Carmel

21 novembre 1892 – Toulouse

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui nous permet de vous entretenir de la vie et des vertus religieuses de nos chères Soeurs, dont la maladie et la mort, pendant la durée du mois de mars de cette année, ont placé notre Communauté sur un véritable Calvaire.

Nous ne pouvons oublier la sympathie que nos chers Carmels nous ont témoignée, à ce moment d'épreuve. C'est aux pieds de Notre-Seigneur que nous leur en exprimons encore toute notre recon­naissance.

La première de ces chères victimes a été notre regrettée Soeur Barbe-Marie des Anges, professe de notre Monastère, âgée de soixante-quatre ans, trois mois, cinq jours, et de religion vingt-huit ans, quatre mois, quatre jours.

D'une famille respectable et chrétienne, cette chère Soeur naquit à Lyon, où son père était allé faire valoir son patrimoine dans un honorable commerce. S'étant marié quelque temps après, son union fut bénie par la naissance de deux filles qui reçurent le nom de Barbe qu'elles ne portèrent point. L'aînée, Adeline, fut marraine de sa jeune soeur appelée Aimée, du nom de sa mère. Leurs voies furent différentes ; Adeline devait s'établir dans le monde, tandis que la petite Aimée, vrai miroir d'innocence, fît la joie du foyer paternel. Elles sucèrent, avec le lait, les principes, qui carac­térisaient leurs vertueux parents ; la foi des anciens jours était en honneur dans cette famille, gar­dienne des bonnes traditions et honorée par de saints prêtres et religieuses, dont la mémoire est restée en vénération dans le pays.

Adeline venait de terminer son éducation et Aimée avait de neuf à dix ans, lorsque leur père songea à se retirer des affaires pour rentrer à Toulouse, sa ville natale, où, une pieuse famille qui l'aimait l'engageait à se fixer. Arrivés dans notre ville, la petite Aimée fut confiée à d'excellentes maîtresses qui dirigeaient, à Toulouse, un pensionnat distingué. Là, elle fit sa première Communion avec une ferveur angélique et continua, jusqu'à la fin, à être l'édification de ses compagnes ; douce, studieuse, on la proposait pour modèle et tous lui rendaient justice. Son éducation terminée, elle rentra dans sa famille où elle put donner un libre cours à sa piété et à sa charité pour les pauvres.

Dans cette âme cachée, la grâce de Dieu agissait et les germes d'une vocation religieuse se dévelop­paient insensiblement. Le monde et ses vanités ne furent jamais rien pour elle : Dieu seul lui suffi­sait, son devoir était tout, aussi devint-elle la consolation de ses parents dont elle fut toujours l'appui et l'amie inséparable.

Les tentatives réitérées que fit la jeune fille pour obtenir le consentement, ardemment désiré de se consacrer à Dieu, ayant échoué devant la fermeté d'inexorables refus, elle fut réduite, comme, elle nous le disait naïvement, à arroser toutes les nuits son lit de ses larmes. Aimée courba la tête et attendit l'heure du Seigneur.

Vers sa trente-et-unième année, la mort de sa vertueuse mère, dont l'âme était fondue dans la sienne, à la souffrance du coeur joignit un rayon d'espérance. Elle résolut aussitôt de faire une démarche décisive auprès de son respectable père, en lui demandant l'autorisation d'entrer au Carmel, ce qu'il repoussa énergiquement, déclarant que, de son vivant, elle n'eût pas à lui en reparler, sa mort seule la laisserait libre. Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, fut donc livrée de nouveau à des sacrifices quotidiens de plus en plus sensibles; elle attendit patiemment et goûta l'amertume de cette solitude du coeur, dans le désert d'une âme retirée du monde et pour qui il est devenu la plus lourde croix.

Le moment approchait où la petite colombe allait entrer dans l'Arche. Une maladie de courte durée lui enleva son digne père qui mourut en parfait chrétien dans les bras de ses deux chères filles. Après lui avoir rendu ensemble les derniers devoirs, Adeline accompagna sa chère Aimée au Carmel pour nous la présenter. Nous ne saurions, ma Révérende Mère, vous donner une idée des impressions que nous reçûmes de cette démarche franche, positive et si assurée du succès. L'examen de la voca­tion fut bientôt terminé; tout en notre chère Prétendante révélait la droiture, la simplicité, la vérité ; pas l'ombre d'un nuage n'obscurcissait le ciel, aussi fut-elle accueillie avec la paix qu'inspire la confiance.

Elle entra donc comme Postulante dans notre Communauté le 30 avril 1863, sous le nom de Soeur Marie des Anges et commença, dès le premier jour, sa marche progressive dans les vertus religieuses qui ne se ralentit jamais. Toujours humble, charitable, dévouée, d'une obéissance sans borne, tel fut, ma Révérende Mère, le spectacle, que nous avons eu pendant vingt-huit ans sous les yeux. Rien n'était comparable à la ponctualité de la nouvelle venue pour suivre à la lettre les moin­dres prescriptions. Parmi les traits multiples que nous aurions à citer, nous ne vous parlerons que d'un seul, qui révèle à quel point l'esprit religieux était inné dans cette âme d'élite. Pendant la récréation, la Communauté ayant été au jardin pour arracher l'herbe du pavé, au grand soleil d'été, ma Soeur des Anges, durant une heure, à genoux, appuyée sur une main, couverte de sueur, remplit diligemment sa tâche sans lever la tête, sous l'oeil de Dieu, dans la joie du coeur humble et obéissant, ce que toutes nos Soeurs eurent le loisir d'admirer.

Dès son entrée au Noviciat, elle s'appliqua sérieusement à l'étude des rubriques; sa maîtresse voyait avec satisfaction ses aptitudes et ses progrès; le sérieux avec lequel elle accomplissait toutes actions lui avait acquis l'estime de ses jeunes compagnes. C'est ainsi que l'amour du devoir et une piété naïve et tendre la faisaient s'avancer dans les sentiers de la vie religieuse dont elle allait bientôt revêtir les livrées. Elle fut admise au saint Habit à la satisfaction générale et continua à marcher dans le chemin de la vie cachée qui était son élément.

L'année du noviciat fut féconde pour notre chère Soeur Marie des Anges, la plante grandissait et se développait au soleil de la grâce; aussi fut-elle admise à la sainte profession au temps fixé, le 15 Août 1865, âgée de trente-sept ans, huit mois, vingt-deux jours.

Nous n'oublierons jamais, ma Révérende Mère, les témoignages qui nous furent rendus sur notre bonne Soeur, par le Révérendissime Père Orcise, ancien abbé de la Trappe d'Aiguebelle, résidant à cette époque, au Couvent des Trappistines de Blagnac, près Toulouse, alors en fondation. Les impressions que ce saint personnage emporta de l'examen qu'il venait de faire de cette vocation et qu'il nous transmit, nous révélèrent la haute idée qu'il avait conçue de la Novice : « Je vous félicite» ma Mère, nous dit-il avec sa simplicité touchante, de l'entrée d'un tel sujet parmi vous, et vous souhaite sincèrement que tous ceux que vous recevrez lui ressemblent. » Cette parole, dans la bouche d'un Religieux de ce mérite, était à elle seule un éloge parfait. La vertu de Soeur Marie des Anges ne se démentit jamais et nous pouvons affirmer qu'elle n'a cessé d'en donner des exemples jusqu'à sa mort; ainsi se réalisèrent les prévisions du saint Abbé.

La naïveté de notre chère Soeur égayait nos récréations ; on voyait aisément qu'elle avait été nourrie dans son enfance, des traits de la sainte Bible, aussi bien que de la vie des Pères du désert, dont les histoires racontées par elle avaient un inimitable cachet ; pas moyen de garder le sérieux quand elle les rapportait. Toutes nos Soeurs restaient ébahies lorsqu'à propos de l'éducation des enfants, on l'entendait parler avec feu et non sans une teinte assez originale, d'expédients aussi simples qu'énergiques pour les ramener au devoir; si on témoignait de l'étonnement de ses réparties, elle se justifiait par des preuves qui laissaient l'auditoire assez peu convaincu.

Soeur Marie des Anges ne se mettait jamais en avant ; mais, toujours disposée à obliger, elle accueillait le prochain, avec affabilité et complaisance. Que de fois nos poètes embarrassés dans la composition des couplets de circonstance lui ont dû leurs succès.

Notre chère Soeur a rempli pendant de longues années l'office de Portière, qui a été pour elle une source de grands mérites. Extrêmement délicate et faible, elle a été vraiment héroïque de mortification. Un exemple vous le prouvera, ma digne Mère. A la fin d'une retraite, où chacune a des résolutions à prendre, pour corriger le passé et préparer l'avenir, Soeur Marie des Anges vint humblement nous confier un regret : « D'avoir manqué à la sainte Pauvreté, en usant trop largement d'un remède qui m'avait été donné pour calmer une rage des dents » ses larmes trahis­saient sa douleur de s'être accordé un soulagement qui lui montrait sa lâcheté pour la croix de son Sauveur.

Sa connaissance parfaite des rubriques et son exacte régularité la firent élire pour Sous- Prieure à la satisfaction de la Communauté, charge qu'elle a exercée à diverses reprises l'espace de douze ans.

Sa délicatesse de conscience était admirable ; la moindre petite infraction qu'elle avait faite, même par inadvertance, lui causait tant de peine qu'elle venait s'agenouiller devant sa Mère Prieure, avant la sainte Communion, pour lui exposer sa faute dans une confusion profonde. Son amour pour la sainte Pauvreté la rendait vigilante à ne perdre aucun instant. On ne la vit jamais oisive et, dès qu'elle avait rempli un devoir, elle se hâtait de reprendre son ouvrage. Les jours de dimanches et de Fêtes, ses moments libres étaient consacrés à la prière ; elle les passait au Choeur, absorbée en Jésus son unique vie.

Nous n'en finirions pas, si nous voulions rapporter les exemples que cette vraie religieuse nous a donnés sans défaillance jusqu'à sa mort. Son dévouement à l'Eglise, aux âmes souffrantes, à nos Bienfaiteurs, à notre chère Patrie, à nos Missionnaires, pour lesquels elle s'est consumée, ne s'effacera jamais de notre souvenir. Sans cesse aussi, elle portait à Dieu sa chère Adeline dont elle savait l'isolement.

Nous l'avons dit, ma Révérende Mère, malgré sa faible complexion, notre chère Soeur Marie des Anges a eu le bonheur de pratiquer, jusqu'au dernier jour, l'observance dans toute sa rigueur et cependant nous la voyions insensiblement décliner, ce qui nous faisait appréhender de la voir frappée mortellement à la plus légère atteinte; nous n'étions pas seule à le redouter, sa persévé­rante vertu en donnait l'impression générale; aussi, dès les premières apparitions de l'épidémie régnante dans notre Communauté et les progrès que nous eûmes à constater chaque jour, Soeur Marie des Anges fut l'objet de préoccupations sérieuses. Notre Monastère ayant été transformé en un véritable hôpital, les visites quotidiennes du médecin doublant les fatigues des Portières, notre bonne Soeur, restée seule, fut bientôt réduite aux abois ; mais elle donnait toujours sans compter, sans se plaindre, toujours souriante, prête à se sacrifier. Elle allait et venait dans l'infirmerie, cherchant à alléger par les actes d'un dévouement filial la peine cruelle que nous ressentions, d'être clouée par le mal, assez gravement, pour qu'il nous fût interdit de nous rendre auprès de nos chères malades. Néanmoins, l'état de ma Soeur Marie des Anges nous impressionna vivement. Les deux ou trois jours qui précédèrent celui où elle s'alita pour la dernière fois, nous l'obligeâmes à se coucher de bonne heure, lui défendant d'assister à Matines et lui recommandant de se lever tard. Elle nous remercia avec son sourire, sans faire la moindre observation : « Merci, merci, bonne Mère, je le ferai, je le ferai, » et elle partit joyeuse d'obéir.

Un jour s'écoula sans apporter d'autre amélioration qu'un peu de repos dont elle fut très reconnaissante. Le lendemain, notre anxiété s'accrut, le poids de l'épreuve se faisait sentir et le 15 an soir, nous obligions notre chère Soeur à se mettre au lit d'assez bonne heure, ce qu'elle accepta avec cette gratitude qui la caractérisait lorsqu'on lui témoignait le moindre intérêt; mais sa manière d'agir dans ce moment fut d'un triste présage, ma Révérende Mère; c'était l'agneau qui montait sur l'autel du sacrifice. Notre pauvre Soeur était convaincue qu'elle ne se relèverait pas ; aussi, en nous quittant, voulut-elle mettre ordre à ce qui était de son devoir. Prévenue par une de nos Soeurs qui s'offrit à la suppléer, ma Soeur Marie des Anges hésitait; sa compagne ayant insisté, elle répondit simplement qu'elle avait laissé son bréviaire sur la stalle pour Matines : «Ne l'oubliez pas, « dit-elle, surtout ne l'oubliez pas, parce que c'est défendu. »

Lorsqu'elle fut couchée, la seconde portière étant allée à sa cellule, la pauvre malade lui remit une clé qui lui restait; la Soeur refusa de la prendre, elle insista, affirmant qu'elle n'aurait plus à s'en servir. Le lendemain, à sa première visite, le médecin constata que le coeur était atteint et l'état général très grave, quoique le danger ne fût pas pressant. Dans la soirée, ayant témoigné le désir de se confesser, on vint nous en prévenir, ce à quoi nous consentîmes de suite. Monsieur notre Aumônier se hâta de se rendre et eut la charité, sur notre demande, de nous apporter des nouvelles de la malade, dont la situation paraissait se compliquer : la parole devenait embarrassée; notre chère Soeur jouissait d'une paix parfaite et n'aspirait, de toute son âme, qu'à se réunir à son Dieu. Elle témoignait sa joie à cette pensée, édifiant ses compagnes par l'air de béatitude qui était empreint sur ses traits. On était, autour d'elle, embaumé comme d'un parfum du Ciel. Ce fut un spectacle digne d'admiration, ma Révérende Mère, que les derniers moments de cette bienheureuse Soeur, ayant sa lampe allumée pour répondre à la voix de l'Époux et entrer au festin des noces éternelles ; celles qui l'assistaient en avaient l'avant-goût, et, malgré leur douleur, enviaient la grâce d'une telle mort.

Lorsqu'on lui adminístra les derniers Sacrements, l'approche de son Bien-Aimé la mit dans des transports qu'elle ne pouvait contenir : « Quand mon corps sera dans le sépulcre, mon âme glorifiera « le Seigneur ! » Et elle ne cessait de répéter ces paroles et quelques autres non moins touchantes.

Une de nos Soeurs lui ayant demandé si elle n'avait rien à nous faire dire, elle répondit : « Dites à notre Mère que je suis parfaitement tranquille et que je la remercie de tout ce qu'elle a fait pour moi. » Elle continua ses prières et ses pieuses aspirations jusqu'à ce que sa langue devenant immobile, elle perdit l'usage de la parole, entra dans une douce agonie et rendit son âme à Dieu, le 17 mars, à neuf heures du soir, en présence de celles de nos Soeurs qui eurent la conso­lation de nous remplacer auprès d'elle à cette heure suprême. C'est ainsi que mourut, les armes à la main, cette parfaite religieuse, modèle accompli d'obéissance et de fidélité au devoir, dont la mémoire demeurera en bénédiction parmi nous.

Quoique nous ayons la confiance que notre regrettée Soeur Marie des Anges a reçu un accueil favorable du Souverain-Juge, comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, une Communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater, une journée de bonnes oeuvres et tout ce que votre charité daignera lui accorder; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix de notre divin Sauveur, et dans les Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie,

Ma très Révérende Mère,

Votre très-humble Servante,

Soeur SAINT-LOUIS DU SACRÉ-CŒUR, r. c. i. prieure.

De notre Monastère do la Sainte Mère de Dieu, de notre Sainte Mère Thérèse, de notre Père Saint Joseph, des Carmélites de Toulouse, ce 21 novembre 1892.

 

P. S. — Un de nos Carmels nous charge, Ma Révérende Mère, de recommander à vos prières et de vous demander de vouloir bien accorder le Saint Sacrifice de la Messe à une Tourière agrégée, dont la vertu et le dévouement lui ont acquis des droits à la reconnaissance de sa Communauté.

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