Carmel

21 Janvier 1893 – Troyes

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur dont la volonté toujours adorable, vient pour la troisième fois dans l'année, imposer à nos coeurs un bien douloureux sacrifice, en enlevant à notre religieuse affection pour l'admettre au bonheur éternel, nous en avons la douce confiance, notre bien chère soeur Antoinette, Augustine-Marie-Thérèse de Jésus, doyenne de notre communauté, âgée de 75 ans moins quelques jours et de religion 53 ans trois mois.

Notre chère Soeur était née dans un petit village de notre diocèse, d'une très respectable famille. Dès sa naissance elle eut le malheur de perdre Madame sa mère, mais Dieu qui veillait sur cette enfant, lui fit retrouver dans sa marraine des tendresses et des soins maternels. Dès lors. Monsieur son père reporta sur les deux enfants que le ciel lui avait donnés toute l'affection qu'il avait eue pour celle que la mort venait de lui ravir. Sa bonté pour sa petite Antoinette revêtait parfois un caractère de faiblesse qu'elle savait adroitement faire servir au gré de ses caprices enfantins. En voici un trait entre beaucoup d'autres, ma Révérende Mère : à l'âge de six ans, refusant de se soumettre à une injonction de son bon père, elle prit la résolution, quoique le jour fut sur son déclin, d'aller en condition; elle quitta le foyer paternel en prononçant ces mots : « Je vais à maître ». Elle partit résolument; mais arrivée à l'extrémité de la cour, de vaines frayeurs la saisirent et les pressantes sollicitations d'un enfant, connu de la famille, la firent, non sans peine, abandonner son projet et revenir sur ses pas. Une légère correction dut être infligée à la petite fugitive par Monsieur son père, pour éviter à l'avenir de nouvelles saillies de ce genre.

Quatre ans plus tard, la petite Antoinette fut confiée aux soins d'une tante, ancienne religieuse Ursuline cloîtrée, que la tourmente révolutionnaire avait obligée de quitter son monastère. Voulant continuer sa mission de dévouement envers les jeunes âmes, elle ouvrit un pensionnat qu'elle dirigea avec autant de sagesse que de prudence. Aujourd'hui on peut encore constater, dans l'élite de la société de nos contrées, l'éducation solide et chrétienne puisée dans cette maison bénie, où s'alliaient si parfaitement la science et la piété. Ce fut sous les regards vigilants de cette digne tante, qui la chérissait comme sa fille, que se développèrent dans la chère enfant les nobles qualités dont le ciel l'avait douée; elle sut profiter des leçons et des exemples qu'elle avait sous les yeux, pour se former à l'esprit d'ordre, de régularité, de dévouement, qui devait être plus tard le caractère distinctif de sa vie religieuse.

Ce fut alors que la voix de Dieu, l'appelant au Carmel, se fit entendre à son âme; cet appel divin foudroya la pauvre jeune fille qui redoutait toute vocation religieuse ; cependant trop généreuse pour hésiter à suivre Celui qui l'appelait à gravir après Lui la montagne du Calvaire, elle sacrifia toute ses répugnances, dont la principale fut, pour son coeur aimant, la séparation de sa bonne tante. Celle-ci, également très attachée à sa chère nièce, eût à offrir à Dieu un douloureux sacrifice en la lui immolant. Le ciel seul en a connu toute l'étendue. Cette épreuve quoique supportée avec esprit de foi abrégea les jours de cette bonne parente.

Ce fut alors que notre chère Soeur Thérèse de Jésus, âgée de 22 ans. vint se présenter à la Révérende Mère Saint Gabriel, de douce mémoire, qui l'accueillit avec bonté et lui parla de la charité qui règne dans les maisons religieuses. Oh! Ma Mère, reprit la pieuse aspirante, il n'y a rien à souffrir si les coeurs sont ainsi unis ? Soyez tranquille, mon enfant, lui répondit la Vénérée Prieure, les occasions ne vous manqueront pas si vous êtes fidèle : ces paroles furent une prédiction qui devait commencer bientôt à se réaliser, car trois mois après son entrée dans l'arche sainte, le Bon Dieu appelait à lui pour la récompenser, celle qui avait tenu lieu de mère à notre chère postulante. Ce lui fut une épreuve bien sensible an début de sa vie religieuse; mais ce coup porté à son coeur généreux, ne servit qu'à le dégager plus entièrement des choses d'ici-bas et en reporter la vivacité vers son Dieu qu'elle voulait suivre sans jamais retourner en arrière; De son côté le Divin Maître jaloux de la pureté de ses épouses, voulut lui-même cultiver cette plante choisie, pour lui faire produire les fleurs des vertus dont elle embauma sa chère communauté.

Notre bonne Soeur ne songea plus qu'à répondre aux desseins de Dieu sur son âme et embrassa notre genre de vie avec toute la ferveur que l'on pouvait désirer, ne reculant devant aucun sacrifice, dès qu'il s'agissait de l'accomplis­sement de nos saints devoirs. C'était bien le prélude de ce que nous devions constater et admirer pendant sa longue carrière religieuse. S'immoler pour son Dieu, à l'exemple de notre glorieuse réformatrice, était le désir véhément de son âme. Aussi embrassa-t-elle nos observances dans toute leur rigueur. Ses excellentes dispositions lui concilièrent l'affection de ses Mères et Soeurs qui, remarquant dans ce sujet des qualités peu ordinaires, fondèrent sur lui de grandes espérances pour l'avenir.

Ces qualités, jointes à une aimable gaieté, reflet du bonheur qui inondait son âme, lui méritèrent la grâce d'être reçue au Saint Habit après un temps très limité et à la satisfaction générale de la Communauté. Sous les livrées de la Reine du Carmel pour laquelle notre regrettée Soeur avait une dévotion aussi tendre que filiale, rien n'ébranla son courage pour devenir une Novice, fervente, régulière et ponctuelle; malgré la faiblesse de sa santé que fortifiait un caractère viril et une énergie peu ordinaire. Aussi eut-elle le bonheur d'être admise à prononcer ses Saints voeux après les épreuves ordinaires.      

Au comble du bonheur, la fervente Professe ne mit plus de bornes à son dévouement, tout heureuse de s'oublier pour témoigner sa reconnaissance à la Communauté. On la trouvait toujours prête à obliger et à faire plaisir, sans jamais calculer avec la peine et les sacrifices qui se rencontraient. Son entrain habituel animait nos fêtes de famille et, jusque dans nos dernières licences, où la mort était peinte sur ses traits, elle s'associait aux réjouissances de nos jeunes novices.

Successivement employée aux offices de Portière, Provisoire, Robière en linge, elle s'y distingua par un esprit d'ordre, de propreté, d'économie ses Mères Prieures pouvaient en toute sécurité se reposer sur elle pour toutes les choses qui lui étaient confiées ; mais ce fut principalement à la Sacristie qu'elle déploya son zèle pour la gloire de la Maison de Dieu. Notre Chapelle beaucoup trop restreinte dut être remplacée et la Vénérée Mère alors en charge trouva dans notre bien-aimée Soeur une auxiliatrice pieuse et dévouée pour lui procurer des ressources soit en argent, soit en nature. Tout fut mis en oeuvre à cette intention, lettres, travaux manuels, pressantes sollicitations, prières, etc... rien n'ébranla sa persévérance pour arriver a l'heureux résultat ; Nous jouissons aujourd'hui du fruit de ses incessants labeurs.      

Elue Dépositaire et Sous Prieure à différentes reprises, elle montra dans ce dernier office, son esprit de foi de piété, de régularité,et sut toujours se maintenir vis-à-vis de ses Prieures, aussi respectueuse que dépendante. Le, soin des Novices lui fut aussi confié, elle leur inspira le véritable esprit religieux qu'elle-même avait puisé, à sa source dans les exemples des Vénérées Mères restauratrices de notre Carmel.

Douée de tontes les qualités de l'esprit et du coeur, notre regrettée Soeur les mit largement au service de ses Mères et Soeurs qui étaient toujours sûres de trouver dans son dévouement, tous les secours qu'elles pouvaient désirer et cela avec un accueil tout fraternel.

Nous vous avons parlé, ma Révérende Mère de l'esprit de régularité qui était le caractère distinctif de notre bien chère Soeur Thérèse. Tout le temps de sa longue carrière religieuse elle nous édifia en ce point ; elle fut toujours la règle vivante que l'on pouvait regarder et imiter pour accomplir son devoir.

Si les ombres d'un tableau en font ressortir les nuances les plus variées, en esquissant rapidement les nombreuses vertus de notre Vénérée Doyenne, nous mettrions au jour cette parfaite régularité qui n'aurait voulu rencontrer aucune défaillance parmi les plus jeunes, afin de maintenir dans toute sa perfection le lustre des vertus monastiques, telles que les pratiquaient nos vénérées devancières-. Cette disposition se révélait pour elle en toute circonstance son esprit de foi dans l'accomplissement de ses devoirs religieux était aussi édifiant qu'admirable jusqu'à la fin de sa vie: tout ce qui lui parlait ou la rapprochait de Dieu, la trouvait attentive, recueillie; pénétrée de l'action qu'elle remplissait.

Sa tendre piété envers la Très Sainte Vierge lui faisait toujours trouver le temps et les moyens de l'honorer par de nombreuses prières vocales, neuvaines. rosaires, par la décoration de son ermitage : elle donnait aussi l'élan à toutes les dévotions que l'on proposait, stimulant au besoin les âmes qu'une certaine timidité ou faiblesse aurait entravées dans la voie de la générosité. Sa grande confiance envers notre Glorieux Père Saint Joseph lui obtint des secours extraordinaires tant spirituels que temporels. Ici encore, ma Révérende Mère, rien n'était ménagé de la part de la suppliante qui un jour avait porté ce défi : « Nous verrons, mon bon Père, lequel des deux se lassera le premier. » Aussi ai-je entendu dire par une de nos Mères édifiée de tant de persistance 'Si le bon Saint ne veut pas accorder la faveur sollicitée par ma Soeur Thérèse, je le plains, car elle ne lui laisse pas un moment de répit, ni jour- ni nuit. '

Nous sommes obligées, ma Révérende Mère d'abréger les détails d'une carrière si parfaitement remplie pour ne point dépasser les bornes d'une circulaire, mais elle laisse dans notre Carmel un suave parfum de vertus que nous nous efforcerons de respirer, surtout aux heures de défaillance.   

Il y a trois ans nous eûmes la douce consolation de célébrer ses noces d'or, tout heureuses de pouvoir témoigner à notre bien chère Soeur Thérèse de Jésus l'affection et la reconnaissance dont nos coeurs étaient pénétrés ; aussi rien ne fut épargné, attendu que c'était double fête dans notre bénie Communauté, notre bien regrettée Soeur Constance de l'Enfant-Jésus, décédée le 30 décembre 1891, était aussi l'objet de cette même fête de famille. Rien ne laissait à désirer, c'était vraiment le ciel sur la terre. Notre Saint Evêque et Père avait bien voulu se dérober à ses nombreuses occupations pour apporter à nos chères Jubilaires, dont l'une était sa compatriote, une de ses bénédictions qui procure toujours la paix, la joie et le bonheur. Notre pieux et si dévoué Aumônier leur adressa ses félicitations, en termes aussi éloquents que paternels, commentant ces paroles du psalmiste : Je songeais aux jours anciens et j'avais en vue les années éternelles. . "  

A l'intérieur tout fut en harmonie avec les cérémonies extérieures: chacune était heureuse d'exprimer à nos Vénérées Soeurs par leurs paroles ou par de petits présents les sentiments fraternels de leur coeur. Nos deux chères fondations de Rennes et de Compiègne et le Carmel de Paris, rue d'Enfer, rivalisèrent de délicatesse et de générosité pour rehausser l'éclat de cette délicieuse journée et nous donnèrent les preuves les plus sympathiques de leur union et de leur fraternelle affection.

Notre bonne soeur Thérèse se prêta aussi gracieusement que possible à tous les témoignages qui lui furent donnés en ce jour, mais ne perdit pas de vue que cette fête était le prélude de celle qui devait la convoquer aux noces éternelles; aussi dirigea-t-elle vers cet unique but tons les instants comme toutes les actions de sa vie. Sa grande frayeur de la mort lui faisait reculer le plus loin possible le moment de la séparation ; à chaque moment nous l'entendions dire ; Si je pouvais encore voir cette cérémonie.... connaître le résultat de telle affaire... avant de mourir ! et au fur et à mesure que ces circonstances s'accomplissaient, immédiatement après, elle on trouvait d'autres pour prolonger ainsi son existence. Notre consolation eût été grande si Notre-Seigneur avait exaucé ses désirs ! Nous redoublions de soins et d'affection envers cette bien-aimée Soeur dont l'expérience nous était d'un grand secours, mais l'heure de la récompense approchait et le Divin Maître avait hâte de couronner la fidélité et la générosité de cette âme d'élite.

Rien ne nous faisait pressentir, ma Révérende Mère, un dénouement si prompt ; à la fin de Novembre elle éprouva une indisposition sans gravité qui lui laissa une altération que rien ne pouvait soulager ; le docteur consulté, prescrivit quelques moyens employés sans résultat ; la langue entièrement noire nous fit craindre la gangrène ; le médecin appelé de nouveau nous rassura entièrement ainsi que la malade, en nous laissant son appréciation, qui était aussi consciente que possible. Mais l'appétit diminuant sensiblement chaque jour, redoubla l'altération qui fut pour notre chère patiente jusqu'au dernier instant de sa vie un véritable martyr ; aussi disait-elle : On ne pourra jamais comprendre la grandeur des souffrances que Notre-Seigneur endura sur la croix, lorsqu'il dit : Sitio, j'ai soif!! Mais son âme vigilante et généreuse ne voulait laisser échapper aucune occasion d'apporter un soulagement au coeur de Jésus dévoré de zèle pour le salut des âmes ! Elle unit son tourment à celui de son sauveur en Croix et s'abandonna

entièrement à son bon plaisir. Aussi Dieu qui ne se laisse pas vaincre en générosité, lui accorda la grâce d'un détachement parfait de toutes les choses d'ici-bas comme de tout elle-même ; ses frayeurs de la mort se dissipèrent dès le début de sa maladie. Ses dispositions intérieures étaient si parfaites qu'elles m'inspirèrent de vives inquiétudes, prévoyant le sacrifice qui allait nous être demandé ! Hélas ! nos craintes n'étaient que trop fondées, l'état de notre bien aimée Soeur s'aggravait chaque jour. Nous eûmes la consolation de lui voir faire la sainte Communion au Choeur tant que ses forces le lui permirent ; mais à la fin sa faiblesse ne lui permettant plus d'aller chercher son Dieu qui était son aliment et sa vie, il daigna la visiter deux fois à l'infirmerie, dans les huit derniers jours qui précédèrent sa mort. Son état devenant plus alarmant nous lui proposâmes les derniers Sacrements ; elle nous répondit qu'elle s'abandonnait à l'obéissance, mais qu'elle ne pensait pas être si près de sa fin ; nous n'eûmes qu'à nous féliciter de notre empressement car dès le lendemain, jour de la dernière communion qu'elle fit sur la terre, elle était frappée d'une paralysie qui affaiblit le moral en même temps qu'elle lui ôta la facilité de s'exprimer. Rien de plus pénible que de voir cette chère Soeur dans l'impuissance de se faire comprendre, soit du regard ou des gestes, faisant tous ses efforts pour y parvenir et presque toujours sans résultat ! Nos coeurs étaient brisés! L'oeuvre de destruction s'accentuait progressivement, aucune espèce de liquide ne pouvait rafraîchir cette gorge desséchée et ce fut dans ce tourment qui dura deux jours et deux nuits que notre Divin Sauveur achevait de purifier cette âme avant de l'appeler aux noces de l'Agneau.

Plusieurs fois dans ces derniers jours nous lui récitâmes les prières du Manuel. Lorsque nous vîmes le moment suprême approcher, nous priâmes notre digne Père Aumônier, dont le dévouement avait été sans égal pour notre bien aimée Soeur, de venir s'unir à nous pour lui réitérer les prières. Il lut lui-même la Passion de Notre-Seigneur selon Saint-Jean, et à ces paroles : Consummatum est ! Et inclinato capite tradidit spiritum, notre chère Soeur Thérèse de Jésus fit un soupir que nous crûmes le dernier, mais dans l'incertitude, je priai notre bon Père de lui renouveler une dernière absolution. A peine était-elle achevée qu'un léger souffle nous assura que l'âme ainsi purifiée s'envolait dans le sein de Dieu. C'était le lundi 9 janvier à 3 heures de l'après-midi, moment précieux où les mérites infinis de notre Divin Sauveur lui étaient appliqués dans toute leur plénitude. Toute la Communauté était présente.

Malgré toutes les assurances que la vie et la mort de notre bien chère Soeur Thérèse de Jésus lui ont obtenu un accueil favorable du Dieu de toute pureté, comme 11 juge les justices mêmes, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre, au plus tôt, les suffrages de notre Saint-Ordre ; par grâce une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence des six Pater, le Via Crucis, une invocation à Notre-Dame du Mont-Carmel, à notre bon Père Saint Joseph et à notre Sainte Mère Thérèse, objets de sa tendre dévotion, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec un religieux respect,

Ma Très Révérende Mère,

 

Votre indigne soeur et servante,

Soeur Julie du Saint Coeur de Marie.

R. C. ind.

De notre Monastère de Notre-Dame de Pitié, des Carmélites de Troyes, le 21 Janvier 1893.

 

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