Carmel

22 août 1891 – Aix

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui, au moment où nous venions de célébrer la glorieuse Assomption de notre Reine du Carmel, nous a demandé le sacrifice de notre très honorée et chère mère Sabine-Euphrasie-Marie Saint-Albert-Madeleine, Victime de Jésus, professe et doyenne de notre communauté, âgée de 74 ans 10 mois ; et de religion 47 ans 4 mois et 5 jours.

 

Notre bonne mère était née au sein d'une famille éminemment chrétienne et qui jouit de l'estime générale dans notre ville d'Aix. La récompense de la bonne éducation que ses parents donnèrent à leurs nombreux enfants, fut la vocation au Carmel pour trois de leurs filles. Vous vous rappelez sans doute. Ma Révérende Mère, les édifiantes circulaires de la révérende mère Saint-Roch et de la soeur Marie de la Trinité, mortes au Carmel de Nîmes ; c'étaient les soeurs aînées da notre regrettée mère Saint-Albert. Ces trois soeurs animées du même esprit religieux ont grandement édifié les Carmels qui ont eu le bonheur de les posséder.

La jeune Euphrasie fut élevée avec ses soeurs dans le pensionnat des Dames de Saint-Thomas de Villeneuve dont elle a tou­jours conservé le meilleur souvenir. Malgré sa tendresse pour ses parents elle s'y trouva très heureuse. A peine y était-elle depuis quelque temps, qu'un de ses oncles vint l'y voir et lui dit : Es-tu bien, es-tu contente ? Oh ! répondit-elle, avec sa vivacité naturelle, je suis plus que contente, je suis contentasse, expression exagérée qu'elle nous répétait pour exprimer son bonheur d'être Carmélite. D'ailleurs la conduite des trois soeurs était si édifiante qu'on les donnait pour modèle à leurs compagnes, disant : Ces trois enfants sont trois saintes.

Rentrée dans sa famille, notre chère soeur se distingua par son obéissance et son dévouement, sans que ni elle, ni les siens soupçonnassent sa vocation religieuse. Sa soeur aînée lui parlant un jour de son désir d'être Carmélite, elle lui dit : Comment as-tu fait pour savoir si tu devais te faire religieuse? J'ai prié, lui répondit sa soeur. Eh ! bien, dit Euphrasie, si c'est ainsi, je ne te suivrai pas, car je n'ai pas envie de prier pour cela. Et cependant le choix de Dieu était tombé sur elle.

Elle avait quatre frères élevés chrétiennement aussi, mais la pensée des dangers qu'ils pourraient courir dans le monde la frap­pait profondément et son coeur si bon se sentit poussé à faire quelque chose pour le salut de ces âmes chéries. Elle pensa donc à la vie religieuse. Pendant quelque temps elle hésita sur le choix de l'ordre qu'elle devait embrasser ; elle visita même une communauté enseignante pour étudier ses dispositions, mais l'attrait du Carmel se développa chez elle ; cette vie d'immolation secrète répondait mieux au zèle des âmes qui la dévorait. Elle s'ouvrit donc à la bonne et regrettée mère Marie de la Conception qui aurait voulu lui ouvrir immédiatement la porte du monastère ; mais ses deux soeurs aînées étant déjà professes dans notre communauté, elle ne le put d'après nos règlements. On la proposa donc dans un autre Carmel. Du reste son père qui ne refusait pas au bon Dieu ce troisième sacrifice, exigea deux années d'attente, ce que notre chère soeur accorda.

Pendant cet intervalle, la fondation du Carmel de Nîmes fut demandée à nos mères et eut lieu le 18 décembre 1843 ; la soeur Saint-Roch y fut envoyée comme sous-prieure. Le Seigneur ouvrit ainsi les portes de notre Carmel à son élue qui les franchit le 14 avril 1844. Elle embrassa généreusement la vie du Carmel avec une simplicité et une joie dont nos anciennes soeurs nous ont souvent parlé.

On lui apprit qu'ici tout se profitait ; dès lors elle contracta l'habitude de ne laisser rien perdre. Ayant taillé sa plume d'oie, elle en porta les débris à sa maîtresse pour lui demander à quoi elle devait les employer. Son amour pour la sainte pauvreté se ma­nifestait dans tout ce qui était à son usage: images, livres, ustensiles écornés et répudiés ailleurs, recevaient asile chez mère Saint-Albert qui trouvait moyen de les utiliser.

Ses vertus dominantes furent l'obéissance et la charité. Elle fut un vrai secours pour ses prieures par sa soumission et son indif­férence dans les offices. Elles purent toujours la prendre ou la laisser, la charger à leur gré sans avoir d'autre réponse qu'un oui, dans lequel elles ne virent jamais ni peine, ni satisfaction. Très active par nature, elle eut parfois plusieurs emplois en même temps et ne s'en plaignait jamais ; toujours prête à se dévouer pour celles de ses soeurs qui pouvaient avoir besoin d'elle.

 

Quant à sa charité, elle fut inimitable ; personne n'avait tort à ses yeux ; elle excusait tout le monde et ne pouvait supporter l'ombre d'un mot contre le prochain. Il était proverbial dans la communauté que mère Saint-Albert excusait tout le monde, même le démon. Oh ' disait-elle, il est si malheureux, il ne pourra jamais aimer le bon Dieu, et elle souffrait pour lui.

Notre bonne mère n'ambitionna pas autre chose qu'un petit coin, où seule sous le regard de Dieu, elle pût prier et s'immoler pour ses chères âmes. Ce qui fit son tourment toute sa vie fut la crainte du péché, poussée souvent jusqu'au scrupule. Âme d'une grande pureté, elle redoutait l'offense de Dieu, croyant se rendre coupable à chaque instant. Elle avait besoin de soumettre à sa prieure ses moindres doutes avec une humilité qui nous édifiait souvent ; mais son obéissance et sa confiance triomphaient bientôt de sa peine et elle allait en avant.

En 1874, le bon Dieu éprouva rigoureusement le Carmel des Vans, auquel nous sommes intimement unies. La prieure et la sous-prieure moururent en trois jours. Cette communauté nous ayant demandé du secours dans cette triste circonstance, nous ne pûmes que lui proposer la soeur Saint-Albert pour sous-prieure. Celle-ci en ayant été avertie: J'irai volontiers, nous dit-elle, pour me dévouer à ces bonnes soeurs si éprouvées ; mais pour sous-prieure, oh non! ma mère. Cependant elle acquiesça et se mit à l'oeuvre avec son oubli d'elle-même et sa charité. Quelques mois plus tard on l'élut prieure, malgré ses répugnances. Elle nous écrivit tout simplement : "La prieure, c'est moi ; veuillez me dire franchement si vous croyez que j'en sois capable". Elle y montra son dévoue­ment et l'assistance du Saint-Esprit. Après ses trois années de charge, elle nous revint heureuse de pouvoir reprendre la vie commune. Mais elle conserva un constant et affectueux attachement à cette communauté des Vans, dont elle avait reçu autant d'édification qu'elle lui en avait donné. A son passage à Nîmes elle s'arrêta au Carmel. Ainsi les trois soeurs eurent le bonheur de se trouver réunies pendant quelques jours.

Rendue à sa maison de profession elle continua à nous édifier: car cette chère mère était une bonne religieuse dans la force du terme. Toute sa vie elle a eu le bonheur d'observer exactement notre sainte règle. Dans un corps faible en apparence, elle en soutint l'austérité et les rudes travaux sans ménagement. Il y a un mois environ seulement qu'elle se sentit défaillir. D'abord nous n'en fûmes pas surprises, car depuis bien des années, elle portait une infirmité qui devait nécessairement la conduire à l'épuisement de ses forces Le médecin ne lui trouva pas précisément de maladie caractérisée ; c'était une grande faiblesse entretenue par un dégoût insurmon­table pour toute espèce de nourriture. Conduite à l'infirmerie elle se soumit à tout ce qu'on voulut d'elle. Quoique dispensée du saint office, elle voulut le réciter encore jusqu'à l'avant-veille de sa mort. Ma soeur, disait-elle à son infirmière, n'est-ce pas une lâcheté pour la petite indisposition que j'ai, de ne pas dire mon office ?

Cependant nous ne nous attendions pas à la perdre si tôt. Samedi, fête de l'Assomption, le médecin l'ayant trouvée plus mal, nous conseilla de la faire administrer. Le lendemain elle voulut se lever et aller communier au choeur. Dans l'après-midi elle se con­fessa, Monsieur notre aumônier qui nous est tout dévoué, vint donc lui donner l'Extrême-Onction. Elle demanda pardon, et reçut toutes les indulgences in articulo mortis. Après cela elle éprouva un mieux sensible, que nous prîmes pour une espèce de résurrection. Mais le mercredi 19, à 2 heures de l'après-midi nous fûmes appelées en toute hâte ; des signes précurseurs de-la mort se produisaient; notre chère malade était sur son fauteuil, calme et avec toute sa connaissance. Nous n'eûmes que le temps de faire appeler Monsieur notre aumônier qui lui donna une dernière absolution après laquelle elle rendit son âme à Dieu sans faire le moindre mouvement ; à peine avons-nous pu saisir son dernier soupir, la communauté et nous présentes.

Cette mort tout en nous affligeant, nous laisse dans la douce espérance que notre chère mère jouit de la vue de Dieu, car n'a-t- il pas dit lui-même : Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ? Cependant comme sa pureté trouve des taches dans ses Anges, veuillez faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre à cette chère âme, par grâce une communion de votre fervente commu­nauté, le Via Crucis, l'indulgence des six pater et une journée de bonnes oeuvres. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, Ma Révérende Mère, qui avons la grâce de nous dire dans le divin coeur de Jésus et le coeur Immaculé de Marie.

Votre très humble soeur et servante en Notre-Seigneur,

 

SŒUR MAIE-SAINT-LOUIS DE GONZAGUE

Religieuse Carmélite indigne.

De notre Monastère de Sainte-Madeleine-au-Désert, de l'Assomption de la sainte Vierge et de notre sainte Mère Térèse des Carmélite d'Aix, ce 22 août 1891.

 

Aix. — Imprimerie J. Nicot, rue du Louvre, 16. — 1.408.

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