus de vingt ans, elle avait la plus entière confiance. Fortifiée par la grâce du sacrement, elle entra alors dans une paix très grande et parut ne plus penser qu'au ciel ; elle aimait pendant ces derniers jours à se faire chanter un cantique sur le paradis et s'endormant souvent en l'entendant, à son réveil il lui arrivait de dire: « 0 ma soeur, qu'il fait bon s'endormir dans ces pensées. » On eût dit qu'elle avait entrevu quelque chose de la patrie.

Les nuits étaient généralement pénibles et sans sommeil, aussi le mercredi soir, prévoyant un redoublement de souffrance, elle dit à la personne qui la veillait : « J'ai offert toute cette semaine pour notre chère communauté, et je crois que cette nuit sera bonne pour elle ». Pauvre chère enfant, elle ne savait pas ce que devait être sa dernière nuit sur la terre !

Se trouvant cependant plus calme qu'elle ne s'y attendait, notre bonne Soeur en profita pour réciter le Rosaire sans relâche, on sentait déjà dans sa voix une certaine précipitation, mais rien n'arrêtait sa ferveur, et quand, vers trois heures du matin, la pâleur de la mort parut tout à coup sur ses traits, l'Ave Maria était encore sur ses lèvres.

L'agonie commençait. Avertie en toute hâte, nous nous ren­dîmes dans un petit parloir proche de la cellule de la chère mou­rante, et pendant que nous récitions les prières des agonisants avec quelques-unes de nos Soeurs, elle sembla remettre douce­ment son âme entre les mains de Marie pour qu'elle l'offrit elle- même à son divin Fils.

Un dernier sourire quand on l'avertit qu'une partie de la Com­munauté priait à peu de distance de son lit de souffrance, fit comprendre que la connaissance lui restait jusqu'au dernier moment. Nous sentions doublement le sacrifice de n'être pas à son chevet pour lui fermer les yeux. A peine eut-elle rendu le dernier soupir que Notre-Seigneur se plut à vérifier la parole qu'il avait dite lui- même : « Celui qui s'abaisse sera élevé. » Sa petite cellule se remplit de nombreux visiteurs qui désiraient rendre à notre chère Soeur un dernier témoignage de respect et de pieuse affection.

Notre chapelle ne pouvait contenir la foule qui se pressait à ses funérailles, et l'humble cercueil disparaissait sous les couronnes et les fleurs, pieux symbole de la candeur et de l'innocence de son âme!

M. l'abbé Caron, vicaire général, voulut bien honorer de sa présence les obsèques de notre bien chère Soeur, et le Révérend Père Lescoeur désira faire les absoutes et la conduire à sa dernière demeure. La douce paix que nous laisse la mort de notre chère Soeur Germaine nous fait espérer que déjà notre Mère du Ciel a introduit son enfant bien-aimée dans le séjour des bienheureux. Nous vous prions pourtant ma Révérende Mère de vouloir bien faire dire pour notre chère Soeur la Messe en usage, et nous vous assurons de sa reconnaissance ainsi que de la nôtre, pour tout ce que votre charité voudra y ajouter.

Nous sollicitons aussi un souvenir spécial près de Dieu pour sa chère compagne du Tour avec laquelle elle vivait depuis de longues années. Elles étaient unies par une affection si forte et si tendre qu'aucun nuage ne vint jamais l'altérer ; aussi, bien grand est l'isolement de celle qui reste, et bien profonde l'affliction où elle est plongée malgré sa pieuse résignation.

C'est dans l'amour de Notre-Seigneur et de Marie, notre divine Mère, que nous avons la grâce de nous dire, avec un religieux respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble Soeur et Servante,

Sr Térèse de Jésus, c. i. ind.

De notre Monastère de sainte Térèse, sous la protection de notre Père saint Joseph, des Carmélites de l'avenue de Saxe, 26.

Paris, le 22 août 1893.

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