Carmel

21 Avril 1891 – Autun

 

Ma Révérende Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vient d'affliger bien sensiblement nos coeurs en retirant du milieu de nous, pour l'appeler à la récompense des saints, nous en avons la douce confiance, notre chère et bien-aimée soeur Claire-Anne-Marie de Saint-Joseph, professe de notre Communauté et doyenne de nos soeurs du voile blanc, âgée de 63 ans 5 mois, et de religion 39 ans 10 mois.

Notre chère soeur, ma Révérende Mère, naquit à Reuillon, canton de Liernais (Côte-d'Or), et reçut au baptême le nom de Claire. Elle était l'aînée de la famille, composée de six enfants, tous également chers à leurs bons parents, et vivant ensemble dans la plus douce union. Ils trouvaient au foyer paternel les précieux exemples d'une foi vive et d'une solide piété. Leurs parents étaient fermiers de l'honorable famille D*** dont ils furent toujours très estimés.

La jeune Claire, douée d'une physionomie gracieuse, d'un caractère franc et toujours égal, se faisait aimer et chérir de tous. Dès son jeune âge, elle donna des preuves de sa naïve piété. Un jour, un domestique de la maison lui voyant faire le signe de la croix avant son repas, se prit à rire de cet acte de dévotion : « Mais, dit-elle aussitôt, il n'y a que les bêtes qui ne prient pas le bon Dieu de bénir leur nourriture! »

Ses heureuses dispositions, ma Révérende Mère, lui méritèrent la grâce de faire, bien jeune encore, sa première Communion. Elle n'avait que 10 ans et demi lorsque M. le Curé de sa paroisse, estimant sa piété et sa raison précoce, lui permit de se présenter au sacré banquet. Elle y fut préparée dans sa famille et par les soins de Mme D*** qui lui portait un intérêt tout maternel. Nous ne pouvons douter de l'abondance des grâces dont Notre-Seigneur embellit encore cette âme à sa première visite.

Après sa première Communion, Claire fut placée à l'ouvroir des Soeurs de Charité de la congrégation de Nevers, établies à Autun. En même temps qu'elle s'appliquait au travail manuel sous la sage direction de ses pieuses maîtresses, ses vertus prenaient un nouvel accroissement et se manifestaient au dehors par un air modeste, une grande piété et une application continuelle à tout ce qu'on lui enseignait.

Elle avait près de dix-sept ans, lorsqu'une dame de notre ville, qui la voyait souvent à la chapelle de l'établissement des soeurs de la Charité, eut le désir de l'avoir à son service en qualité de cuisinière. La proposition en fut faite à la jeune Claire qui regrettait de quitter sitôt ses bonnes maîtresses, et qui eût préféré être placée comme femme de chambre. Cependant, avec le consentement de ses parents, elle accepta parce qu'elle savait d'ailleurs que, dans l'honorable famille où elle entrait, on lui laisserait toujours toute liberté pour l'accomplisse­ment de ses devoirs religieux. Dans cette nouvelle position, la jeune fille eut bientôt gagné l'estime, nous dirions même l'affection de sa digne maîtresse et de tous les membres de la famille. Elle se lia également d'une étroite et sainte amitié avec une autre jeune personne, alors femme de chambre dans la même maison, et qui, comme elle, se sentait de l'attrait pour la vie religieuse. Cette amie entra plus tard dans la Communauté des soeurs du Tiers- Ordre du Carmel, dès qu'il fut établi dans notre ville, et y mourut pieusement, après avoir parcouru une sainte carrière.

C'est en lisant la vie de notre vénérable Mère Thérèse de Saint-Augustin que Claire entendit le premier appel à la vie religieuse. Son âme ne goûta plus de repos jusqu'à ce qu'elle eût fait part de ses désirs à son confesseur, M. l'abbé Juillet, vicaire général et confesseur extraor­dinaire de la communauté, qui, reconnaissant en cette âme si pure tous les caractères d'une véritable vocation, lui permit de se présenter à nos Mères. Elle avait alors vingt-trois ans. Ses maîtres, qui lui étaient sincèrement attachés, la regrettèrent beaucoup, et ne voulurent même prendre aucune autre personne avant l'émission de ses voeux. Notre vénérée Mère Marie de l'Incarnation, de sainte mémoire, alors Prieure, l'accueillit avec une véritable satisfaction. Sa vue seule lui dévoilait une âme pure et généreuse, les bons témoignages qu'elle en recevait étaient d'ailleurs une nouvelle garantie; puis la Communauté venait de perdre une soeur du voile blanc et les deux qui lui restaient étaient déjà âgées et infirmes. La nouvelle postulante, ma Révérende Mère, fut donc admise et reçut le nom de soeur Anne-Marie de Saint-Joseph. Sa santé étant très bonne, elle eut la grâce de revêtir les livrées du Carmel et de faire ses saints voeux aux époques ordinaires, à la grande satisfaction de la Communauté; mais Notre-Seigneur, la voyant toujours généreuse et fidèle, ne tarda pas à lui présenter sa croix. Quelques mois après sa profession, il lui vint mal à un genou : une tumeur s'y forma. On dut la dispenser de ses occupations ordinaires et lui faire suivre un traitement.

L'épreuve fut longue, mais surtout pénible; néanmoins elle ne se plaignait jamais de son mal; sa plus grande souffrance était de voir ses compagnes surchargées de travail quoiqu'elles fussent elles-mêmes infirmes. Le Seigneur cependant ne permit pas que les remèdes appor­tassent ni soulagement, ni guérison. C'est qu'il voulait se servir de cette épreuve pour sa gloire et celle de ses Saints. A cette époque, c'est-à-dire en 1854, nous conçûmes les premières espérances de la glorification de notre Vénérable Mère Thérèse de Saint-Augustin, Un signe de la volonté de Dieu à cet égard était demandé. Il fallait un miracle! Et nous aimons à penser que Notre-Seigneur, s'étant servi de la vie édifiante de cette princesse pour inspirer à une pauvre enfant le désir de devenir son épouse, voulut aussi que celte humble religieuse devînt à son tour l'instrument de la glorification de l'illustre Carmélite. L'épreuve dont nous parlons semblait s'y prêter. Le mal de genou progressait toujours. Depuis environ six semaines, cette tumeur, grosse comme un oeuf, résistait à tous les remèdes et devenait de plus en plus douloureuse. On eut alors la pensée de recourir à notre vénérée Mère Thérèse de Saint-Augustin pour obtenir de Dieu, par son intercession, la guérison tant désirée. La Révérende Mère Marie-Stanislas du Coeur de Jésus, alors Prieure, fit appeler monsieur notre Docteur, excellent chirurgien, et lui demanda s'il y avait lieu d'espérer la guérison, en continuant le traitement qu'il avait ordonné, et s'il ne serait pas à propos d'appliquer un vésicatoire. Le docteur assura que la seule opération pourrait être efficace et ajouta : « Mettez le vésicatoire, faites tout ce que vous voudrez ; c'est moi qui enlèverai le mal : il faut que j'y passe. » Lorsqu'il se fut retiré, notre bonne soeur Anne-Marie dit à la Prieure : « L'avez-vous entendu, ma Mère : il faut que j'y passe? Non, il n'y passera pas; c'est notre Mère Thérèse de Saint-Augustin qui me guérira! »

Mais faut-il nous étendre encore et donner de nouveau les détails de la grâce signalée, obtenue subitement, à la suite de nos ardentes supplications qu'animait une grande con­fiance? Ce miracle est relaté déjà dans la vie de notre vénérable Mère et une circulaire, adressée à tous nos Carmels à celte époque, leur en a communiqué les moindres circonstances. Qu'il nous suffise donc aujourd'hui, ma Révérende Mère, de rappeler que c'est la bien-aimée soeur que nous pleurons qui avait été l'objet de cette grâce insigne, en conséquence de laquelle, le procès de l'Ordinaire fut introduit pour la cause de la béatification de notre Vénerable Mère; car le docteur, appelé de nouveau, avoua qu'on ne pouvait attribuer celte guérison à une cause naturelle; ce qu'il attesta par écrit. Le lendemain l'heureuse miraculée put être à genoux toute la journée pour laver une lessive, sans ressentir aucune fatigue, et le bien s'est constamment maintenu. Aussi sa reconnaissance fut grande et elle sut se dévouer plus que jamais à sa chère Communauté, ne croyant pouvoir mieux employer ses forces qu'à soulager ses chères compagnes de la cuisine. Mais l'office de Marthe ne suffisait pas à son coeur si pieux ; elle avait un extrême désir de procurer la gloire de Dieu par la conversion des pauvres pécheurs; sa prière pour eux était incessante ainsi que pour les intérêts de la sainte Église. Cependant, les travaux et les nombreuses occupations de soeur converse n'eurent jamais à souffrir de ses exercices de piété. Pour y satisfaire, elle avait obtenu, .depuis bien des années, de ses Mères Prieures, la permission de se lever une heure plus tôt; elle y était fidèle ; et, chaque jour, quand arrivait le moment de son oraison du matin, déjà elle avait dit son rosaire et fait le chemin de la croix. Elle priait encore durant son travail manuel et toutes ses autres occupations. Il n'y a qu'une voix parmi nous pour exalter son esprit de foi, de prière et pour reconnaître la grande charité qui l'animait envers toutes ses soeurs et pour la famille de chacune d'elles; mais en même temps, elle n'oubliait pas ses propres parents. Quel affectueux intérêt elle portait à tous! avec quelle consolation elle vit deux de ses nièces répondre, elles aussi, à l'appel de l'Epoux divin et se consacrer à Lui : l'une chez les Ursulines et l'autre chez les Hospitalières de Dôle.

Sa santé. m,a Révérende Mère, s'était bien soutenue durant huit ou dix ans lorsqu'elle fut atteinte d'une gastrite qui l'ébranla fortement; puis quelques années après, elle ressentit de violentes douleurs rhumatismales qui la retinrent plusieurs semaines au lit. Elle se remit enfin; mais elle avait des précautions à prendre pour éviter une rechute et on dut la remplacer de temps à autre pour ses semaines de cuisine. Elle ne resta pas inactive pour cela et, tout en s'occupant encore des travaux affectés à nos chères soeurs du voile blanc, elle fut plus spécia­lement chargée de l'office des alpargates où elle réussit parfaitement. Durant sa dernière maladie, se voyant impuissante au travail, son unique et grande sollicitude était que les chaussures de ses soeurs ne fussent pas prêtes pour l'hiver prochain. De temps en temps, elle nous disait : « Ma Mère, je veux bien tout ce que le bon Dieu veut; mais je lui demande qu'il me rende un peu de santé pour pouvoir chausser mes soeurs! » Car elle craignait que ses compagnes, moins expérimentées qu'elle dans ce travail, n'eussent pas non plus le loisir de s'en occuper.

Notre soeur bien-aimée fut toujours pour la Communauté, et pour nos soeurs du voile blanc en particulier, un modèle d'esprit de foi et de régularité; elle voyait Notre-Seigneur en ses Prieures et disait souvent qu'en toute sa vie religieuse elle n'avait eu qu'une Mère : de là le respect et la filiale confiance qu'elle leur a toujours témoignés; mais ce fut surtout sa dernière maladie, ma Révérende Mère, qui perfectionna en elle l'oeuvre de Dieu. Ses douleurs rhumatismales prirent une telle intensité, qu'au mois de juillet elle fut obligée de s'aliter et bientôt l'altération du sang et des vaisseaux ne laissa presque aucun espoir de guérison. Elle seule ne voyait pas le danger; mais monsieur notre Docteur nous engagea à la faire administrer et nous prévint qu'un accident pouvait nous l'enlever subitement. Toujours obéissante et abandonnée, notre bonne soeur Anne-Marie accepta celte grâce, bien que, comme nous venons de le dire, elle ne se crût pas aussi gravement atteinte. Néanmoins le mal progressait rapide­ment; sa faiblesse devenait extrême et au bout de quelques jours une enflure considérable aux jambes lui rendit le moindre mouvement très pénible. Une oppression douloureuse se joignit encore à ses souffrances et l'obligea à passer la plus grande partie du jour dans son fauteuil ; mais sa soumission au bon plaisir de Dieu la laissa constamment résignée et pendant les deux mois de sa maladie pas une plainte ne vint diminuer son sacrifice. C'est pendant ce même temps qu'elle reçut avec reconnaissance les soins constants et dévoués de ses charitables infir­mières ainsi que de ses chères compagnes du voile blanc qui l'aimaient comme une mère: mais leur ingénieuse charité n'apporta aucun soulagement à son mal; et, mercredi dernier 16 septembre, en la visitant le matin, elle nous parut si affaiblie que nous lui fîmes apporter le saint Viatique.

A 10 heures et demie, notre vénéré Père et confesseur extraordinaire, si dévoué à notre humble Carmel, lui donna cette suprême et dernière consolation; et, en même temps, par des paroles de confiance en Dieu et de soumission à sa volonté adorable, prononcées avec une onction dont sa vive foi lui donna le secret, ce bon Père lui fit accepter la mort non seulement avec résignation, mais avec action de grâces. Après son départ, la Communauté revint faire les prières des agonisants près de notre chère malade qui, d'une voix presque éteinte, répondit jusqu'à la fin. Lorsque nos soeurs se retirèrent, elle témoigna à toutes sa reconnaissance par un aimable sourire. Restée seule avec notre bien-aimée fille, elle nous dit : « Ma Mère, je ne croyais pas voir tant de choses aujourd'hui ! » La chère soeur ne semblait guère se douter que dans quelques heures l'éternité s'ouvrirait pour elle.

Nous-mêmes, ma révérende Mère, ne pensions pas que sa mort fut si proche. Dans la crainte de la fatiguer, nous avions prié nos soeurs de ne pas retourner près d'elle après le dîner ; mais de se réunir au choeur un quart d'heure avant les vêpres, afin de lui renouveler les prières de l'agonie. Malgré son extrême faiblesse, elle conservait toute sa connaissance et lorsqu'après les grâces nous allâmes la voir pour lui dire qu'une de ses cousines désirait avoir de ses nouvelles, elle nous répondit d'une voix mourante mais très intelligible : « Ma Mère, dites à mes parents de prier pour moi, car je crois que je vais étouffer. » Puis vers une heure un quart, elle manifesta le désir de changer un peu de position, car l'enflure devenue considérable et qui avait atteint une grande partie de son corps, lui occasionnait à chaque mouvement un véritable martyre. Aidée de ses infirmières et de ses compagnes du voile blanc, nous nous disposions à la remettre au lit, lorsque une suffocation, provoquée par la secousse, nous obligea à la laisser dans son fauteuil. La Communauté, appelée en toute hâte, arriva juste à temps pour recueillir son dernier soupir. Il fut si calme et si paisible que nous ne pouvions nous persuader que notre chère soeur nous avait quittées. On peut dire, avec vérité que sa mort fut l'écho de sa vie : douce, humble, résignée, pleine de foi; aussi, ma Révérende Mère, avons-nous la douce confiance que notre chère soeur a reçu du Seigneur la récompense de ses vertus et de sa constante fidélité; cependant comme les jugements de Dieu sont impénétrables, nous vous prions de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis, des six Pater et une invocation à saint Joseph, ami du sacré Coeur. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce d'être avec un profond respect, en union de vos saintes prières, dans les divins coeurs de Jésus et de Marie,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre humble Soeur et servante,

Sr Marguerite-Marie de Saint-Raphaël.

R. c. i.

De notre monastère de Jésus-Maria, sous la protection de saint Joseph, des Carmélites d'Autun, le septembre 1891.

 

Autun. - Dejussiou, Imp. de l'Évêché

Retour à la liste