Carmel

21 avril 1894 – Marseille

 

Ma révérende et très honorée Mère

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui a permis qu'au jour où la sainte église nous fai­sait célébrer cette année la fête de notre Père Saint Joseph, et glorieux Patriarche vint cueillir parmi nous, pour être présentée à son divin époux, nous en avons la confiance, ma Révérende Mère, une de ces âmes dont la modestie, les vertus cachées et la fidélité au devoir, furent toujours les traits distinctifs. Fidèle imitatrice des vertus de ce grand saint, dont elle eut l'honneur de porter le nom, elle a obtenu, nous osons aussi l'espérer, ma Révérende Mère, avec la grâce précieuse d'une sainte mort, la récompense promise aux humbles.

Notre chère et bien regrettée soeur, Aimée Clémence Marie de St Joseph, de notre Père St Jean de la Croix et de St Jean Baptiste, fut une des premières professes de notre Carmel ; elle était âgée de 59 ans et demi dont 33 ans et 4 mois passés en religion. Son humilité, ma Révérende Mère, lui a fait désirer qu'on ne lui fit de circulaire que pour demander les suffrages de notre saint ordre; ac­céder à ses humbles désirs serait, croyons-nous, ma Révérende Mère, priver nos chers Carmels des sujets d'édification qui se donnent mutuellement, mais nous ne ferons qu'esquisser à grands traits sa vie si édifiante.

Elle naquit au sein d'une des plus honorables familles de notre ville, aussi chrétienne que distin­guée. Madame sa Mère restée veuve très jeune, s'éloigna tout à fait du monde et se consacra entière­ment à l'éducation de ses filles, secondée par une pieuse institutrice. C'est à ce foyer maternel, dont la piété faisait le charme, que notre bien chère soeur puisa, dans une éducation profondément chrétienne et sérieuse, une instruction élevée et le germe des solides vertus dont elle devait, plus tard, nous donner de si religieux exemples.

Sa chère famille habitait la campagne une partie de l'année; la solitude, la contemplation des oeu­vres de Dieu, une profonde piété, ne tardèrent pas à faire naître dans le coeur de la jeune fille un dé­sir ardent de la vie religieuse.

Sans regard ni regret pour tout ce que le monde estime ici-bas, notre bien chère soeur prit bientôt la généreuse résolution d'embrasser la vie du Carmel, qui répondait parfaitement à ses pieuses aspirations. De grands obstacles s'opposèrent à la réalisation de ce désir. Madame sa Mère, quoique profondément chrétienne, n'envisageait pas sans une cruelle amertume cette pénible séparation. Elle craignait qu'une illusion et une ardeur de jeunesse n'entraînassent sa fille dans ce désir de quitter le monde ; elle appré­hendait pour sa santé assez délicate, les austérités du Carmel. Notre bien chère soeur dut attendre plu­sieurs années.

La Divine Providence, jamais étrangère aux besoins de nos âmes, disposa dans sa chère famille un voyage qui devait fournir à notre pieuse jeune fille, ainsi qu'à l'une de ses soeurs favorisée aussi de l'appel divin, l'occasion d'aller à Ars et d'y avoir une entrevue avec le vénérable Curé.

Sa chère soeur eut, quelque temps après, le bonheur de se dévouer, dans l'admirable institut des Filles de la Charité, où elle consomma sa vie de zèle et de vertus, au service des pauvres et des malades, et mourut très saintement.

Après s'être assuré de la solidité de la vocation des deux pieuses jeunes filles, le vénérable Curé dit à notre chère Soeur St Joseph que les difficultés qu'elle rencontrerait ne devaient pas la faire re­noncer à suivre l'attrait de Dieu. Il lui dit encore : « Ce que Dieu demande de vous, c'est le sacri­fice du coeur. » Paroles, nous dit-elle, dont j'ai conservé pieusement le souvenir et que j'ai toujours reconnues depuis lui avoir été véritablement dictées par le Saint-Esprit. Après ces encouragements, si capa­bles d'affermir en elle l'oeuvre de Dieu et de fortifier son attrait pour la vie religieuse, notre chère soeur surmonta tous les obstacles. Elle quitta résolument le monde, qui lui promettait un heureux avenir, sa respectable famille qu'elle aimait si profondément, et une soeur jumelle qu'un double lien attachait à son affection et avec qui elle semblait ne faire qu'un seul coeur.

Notre bien chère soeur vint se présenter à Notre Mère St Hilarion, de douce et pieuse mémoire, fondatrice du premier monastère, ayant alors le projet de fonder notre Carmel de la rue Reinard. Cette vénérée Mère, avec le tact qui la caractérisait, comprit tout ce que pourrait être pour sa fondation pro­jetée un tel sujet et elle l'accepta avec joie.

Monseigneur de Mazenod, de sainte, mémoire, alors Évêque de Marseille et ami de la famille, vou­lut bien lui-même l'introduire dans l'arche sainte après la messe qu'il venait de célébrer à l'occasion de la fête de notre Père St Jean de la Croix et il lui imposa le nom de St Joseph.

Ses voeux exaucés, notre chère postulante n'ambitionna plus que la perfection qu'elle était venue chercher au Carmel ; elle fut si fidèle à y travailler qu elle mérita d'être admise à la vêture et à la sainte Profession en temps ordinaires.

Animée d'un grand esprit de Foi pour toutes les pratiques de la Religion, elle fut toujours la con­solation de ses Mères Prieures et dans leurs mains un instrument docile. Nos vénérées Mères fondatrices, déjà d'un âge avancé, prévoyant de qu'elle utilité pourrait leur être notre chère soeur St Joseph, l'em­menèrent au premier monastère où elles étaient appelées de nouveau pour le Priorat et le dépôt. Notre bien-aimée soeur fut bientôt nommée Sous-Prieure et secrétaire. Dans ce dernier emploi nos vénérées Mères n'eurent qu'à se louer de la confiance qu'elles lui avaient donnée, pouvant se reposer sur elle pour les affaires les plus délicates. Après la mort de nos Mères, si justement regrettées, ma soeur Saint Joseph demanda et obtint de retourner à son berceau religieux.

Cette âme vraiment religieuse nous édifia toujours par sa grande modestie ; jamais elle ne donna son avis. Douée d'une grande rectitude dé jugement, elle agissait toujours avec précision; rien de puéril ni de superficiel n'occupa cet esprit sérieux et méthodique. Si la régularité et l'ordre furent comme innés chez elle, son extérieur recueilli et modeste était en même temps l'expression de son âme unie à Dieu. Son es­prit d'abnégation et de dévouement pour sa chère communauté lui a fait accomplir jusqu'à la fin de sa vie des actes d'obéissance et de charité, au prix des plus grands sacrifices. Son amour du travail et l'estime qu'elle avait pour le voeu de pauvreté ne le cédaient en rien à ses autres vertus. Elle ne cessa jamais de s'occuper, même dans son état d'infirmité, alors que ses mains perdues par le rhumatisme, ne lui permirent plus d'aider à la lingerie, secondée par une de nos chères soeurs, elle fit la collection de huit à dix volumes de circulaires, de vieux timbres poste, et chercha à se rendre utile dans divers petits services. Ennemie de toute innovation, elle eut toujours un culte religieux pour nos anciens usages et traditions. Lorsqu'on voulait se rappeler une date ou un détail un peu douteux, son heureuse mémoire rendait service, pouvant toujours y satisfaire. D'une conscience délicate, les imperfections qui lui échap­pèrent, comme dans toute vie humaine, ne furent chez elle que des ombres bien légères. Cette humble soeur, pénétrée de bas sentiments d'elle-même, recevait les avis qui lui étaient donnés avec respect et re­connaissance.

Un petit trait, ma Révérende Mère, qui se présente à notre esprit, vous fera mieux connaître la pu­reté de son âme. Un jour, étant encore jeune enfant, craignant, nous dit-elle, d'avoir offensé le bon Dieu, elle en éprouva une peine si vive qu'elle se sentit s'évanouir.

Il y a environ seize ans, ma Révérende Mère, que notre bien aimée soeur St Joseph alors provi­soire, traversant un lieu obscur, rencontra un obstacle sur son passage et s'y heurta. Les suites de cet accident amenèrent peu à peu une grave infirmité qui se développa lentement et les soins qui lui furent donnés ne firent que la soulager et retarder les progrès du mal. Marquée du sceau de la croix pour le reste de sa vie, elle devait, nous le croyons, ma Révérende Mère, par l'acceptation généreuse qu'elle en fit, en recevoir le complément d'une grande perfection. A cette épreuve qui la rendait déjà très souf­frante, mais qu'elle portait en silence sans s'y arrêter, se joignit un rhumatisme articulaire qui lui enleva peu à peu l'usage de ses membres. Ne pouvant se mouvoir elle dut désormais passer ses jour­nées sur un fauteuil. Tant qu'elle put s'aider d'un de ses pieds moins paralysé, elle poussait son fau­teuil qu'elle roulait elle-même jusqu'à l'oratoire où elle avait la consolation de faire son Oraison. Son mal empirant elle dut renoncer à l'oratoire et même quitter sa cellule pour aller à l'infirmerie où elle reçut de ses charitables infirmières des soins constants et dévoués. Ici, ma Révérende Mère, nous ne pourrons jamais assez vous dire les actes douloureux et nombreux de mortification et d'abnégation qui fu­rent les conséquences de son état d'infirmité, et qui nous furent souvent dérobés. Le divin Maître qui connaissait tout l'amour de ce coeur généreux l'a toujours conduite dans la voie des sécheresses et de la Foi nue sans que son oraison ni sa vie intérieure eussent jamais à souffrir de cette épreuve si sen­sible à son coeur. Quant à sa ferveur pour la récitation de St office, malgré qu'elle n'ignorât pas que la faiblesse de sa vue la dispensait de le réciter, elle n'y manqua que très rarement, et, dans l'impos­sibilité absolue, elle récitait l'office des Pater.

Cette même ardeur pour l'audition de la sainte Messe et son désir de s'unir à Notre-Seigneur dans la sainte Communion lui faisait supporter de grandes souffrances dont elle ne tenait nul compte, tandis qu'elle éprouvait une grande peine de causer tant de fatigues à ses charitables infirmières qui étaient obligées, non seulement de la rouler dans les dortoirs, mais de la soulever pour la déposer près de la grille de communion. Elle nous exprimait quelquefois sa reconnaissance envers le bon Dieu qui, tout en l'éprouvant en tant de manières, avait permis qu'elle conservât ses facultés intellectuelles dans toute leur vigueur : ce qui lui faisait dire : « Je souffre, mais je puis mériter. »

Sous un abord un peu froid son coeur sensible et délicat affectionnait religieusement toutes ses soeurs et faisait suivre d'une prière de reconnaissance tous les petits services qui lui étaient rendus.

Malgré son état d'infirmité nous conservions l'espérance de la garder encore quelques années, lorsqu'une légère grippe, qui dégénéra en congestion pulmonaire, la mit en peu de jours aux portes du tombeau. Son corps déjà usé par les infirmités ne put supporter cette nouvelle souffrance ; notre bien aimée soeur perdit l'ouïe et même à certains moments sa lucidité d'esprit. Elle avait dit, avant cette dernière maladie, que son glorieux patron viendrait la chercher le jour de sa fête. Notre chère soeur devait être exaucée ! C'est le lundi de Pâques, dans la nuit, qu'elle se sentit atteinte. Toute la semaine se passa sans aggravation sérieuse, lorsque Monsieur notre Docteur, qui nous donne ses soins avec le dévouement le plus désintéressé et que nous vous prions, ma Révérende Mère, de recommander à Dieu lui et sa chère famille, nous avertit que le mal prenait un caractère alarmant. Nous fîmes avertir notre dévoué confesseur, qui vint aussitôt lui appor­ter les secours de notre sainte Religion ; notre confesseur extraordinaire ayant été prévenu vint aussi la vi­siter. Pendant plus de dix ans nous avons reçu avec un dévouement sans bornes des témoignages de son zèle pour nos âmes. Veuillez, ma Révérende Mère, nous aider à acquitter envers nos Pères confesseurs et Monsieur notre Aumônier, qui nous est aussi très attaché, la dette de reconnaissance que nous avons con­tractée envers eux.

Mardi, 3 du courant, après 4 heures du soir, Monsieur notre Aumônier vint lui administrer les derniers sacrements. Cette cérémonie fut des plus touchantes. Une de nos jeunes soeurs étant gravement malade de­puis environ neuf mois eut la consolation de recevoir le Saint Viatique et l'Extrême-Onction aussitôt après notre chère mourante, et si nos coeurs ressentirent une vive douleur en cette circonstance, la Foi apporta la résignation dans nos coeurs brisés et à l'imitation du bon Maître notre Fiat fut prononcé. C'est avec sa pleine connaissance et dans les sentiments de l'humilité la plus profonde que ma soeur Saint Joseph demanda par­don à la communauté qui fut vivement émue des bas sentiments qu'elle avait d'elle-même et qu'elle savait si bien exprimer. Elle reçut aussi l'indulgence in articulo mortis. Le reste de la soirée, la nuit et le mercredi matin, notre bien aimée soeur fut plus calme ; à deux heures nous dûmes la préparer à renouveler le sacrifice de sa vie. Jusqu'à ce moment ma soeur Saint Joseph avait accepté tout ce que ses charitables infirmières lui pré­sentaient ; mais dès qu'elle comprit qu'elle n'avait plus que quelques heures à vivre, elle refusa doucement les rafraîchissements qui lui étaient offerts en disant qu elle n'avait besoin de rien. Nous lui recommandâ­mes de prier pour sa chère communauté dont elle connaissait les différents besoins et qu'elle affectionnait beaucoup ; pour son honorable famille dont elle reçut des témoignages de délicate attention qui lui furent bien précieux.

Nos chères soeurs vinrent ensuite lui donner leurs commissions pour le Ciel et l'une d'elle lui demandant ce qui la faisait le plus souffrir, elle répondit : « C'est que l'on n'aime pas le bon Dieu. » Aussitôt après cet échange affectueux de prières et de religieux souvenirs, notre bien aimée soeur se renfermant dans son inté­rieur comme dans un sanctuaire, se prépara, avec ce sérieux qui accompagnait tous ses actes, à une sainte mort ; ce qu'elle a fait avec une grandeur d'âme étonnante, nous laissant dans l'admiration de la voir ainsi accomplir cet acte suprême avec tant de perfection. A cinq heures, la communauté étant réunie à l'infirme­rie, M. notre Aumônier vint de nouveau lui renouveler le bienfait de l'absolution qu'elle reçut avec toute sa connaissance et nous commençâmes aussitôt après les prières du Manuel. Son agonie fut courte et paisi­ble. Nous lui présentâmes son crucifix à baiser, elle le fit et réclama par signe qu'on l'approcha de nouveau de ses lèvres, ce que nous fîmes aussitôt ; nous récitâmes la formule de nos saints voeux et des aspirations fréquentes. Ses traits prirent une expression de paix et de si douce tranquillité pendant le dernier quart d'heure que notre chère mourante passa sur cette terre, qu'elle paraissait sourire, toute trace de maladie ayant disparu de son visage qui était comme transformé. Elle rendit son âme à Dieu dans la plus grande paix ; sa physionomie garda après sa mort cette même expression qui nous avait saisies. Sans doute, notre Père Saint Joseph à qui elle était si dévote, aura présenté lui-même, nous en avons la confiance, sa chère âme au souverain Juge ; toute la communauté ne put se trouver auprès d'elle à ce moment suprême, étant au choeur pour l'exercice du soir de notre adoration solennelle ; nos vénérées Mères, quelques-unes de nos soeurs et nous, étions présentes. Il était environ six heures et demie. Pendant que nous terminions les prières du Sub venite, nos cloches sonnaient à grande volée pour la procession du Très Saint Sacrement, que l'on faisait dans la cour extérieure du monastère, et leurs accents joyeux semblaient nous dire de ne pas pleurer mais de nous réjouir de sa félicité.

Nous n'eûmes la consolation d'exposer notre bien regrettée soeur au choeur que le lendemain Jeudi, à huit heures et demie du soir, après la clôture des fêtes de notre adoration. Monsieur notre Supérieur, qui ne cesse en toutes rencontres de nous donner des témoignages de son paternel dévouement pour notre pauvre Carmel dont il est vraiment le père, nous secourant en toutes nos nécessités et que nous vous prions de re­commander à Dieu en vos oraisons, ma Révérende Mère, a pris la peine de venir lui-même, malgré son état de fatigue célébrer la messe de Requiem dans notre chapelle, Vendredi, 6 Avril, à huit heures. Il a pré­sidé aux obsèques, et comme une dernière consolation qu'il a bien voulu accorder à l'honorable famille de notre si regrettée soeur, il a accompagné sa dépouille mortelle jusqu'au cimetière. Quelques religieux et un nombreux clergé dévoués à notre Carmel se sont associés à notre douleur unissant leurs prières aux nô­tres.

Quoique nous ayons la confiance que notre bien aimée et si regrettée soeur soit déjà en possession du souverain Bien, comme les jugements de Dieu sont impénétrables, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire ajouter aux suffrages déjà demandés par grâce, une communion de votre fervente, com­munauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, et quelques invo­cations à notre Père Saint Joseph, à notre Mère Ste Thérèse, à notre Père St Jean de la Croix ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un religieux et pro­fond respect, en l'amour de Notre-Seigneur et de sa divine Mère,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante, Soeur MARIE BÉATRIX DE SAINT JOSEPH. R. C. I.

De notre Monastère du Saint Coeur de Marie des Carmélites de Marseille, rue Reinard 72, le 21 Avril 1894.

 

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