Carmel

21 mars 1895 – Chartres

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE

Paix et religieux salut en Notre-Seigneur.

Le bon Dieu vient de visiter notre petite Communauté par la maladie. Toutes, nous avons été plus ou moins atteintes par l'influenza, et c'est au milieu de cette épreuve qu'une épreuve plus grande encore nous a été envoyée du ciel. Notre vénérée et très aimée doyenne soeur Marie de saint Albert s'en est allée à Dieu, qui l'a enlevée à notre affection le mercredi 13 février dernier, après une vie pleine d'années et de mérites : elle avait fi ans et 5 mois d'âge, et de religion 63 ans et demi.           

C'était la dernière survivante de celles de nos soeurs qui avaient habité notre ancien monastère, qu'on avait dû quitter précipitamment lors de l'incendie de la cathédrale en 1836, et voici à ce propos, ma Révérende Mère, un petit trait qu'elle se plaisait à raconter. Ses goûts de solitude la portaient dès ce temps-là à se retirer dans les lieux éloignés de la maison pour y jouir d'une plus grande tranquillité

d'âme." Elle ne se trouvait point là quand sortit la Communauté, et dans l'émotion d'un départ si troublé, on l'oublia. Ce ne fut qu'assez longtemps après qu'elle s'aperçut elle-même que la maison était déserte et qu'elle vint, conduite par une personne charitable, rejoindre ses soeurs inquiètes, au nouveau monastère.

Il y avait cinq ans seulement, à l'époque dont nous parlons, qu'elle appartenait à notre Carmel. Ses premières années s'étaient passées à Château- Salins, petite ville lorraine que Dieu lui avait donnée pour berceau. Son père était un bon chrétien que le ciel bénit, car il eut le bonheur de voir ses deux filles et une de ses petites-filles, se consacrer à Dieu dans la vie religieuse. Ce furent donc ses bons parents qui déposèrent dans l'âme de notre regrettée soeur les précieux germes de cette foi simple et forte qui nous a tant édifiées. Cependant il ne semble pas qu'elle ait connu les douceurs de la piété jusqu'à sa dix-huitième année. Une mission fut donnée dans sa ville natale en 1825. La grâce l'attendait là. Les sermons qu'elle entendit la remuèrent profondément et elle ressentit alors cette touche suave et puissante dont elle parle dans un écrit qu'elle nous a laissé et qui l'arracha pour jamais aux vanités du siècle. C'est à cette date qu'elle faisait remonter ce qu'elle appelait sa conversion.

L'attrait de la solitude qu'elle avait connue toute jeune en elle, se réveilla plus fort que jamais. Déjà elle se plaisait beaucoup à être seule à la maison paternelle; elle se mêlait peu aux jeux de ses compagnes.

Deux ans s'étaient à peine écoulés depuis la mission de Château-Salins qu'elle annonça à sa famille sa résolution de tout quitter pour Dieu. Elle obtint son admission dans la Communauté des soeurs de la Doctrine chrétienne de Nancy; mais elle ne fit pour ainsi dire que passer dans cet Institut où elle n'avait pas trouve encore la pleine satisfaction des désirs intimes de son âme. Ce fut alors qu'elle demanda, nous ne savons par quel concours de circonstance, d'entrer dans notre Carmel qui lui ouvrit ses portes

le 29 août 1831. Elle était alors âgée de 24 ans. Les débuts de son noviciat furent assez laborieux. La vie érémitique qu'elle avait rêvée paraissait encore un fois fuir devant elle. Les rapports inévitables de la vie commune la fatiguaient.

Le Saint Habit lui fut cependant donné le 17 janvier ; mais quelques mois plus tard, soit que les hésitations et les doutes ne fussent pas complètement dissipés, soit qu'on voulût la soumettre à une épreuve décisive, il fut annoncé à la pauvre novice qu'elle aurait à sortir du monastère. Déjà ses malles étaient faites au tour, quand la mère Prieure émue de compassion en voyant son profond chagrin et frappée en même temps du véritable esprit religieux qu'une si terrible épreuve avait fait paraître en elle, changea soudain de résolution et la maintint au nombre de se filles.

L'année suivante, le 17 février, notre chère soeur faisait Profession, ce dont la Communauté n'eut jamais, grâce à Dieu, à se repentir.

La nouvelle professe remplit successivement les offices de seconde infirmière de seconde lingère et de réfectorière. Dans tous ces emplois, elle porta un exemple de ponctualité et d'ordre très parfait qui édifiait ses soeurs. L'obéissance lui confia enfin 1'office des Saintes Reliques qui fut celui de presque toute sa vie.

Elle attribuait à une faveur de la Sainte Vierge l'aptitude rare qu'elle apporta dans la confection des reliquaires. « Dans les premières années de ma vie religieuse au Carmel écrit-elle dans ses notes intimes, j'étais tout à fait inapte à confectionner les petits ouvrages de goût, comme reliquaires et autres choses semblables dont on me chargeait. Mon impuissance me désolait extrêmement, en telle sorte que je dis à la Très Sainte Vierge, lui contant un jour mes peines, prosternée devant son image. Je sentis, au milieu de ma prière, comme une vertu qui sortait de la statue et venait opérer dans mon intelligence ce que j'avais tant désiré, et je fus capable, à partir de ce jour, de comprendre les choses commandées et de les exécuter sans beaucoup de difficulté. »

Ce genre d'occupation avait, vous le comprendrez sans peine, ma Révérende Mère, un grand attrait pour notre chère soeur, d'autant qu'il s'alliait très bien avec ses goûts de solitude et de recueillement. C'est dans son petit office, établi au faite de la maison, qu'elle vivait au milieu de ses reliques et de ses pieuses images, comme en un sanctuaire, ne le quittant que pour remplir les devoirs de la vie commune. Pour elle, c'était une joie et une jouissance d'âme bien grandes toutes les fois qu'elle avait quelque sainte relique à enchâsser, mais comme cette bonne fortune ne lui arrivait pas tous les jours, elle s'en consolait en utilisant autrement son pieux talent. Elle fabriquait à l'avance quantité de petits ouvrages, qui vers la fin de sa vie surtout, n'étaient plus des chefs-d'oeuvre et quand venait la fête de ses mères Prieures, vous l'eussiez vue toute joyeuse les remettre entre leurs mains en leur disant : « Voilà, ma Mère, de quoi faire des heureux; » c'était en effet toute la satisfaction qu'elle attendait et désirait de son petit travail : Faire un peu de bien en rendant heureux.

Vous aurez pu déjà par ce que nous avons dit, ma Révérende Mère, vous faire quelque idée de la vie silencieuse, et profondément recueillie de notre très chère et regrettée soeur. Peut-être pourrait-on trouver qu'il y eût eu, de sa part, plus de mérite et de vertu à s'isoler moins de ses soeurs, à prendre sa part plus large de la vie commune. Mais nous croyons que Notre-Seigneur ne lui en donna pas la lumière. Le travail de la grâce sembla néanmoins se faire peu à peu et lentement dans son âme, si bien qu'elle finit par nous donner toute l'édification d'une reli­gieuse accomplie.                     

Il faut bien avouer aussi, ma Révérende Mère, que la Providence parut elle- même se mettre de son côté et ne favorisa pas peu ses attraits de solitude. Elle permit en effet, qu'après son entrée au Carmel notre chère soeur ne revit plus jamais un seul membre de sa famille. Elle ne communiquait même par lettres avec ses parents, qu'à de très rares intervalles. Le parloir lui fut tout à fait inconnu ; elle n'y parut qu'une seule fois dans sa vie religieuse et ce fut le jour de ses noces de diamant. Elle ne prêtait aucune attention aux bruits du dehors qui d'ailleurs parvenaient bien rarement jusqu'à elle. La grande ligne du chemin de fer longe le monastère et plus de cent trains chaque jour passent et repassent sous ses murs ; elle a quitté ce monde sans avoir jamais vu une locomotive, ni sans savoir ce que c'est qu'un chemin de fer.

Elle était vraiment morte à toutes les choses d'ici-bas. Heureuse mort qui lui valut la grâce de vivre très parfaitement à Dieu. Elle n'avait plus de pensées que pour Lui. Sa conversation n'était plus sur la terre et comme le Divin Maître se plaît dans l'intimité des âmes d'où l'agitation et le bruit sont absents, ses oraisons étaient pleines de douceur. Elle nous a laissé dans le cahier de ses notes intimes, le récit de faveurs extraordinaires que nous ne devons accepter qu'avec la plus grande réserve, mais qui prouvent au moins la vivacité de sa foi et l'ardeur de sa piété.

Ainsi s'écoula dans un calme profond et dans une union constante avec Dieu la longue et religieuse vie de notre chère soeur. L'uniformité n'en fut légèrement interrompue que par deux circonstances mémorables qui marquèrent ses dernières années.

En 1882, la communauté célébra sa cinquantaine de vie religieuse et dix ans plus tard c'était ses noces de diamant qui nous mettaient en fête. Rien ne fut épargné par la Mère Prieure alors en charge et par ses soeurs pour embellir cette fête de famille si rare et si touchante. Après le saint sacrifice offert pour la véné­rable jubilaire, M. notre Supérieur lui adressa une touchante allocution. On avait enguirlandé tout le monastère ; ce fut avec une simplicité et une joie d'enfant qu'elle voulut tout examiner, tout voir. Elle était ravie et surtout reconnaissante de ce que l'on avait fait pour elle. A quelqu'un qui faisait allusion, ce jour-là, à ses 85 ans : « Oh ! répondit-elle, nous avons de l'âge, mais vieille nous ne le sommes pas. » Et de fait elle n'avait presque point subi encore les atteintes de la vieillesse. Son visage portait à peine quelques rides, elle ne se servait point de lunettes ; elle entendait bien et son intelligence restait aussi très lucide. Elle était donc toujours jeune, jeune dame surtout, conservant la même ardeur pour Dieu, et par sa grâce, devenue en même temps plus simple, plus expansive, plus affec­tueuse.

Peu après son grand Jubilé, notre chère soeur avait été atteinte d'une forte bronchite qui nous inspira pendant quelque temps des inquiétudes, mais sa robuste constitution en avait triomphé et c'est seulement l'hiver dernier que voyant ses forces plus sensiblement décliner,'nous lui fîmes échanger sa cellule contre l'infir­merie. Plusieurs congestions successives, quoique assez légères, nous parurent un avertissement sérieux que Dieu lui donnait et nous donnait à nous-même de sa fin prochaine. La veille dé la fête de notre Bienheureux Père, saint Jean de la Croix, une de ses infirmières vint en toute hâte, pendant la récréation, nous prévenir qu'elle venait d'éprouver une syncope. Nous fîmes appeler immédiatement notre Vénéré Su­périeur qu'elle accueillit par ces paroles : « Je vais à la mort, mais la mort, c'est le face à face avec Dieu ; je ne la crains pas, je la désire. » Elle se confessa, puis le médecin l'ayant trouvée en danger, les derniers sacrements lui furent administrés. Elle reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction avec les plus édifiantes dispositions et surtout dans une paix parfaite. Cependant un mieux sensible ne tarda pas à se faire sentir et la congestion disparut. Seulement nous nous aperçûmes que la jambe gauche était paralysée.

C'était donc l'immobilité complète qui allait s'imposer à notre chère octogé­naire, jusque-là si alerte encore. Puis elle ne pourrait plus se servir seule, elle qui n'avait jamais eu besoin d'aide. Sa résignation fut admirable. Habituée depuis long­temps à identifier sa volonté avec celle de son Dieu, pas une plainte ne s'échappa de ses lèvres ; seule, l'expression de son visage put trahir à certains moments les souffrances intimes de son âme.

Sa vie allait du reste se prolonger encore de quelques mois, mais c'est sur la croix qu'elle vivra désormais clouée, non délaissée. Notre bon Père Supérieur et notre dévoué chapelain vinrent régulièrement et tour à tour lui apporter le réconfort des divins Sacrements. Les jours de communion étaient ses bons jours ; elle les attendait avec impatience et quand ils étaient passés elle en parlait encore long­temps après dans l'effusion de son âme.

Nous espérions, ma Révérende Mère, que Notre-Seigneur nous ferait la grâce de la conserver encore quelque temps pour notre édification et les beaux exemples qu'elle nous donnait. Par son grand esprit de foi et son paisible abandon entre les mains de Dieu, elle nous faisait tant de bien ! Nous aimions à envoyer près d'elle nos jeunes novices pour recueillir les leçons vivantes des plus belles vertus religieuses.

Survint l'épidémie d'influenza, dont nous vous parlions, ma Révérende Mère, au commencement de cette circulaire. Notre chère ancienne, atteinte une des pre­mières, se sentit tout de suite frappée à mort, une pneumonie s'était déclarée. L'agonie commença, elle fut longue. L'asphyxie n'avançait que lentement. La mort vint enfin la chercher mais si doucement qu'on ne s'en aperçut même pas. La chère soeur du voile blanc qui la gardait pendant la nuit, s'étant approchée de son lit vers une heure du matin, fut toute surprise de ne l'entendre plus respirer. Elle avait en effet cessé de vivre ; son âme, sans effort, sans violence, s'était détachée de son corps pour retourner à Dieu. Nous prenions nous-même notre repos dans l'in­firmerie à côté : quel ne fut pas notre étonnement en apprenant cette triste nou­velle ! Quelle ne fut pas surtout notre douleur, de n'avoir pu assister aux der­niers moments de notre bien-aimée soeur et recueillir son dernier soupir ! Nous n'eûmes que la consolation avec la Mère Sous-Prieure et quelques soeurs qu'on avait éveillées en toute hâte, de nous agenouiller près de sa dépouille mortelle et de réciter le Subvenite, afin de prier la cour céleste d'accourir au-devant de cette chère âme, et de l'accompagner jusqu'au Tribunal du Souverain Juge.

« Je m'en irai, avait-elle dit, le jour de notre Père saint Joseph ; il y a plus de vingt ans que la Sainte Vierge me l'a promis. » Son voeu se réalisa et ce fut en effet un mercredi qu'elle s'envola vers Dieu. Elle avait pour la dernière fois reçu le Saint Viatique en la fête de la Purification. Par. un secret pressentiment, notre Vénéré Supérieur l'avait exhortée à tendre ses bras et son, coeur à son Sauveur, pomme l'avait fait autrefois dans le temple, le saint vieillard Siméon, puis à chanter avec lui dans son âme, le beau cantique Nunc Dimittis. N'était-elle pas en effet prête à partir ? et d'ailleurs sa longue et sainte vie ne fut-elle pas pour elle la meilleure des préparations à la mort ?

Nous la pleurons, mais ses admirables exemples nous restent et nous consolent. Nous avons, croyons-nous, suffisamment insisté sur son esprit de foi, de silence et de prière, pour n'avoir plus à y revenir, ma Révérende Mère ; mais que dire de son in­dulgente bonté ? Jamais ne sortit de sa bouche un seul mot amer, ni la plus petite parole de blâme, de critique ou de mépris. Sa parfaite et toute surnaturelle obéissance lui faisait voir, comme à découvert, Notre-Seigneur en tous ses supérieurs. Durant sa longue existence, elle changea souvent de Mères Prieures, mais ce qui ne changea jamais en elle, ce fut l'humble et religieuse soumission qu'elle aimait à rendre indistinctement à toutes. La personnalité humaine aux yeux de sa foi disparaissait tout entière pour ne lui laisser voir que l'autorité même de Dieu reposant en ceux qui en était revêtus. Que de fois nous fûmes touchée de l'humilité et de la simplicité avec lesquelles elle venait nous demander de la bénir. Plus volontiers, nous nous serions agenouillée devant elle par la vénération qu'elle nous inspirait.

Nous avons donc la douce confiance que notre très chère soeur aura trouve près de notre adorable Sauveur l'accueil favorable et empressé qu'il réserve a ses Épouses fidèles. Toutefois, si elle n'était pas quitte de toute dette envers Lui, nous vous prions humblement et bien instamment, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, en y ajoutant par grâce une Communion et les Indulgences des six Pater, Ave et Gloria Patri. Nul doute qu'elle ne vous bénisse éternellement dans le ciel de votre charité.

Daignez aussi, ma Révérende et très honorée Mère, agréer l'expresse de notre propre gratitude avec nos sentiments de profond et religieux respect.

Votre très humble soeur et servante en N.-S.

Sr MARGUERITE-MARIE DU SACRÉ-CŒUR.

r. c. i.

De notre Monastère de l'Incarnation et de R. P. Saint Joseph, des Carmélites de Chartres, le 21 mars 1895.

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