Carmel

21 mai 1891 – Moulins

 

Ma très Révérende Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger sensi­blement nos coeurs en retirant du milieu de nous notre chère et vénérée soeur Marguerite-Marie-Emmanuel, professe de choeur de notre communauté, à l'âge de soixante-dix ans moins dix jours et trente-sept de vie religieuse. C'est aux derniers jours des joies pascales que notre divin Maître a fait entendre à sa fidèle et fervente épouse le sacré Veni qui, nous osons l'espérer, la fit monter à sa suite, à son Père et à notre Père, à son Dieu et à notre Dieu.

La ferveur et la fidélité furent bien, ma Révérende Mère, les caractères distinctifs de notre bonne soeur Emmanuel ; soutenues par la plus ingénieuse et délicate charité, ces vertus ne se démentirent jamais dans cette âme humble et profondément humiliée des fai­blesses laissées en elle par la main jalouse de celui qui sait cacher sous d'épais feuillages la plus suave des fleurs, afin de la garantir des brûlantes ardeurs du soleil.

Notre chère Soeur appartenait à une famille patriarcale de la Haute-Loire, dans laquelle se conserve la foi simple et pure de nos pères, et dont tous les membres avaient la plus affec­tueuse vénération pour leur chère Carmélite : ils étaient saintement payés de retour au pied du Tabernacle durant les longues heures qu'y passait notre bien-aimée Soeur.

Une autre famille, qui fut en quelque sorte celle de son âme et à laquelle ma Soeur Marie-Emmanuel voua une immense reconnaissance, l'amena dans notre ville vers l'époque de la fondation de notre petit Carmel. Elle eut le bonheur d'y être admise à l'âge de trente-trois ans, grâce à la générosité de ses chères bienfaitrices, qui reconnaissaient à leur tour, de cette manière délicate, le dévouement plein de tendresse dont elles étaient l'objet de la part de la bonne Marguerite.

Ce coeur si sensible et si aimant envers les instruments de la divine Providence à son endroit, se livra tout entier à Celui qui, caché sous ces ombres humaines, sut plus que toutes choses captiver son coeur ; la reconnaissance fut toujours la note dominante de l'âme de notre chère soeur, et si la Croix pesa parfois lourdement sur son coeur sensible jusqu'à la susceptibilité, Jésus fut toujours maître de sa volonté, et sa divine charité s'im­planta profondément dans le coeur de son épouse. Oh ! oui. Il fut bien son Emmanuel en lui faisant ordinairement sentir la douceur de sa présence et en répandant dans son âme une grâce de componction et de goût sensible pour tous les grands mystères de notre sainte Foi !

Celui de la Sainte-Enfance eut cependant ses préférences et, là encore, là surtout, l'Adorable Emmanuel récompensait son amour par des grâces de choix. Entre toutes, celle de trouver ce divin Enfant dans l'Octave de l'Epiphanie lui fut accordée dix à onze fois. Quand arrivait le samedi, ma Soeur Emmanuel ne respirait plus pour ainsi dire ; après s'être préparée à cette recherche par des prières journalières durant l'année tout entière, notre bonne Soeur se mettait en marche et son émotion, ses soins, sa persévérance n'auraient pu s'augmenter, croyons-nous, s'il se fût agi de la vision béatifique. Toutes les puissances de son être étaient appliquées à son Bien-Aimé. Aussi, quand elle l'avait trouvé, il se passait en elle quelque chose de semblable à ce que ressentait la sainte Épouse des Cantiques, alors que dans sa défaillante ivresse d'amour, le divin Epoux devait la soutenir avec des fleurs et nos Soeurs se disaient en souriant : Vite, de l'eau de fleur d'oranger à ma Soeur Emma­nuel.... Elle restait sans parole, mais toute tremblante de joie et de reconnaissance.

Il en était à peu près de même chaque fois que le sort lui apportait la statue de la sainte Vierge, tirée au commencement du mois : sa divine Mère, suivant les parfums de son Ado­rable Enfant, venait souvent habiter la cellule de notre chère Soeur. Que ne faisait-elle pas alors pour tenir compagnie à sa tendre Hôtesse ? Elle passait en retraite chaque samedi et multipliait ses pratiques de dévotion, autant qu'elle le pouvait, sans nuire jamais au travail qui lui fut toujours cher et auquel son dévouement et sa charité la rendirent très assidue.

Notre bonne Soeur fut très longtemps Provisoire et se dépensa de toutes ses forces pour en bien remplir les devoirs. D'une admirable charité, elle s'ingénia toujours à en mul­tiplier les actes dans cet office comme dans celui de la Roberie, où elle fut un modèle de déférence, de dévouement pour sa jeune officière : jamais, nous dit cette dernière, elle ne nous fit une objection, ni laissa paraître une idée différente des nôtres. Jusque dans les derniers jours, elle travailla de toutes ses forces, alors même qu'une suite d'attaques de paralysie semblait devoir lui rendre impossible toute sorte de travail.

Toujours unie à ses prieures, notre chère Soeur en fût constamment la consolation par sa ferveur, son esprit de régularité, sa modeste et même timide affection ; toutes ont reconnu dans cette âme de foi le type de la parfaite obéissance et du dévouement sans bornes.

Notre-Seigneur aimait trop sa fidèle servante, ma Révérende Mère, pour ne pas l'associer à son divin Calice : de douloureuses infirmités lui donnèrent la Croix pour compagne jour­nalière, et d'une façon qui rendait presque impossible toute sorte d'adoucissement. Notre chère Soeur fut atteinte de douleurs de sciatique et de rhumatisme qui la firent beaucoup souffrir ; une maladie de coeur, jointe à une sensibilité extrême, lui faisaient trouver partout matière à mortification ; très dure sur elle-même, elle était toujours des premières à tous nos saints exercices, y demeurant envers et contre tout, alors qu'elle eût pu invoquer mille raisons pour s'en dispenser quelquefois.

Notre bien chère Soeur fut atteinte, il y a deux ans, d'une première attaque qui la laissa quelques jours sans parole et presque sans mouvement : peu à peu, elle retrouva l'un et l'autre, mais dans une bien faible mesure ; ce fut alors, ma Révérende Mère, que nous pûmes constater la ferveur de notre chère infirme. La paralysie de la langue ne lui permet­tant plus la récitation de l'Office, elle y suppléa par deux et trois chemins de Croix par jour, le premier toujours fait avant le lever de la Communauté. Cela ne l'empêchait pas d'assister au Choeur, sauf à Matines, que l'obéissance lui interdisait depuis plusieurs années. Elle ne se serait pas dispensée d'un Amen de communauté, autant qu'elle pût s'y traîner, car sa marche n'était plus guère autre chose, surtout ces derniers mois. La faiblesse avait tout atteint en notre bien-aimée Soeur, car Jésus voulait marquer du sceau de la prédestination cette âme ardente et fidèle en la mettant même physiquement dans cette impuissance, si douloureuse à la nature dont elle est le tombeau et dans laquelle la grâce façonne et perfectionne ces enfants évangéliques, ces parfaits dépouillés propres au royaume des cieux.

Peu à peu, notre chère Soeur en vint à ne plus pouvoir marcher sans l'aide d'un bras ou de deux cannes, au moyen desquelles elle se rendait encore à nos saints exercices. Le plus sou­vent nos chères Soeurs infirmières l'y conduisaient en voiture, mais Dieu seul a compté les innombrables sacrifices imposés durant quatre ou cinq années à cette nature d'une extrême vivacité et chez laquelle la paralysie avait étrangement développé le besoin de mouvement. Là encore, ainsi que le disent nos saintes Constitutions, notre chère infirme fit voir en maladie la vertu acquise en santé ; sa charité sut trouver les plus ingénieuses inventions pour s'exercer envers chacune de nous ; elle balayait encore la chambre de communauté peu de temps avant sa mort ; à chaque instant, nous trouvions une délicatesse de ma Soeur Emmanuel. Nous nous disions souvent qu'elle devait avoir un ange qui lui soufflait et ins­pirait tout ce qui pouvait être un acte de charité à remplir dans la Communauté. Elle qui avait à peu près perdu la mémoire naturelle semblait recevoir du Coeur de Jésus une sorte d'intuition pour rendre mille petits services qui faisaient comprendre qu'elle avait passé par là, car c'était ordinairement en silence et sans qu'on s'en aperçoive que notre bien-aimée fille accomplissait avec simplicité et comme une chose toute naturelle ces actes petits en eux- mêmes, il est vrai, mais bien grands aux yeux de Notre-Seigneur, à cause du principe qui les animait. Nous avons souvent éprouvé une vive émotion en trouvant sur notre stalle, au commencement de Matines, le bréviaire de notre chère Soeur délicatement glissé par elle comme plus léger que le nôtre, surtout pendant les Octaves, où un supplément contenait entièrement le saint Office, et, quand nous lui exprimions notre reconnaissance, elle en était toute confuse, nous témoignant combien elle voudrait faire plus pour épargner à chacune de nos peines et fatigues.           

Chère et bonne Soeur, ce fut vraiment l'occupation de son excellent coeur, autant que le bon Dieu lui laissa un peu forces physiques et morales.

Il y a environ trois semaines, un nouvel accident se produisit et laissa ma Soeur Emmanuel entièrement privée de l'usage de ses jambes ; nous l'installâmes à l'Infirmerie, ce que jusqu'alors nous n'avions pu faire pour ne pas trop la contrister, tant elle aimait sa cellule ! Mais à cette heure, bien qu'elle ne comprît pas ce qui s'était passé en elle, notre chère malade ne fit aucune objection. Elle s'alita pour ne plus se relever : tout mouvement lui devint impossible sans être aidée et, peu à peu, nous dûmes la faire manger, la remuer de temps à autre pour la délasser un peu, en un mot lui rendre tous les services que récla­mait son impuissance complète. Durant ces trois semaines, le mal alla toujours en augmen­tant ; nous avions fait administrer notre chère Soeur dès le lendemain de cette dernière crise ; la sainte Absolution lui fut renouvelée souvent. Le dimanche de la Pentecôte, le saint Viatique vint encore une fois fortifier son âme prisonnière dans un corps où tout n'était plus que souffrance, privation, impuissance fortement senties. Bien que très affaiblies pour tout ce qui aurait pu être une consolation pour son âme, ses facultés intellectuelles étaient encore assez vives pour lui faire savourer goutte à goutte l'amertume de l'agonie prolongée qui ter­mina sa vie ! Comme son divin Maître, elle redit bien souvent : Mon Père, s'il est possible que ce calice passe ; mais elle ajoutait ce que nous lui suggérions alors : Que votre sainte Volonté soit faite. La paralysie de la langue laissait à la pensée, à l'imagination, une activité d'autant plus grande que tout y restait concentré. Souvent notre chère Soeur nous faisait appeler et ne pouvait presque rien nous dire, ce qui l'attristait beaucoup ; elle se reprochait les moindres choses et surtout ce qu'elle appelait ses impatiences : mouvements qui, prove­nant de sa lenteur à s'exprimer, l'obligeaient à faire un violent effort pour se faire comprendre ! En voyant ce douloureux état, nous aimions à nous rappeler avec quels soins notre chère Soeur avait pratiqué cette recommandation du pieux auteur de l'Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ : Mon cher Frère, faites maintenant tout le bien dont vous êtes capable, car

je ne sais plus tard ce que vous pourrez. Si le Maître a goûté au calice de l'abandon, de la tristesse mortelle et à toutes les mystérieuses et insondables douleurs de Gethsémani, du Prétoire et du Calvaire, ses vrais disciples, ses épouses choisies pourraient-elles ne pas y tremper leurs lèvres mourantes ? Pour bien des âmes, il nous semble, Dieu réalise par ses opérations crucifiantes ce que disait Notre-Seigneur à sa bien-aimée Catherine de Sienne : « Je suis Celui qui suis et toi celle qui n'es pas.... » L'action divine est d'autant plus active dans cet état d'anéantissement que tout concours humain semble avoir cessé... Il en était ainsi, croyons-nous, pour notre chère fille. Livrée à Dieu toute sa vie, ne vivant que pour aimer le bon Maître, trouvant tout son bonheur à parler de lui ou à en entendre parler, son âme lui était tout abandonnée, c'est pourquoi II la réduisit comme à n'être pas pour rester seul en elle par la destruction successive de tout son être. C'est dans ce douloureux état que notre bonne Soeur Marie-Emmanuel nous a paru passer les derniers jours de sa vie parmi nous !

Notre Seigneur ne permit pas même que notre chère fille goûtât la suprême consola­tion que lui apportait Monseigneur notre vénéré Prélat et Père bien-aimé la veille de sa mort. Un éclair seulement de connaissance lui fit comprendre la grâce qui lui était faite. Elle répondit par une parole de gratitude puis retomba immédiatement dans l'état d'affaisse­ment qui lui était ordinaire. A son réveil au ciel, son coeur si filial et si reconnaissant se sera dédommagé sur ce point comme sur tous les autres : elle se sera faite l'interprète de nos sentiments, de nos prières, de notre profonde vénération pour Monseigneur qui venait nous donner une nouvelle marque de cette bonté qui lui attire tous les coeurs. A peine rentré des tournées de Confirmation qui l'avaient beaucoup fatigué, Sa Grandeur venait bénir notre chère mourante et lui apporter le gage de l'accueil miséricordieux que lui ferait son Divin Pasteur. Nous recommandons très particulièrement à vos prières, ma Révérende Mère, la santé et les oeuvres de notre saint Évêque.

Mercredi Soir, 16 courant, nous trouvâmes notre chère Soeur beaucoup plus fatiguée, une fièvre violente ne l'avait presque pas quittée ; nous crûmes prudent de faire appeler M. notre Aumônier, qui voulut bien entrer, vers deux heures de la nuit, pour réciter avec nous les prières de la recommandation de l'âme et lui renouveler la sainte Absolution et l'indulgence in articulo mortis Ce fut vers 6 heures 1/4, jeudi matin, que notre chère Soeur remit son âme entre les mains de son Créateur qu'elle avait tant aimé !!

Nous avons la ferme espérance que la miséricorde infinie de notre Dieu a reçu dans son sein cette âme qu'elle avait toujours entourée de sa sollicitude ; mais comme il faut être si pur pour contempler le Dieu trois fois saint et entrer dans son éternelle splendeur, nous vous supplions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plutôt à notre chère Soeur, les suffrages de notre saint Ordre et par grâce une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater, celle du chemin de la Croix et trois invocations à la sainte Famille, objet de sa tendre dévotion ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, en Notre-Seigneur, ma Révérende Mère, dans l'union de vos saintes prières,

Votre très humble servante,

Sr MARIE DE LA CROIX,

Rel. Carm., indigne Prieure.

De notre Monastère de la Nativité de Notre-Seigneur et de l'Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie, sous la protection de notre Père saint Joseph, des Carmé­lites de Moulins, le 21 mai 1891.

 

P.-S. — Si vous connaissez, ma Révérende Mère, une ou deux bonnes postulantes tourières, âmes droites, franches, dévouées et susceptibles d'être de vraies et bonnes religieuses au tour, nous vous supplions de nous les adresser; nous les demandons à Notre Père Saint Joseph, dont vous seriez ainsi l'intermédiaire béni.

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