Carmel

20 septembre 1895 – Lectourne

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, dont la volonté, toujours adorable, nous a imposé un double sacrifice en enlevant à notre affection deux de nos bien-aimées Soeurs, ainsi que vous l'ont déjà appris nos deux petites annonces.

La première séparation demandée à notre coeur par le Divin Maître a été le départ pour le Ciel de notre chère. Soeur Saint-Jude de l'Immaculée- Conception ; elle était âgée de 22 ans, et avait de religion 3 ans et demi.

Notre bonne et. regrettée Soeur appartenait à une honnête famille de notre diocèse. Sa mère, femme forte, excellente chrétienne, vint accompagner sa fille et l'offrir au Seigneur en demandant que les portes du Carmel lui fussent ouvertes. Elle avait compris les saintes aspirations de son enfant bien-aimée, et l'avait même aidée à surmonter les difficultés qui se présentaient. Nous avons pu admirer dans les actes de cette mère selon le coeur de Dieu l'empire de la Foi sur la tendresse maternelle. Grande fut la joie de la chère enfant quand la promesse lui fut donnée qu'après quelques mois encore d'épreuve son ardent désir serait exaucé. La candeur, la simplicité étaient le partage et la nature de cette bonne enfant. On sentait qu'il n'était pas besoin d'étude pour s'assurer de la vocation de cette âme choisie par Dieu, et qu'elle était destinée à être uniquement à Lui. Aussi, quand vint l'époque fixée pour son entrée dans notre cher Carmel, l'heureuse postulante ne mit pas de retard. Elle nous arriva encore accompagnée de sa vertueuse mère et de l'une de ses bonnes et pieuses soeurs. Elle leur dit adieu avec un entier dégagement.

Cependant la chère enfant conservait pour sa famille, à l'intime de son coeur, une affection vraie et profonde qui reposait avant tout sur l'ardent désir qu'elle avait de leur bonheur éternel. Ce désir, elle l'a manifesté encore quelques heures avant sa mort. On lui demandait ce qu'elle désirait pour sa chère famille. « Une vie bien chrétienne et une sainte mort. » Il ne fallut pas longtemps pour apprécier les qualités dont notre chère postulante était douée. Cette âme privilégiée possédait le trésor d'une paix constante, qui lui venait sans doute de sa profonde humilité. On ne pouvait jamais la reprendre d'une faute, toujours bien involontaire, qu'elle ne s'accusât encore plus elle-même et cela, on le voyait, dans toute la sincérité de son âme. Sa charité était universelle. Quelquefois même elle provoquait l'hilarité de ses compagnes, tant elle voulait excuser les fautes les plus inexcusables. Mais c'est surtout dans sa chère Communauté qu'elle épiait les occasions de pratiquer cette belle et aimable vertu. On la voyait heureuse quand elle pouvait rendre quelques services à ses Mères ou Soeurs. Notre chère enfant le faisait de si bonne grâce que nous en étions toutes grandement édifiées. Nous n'avons jamais pu saisir en elle un moment d'humeur ou d'ennui.

Cependant, ma Révérende Mère, les occasions de se renoncer ne lui man­quaient pas. Grâce à sa bonne volonté, nos chères Soeurs aimaient à réclamer ses services. Sa seule peine alors était de ne pouvoir se multiplier et contenter en même temps plusieurs de ses bien-aimées Soeurs. Ame d'oraison et de silence, elle savait cependant faire généreusement le sacrifice de son attrait pour la solitude et se donner aux divers besoins de la Communauté. Du reste, elle conservait partout la sainte présence de Dieu. Sous un extérieur simple et modeste, notre chère fille cachait une âme bien avancée dans la voie de la perfection. Nous l'avons toujours vue uniquement préoccupée de bien accom­plir son devoir, soit pour le travail qui lui était confié, soit au Saint-Office pour lequel elle avait un grand attrait et une vraie aptitude. Dès son entrée au Noviciat, sa maîtresse fut frappée de la facilité avec laquelle elle compre­nait ce qui concerne la récitation de l'Office divin. Avec de telles dispositions, la chère enfant fut reçue, à la prise du saint habit et â la grâce de la sainte profession, au temps ordinaire. Le bonheur d'être désormais l'épouse de Jésus vint combler ses voeux les plus ardents et, plus que jamais, nous vîmes rayonner sur son visage, toujours saintement épanoui, la joie intime qui inondait son âme.

Nous ne devions pas jouir longtemps, ma Révérende Mère, de l'édification que nous donnait notre si bonne Novice. Au commencement du Carême dernier elle se trouva fatiguée et fut prise de sueur pendant plusieurs jours. Nous crûmes tout d'abord à un refroidissement, mais voyant qu'elle ne se remettait pas, nous fîmes appeler notre excellent docteur, M. Serres, dont le dévouement le plus désintéressé ne nous fait jamais défaut. Veuillez nous aider auprès de Dieu, ma Révérende Mère, à acquitter notre dette de recon­naissance et prier aussi pour sa chère famille.

A la première visite le mal ne parut pas grand, mais dès la seconde, notre bon docteur constata une maladie des plus dangereuses, et ses soins assidus de tous les jours ne purent enrayer les progrès du mal. La guérison de notre chère enfant ne pouvait plus venir que du miracle. La Communauté l'a instamment demandée au saint Enfant Jésus de Prague, par plusieurs neuvaines. Mais nos pensées n'étaient pas les pensées du Divin Maître. Quelques années, il avait gardé dans le monde cette âme privilégiée, sans qu'aucun souffle mauvais ait terni son innocence, jusqu'au moment marqué par Lui, où elle devait, dans un rapide passage au Carmel, devenir l'épouse de ce Jésus qu'elle aimait tant, et puis aller le posséder sans nuage au Ciel. Sachant son abandon complet à la sainte volonté de Dieu, nous lui avons dit, bien des jours avant qu'elle nous quitte, que Notre-Seigneur semblait vouloir l'attirer à Lui, que sa maladie était très grave; que même on en guérissait très rarement. La chère enfant nous répondit aussitôt : « Ce que Jésus voudra, ma Mère, je ne veux « que ce qu'il veut, » Et pas un instant de trouble, pas un nuage ne vint assombrir son visage toujours calme et souriant. Depuis ce moment nous pouvions lui parler de la mort comme nous lui aurions parlé d'aller au choeur. Elle-même en faisait volontiers le sujet de ses pensées et en parlait souvent à ses chères infirmières, qui lui ont prodigué leurs soins le jour et la nuit avec le plus entier dévouement. Notre intéressante malade acquittait la dette de sa reconnaissance par de bonnes paroles et mille petites attentions.

Nous aurions beaucoup à vous dire, ma Révérende Mère, sur les vertus dont cette chère soeur nous a édifiées pendant les trois mois qu'a duré sa maladie. Qu'il me suffise de vous dire que sa patience, son humilité et son obéissance ne se sont jamais démenties. Demandait-elle quelque chose à ses dévouées infirmières, ce n'était jamais sans ajouter : « Si notre Mère le veut, « si vous le voulez. » Notre-Seigneur a récompensé, même dès ce monde, cette touchante fidélité en accordant à notre chère mourante toutes les consolations qu'elle pouvait désirer. Notre vénéré Père Supérieur est entré plusieurs fois pour la bénir et chacune de ses visites laissait la chère enfant dans une sainte joie et augmentait son repos d'esprit. Nos dignes pères confesseurs sont aussi venus plusieurs fois la confesser et lui porter le saint Viatique. Cette grâce lui a été renouvelée le matin même de sa mort. Quelques heures avant, plusieurs de nos soeurs étant allées la voir, ma soeur Saint-Jude leur dit, comme par un heureux pressentiment : « Oh ! mes soeurs, aujourd'hui au Ciel ! » C'était, en effet, le jour fixé par la divine Providence pour le départ de cette chère enfant. La veille au soir, nous crûmes que le moment de la séparation était venu. La Communauté se rendit à l'infirmerie et nous lui dîmes les prières du Manuel. Ce ne fut cependant qu'une faiblesse qui lui a procuré la grâce d'avoir ces mêmes prières le lendemain matin. La pauvre enfant les suivait avec bonheur et, malgré qu'elle ne pût parler, elle entendait et comprenait toutes les prières qui se disaient auprès d'elle, jusqu'à une demi-heure avant sa mort qu'elle perdit la connaissance. Pendant ces quelques heures, souvent si péni­bles, rien ne nous a laissé comprendre que son âme ait été atteinte des angoisses et des terreurs qui précèdent ordinairement la mort. La chère enfant avait renouvelé ses saints voeux entre nos mains; et, à plusieurs reprises, elle avait fait très généreusement le sacrifice de sa vie, l'offrant pour les besoins de la sainte Église, pour les pécheurs et sa chère Communauté.

Tout nous donne la douce confiance que notre chère fille aura été favora­blement accueillie par le Souverain Juge; mais, comme il faut être si pur pour paraître devant Lui, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés ce que votre charité vous inspirera. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec le plus profond respect,

Ma Révérende Mère,

Votre humble soeur et servante,

Soeur THÉRÈSE DE SAINT-ALBERT,

R. C. Ind.

De notre Monastère de la sainte Trinité, de N.-D. des Victoires et de N. P. Saint-Joseph des Carmélites d'Auch, le 20 septembre 1895.

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